Avant-propos à la troisième partie
p. 151-152
Texte intégral
1L’importance de la pensée plotinienne dans l’évolution de la métaphysique ne se limite pas, comme on a parfois tendance à le croire, à la position d’un premier principe absolument transcendant, situé à la fois au-delà de l’être et au-delà de la pensée. Si le geste spéculatif qui consiste à poser l’Un premier principe en surplomb par rapport à la totalité de ce qui est a sans doute exercé l’influence la plus manifeste, la méditation plotinienne sur la réalité intelligible constitue, elle aussi, un remaniement en profondeur de l’ontologie. On peut d’ores et déjà en dégager les trois principaux éléments. En premier lieu, Plotin tend à unifier l’être de l’Intellect, afin de ramener à un fondement unique la totalité de ses déterminations. Les « grands genres » hérités du Sophiste comme l’ensemble des Formes qui peuplent le noûs doivent non seulement être saisis dans leur systématicité mais pensés comme les différentes manifestations d’un unique principe, qui en est le support ultime et le point de rassemblement. Une telle perspective est étrangère à Platon : si les Formes se trouvent bien articulées entre elles, elles ne constituent certainement pas les actes d’une instance unique. Cette métamorphose des Formes en actes d’un sujet unique bouleverse totalement la figure de la réalité intelligible. Elle est la conséquence du croisement, déjà amorcé dans le médioplatonisme, des courants platonicien et aristotélicien : Plotin rabat en effet l’un sur l’autre l’ensemble des Formes platoniciennes et l’Intellect aristotélicien, de sorte que le second devient le support et le principe dynamique des secondes. Ce faisant, il ramasse la diversité des eíde intelligibles en une « unique nature » (VI, 2 (43), 3,22) et leur donne pour fondement l’activité du noûs.
2En second lieu, Plotin dynamise l’être intelligible en en faisant la source vivante de ses propres déterminations. Alors qu’en Métaphysique Z, 3 Aristote souligne l’ambivalence de l’ousía, écartelée entre les fonctions de support (hupokeímenon) et de forme (eídos), Plotin rassemble ces deux aspects dans l’être intelligible et les identifie. Il n’y a plus, comme dans le sensible, scission entre un support passif et la forme qui se superpose à lui, entre la húle et l’eídos, mais l’ousía s’identifie totalement à son enérgeia comprise comme la Forme à travers laquelle l’être trouve son achèvement. C’est dans le traité VI, 2 (43) que s’opère ce travail sur l’ousía intelligible, appuyé en particulier sur l’introduction dans le second principe des notions de vie et de mouvement. Le concept d’altérité subit ainsi une métamorphose décisive. Il ne se réduit plus à une simple extériorité entre le substrat et la détermination mais devient la différenciation intérieure par laquelle l’être intelligible déploie la richesse de ses déterminations. L’autre n’est plus ce qui différencie la réceptivité inerte de la délimitation active venue d’ailleurs ou d’en haut, il constitue un mouvement intérieur, immanent à l’être, qui lui permet de s’auto-constituer en totalité achevée. C’est dans cette transformation du sens de l’altérité que peut se lire le mieux la différence entre réalité sensible et réalité intelligible.
3La troisième innovation plotinienne consiste en une conception originale de l’identité entre l’être et la pensée. Le problème posé par la connaissance sensible réside dans l’hétérogénéité entre l’âme et le corps. Pour la surmonter, Plotin élabore un certain nombre de médiations permettant l’assimilation de la forme extérieure à la Forme intérieure. Mais l’extériorité première n’est pas véritablement réduite : l’objet sensible reste hors de l’âme, dans une présence opaque. En ce sens, la connaissance du sensible prête le flanc à la critique sceptique : tant que subsiste un écart entre l’être et la pensée, il n’y pas de certitude possible. C’est pour surmonter cette difficulté que Plotin introduit en V, 3 (49) l’idée audacieuse que, pour assurer les conditions de possibilité de la vérité, il faut concevoir la connaissance de l’être intelligible comme connaissance de soi : la pensée ne saisit l’être que comme absolument identique à elle-même. Cette réduction de la pensée de l’être à la pensée de soi représente le point culminant de cette métaphysique de la totalité. En réduisant l’être à son essence intelligible et en poussant ainsi à son point d’acmé le principe du platonisme selon lequel seul ce qui peut être pensé existe réellement, et, d’autre part, en faisant de l’activité pensante une ousía d’une densité ontologique égale à l’être pensé, Plotin clôt d’une certaine façon l’interrogation grecque sur les conditions métaphysiques de la vérité. Si l’être est une activité intelligente et vivante, et si la pensée est une substance éternellement identique à elle-même, être et pensée s’égalent. Nulle faille entre le noûs et le noetòn ne peut plus menacer l’auto-appréhension et l’auto-constitution du vrai. La vérité est alors définie comme totalité au sens où elle ne laisse rien subsister à l’extérieur d’elle-même.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.)
2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005