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Gassendi et l’Europe (1592-1792)

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Sylvia Murr

A. Gassendi et ses contemporains

Volonté divine et vérité mathématique : le conflit entre Descartes et Gassendi sur le statut des vérités éternelles

Divine will and Mathematical Truth: The Conflict between Gassendi and Descartes on the Status of the Eternal Truths

Margaret J. Osler

Résumé

The disagreement between Gassendi and Descartes on the metaphysical status of mathematical truths reflects differences in their understandings of God’s relationship to the creation. As a voluntarist, Gassendi emphasized God’s free will and the contingency of the creation. According to him, mathematical truths, like all other creatures, are utterly contingent on God’s will and can be known only by empirical methods. As an intellectualist. Descartes argued that God had created mathematical truths to be neccessary. God could not change them, and therefore, they can be known by a priori methods. While these differences are evident throughout their writings, they lie at the heart of their dispute in the fifth set of « Objections and Replies », appended to Descartes’ Meditations.

Texte intégral

Je tiens à remercier ma collègue Francine Michaud pour son assistance dans la traduction française de cette communication.

1Voici posée comme la quintessence de la critique gassendienne de Descartes : formelle, dans la mesure où elle relève une faiblesse logique, et foncière, dans la mesure où, pour éviter la contradiction logique, Gassendi va jusqu’au bout des implications de la proposition (pour lui tautologique) « Dieu est tout puissant ».

2Pierre Gassendi (1592-1655) et René Descartes (1596-1650) comptent au nombre des plus influents partisans de la philosophie mécanique de la première moitié du XVIIe siècle. Tous deux ont contribué pour une part décisive à façonner l’idée que tous les phénomènes inhérents au monde physique s’expliquent en termes de matière et de mouvement. S’accordant sur ce principe essentiel de la philosophie mécanique, et rejetant les philosophies aristotéliciennes et occultes contemporaines, ils se sont néanmoins opposés sur tout le reste : la nature de la matière, le statut épistémologique de la connaissance scientifique et les explications mécaniques des phénomènes individuels. Gassendi, suivant les modèles anciens de Démocrite, Épicure et Lucrèce, a maintenu que les atomes indivisibles et le vide sont les parties constituantes de la nature. Les atomes peuvent être définis par les propriétés de grandeur, de forme et de pesanteur, propriétés qui ne peuvent pas être découvertes par la raison seule. Il a également plaidé en faveur d’une théorie empiriste de la connaissance scientifique et d’une ontologie nominaliste, alléguant que seuls existent les individus, et que les universaux n’ont pas une existence réelle, mais conceptuelle. Pour sa part, Descartes a soutenu que l’univers n’est que matière et que la matière qui le compose est infiniment divisible. Selon Descartes, la matière possède la même propriété essentielle que l’espace géométrique, c’est-à-dire l’extension, attribut qui peut être saisi sans recours à l’observation ni à l’expérience. Bien que sa théorie de la connaissance scientifique doive recourir aux méthodes empiriques, il a maintenu que les principes premiers de la philosophie naturelle pouvaient être saisis a priori. Leurs divergences peuvent être expliquées à la faveur de leur compréhension respective du rapport entre Dieu et la Création. Leurs vues théologiques ont des racines profondes remontant au Moyen-Âge, de sorte que leurs divergences ont continué à refléter le discours médiéval sur le rapport de Dieu à la Création. Dans cette étude, je discute des différences entre les théories de Gassendi et de Descartes – en particulier concernant leur interprétation philosophique des mathématiques.

3Le contact croissant entre la philosophie grecque et la théologie chrétienne durant les XVIIe et XVIIIe siècles a produit deux conceptions différentes du rapport entre la puissance divine et le monde créé. Ces positions théologiques sont désignées par les termes « volontarisme » et « intellectualisme », et signifient souvent le rapport existant entre deux des attributs de Dieu, son intelligence et sa volonté. D’un côté, les « volontaristes » placent la volonté de Dieu au-dessus de son intellect ; de l’autre, les « intellectualistes » placent l’intellect de Dieu au-dessus de sa volonté. Les theologicus des deux côtés s’entendant à dire que Dieu possède à la fois l’intelligence et la volonté, les différences entre les deux positions sont donc subtiles.

  • 3  Sur l’histoire de cette distinction, voir Richard P. Desharnais, « The History of the Distinction (...)
  • 4  William J. Courtenay, « The Dialectic of Omnipotence », dans Divine Omnipotence and Omniscience in (...)
  • 5  Ibid., p. 247.

4Plutôt que de définir ces positions théologiques au plan de la relation entre les attributs divins, j’ai trouvé plus utile de pousser la réflexion sur la puissance divine en rapport avec la Création. Les théologiens du Moyen-Âge ont utilisé les mots « potentia Dei absoluta » et « potentia Dei ordinata »– la puissance divine absolue et la puissance divine ordonnée – afin de souligner ce rapport3. Ces expressions ne désignent pas deux puissances distinctes de Dieu, mais simplement deux moyens de comprendre la puissance divine. « La puissance absolue de Dieu » signifie ce qu’il peut théoriquement faire, dans la mesure où cela n’implique pas de contradiction logique. Cette expression se réfère à la puissance divine sans égard aux choses particulières qu’il a choisi de faire. Ainsi en établissant l’ordre présent du monde, Dieu a exercé sa puissance absolue. Ce faisant, il n’a pas épuisé ses possibilités créatrices. En ce sens, sa puissance est sans limite4. « La puissance ordonnée de Dieu » signifie ce qu’il a choisi de faire en établissant l’ordre présent. Dieu a créé un monde rempli de toutes sortes de choses, tout en créant des lois qui gouvernent leurs rapports5. Sa « potentia ordinata » est en fait sa puissance vis-à-vis de sa Création, son gouvernement du monde conformément à la manière dont il l’a créé.

  • 6  Francis Oakley, Omnipotence, Covenant, and Order : An Excursion in the History of Ideas from Abela (...)
  • 7  Voir Norman J. Wells, « Descartes and the Scholastics Briefly Revisited », New Scholasticism, 35 ( (...)

5La différence entre la théologie intellectualiste et la théologie volontariste peut être saisie au plan de la distinction entre la « potentia absoluta » et la « potentia ordinata » de Dieu. Sous ce rapport, la différence peut être comprise en s’interrogeant sur le lien entre la Création et les actes divins présents et futurs. Les intellectualistes, comme Thomas d’Aquin, étaient bien disposés à accepter la nécessité dans la Création. Les volontaristes, comme Guillaume d’Occam, ont considéré l’ordre présent comme absolument contingent. De ce point de vue, il existe plusieurs sortes d’intellectualistes. Quelques-uns ont pris une position à peu près platonicienne, disant qu’il y a un ordre rationnel indépendant de Dieu6. Les formes platoniciennes et les essences scolastiques non-créées sont deux exemples d’entités existantes, indépendantes de Dieu. D’autres intellectualistes, comme Aquin, prennent une position rationaliste plus modérée : en dépit du fait que rien n’existe à l’exception de ce que Dieu a librement créé, ils maintiennent que les lois, les natures ou les essences des choses incarnent des rapports nécessaires7. Ces rapports nécessaires rendent possible la connaissance démonstrative a priori de la Création. Par opposition aux intellectualistes, les volontaristes insistent sur la toute-puissance de Dieu et sur son libre-arbitre absolu : rien n’existe en-dehors de sa volonté, et rien de ce qu’il a créé ne peut le limiter. En vérité, un ordre rationnel indépendant de lui restreindrait sa liberté d’agir dans le monde. Même la nécessité des lois qu’il a librement créées diminuerait l’exercice de sa puissance sur la Création.

6L’importance que les volontaristes accordent à la contingence de la Création a eu des retombées épistémologiques considérables. Sans rapports nécessaires, il n’est pas possible d’acquérir la connaissance démonstrative a priori de la Création. L’ordre du monde naturel peut être régulier, mais il est aussi complètement contingent. Puisque la liberté de Dieu ne souffre aucune contrainte, il peut donc, par sa volonté seule, changer les régularités observables, possibilité que les miracles attestent. Ainsi toute connaissance que nous avons de la Création est faillible et ne repose que sur l’observation, car il n’y a aucune assurance que le cours de la nature reste constant ou doive correspondre aux capacités limitées de l’entendement humain. Donc – pour les volontaristes – toute connaissance humaine de la nature doit être empirique et ne peut être certaine. Le nominalisme, métaphysique selon laquelle les universaux n’existent pas en-dehors de l’esprit, s’accorde avec la théologie volontariste. Il n’existe que les individus particuliers dans le monde, et il n’y a pas de rapports nécessaires entre eux. Par conséquent, tout rapport que nous attribuons aux groupes d’individus – par exemple, la similarité – est le produit de l’esprit, et n’existe pas indépendamment dans le monde.

7Les différences entre Gassendi et Descartes que l’on observe sur le statut des vérités mathématiques expriment leur désaccord sur le rapport de Dieu avec la Création. Gassendi était un volontariste. Pour lui, la toute-puissance divine implique que Dieu est libre de toute nécessité ou de toutes limites :

  • 8  « Nam, cùm universè nulla sit res, quant Deus non possit destruere ; nulla, quam non producere ; n (...)

« Il n’y a rien dans l’univers que Dieu ne puisse détruire, rien qu’il ne puisse produire, rien qu’il ne puisse changer par des qualités diverses, voire opposées [...] »8.

8C’est-à-dire que Gassendi croyait que la puissance absolue de Dieu n’est pas contrainte par la Création, laquelle ne contient pas de rapport nécessaire qui pourrait endiguer la puissance ou la volonté de Dieu :

  • 9  « Nempe demonstrat illeic Deus solutum se esse legibus naturœ, utpote quas ipse pro arbitrio suo c (...)

« [...] Il est libre des lois de la nature qu’il a constituées de son libre-arbitre [...] »9.

  • 10  S.P. Op. I 308a58-60 : « Nam cùm vniuersè nulla sit res [... voir supra note 9] nihil horum isti d (...)
  • 11  Ibid., Op. 1318a.
  • 12  Ibid., Op. II 851a69-b3 (Ethica III, cap. 3).
  • 13  Ibid., Op. I 308b.
  • 14  Ibid., Op. I 309a.

9En fait, Dieu peut faire tout ce qu’il veut sauf violer la loi de non-contradiction10. Dieu a joui d’une liberté complète au moment de créer le monde11. Il aurait pu créer un ordre naturel entièrement différent si tel avait été son désir12. En d’autres termes. Dieu aurait pu créer la neige noire ou une substance ardente froide, tout comme il aurait pu ressusciter les morts et guérir les estropiés. L’ordre que Dieu a créé est donc totalement contingent et dépendant de sa puissance absolue. Bien qu’il ait choisi de créer cet univers-ci – l’univers qui contient la neige blanche et le feu chaud –, il n’a rien créé toutefois qu’il ne puisse changer selon sa volonté. Une supposition implicite se dégage : ici il n’y a pas d’essences dans le monde que Dieu a créé. Il n’y a pas de rapports nécessaires liant le feu et la chaleur, ou la neige et la blancheur. Dieu n’aurait pas pu faire à la fois la neige blanche et noire ou le feu chaud et froid, parce que la combinaison de ces propriétés se contredisent. Mais il aurait pu créer des substances avec des propriétés très différentes de celles qui existent effectivement. En d’autres termes, il est libre de créer des propriétés différentes en tout temps. L’incapacité de créer des propriétés contradictoires procède non pas de l’impuissance de Dieu, mais d’une incompatibilité des choses elles-mêmes13. Mieux, ce qui nous paraît contradictoire ne l’est pas nécessairement pour Dieu même : gardons-nous de décider témérairement que ce qui nous paraît impliquer contradiction l’implique vraiment, parce que nous ne pouvons comprendre Dieu. Le fait que nous ne pouvons pas comprendre la puissance divine ne signifie pas que Dieu ne peut rien faire en-dehors de notre compréhension. Nous serions en fait présomptueux de limiter Dieu à la mesure de notre intelligence14.

  • 15  Ibid., Op. I 326a27-29.

10Compte tenu de ce que Dieu ne crée rien qui puisse faire obstacle à sa puissance absolue, il utilise les causes secondaires pour produire le cours ordinaire de la nature15. Les causes secondaires – comme parties intégrantes de l’ordre créé – ne limitent pas la liberté de Dieu, parce qu’il peut s’en passer tout à fait, si telle est sa volonté. L’ordre naturel, que Dieu a créé par sa puissance absolue, est donc totalement dépendant de sa volonté, et donc absolument contingent.

11Contrairement au volontarisme de Gassendi, Descartes fut marqué par la tradition intellectualiste. Il a clairement exprimé sa position sur le rapport de Dieu avec la Création dans ses lettres à Mersenne d’avril et mai 1630, où il traite du statut des vérités éternelles. Selon lui, les vérités éternelles, comme toutes choses dans le monde, ont été créés par Dieu :

  • 16  Descartes à Mersenne, 15 avril 1630, AT, I, p. 145.

« [...] les vérités mathématiques, les quelles vous nommés éternelles, ont esté établies de Dieu et en dependent entierement, aussy bien que tout le reste des creatures »16.

12Comme les lois de la nature chez Gassendi, on peut les entendre comme des produits de la puissance absolue de Dieu :

  • 17  Ibid.

« Ne craignés point, ie vous prie, d’assurer et de publier par tout, que c’est Dieu qui a establi ces lois en la nature, ainsy qu’vn Roy establist des lois en son Royausme »17.

  • 18  Platon, Timée 29D-30C.

13Concevoir que les vérités éternelles ont une existence indépendante de Dieu serait un affront blasphématoire à la toute-puissance divine. Contrairement au Démiurge18 de Platon ou aux dieux païens, rien ne limite Dieu dans le monde :

  • 19  Descartes à Mersenne, 15 avril 1630, AT, I, p. 145.

« C’est en effait parler de Dieu comme d’vn Iuppiter ou Saturne, & l’assuiettir au Stix & aus destinees, que de dire que ces verités sont independantes de luy »19.

14Du point de vue de sa puissance absolue, Dieu ne se soumet à personne. Sa liberté est complète.

15Dieu a non seulement créé les vérités étemelles, mais il a aussi créé l’esprit humain afin que nous ayions la capacité innée de les comprendre. Grâce à ce lien entre les vérités et nos esprits, le Dieu de Descartes a introduit la nécessité dans le monde :

  • 20  Ibid. Nadler laisse échapper ce point important quand il déclare qu’il y a une contradiction entre (...)

« Or il n’y en a aucune en particulier que nous ne puissons comprendre si nostre esprit se porte a la consyderer, & elles sont toutes mentibus nostris ingenitœ, ainsy qu’un Roy imprimeroit ses lois dans le cœur de tous ses sugets, s’il en auoit aussy bien le pouvoir »20.

16Si les vérités éternelles sont de quelque façon innées, comment nous assurer que Dieu ne les changera pas, que nous ne nous serons point trompés en les croyant vraies ?

  • 21  Descartes à Mersenne, 15 avril 1630, AT, I, pp. 145-146.

« On vous dira que si Dieu avoit establi ces vérités, il les pourroit changer comme un Roy fait ses lois ; a quoy il faut respondre qu’ouy, si sa volonté peut changer. – Mais ie les comprens comme eternelles et immuables. – Et moy ie iuge le mesme de Dieu. – Mais sa volonté est libre. – Ouy, mais sa puissance est incomprehensible [...] »21.

17Les mots de Descartes réflètent ici le discours traditionnel de la puissance absolue et ordonnée de Dieu. Par sa puissance absolue. Dieu a librement créé les vérités étemelles, tout comme il a librement créé les autres créatures. Dans cet acte de création, sa puissance et sa liberté sont tellement absolues qu’aucune chose dans l’univers ne les contraint. En somme, rien n’existe indépendamment de Dieu, même les vérités mathématiques :

  • 22  Descartes à Mersenne, 27 mai 1630, AT, I, p. 152.

« Vous demandez aussi qui a necessité Dieu a creer ces veritez ; et ie dis qu’il a esté aussi libre de faire qu’il ne fust pas vray que toutes les lignes tirées du centre à la circonférence fussent égales, comme de ne pas creer le monde »22.

  • 23  Descartes à Mersenne, 6 mai 1630, AT, I, p. 149.

18De sorte que les vérités étemelles sont vraies parce que Dieu les connaît, et ce n’est pas parce qu’elles sont vraies qu’il les connaît. Car si tel était le cas, les vérités elles-mêmes et une échelle absolue de vérité seraient ainsi indépendantes de l’acte créateur divin23. Une fois que ces vérités sont créées, elles deviennent cependant étemelles ; la volonté divine, elle, reste libre, parce qu’immuable :

  • 24  Ibid., pp. 149-150.

« [...] en Dieu ce n’est qu’un de vouloir & de connoistre ; de sorte que ex hoc ipso quod aliquid velit, ideò tantum talis res est vera. Il ne faut donc pas dire que si Deus non esset, nihilominus istœ véritates essent verœ ; car l’existence de Dieu est la premiere & la plus eternelle de toutes les véritez qui peuvent estre, & la seule d’où precedent toutes les autres »24.

  • 25  Norman J. Wells, « Descartes’ Uncreated Eternal Truths », Atew Scholasticism, 56 (1982), 185-199.

19Il faut noter que l’existence de Dieu est en elle-même une vérité éternelle non-créée, qui toutefois ne limite pas la liberté divine25.

  • 26  Sur le rapport entre la volonté de Dieu et son intellect, voir Étienne Gilson, La liberté chez Des (...)
  • 27  Le raisonnement de Descartes se rapproche ici sensiblement de celui de Thomas d’Aquin qui écrit : (...)

20Descartes pensait que l’immuabilité de la volonté divine était entraînée par l’unité de sa volonté et de son intellect. Si un acte de volonté (par exemple de créer les vérités éternelles) est simultanément un acte d’entendement (de ces mêmes vérités), un changement de sa volonté entraînerait un changement de son entendement. Mais tout changement de l’entendement divin impliquerait quelques imperfections en Dieu : son entendement s’avérerait erroné ou incomplet, avant ou après le changement. En d’autre termes, quelque chose qu’il connaîtrait à un moment donné lui serait étrangr à un autre. Ainsi, on ne pourrait pas dire que Dieu a la connaissance parfaite. Une telle imperfection ne serait pas compatible avec la perfection divine. Donc, il n’est pas possible de dire sans contradiction que la volonté de Dieu peut changer. L’immuabilité de l’entendement de Dieu et l’unité de sa volonté et de son intellect entraînent conjointement l’immuabilité de sa volonté26. De plus, l’immuabilité divine constitue pour Descartes la justification de la nécessité des vérités étemelles que Dieu a librement créés27.

21En somme, selon Descartes, Dieu a voulu librement créer les vérités éternelles. Cet acte de création – résultant de la puissance absolue de Dieu – a établi l’ordre de la nature, que Dieu maintient et conserve de la même manière qu’il l’a créée à l’origine du monde. La nécessité de ces vérités est une nécessité relative à cet ordre naturel et à notre compréhension de cet ordre. Elle peut être comprise en termes de puissance ordonnée de Dieu.

  • 28  Descartes à Mesland, 2 Mai 1644, AT, IV, pp. 11.8-119. Notons le parallèle frappant avec Thomas d’ (...)

« Et encore que Dieu ait voulu que quelques véritez fussent necessaires, ce n’est pas à dire qu’il les ait necessairement vouluës ; car c’est toute autre chose de vouloir qu’elles fussent necessaires, & de le vouloir necessairement, ou d’estre necessité à le vouloir [...] »28.

22Pour Descartes, les vérités éternelles sont nécessaires, même si Dieu les a créées librement et même si leur existence dépend de lui totalement. Notre capacité de les connaître a priori entraîne l’existence d’un rapport nécessaire entre certaines idées dans notre esprit et ses référents externes. Descartes a adopté un point de vue intellectualiste à l’égard de la puissance ordonnée de Dieu – mais non de sa puissance absolue. Les différences entre cette position et celle du volontarisme occamien, des nominalistes en général et de Gassendi en particulier, sont subtiles. Bien que les deux partis nient l’existence de certaines choses que Dieu n’a pas créées, ils ne s’accordent pas sur le statut de l’ordre qu’il a créé. Les volontaristes ont assimilé la puissance ordonnée de Dieu à la puissance absolue, de sorte qu’il n’y a rien en-dehors de son autorité directe. Contrairement à l’insistance des volontaristes sur la contingence totale de la Création, Descartes, comme Thomas d’Aquin et les thomistes, a maintenu l’existence de quelques éléments de nécessité dans le monde créé. Cette nécessité réside dans l’ordre créé et délimite une région où la puissance ordonnée et la puissance absolue de Dieu se chevauchent.

23Avant la publication des Méditations en 1641, Descartes demanda à Mersenne de communiquer le manuscrit à quelques philosophes, y compris Gassendi, afin de susciter leurs commentaires, qui, joints aux réponses de Descartes, devaient être publiés en appendice aux Méditations sous le titre « Objections et Réponses ». Bien que Descartes et Gassendi aient eu en commun leur anti-aristotélisme, leur interêt pour la science nouvelle et leur détermination à établir une philosophie mécanique de la nature, une querelle ardente éclata entre les deux philosophes avec la publication des Méditations. Cette controverse a révélé une dissension profonde entre les deux pères de la philosophie mécanique. Qu’est-ce donc qui les séparait ?

24Entre autres choses, Gassendi et Descartes s’opposent sur le statut des universaux et des vérités mathématiques, un désaccord issu de leurs différences théologiques implicites. Descartes pensait qu’il y a des natures étemelles et immuables.

  • 29  Descartes, Méditations (1647), AT, IX-1, p. 51.

« [...] lorsque i’imagine un triangle, encore qu’il n’y ait peut-estre en aucun lieu du monde hors de ma pensée une telle figure, & qu’il n’y en ait jamais eu, il ne laisse pas neantmoins d’y auoir une certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable & eternelle, que ie n’ay point inuentée, & qui ne dépend en aucune façon de mon esprit ; comme il paroist de ce que l’on peut demonstrer diuerses proprietez de ce triangle [...] que ie reconnais tres-clairement & tres-euidemment estre en luy, encore que ie n’y aye pensé auparauant en aucune façon, lorsque ie me suis imaginé la premiere fois un triangle ; & partant on ne peut pas dire que ie les aye feintes & inuentées »29.

  • 30  Descartes demeure ici équivoque entre le rapport nécessaire qui existe entre l’essence du triangle (...)

25Sa capacité de démontrer quelques propriétés du triangle l’a convaincu que le triangle a une « essence étemelle et immuable », indépendante de son propre esprit. L’essence du triangle a donc le statut d’une vérité étemelle créée librement par Dieu, mais cependant créée pour être nécessairement vraie. La nécessité dans la nature du triangle lui a donné les raisons de dire que sa connaissance des propriétés du triangle est démonstrative et a priori30.

  • 31  « Insinuo solum durum videri statuere aliquam naturam immutabilem et œternam prœter Deum ter-maxim (...)

26Pour Gassendi, le volontariste, « il semble dur d’accorder qu’il existe quelque nature immuable et éternelle autre que [celle de] Dieu tout-puissant »31. Descartes répond que Dieu l’a en effet créée telle :

  • 32  « [...] ita ego non puto essentias rerum, mathematicasque illas veritates quœ de ipsis cognosci po (...)

« [...] ie ne pense pas que les essences des choses et les vérités mathématiques que l’on peut connaître sur elles soient indépendantes de Dieu, mais je pense aussi bien que parce que Dieu l’a voulu ainsi et en a ainsi disposé, elles sont immuables et étemelles [...] »32.

27Ici, Descartes est revenu à sa théorie de la Création des vérités éternelles.

28Le statut des vérités mathématiques est ainsi lié au rôle de Dieu comme créateur. Sur ce point, Gassendi a critiqué Descartes pour avoir produit un dilemme irréconciliable :

  • 33  « [...] cum dicis Deum voluisse, et disposuisse, ut naturœ essent immutabiles, et æternœ ; vel ips (...)

« [...] quand vous dites que Dieu a voulu que ces réalités naturelles fussent immuables et éternelles et qu’il en a disposé ainsi, ou bien les natures en question existaient par elles-mêmes et n’ont pas été créées ; et Dieu les a voulues et disposées seulement comme un ouvrier dispose à sa volonté dans un édifice les pierres qu’il trouve toutes faites et ne crée pas ; ou bien elles ont été créées par Dieu, et Dieu en a été l’auteur en ce sens qu’il les a voulues et disposées par un acte créateur »33.

29D’un côté, on impose des limites inadmissibles à la puissance absolue de Dieu :

  • 34  « Et, si prias quidem : fuere igitur naturœ per se, ac independenter a Deo ; et frustra Deus volui (...)

« [...] dans le premier cas ces natures existaient par elles-mêmes et indépendamment de Dieu, et c’est inutilement que Dieu a voulu qu’elles fussent immuables et éternelles et en a ainsi disposé, puisqu’elles étaient telles par elles-mêmes »34.

30De l’autre côté, on permet la Création divine des essences, mais

  • 35  « Si posterius : Non fuere imprimis immutabiles, quœ ex non esse, ut loquuntur, transiere ad esse (...)

« [...] elles n’étaient donc d’abord pas immuables, puisqu’elles ont passé [...] du non-être à l’être [...] ; elles n’étaient pas étemelles [...] »35.

31L’analyse de Gassendi le conduit à la question de la puissance de Dieu et de son rapport avec le monde. Gassendi avait raison de voir en Descartes un intellectualiste, bien qu’il ait trop radicalisé sa position. La théorie de Descartes sur la création des vérités éternelles a doté ces vérités d’une nécessité relative à leur création par Dieu grâce à sa puissance absolue. Gassendi a interprété le raisonnement de Descartes au sujet de l’essence du triangle en tant qu’appartenant aux essences dont l’existence est antérieure et indépendante de la puissance absolue de Dieu. Cette position platonicienne n’est pas celle que Descartes a exprimée dans ses autres écrits, mais elle est une conséquence logique dérivable de sa théorie sur l’éternité du triangle. Quoi qu’il en soit, les deux philosophies sont en désaccord sur la question de la puissance de Dieu et sur l’existence de la nécessité dans le monde. Le problème ancien du rapport entre les deux puissances de Dieu demeure donc au cœur du débat.

32En élevant une objection contre l’assertion de Descartes selon laquelle les vérités mathématiques sont éternelles et immuables, Gassendi a réitéré son nominalisme et son empirisme, à savoir que les concepts mathématiques et, plus généralement, les propositions relatives aux universaux sont tirées de l’expérience sensorielle des choses singulières.

  • 36  « Nam Triangulus quidem mentalis, est veluti regula qua explores an aliquid meratur dici Triangulu (...)

« [...] le Triangle que vous avez dans l’esprit est bien une sorte de règle au moyen de laquelle vous examinez si une chose mérite le nom de triangle ; mais il ne faut pas dire pour cela que ce Triangle soit quelque chose de réel ou une véritable nature en dehors de l’entendement : seul ce dernier, après avoir vu les triangles matériels, a formé l’idée de cette nature et l’a rendue commune [.., ] »36.

33Descartes qui n’avait guère de patience pour le point de vue de Gassendi, répliqua qu’il était impossible de former des idées mathématiques fondées sur l’expérience, parce qu’il n’y avait pas dans le monde matériel des lignes totalement droites ou des points sans dimension :

  • 37  « Ita sane triangulum Geometricum ex eo qui in charta pictus est agnoscere non possemus, nisi aliu (...)

« [...] il est de même certain que nous ne pourrions reconnaître le triangle géométrique par le moyen de celui qui est tracé sur la feuille, si notre esprit n’en avait d’ailleurs reçu l’idée »37.

34Puisque la représentation matérielle du triangle n’est pas suffisante pour nous enseigner sa vraie nature, nous devons connaître cette nature parce que Dieu l’a implantée dans nos esprits comme l’une des vérités éternelles.

35Gassendi rejeta sans équivoque le réalisme de Descartes à l’égard des concepts mathématiques :

  • 38  « Quam satius itaque videtur nullam rem veram, prœter Deum ter Max. agnoscere, nisi ab eo reipsa c (...)

« [...] en dehors du Dieu trois fois Grand, nous ne connaissons pas une seule chose véritable qui ne soit créée par lui en fait, vraiment existante, réellement singulière »38.

36Pour lui la position de Descartes est dangereuse pour la Vraie Foi en raison de son essentialisme qui met des limites inacceptables à la liberté et à la puissance de Dieu. Donnant la parole à Giovanni Pico della Mirandola, Gassendi déclare :

  • 39  Ibid., pp. 514-515 : « Ne id memorem, quod Mirandulano plaçuit [...] quippe una celebrium eius pro (...)

« Rien n’est plus dangereux pour un théologien que de connaître les Eléments d’Euclide »39.

37Le désaccord entre Gassendi et Descartes ne pouvait être plus grand.

Notes

3  Sur l’histoire de cette distinction, voir Richard P. Desharnais, « The History of the Distinction between God’s Absolute and Ordained Power and Its Influence on Martin Luther », Ph. D. dissertation, Catholic University of America, 1966.

4  William J. Courtenay, « The Dialectic of Omnipotence », dans Divine Omnipotence and Omniscience in Medieval Philosophy, Tamar Rudavsky éd., Dordrecht : Reidel, 1985, p. 243.

5  Ibid., p. 247.

6  Francis Oakley, Omnipotence, Covenant, and Order : An Excursion in the History of Ideas from Abelard to Leibniz, Ithaca : Cornell University Press, 1984, p. 45.

7  Voir Norman J. Wells, « Descartes and the Scholastics Briefly Revisited », New Scholasticism, 35 (1961), 172-190.

8  « Nam, cùm universè nulla sit res, quant Deus non possit destruere ; nulla, quam non producere ; nulla, quam non variis, etiam oppositis qualitatibus immutare [...] » Gassendi, Syntagma Philosophicum (SP dans la suite de cet article), dans Op. 1308a.

9  « Nempe demonstrat illeic Deus solutum se esse legibus naturœ, utpote quas ipse pro arbitrio suo constituent [...] » S.P., Op. I 381a45-48 (« De Qualitatibus »].

10  S.P. Op. I 308a58-60 : « Nam cùm vniuersè nulla sit res [... voir supra note 9] nihil horum isti deposcunt, sed solummodo, vt res aliqua, dum talis manet, talis non sit » (« rien n’échappe à son pouvoir, sauf que quelque chose, tant qu’il est tel, ne soit pas tel »).

11  Ibid., Op. 1318a.

12  Ibid., Op. II 851a69-b3 (Ethica III, cap. 3).

13  Ibid., Op. I 308b.

14  Ibid., Op. I 309a.

15  Ibid., Op. I 326a27-29.

16  Descartes à Mersenne, 15 avril 1630, AT, I, p. 145.

17  Ibid.

18  Platon, Timée 29D-30C.

19  Descartes à Mersenne, 15 avril 1630, AT, I, p. 145.

20  Ibid. Nadler laisse échapper ce point important quand il déclare qu’il y a une contradiction entre la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles et la déclaration de Descartes, selon laquelle les lois de la nature peuvent être dérivées des attributs divins avec certitude. Voir Steven M. Nadler, « Scientific Certainty and the Creation of the Eternal Truths : A Problem in Descartes », The Southern Journal of Philosophy, 25 (1987), 186-187.

21  Descartes à Mersenne, 15 avril 1630, AT, I, pp. 145-146.

22  Descartes à Mersenne, 27 mai 1630, AT, I, p. 152.

23  Descartes à Mersenne, 6 mai 1630, AT, I, p. 149.

24  Ibid., pp. 149-150.

25  Norman J. Wells, « Descartes’ Uncreated Eternal Truths », Atew Scholasticism, 56 (1982), 185-199.

26  Sur le rapport entre la volonté de Dieu et son intellect, voir Étienne Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie, Paris : Félix Alcan, 1913, pp. 34-48.

27  Le raisonnement de Descartes se rapproche ici sensiblement de celui de Thomas d’Aquin qui écrit : « Omne œternum est necessarium. Deum autem velle aliquid causatum esse est œternum : sicut enim esse suum, ita et velle œternitate mensuratur. Est ergo necessarium. Sed non absolute consideratum : quia voluntas Dei non habet necessariam habitudinem ad hoc volitum. Ego est necessarium ex suppositione. » Summa Contra Gentiles, Livre I, Chap. 83, dans Sancti Thomœ Aquinatis, Opera Omnia, 48 tomes (Roma : Riccardi Garroni, 1918), XIII, p. 231. Cette similarité entre Thomas d’Aquin et Descartes souligne la résonance de la dialectique de la puissance absolue et la puissance ordonnée de Dieu dans la pensée de Descartes.

28  Descartes à Mesland, 2 Mai 1644, AT, IV, pp. 11.8-119. Notons le parallèle frappant avec Thomas d’Aquin : « Ex quo res creatœ ex divina voluntate in esse procedant, oportet eas tales esse quales De us eas esse voluit. Per hoc autem quod dicitur Deum produxisse res in esse per voluntatem, non per necessitatem, non tollitur quin voluerit aliquas res esse quœ de necessitate sint et aliquas quœ sint contingenter, ad hoc quod sit in rebus diversitas ordinata. Nihil igitur prohibet res quasdam divina voluntate productas necessarias esse. » Summa Contra Gentiles, Livre II, Chap. 30, Opera Omnia, XIII, p. 338.

29  Descartes, Méditations (1647), AT, IX-1, p. 51.

30  Descartes demeure ici équivoque entre le rapport nécessaire qui existe entre l’essence du triangle et ses propriétés d’un côté, et la nécessité des propositions au sujet du triangle de l’autre.

31  « Insinuo solum durum videri statuere aliquam naturam immutabilem et œternam prœter Deum ter-maximum » (souligné par l’auteur), Gassendi, DM pp. 468-469 ; (Op. III 374b).

32  « [...] ita ego non puto essentias rerum, mathematicasque illas veritates quœ de ipsis cognosci possunt, esse independentes a Deo ; sed puto nihilominus, quia Deus sic voluit, quia sic disposait, ipsas esse immutabiles et œthernas [...] » Ibid., pp. 472-473 (Op. III 375b).

33  « [...] cum dicis Deum voluisse, et disposuisse, ut naturœ essent immutabiles, et æternœ ; vel ipsce naturœ fuerunt a se, ac improductœ ; et Deus solum ipsas voluit, ac disposait, veluti faber vult, ac disponit in œdificium quos lapides reperd jam factos, non facit ; vel productœ fuerunt a Deo, Dusque fuit illarum Author, qui ipsas faciendo voluit, ac disposait ». Ibid., pp. 480-481 (Op. II 377a).

34  « Et, si prias quidem : fuere igitur naturœ per se, ac independenter a Deo ; et frustra Deus voluit, ac disposait, ut immutabiles ac œternœ essent, quœ ex se ejusmodi erant ». Ibid.

35  « Si posterius : Non fuere imprimis immutabiles, quœ ex non esse, ut loquuntur, transiere ad esse [...]. Non fuere secundo œternœ, quia ut fierent debuerunt non esse, sicque aliquando cœperunt esse, quod rei œternœ repugnat ». Ibid.

36  « Nam Triangulus quidem mentalis, est veluti regula qua explores an aliquid meratur dici Triangulum : at non est propterea dicendum talem Triangulum esse reale quid, veramque naturam prœter intellectum ; qui solus, visis Triangulis materialibus, illam perinde ac dictum est de natura Humana, formavit et communem fecit ». Ibid., pp. 470-471 (Op. III 375a).

37  « Ita sane triangulum Geometricum ex eo qui in charta pictus est agnoscere non possemus, nisi aliunde mens nostra ejus ideam habuisset ». Ibid., pp. 476-477 (Op. III 376a).

38  « Quam satius itaque videtur nullam rem veram, prœter Deum ter Max. agnoscere, nisi ab eo reipsa creatam, reipsa existentem, reipsa singularem [...] » Ibid., pp. 482-483 (Op. III 377b).

39  Ibid., pp. 514-515 : « Ne id memorem, quod Mirandulano plaçuit [...] quippe una celebrium eius propositionum fuit, nihil esse magis nocivum Theologo, quam nosse Elementa Euclidis » (la citation de G. Pic est en italiques dans le teste original) pas de référence marginale (Op. III 384b60-61).

Auteur

Prof essor, Faculty of Social Sciences, Dept. of History, 2500 University Drive, NW, Calgary, Alberta, Canada T2N 1N4.
mjosler[@]acs.ucalgary.ca

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