2. Images de l’intellectuel : les sympathisants
p. 39-43
Texte intégral
1Malgré, encore une fois, les idées toutes faites que l’on a souvent nourries, les journaux anarchistes sont loin d’être unanimes à vouer aux gémonies ceux que Pouget qualifiait de « pisseurs d’encre ». Plusieurs ont tendance à offrir une image positive des intellectuels, ou du moins à proposer des schémas d’action dans lesquels ceux-ci ont un rôle important à jouer. Aux invectives de certains, dont notamment Paraf-Javal et Lorulot, paraissant dans l’organe des individualistes, L’Anarchie1, répondent dans le même journal une étude longue et détaillée de Dikran Elmassian sur « La composition littéraire » et de très nombreux articles, dans Les Temps nouveaux de Grave et dans L’En dehors de Zo d’Axa notamment. On sait que L’En dehors, quoique d’orientation individualiste tout comme L’Anarchie, a servi de refuge ou de piste de lancement à un bon nombre de ces écrivains à succès que les râleurs professionnels de L’Anarchie accusent – le plus souvent à juste titre, d’ailleurs – d’avoir trahi la cause au moment où ils ont vu pointer le succès. Peu étonnant dès lors de lire dans les pages de ce journal les raisonnements de Camille Mauclair, qui retourne comme un gant les critiques résumées par la suite par un Levieux et estime qu’il ne faut pas plus que leur individualisme farouche pour rapprocher les artistes des libertaires :
Voilà pourquoi nous sommes anarchistes, et pourquoi il est équitable, logique, nécessaire que nous le soyons. Poètes, dramaturges, romanciers, approfondissant ou héroïsant l’individu, nous sommes les ouvriers conscients et les fermes progressistes de l’anarchie2.
2En plus de cette découverte commune, qu’ils partagent, de la primauté du « moi » et de l’autonomie individuelle, il se trouve aussi que, ainsi que Charles Malato le suggère, le philistinisme égoïste de la société bourgeoise parvient à transformer en victime le penseur tout comme l’ouvrier. Une alliance entre les deux peut alors paraître naturelle :
Les individus chez lesquels la puissance cérébrale est assez intense pour faire violence à l’hérédité et au milieu constituent les intellectuels, et, si leur intellectualité se double de courage et de générosité d’esprit, les précurseurs, par conséquent, neuf fois sur dix, les persécutés3.
3Les ennemis de mes ennemis devraient donc être mes amis. Si cela ne suffisait pas, il faudrait alors rappeler que l’écrivain, tout amoureux qu’il est de ses prétendues tours d’ivoire, n’est pas indépendant du système social et qu’il y est même soumis sensiblement de la même manière que les travailleurs manuels : il dépend totalement d’autres pour gagner sa vie. André Girard établit fermement l’équivalence :
L’éditeur, pour l’écrivain, c’est le capitaliste qui refuse ou accepte, à son gré, le travail de ce dernier, suivant qu’il doit en résulter pour lui perte ou profit. Quelles que soient la valeur intrinsèque du travail offert, l’utilité sociale et humaine des idées aspirant à se produire, leur sort demeure subordonné entièrement à la décision de l’éditeur qui, lui, se souciant peu de cette valeur, s’en rapporte exclusivement au chiffre de bénéfices à réaliser. […] Le prolétaire intellectuel est, en ce qui concerne la production au jour de son œuvre, c’est-à-dire l’aboutissement de son effort, complètement à la merci du capitaliste – éditeur, directeur de théâtre ou de journal4.
4Ces trois points, soulevés et reproposés régulièrement – formant la base d’une alliance pratique possible entre la tête et la main contre l’estomac, si l’on veut ressortir la célèbre métaphore de l’orateur latin Menenius Agrippa –, sont complétés par un raisonnement sur les rapports, immédiats et plus lointains, de la culture avec la révolution. La culture contemporaine peut sans doute être critiquée, et ses représentants justement vomis ; cela n’empêche que la venue que l’on espère très prochaine du grand soir fait aussi que l’on se pose des questions sur ce que sera la vie une fois l’oppression du capital disparue. La société rétablie sur des bases scientifiques, le travail récupérera sa noblesse, mais se posera alors le problème du temps libre, et il convient de rappeler même aux camarades les plus allergiques aux simagrées des intellectuels, que « si jamais l’amour du beau et des œuvres d’imagination s’éteignait dans les cœurs, nous assisterions à la fin de la civilisation5 ».
5De fait, le rapport entre art et révolution est d’utilité réciproque. La révolution permettra à l’art de s’épanouir réellement, libéré de toute entrave. Ainsi que Charles-Albert ne cesse de l’affirmer dans ses nombreux articles et plaquettes sur le sujet :
Il n’est donc pas exagéré de dire que le travail, réhabilité par la disparition du salaire, ce grand corrupteur moderne, ouvrira la porte toute grande à l’art, au talent, à la faculté créatrice et jusqu’en des domaines où l’on ne soupçonnait pas leur venue6.
6L’artiste, lui, peut alors travailler pour hâter l’aube de ce jour de liberté dont il sera le premier à profiter, en prêtant son talent à la cause. L’art et la littérature, bien loin d’être l’expression superflue de vanités personnelles, se feront, ainsi que l’affirme Emma Goldman, « la dynamite qui ébranle la superstition, fait vibrer les piliers de la société et prépare les hommes et les femmes pour la reconstruction7 ». La littérature, en particulier, peut avoir une valeur non négligeable dans la lutte qui se prépare, ne fût-ce qu’en raison de sa parenté avec la rhétorique, et de la capacité qui est la sienne de persuader en présentant des images bien choisies. L’utilité appliquée des arts, conçue du moins pour les besoins de la propagande, ne peut alors faire de doute. Ceux parmi les camarades qui demeurent insensibles à la beauté poétique devraient se rendre compte qu’il ne s’agit au fond que d’un « truc » pour augmenter la puissance de persuasion de la parole. Et pour ennoblir et en même temps humaniser le poète, cet être si exaspérant, on compare son action à celle de l’ouvrier :
Mais faites donc comme le forgeron, mettez dans votre expression cette cadence qui si intimement tient à notre penchant au rythme, qui nous est si agréable en toute chose. Vous présenterez ainsi votre pensée sous un jour plus avantageux sans que le sens en soit le moins du monde défiguré. Vous voilà devenu poète8.
7Tous les critiques anarchistes ne limitent toutefois pas leur jugement de la valeur de la littérature à des considérations purement pratiques. Il en est, et nombreux aussi, qui revendiquent sans sentiments d’infériorité le droit au rêve et l’importance de l’imagination, même gratuite. Maurice Wullens, qui signa pendant de longues années des rubriques littéraires dans plusieurs publications, soutient fermement la valeur de la lecture et l’aspect positif de l’échappatoire qu’elle offre d’une réalité veule qu’il est difficile de supporter sans interruption :
Parfois, il nous plaît d’oublier les laideurs d’alentour et de nous retourner vers nous-mêmes, isolés en quelque lande imaginaire, ou errant avec quelques amis par d’idéales plaines, de lumineuses montagnes, voire même d’harmonieuses cités9.
8Émile Armand, lui-même auteur, fait l’éloge de la vue perçante des poètes, qui sont « mille fois plus près des sources primitives, originelles de la vie des hommes que les plus roués des “réalistes”10 ». L’idéalisme des créateurs, dévalué par les scientistes positifs, peut aussi devenir une force menant au changement, et un critique d’enrôler ainsi symboliquement dans les légions de l’anarchisme tous ceux qui pensent et créent :
Tous ceux qui, consciemment ou non, par la marche de leur pensée, vont d’un principe à une forme, de l’intérieur à l’extérieur, de l’idée au fait, essaient d’imposer au chaos de l’univers sensible l’ordre mystérieux d’une beauté conçue, tous ceux-là, en esprit, sont des nôtres11.
9Ou encore et plus fortement : « Toute œuvre d’art est une agression contre la médiocrité12. » En ligne générale, à l’exception des scientistes fort bruyants concentrés dans les bureaux de L’Anarchie, et des envolées lyriques de Pouget en son argot désopilant, on est forcé d’admettre que l’attitude anarchiste vis-à-vis des intellectuels, quoique parfois entachée de méfiance, est globalement positive. Parmi ceux des militants qui font vivre les publications de propagande (eux aussi, évidemment, quoiqu’ils se gardent bien le plus souvent de l’admettre, des espèces d’intellectuels), art et littérature comptent. On comprend leur nécessité et leur utilité pour le but ultime qu’est la révolution, aussi bien que pour le bien-être moral qu’elles élargissent dans l’immédiat. Ils comprennent aussi, comme Bernard Lazare, qu’il n’existe pas un seul genre d’action valable, et qu’il serait bête de tomber dans le piège grossier tendu par le pouvoir bourgeois qui, d’un côté, dénonce comme des crimes affreux les attentats commis par les terroristes libertaires, et de l’autre se moque de ceux qui préfèrent la plume aux marmites à retournement en les taxant de dilettantes et d’incompétents. Parmi les plus argumentées et les plus lucides, l’analyse de Lazare définit efficacement les modalités d’une action intellectuelle :
Agir ne veut pas dire seulement agir physiquement : manier le fusil, le poignard ou la dynamite ; il y a une action intellectuelle et on le sait si bien qu’on nous accuse de l’exercer sur ceux qui nous entourent. Donc le reproche d’inactivité n’est pas fondé et tout au plus peut-on nous dire que nous comprenons l’action plutôt à la façon de Diderot, de Rousseau ou des Encyclopédistes, qui [sic] à la manière d’Orsini, de Fieschi, de Saint-Réjaut, – je prends des types d’actif dans tous les partis. […] Puisque vous nous condamnez, condamnez donc aussi nos aînés, condamnez Rabelais, condamnez Montaigne, condamnez La Bruyère, condamnez Voltaire, condamnez Heine, Hugo, Byron, Shelley, tous les révoltés, tous les libertaires13.
10À cela, on saurait difficilement ajouter d’autres arguments.
Notes de bas de page
1 Dans ses mémoires, Rirette Maîtrejean rappelle avec humour la méfiance que suscitait dans la rédaction de L’Anarchie la figure de Kibaltchiche, le futur Victor Serge : « Visiblement les compagnons ne peuvent “encaisser” l’intellectuel Kibaltchiche. Quand, en tête à tête, nous déjeunons dans la salle à manger, nous entendons venir jusqu’à nos oreilles cette phrase, toujours la même : – Il faudra qu’ils marchent droit, ou nous les f… à la porte à coups de browning. » (R. Maîtrejean, Souvenirs d’anarchie, p. 43)
2 C. Mauclair, « Petits théorèmes d’art social. Une anarchie ». Après avoir signé le roman Le Soleil des morts, dans lequel la question révolutionnaire est examinée avec beaucoup de sympathie pour les libertaires, Mauclair s’est surtout distingué dans une série d’ouvrages de voyage et d’histoire de l’art.
3 C. Malato, « L’homme nouveau ».
4 A. Girard, « Marchands de pensée ».
5 W. Morris, « Le travail et l’art ».
6 Charles-Albert, « Art et Société ».
7 « The dynamite which undermines superstition, shakes the social pillars and prepares men and women for the reconstruction » (E. Goldman, The Social Significance of the Modern Drama).
8 D. Elmassian, « Sur la composition littéraire ».
9 M. Wullens, « Sur la grande route littéraire ».
10 É. Armand, L’En dehors, no 9, début avril 1923.
11 G. Trarieux, « Au lecteur ».
12 F. Fels, « Aux intellectuels et aux artistes ». Sur le parcours de ce critique d’art moderniste, on lira le sous-chapitre « Florent Fels’s Action and Cubist Anarchism » de l’ouvrage déjà cité de R. D. Sonn, Sex, Violence and the Avant-garde. Anarchism in Interwar France, p. 87-91.
13 B. Lazare, « Anarchie & Littérature ».
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