L’Envers de la tapisserie
|Mémoire
Topologie du mouchoir froissé dans Les Géorgiques de Claude Simon
Texte intégral
- 1 Eclaircissements, Paris, François Bourin, 1992, p. 93.
Si vous prenez un mouchoir et que vous l’étaliez pour le repasser, vous pouvez définir sur lui des distances et des proximités fixes. Autour d’une petite roue ronde que vous dessinez au voisinage d’un lieu, vous pouvez marquer des points proches, et mesurer, au contraire, des distances éloignées. Prenez ensuite le même mouchoir et chiffonnez-le, en le mettant dans votre poche deux points très éloignés se trouvent tout à coup voisins, superposés même. Et si, de plus, vous le déchirez en certains endroits, deux points très rapprochés peuvent s’éloigner beaucoup.
Michel Serres.1
1Quitte à risquer la paraphrase, je commencerai par une description analytique de la structure descriptive et narrative complexe de ce fameux roman, avant d’examiner la question des glissements et enchâssements de plans, et enfin celle du « sens » de l’ouvrage.
- 2 Paris, Minuit, 1981.
2Après ce que l’on a nommé la trilogie de la maturité, IM Route des Flandres (1960), Le Palace 1962), Histoire (prix Médicis 1967), et quatre ouvrages qui ont parfois dérouté les critiques, vient une interruption (six ans) consacrée à écrire Les Géorgiques qui parurent en 19812. Simon y retrouve l’Histoire – deux siècles d’Histoire – et le lest d’expérience humaine, lyrique, pathétique – le sexe, le temps, la mort – qui le fait communicable et bouleversant pour tous les lecteurs, tout en évacuant la psychologie au profit de la cosmologie.
3À la différence des écrits contemporains de Sarraute, Duras ou Robbe-Grillet, il n’y a pas de « je » narrateur dans ce roman polyphonique (sinon dans les citations de scripteurs ou de locuteurs), mais l’auteur est présent.
- 3 A. Clavel, « Entretien avec C. Simon », Le Journal de Genève, 22 nov. 1986.
Vous pouvez remarquer que l’autobiographie nourrit toute mon œuvre, dit-il à un interviewer, car je trouve que la réalité dépasse de loin la fiction. Mais à la différence de mes confrères, une autobiographie déguisée, qui ne s’écrit pas naïvement à la première personne.3
4Simon, aux différents âges de sa vie, se tient derrière bon nombre des « il » (le garçon de onze ans, le cavalier, le visiteur du château, le lecteur âgé) qui alternent et s’échangent dans ce roman. D’autres personnages s’en détachent plus (le Général, le volontaire en Espagne, mais avec des identités ou analogies d’expérience qui leur confèrent un statut de « mémoire d’emprunt »). Le point commun de tous ces « il », c’est qu’ils sont des « non-personnes » au sens linguistique de la formule, et des « sujets » de l’Histoire qu’ils subissent quand ils croient la faire, comme on dit de quelqu’un qu’il est le « sujet » d’un roi.
5Proposons maintenant une analyse sommaire de la composition générale de l’ouvrage.
a) Prélude : portrait de l’ancêtre en donateur
6Un préambule de six pages décrit un dessin néoclassique à la mine de plomb, qu’on pourrait attribuer à David ou au baron Gros. Dans une vaste pièce, un homme âgé et musculeux est assis devant un bureau, tenant et regardant une feuille de papier ; en face de lui, un autre homme, debout, plus jeune, serre un carton contre sa poitrine. Tous deux sont nus. Par les rectangles de hautes baies, on aperçoit la façade de quelque palais, avec trois rangées de fenêtres. Les têtes sont peintes à l’huile, ainsi que les épaulettes dorées du plus âgé, très « finies ». Le spectateur hésite toutefois sur l’épisode mis en scène : un premier état de la main droite du personnage âgé, esquissant un geste de congédiement, a été effacé, mais demeure visible. On percevra progressivement le caractère emblématique de cette ekphrasis initiale : le jeune, le « secrétaire », a dans son carton les « secrets » du vieil homme, comme Simon dans ses archives familiales ceux d’un de ses ancêtres.
7Après ce prélude, le roman se divise en cinq parties, se compose en polyptyque (plus justement, en pentaptyque), ou encore en symsymphonie : deux parties que je dirais « homogènes », c’est-à-dire d’une diégèse relativement continue (partie II : « l’hiver 1939-1940 en forêt » ; partie IV : « l’expérience de O. en Catalogne pendant la guerre civile espagnole »), encadrées par trois parties (I, III, et V) « hétérogènes », c’est-à-dire dont le caractère est essentiellement « achronique » (Genette) ou plutôt transchronique, sautant, par des successions d’aiguillages temporels, d’un temps à un autre et d’un « il » à un autre.
b) Partie I : diaporama avec distractions (pages 21 à 76, 55 pages) (Vivace)
8Le premier personnage à apparaître, « il », a réellement existé dans l’Histoire – donc un référent extra –, le général Jean-Pierre Lacombe Saint-Michel – sur lequel on peut trouver des notices dans le Dictionnaire biographique des généraux de 1834 ou le Dictionnaire de la Révolution française de 1885. Dans le roman, il n’est pas nommé, sinon rarement, par ses initiales « LSM » ; en revanche, toutes les étapes de sa carrière révolutionnaire et militaire nous sont assénées dès le départ, dans le désordre de brefs fragments résumant tel ou tel passage de sa correspondance, et dans un accéléré étourdissant, mettant en place, à travers un référent historique massif (les guerres de la Révolution et de l’Empire) et par des énoncés laconiques, des thèmes ou motifs qui reviendront et sur lesquels on reviendra. Je récapitule brièvement selon la chronologie du « bon ordre diégétique » des lexicographes :
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1751 : naissance au château de Saint-Michel-de-Vax, manoir de hobereaux languedociens, près de Saint-Antonin (Tarn). Peu de détails sur son ascendance et sa parentèle. On apprendra seulement qu’il annonce à son père ses fiançailles en 1781, insistant sur la dot pour le convaincre ; qu’après l’exécution de son frère en 1799, sa mère le maudit, quitte le château familial pour aller vivre chez une de ses filles ; qu’il se querelle avec elle et ses sœurs sur l’héritage du proscrit ; et qu’enfin, en 1809, il leur annonce qu’elles auront des legs sur son testament.
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1755 : naissance d’un frère cadet, Jean-Marie Eugène.
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1767 : à quinze ans, quitte le collège et entre avec son brevet de lieutenant en second au régiment « Toul Artillerie ».
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1781 : vingt-neuf ans. Premier mariage, avec une protestante hollandaise, sœur du bourgmestre d’Amsterdam, Mlle Marie Anne Haller, dont il a fait connaissance au cours d’une représentation de l’Orphée de Gluck à l’opéra de Besançon.
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1789 (juin) : sert comme capitaine au 7e régiment d’artillerie, déclare au colonel qu’il fera défection si l’on emploie les armes contre le peuple.
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1790 : LSM a trente-huit ans. Après la naissance d’un fils, Eugène, mort de sa femme. Comme les hérétiques sont exclus du cimetière catholique, LSM lui fait édifier un tombeau au fond d’un vallon, près du ruisseau du Callèpe, entouré d’un bois de peupliers carolins.
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1791 (octobre) : élu à l’Assemblée législative comme député du Tarn et du Nord.
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1792 : le soir du 10 août, envoyé annoncer aux armées la déchéance du roi par décret de l’Assemblée, avec tous pouvoirs.
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1792 (septembre) : élu à la Convention comme député du Tarn. Vote la mort du roi.
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1793 : général de brigade. De février 1793 à avril 1794, lutte en Corse, quinze mois, contre l’insurrection paoliste pro-anglaise ; à bout de munitions, réussit à gagner Gênes, puis Paris.
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1793 (16 octobre) : Jourdan, Carnot et la moitié de l’armée marchent en laissant derrière eux le vide sur le plateau de Wattignies.
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1794 (juillet) : accusé d’indulgence par Robespierre et sauvé par Thermidor.
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1795 : membre du Comité de salut public du 3 février au 3 juin. En pleine Terreur, arrache aux prisons parisiennes une royaliste – Adélaïde Micoux – qu’il épousera en secondes noces (avant février 1796), probablement à Dunkerque.
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1795 (octobre) : le Directoire succède à la Convention.
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Le 25 brumaire an III, comme conventionnel, puis le 19 fructidor an V, comme membre du Conseil des Anciens, vote les lois qui condamnent à mort les émigrés pris les armes à la main (ce sera le cas de son propre frère).
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1798 : le Directoire l’envoie comme ambassadeur à Naples ; y arrive parmi les feux de joie qui célèbrent la victoire de Nelson sur la flotte française à Aboukir ; tenu en ostracisme par la cour, visite Herculanum et Pompéi. Menacé à Naples, affrète précipitamment un navire génois pour s’enfuir. Son navire est capturé en mer par un corsaire turc qui le livre au bey de Tunis. Libéré, regagne Gênes et, avant de rejoindre Paris, fait un détour par le château familial, où il rencontre son frère rentré clandestinement d’émigration.
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Le 10 prairial an VII : condamnation à mort, par le tribunal militaire de Périgueux, et exécution de l’émigré Jean-Marie LSM. Nous ignorerons les termes de la lettre adressée peu avant par LSM au chef de la gendarmerie de Caylus (lettre conservée par « la vieille dame » dans le fond d’un coffret, et dont le tribunal a eu connaissance).
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1799 : nommé, par Barras et Reubell, général en chef de l’artillerie de l’armée du Rhin, à Strasbourg (non sans arrière-pensée malveillante, puisque son frère, capitaine, avait déserté de cette place en 1792).
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18 brumaire an VIII : Consulat.
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1799 (décembre) : envoyé en mission d’inspection des places entre Barcelonnette et Besançon.
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1801 (cinquante ans) : triomphale campagne d’Italie de Bonaparte. Piémont, Milan, Lombardie.
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1805 (18 octobre), sert à Vérone, au passage de l’Adige (blessure), à l’attaque de Venise. Commandant en chef de l’artillerie de la République italienne du 7 juin 1801 au 22 décembre 1805.
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1805 (23 décembre 1805) : après Austerlitz, envoyé à Wesel (au confluent de la Lippe et du Rhin) dans la future Confédération du Rhin alliée à la France, pour mettre la place en état de défense.
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1806 (septembre) : Commandant de l’artillerie du 8e corps de la Grande Armée sous Mortier en Allemagne. Octobre sous Brune en Hanovre puis en Poméranie.
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1807 (janvier-avril) : dirige le siège de Stralsund, 224 km au nord de Berlin, sur la Baltique, en Poméranie suédoise, face à l’île de Rugen (Gustave IV s’était allié à la Prusse).
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1808-1810 : fait valoir que sa santé ne lui permet plus une vie aussi active. Espère vainement que SMI le fera sénateur et comte. Deviendra seulement grand officier de la Légion d’honneur.
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1810 (20 février) : gouverneur de Barcelone.
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1810 (13 mai) : après un siège, s’empare du fort d’Hostalrich.
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1810 : suite à une attaque d’apoplexie, sa santé chancelante l’oblige à quitter le service et il regagne la France le 5 septembre.
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181 I (soixante ans) : surveille l’achèvement de la terrasse de son château de Saint-Michel.
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1812 (27 janvier) : décès.
9Cette carrière révolutionnaire, épique, héroïque, est repassée dans le désordre par un vieil homme, un deuxième « il » qui feuillette une masse abondante de lettres et documents familiaux touchant à ces événements : un descendant du général, Claude Simon lui-même ; LSM est en effet ce qu’on appelle en français son quadrisaïeul, ou quatrième aïeul, c’est-à-dire l’arrière-grand-père de sa grand-mère.
10À ce que lit ce descendant viennent se mêler :
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Des sensations instantanées, contemporaines de l’énonciation : -sa propre main, en gros plan, éclairée par un soleil frisant et portant les stigmates de l’âge, des milliers de rides ;
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un vol de corneilles sur la terrasse ;
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contemplation, datable de la rédaction du livre, par une fenêtre au balcon décoré de volutes (appartement parisien de Simon), d’une reprise de la cavalerie de la Garde républicaine : cour de caserne où se succèdent des cavaliers vêtus de tuniques noires, silhouettes obscures sur fond de lumière passant d’un porche à un autre ;
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des taches lumineuses sur la rétine lorsqu’il ferme les yeux (image rémanente du feuillet, rectangle rose virant au vert).
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Des souvenirs personnels émanant de différentes périodes de sa vie, et appelés par association avec ce qu’écrit le général. Je récapitule en rétablissant la chronologie :
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À onze ans (1924), assis à l’orchestre à côté de sa grand-mère (robe fermée par un camée représentant une danseuse pompéienne), il assiste à une représentation d’Orphée.
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Arrivée à Barcelone (1937) et engagement dans les milices populaires. Combats pendant l’hiver sur le front d’Aragon. Affrontements fratricides pour des motifs non explicités (il s’agit des dissensions entre communistes et trotskystes). Contemplation de Barcelone. Poursuivi, il couche dans les terrains vagues, se cache le jour dans les cafés. (On verra plus tard que le « il » de cet épisode n’est pas le scripteur, mais un certain O., c’est-à-dire George Orwell.)
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Retraite de mai 1940 avec son régiment de cavalerie harcelé par l’aviation, passage de la Meuse. L’escadron tombe dans une embuscade.
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Souvenirs d’une visite relativement récente aux ruines du château de LSM dans le Tarn : tours décapitées, terrasse effondrée. On voit les sommets des carolins autour de la tombe, et le col d’un coq parmi les herbes.
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Vaines tentatives pour retrouver le buste en marbre de l’ancêtre, qui ornait le salon de sa grand-mère pendant son enfance, disparu à la suite de partages familiaux.
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11Par un souci propédeutique louable, les passages concernant l’aïeul et ceux concernant son descendant sont, tout au long de la première subdivision de la première partie (pages 21 à 37), typographiquement distincts, les premiers imprimés en romain, les seconds en italique. Après trois astérisques, la seconde subdivision (pages 37 à 5 3) inverse le procédé : ce qui concerne le descendant passe en romain, ce qui concerne l’aïeul en italique. La troisième et dernière subdivision de la première partie (pages 53376) abolit le distinguo : tout s’imprime en romain, charge au lecteur d’assigner à chaque « il » ce qui lui revient – s’il le peut ! On a donc une intrication et une superposition progressive des deux existences, dont l’équivalence est assignée par l’inversion du code typographique en I-2, et la fusion assurée par l’abolition de ce code dès I-3. Après une région où les délimitations sont claires, la frontière devient poreuse ; mais le lecteur a vu se mettre en place un « contrat de lecture » avec le chevauchement de l’épopée ancestrale et de la déroute récente, l’interpénétration des plans : un plan épique, la fascinante et terrible vitalité d’une ambition idéologique universelle (le rêve romain de la Révolution, 1’unification de l’Europe dans l’Empire) et le plan de la faillite fratricide et de la décomposition qui caractérisent le xxe siècle.
- 4 Trad. fr. : IM Catalogne libre, Paris, Gallimard « Idées », 1955.
12J’ai identifié plus haut le volontaire de la guerre d’Espagne à Claude Simon. Or, on voit apparaître, par surprise, page 51, la formule : « dans le récit qu’il fait des événements, O. raconte que ». Cette insertion a pour effet de secondariser ce récit en métarécit, de distinguer l’auteur Claude Simon et le narrateur des événements de Catalogne : un certain O., qui n’est autre que Georges Orwell, 1903-1950, écrivain britannique, auteur en 1938 de Homage to Catalonia4.
c) Partie II : largo funèbre (pages 79 à 139, 60 pages)
13Partie extrêmement homogène, sans jeu typographique ni subdivision par astérisques, grand bloc de souvenirs de guerre dont le héros est le Cavalier en 1939-1940. Marche, débandade, désagrégation lors de la montée au front, en train puis dans la nuit et la neige... Le cantonnement en forêt, l’hiver, le froid, la passivité, le retour à l’archaïque des hommes en guerre, le brasier dans la forêt. Passe alors avec son état-major un vieux général « qui s’appelait simplement Charbonnier, Ducourneau ou Lacombe » (page 123), surgissant comme un messager du royaume des morts, un zombie (qui se suicidera pendant la débâcle). Les hommes voient passer leur propre mort. Le nom de Lacombe, prêté comme par inadvertance au général, est doublement significatif. Il établit à la fois un glissement capital dans le temps et une opposition capitale : les généraux éternels, qui organisent abstraitement la guerre, et les simples soldats, éternels manipulés, qui la subissent dans leur chair.
d) Partie III : andante misterioso (pages 143 à 256, 113 pages)
14Après la focalisation sur les épisodes de la vie des mobilisés, cette partie complexe évoque, avec un large empan temporel (depuis l’âge de onze ans, soit 1924, jusqu’à une date récente – vers 1980–), la découverte progressive de l’existence de l’ancêtre par l’enfant, puis par l’homme des dernières années. Amorce d’une quête quasi œdipienne à travers des vestiges : le buste de marbre, le château délabré. Ecran et médiatrice à la fois : le personnage de « la vieille dame » au camée, la propre grand-mère maternelle de Claude Simon, la dernière à avoir porté (avant son mariage) le nom de Lacombe Saint-Michel, arrière-petite-fille du colosse de la Révolution, petite-fille du dandy Eugène le Mou (l’ex-enseigne de vaisseau qui renia son père sous la Restauration), fille d’un personnage obscur décrit comme ayant l’allure d’un « faux pasteur baptiste ».
15Sur ce canevas achronique se greffent 27 inserts (j’appelle inserts les passages en italique) que je numérote selon l’ordre de leur apparition typographique (pagination), en subdivisant si nécessaire par a, b, c, etc. Mais je les présenterai d’abord selon leurs six thèmes, de A à F :
A. Huit inserts extraits de la correspondance militaire de LSM :
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insert 1 (page 155) ;
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insert 5b (page 186) ;
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insert 5d (page 189) ;
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insert 5e (page 190) ;
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insert 8c (page 218) ;
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insert 13a (page 238) ;
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inserts 15a et 15b (pages 250 et 251).
B. Cinq inserts extraits de la correspondance « géorgique » de LSM :
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insert 2 (page 166) : Milan, 17 nivôse an IX, soit 7 janvier 1801 ;
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insert 5a (page 185) : Milan, 20 ventôse an XII, soit 10 mars 1804 ;
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insert 5c (page 187) : Turin, 4 février 1804 ;
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insert 8b (page 216) : Perpignan, 5 avril 1809 ;
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insert 13c (page 240) : Turin, 18 novembre 1803.
C. Trois inserts extraits du mémoire régicide de LSM, et dans une succession discursive normale :
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insert 4 (page 179) ;
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insert 6a (page 200) ;
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insert 12b (page 234).
D. Huit inserts sur le printemps et la retraite de 1940, et la captivité :
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insert 3 (page 176) ;
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insert 6b (page 201) ;
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insert 7 (page 209) ;
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insert 8a (page 216) ;
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insert 11 (page 231) ;
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insert 12a (page 234) ;
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insert 13b (page 239) ;
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insert 14 (page 247).
16L’ordre chronologique de ces huit séquences est violemment chahuté : en premier dans le texte (DI) vient l’attaque d’avions qui, dans le temps historique, est le second épisode (chrono 2) ; en D2, le début du passage de la Meuse (chrono 3) ; en D3, les latrines du camp de prisonniers (chrono 8 et dernier) ; en D4, le cantonnement au printemps (chrono 1 et premier). En position D5, D6, D7 et D8, la séquence correcte suivant le passage de la Meuse (chrono 4, 5, 6 et 7).
E. Deux inserts de réflexions attribuables à Claude Simon :
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insert 9 (page 222) : LSM s’ennuie à Milan ;
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insert 10 (page 225) : l’odeur de la mort avec l’enfance, Barcelone et la débâcle.
F. Une unique lettre de LSM à sa mère (page 218).
17Revenons à la trame narrative de cette troisième partie. La vieille dame au camée pompéien ovale (signe de fidélité secrète à l’ancêtre qui a dû le rapporter de Naples) reçoit à dîner une fois par mois. Visite de « il » vieilli au château vendu, devenu ferme. L’enrichissement de la famille au xixe siècle, accompagné du reniement de l’ancêtre qui avait passé dans le château son dernier automne et son dernier hiver, « ramenant aux dimensions d’inavouables errements de jeunesse et de dettes de jeu l’exploit titanesque d’accoucher un monde et de tuer un roi » (page 149). Puis l’appauvrissement dû au phylloxéra. Caractère hugolien de ce château hanté : le « quelque chose de caché là » (page 150) qui n’est pas seulement le crime de régicide. Le romancier nous appâte, mais diffère de spécifier « l’événement, la tragédie, le secret ». « Il » visite la ruine, guidé par un « homme-babouin ». Cuisine aux boîtes en fer blanc piqueté de rouille.
181. Pages 155 à 157, insert de citation : lettre militaire de LSM du 9 germinal an III, soit 30 mars 1795 (LSM est membre du Comité de salut public), au général en chef Moreau, conseillant de bien veiller à la frontière du Rhin (amenée par le mot « rouille », régulièrement associé à l’encre pâlie des documents).
19Visite au mausolée (au fond du vallon où coule le ruisseau du Callèpe), en compagnie de l’idiot, sous une pluie tiède d’automne. On déchiffre sous la mousse :
Marie Anne Hassel aux beaux jours de la Grèce
Dans Sparte aurait été citée avec orgueil
Elle eut en tout pays soit bergère ou princesse
Fixé tous les regards et reçu même accueil
Elle vint au Callèpe et voici son cercueil
202. Page 166, insert d’une lettre « géorgique » à Batti (Milan, i7nivôse, an IX, soit 7 janvier 1801) sur les plantations à faire (vigne muscade, lierre, saules, chanvre).
21Le visiteur apprend que le corps de LSM a disparu, emporté par la création d’une nouvelle route qui a amputé le cimetière.
22« Une fois par mois, donc [...] » (page 172, renouant avec la page 143, après la visite du château maudit). Retour à la vieille dame, aux réunions mensuelles de collatéraux, dîners solennels et interminables.
233. Pages 176 à 178, insert de la première attaque d’avions. Comportement du nain royaliste lors de ces réceptions mensuelles.
244. Pages 179 et suivantes, insert d’un fragment d’opuscule de LSM, député du Tarn, demandant la mort du roi (fin 1792).
25Trame : mort de la vieille dame.
265. Pages 185 à 191, cinq inserts :
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5a – lettre « géorgique » de LSM à Batti (Milan, 20 ventôse an XII, soit 10 mars 1804) sur les saillies et le fumier ;
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5b – lettre militaire de LSM (29 ventôse an III, soit 20 mars 1795) excitant au courage les représentants du peuple de l’armée de Sambre et Meuse ;
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5c – lettre « géorgique » de LSM à Batti (Turin, 15 pluviôse an XIII, soit 4 février 1804) ;
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5d – lettre militaire de LSM au général Hoche (5 germinal an III, soit 26 mars 1795) sur la nécessité de fortifier la Mayenne contre les Chouans ;
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5e – lettre militaire de LSM (9 germinal, probablement an III, soit 30 mars 1795) aux représentants du peuple à l’armée des Alpes et d’Italie.
27Trame : lit de mort de la vieille dame ; les archives maudites étaient murées par elle dans un placard ; elle conservait cependant le camée et le buste du lointain ancêtre ; décadence ensuite de la demeure ; l’opéra, le cinéma.
286. Page 200, 2 inserts :
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6a – passage du mémoire de LSM (suite de l’insert 4, page 179) ;
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6b – « toute la matinée ils chevauchent » (précède chronologiquement l’insert 3, page 176, sur l’attaque d’avions).
29Trame : le cinéma, les gitans.
307. Page 209, insert : camp de prisonniers en 1940, latrines, décomposition.
31Trame : gitans, suite ; cinéma, suite ; le temps du cinéma.
328. Pages 216 à 218, 3 inserts :
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8a – cantonnement au printemps 1940 ;
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8b – lettre « géorgique » de LSM à Batti (Perpignan, 5 avril 1809, soit 28 brumaire, année non précisée) ;
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8c – lettre de LSM à sa mère, du 8 mai 1809, de Perpignan : il prépare la résistance contre les Anglais ; s’il meurt... sa mère verra qu’il ne l’a pas oubliée dans son testament.
33Trame : cadavres de la vieille dame et de son père, le « faux pasteur baptiste » ; exhumation macabre ; on repasse au temps où la vieille dame se sentait tenue d’emmener ses petits-enfants à l’opéra ; Orphée vu par l’enfant.
34M. I32 9. Page 222, insert attribuable à Claude Simon : résumé de la carrière et du désenchantement de LSM ; sept ans à Milan, ne croit plus à rien, ne s’intéresse qu’à la carrière de son fils et à ses lettres à Batti.
35« Il s’ennuie. »
36Trame : mystère des cérémoniaux ; rituels sacrés et barbares ; l’Opéra, les idoles peintes de la rue des bordels, la messe et le vieil évêque sont d’énigmatiques intercesseurs pour « faire communiquer avec quelque monde sans commune mesure avec celui des apparences ».
3710. Page 225, insert attribuable à Claude Simon : les mises en scènes funèbres de l’Espagne voisine. Plus tard, l’idée de mort s’associe pour lui à l’odeur d’huile chaude du Palace de Barcelone. Plus tard encore à des noms de localités entre Meuse et Sambre, en particulier Anor.
38Trame : Orphée ; les putains ; Orphée ; le colosse de marbre dans le salon.
3911. Page 231, insert : retraite sur la Meuse, 10 au 12 mai 1940.
40Trame : le colosse de marbre dans le salon.
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12. Page 234, 2 inserts :
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12a – retraite de 1940 ;
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12b – suite et fin des inserts des pages 179 et 200 (mémoire de 1792 concluant à la mort du roi).
41Trame : désir de revoir le colosse de marbre ; dérisoire visite à un promoteur qui l’a mais qui en raison de saisie et vente.
4213. Pages 238 à 241, 3 inserts :
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13a – lettre de LSM au citoyen ministre (Briançon, 2 floréal an VIII, soit 22 avril 1800) : inspection des places entre Besançon et Barcelonnette ;
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13b – l’escadron à Saint-Gérard ;
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13c – lettre « géorgique » de LSM à Batti, Turin, 18 novembre 1803.
43Suite et fin de la visite au promoteur. Méditation sur la destinée de l’ancêtre, Pages 243 et suivantes.
4414. Page 247, insert : des avions survolent l’escadron.
45Suite de la méditation, page 250, et retour au dessin du Préambule : « Il semblait au garçon qu’il pouvait le voir, le corps puissant, musculeux, commençant à s’alourdir, nu, comme ces dessins copiés de l’antique que les peintres de l’époque traçaient sur la toile avant de les revêtir de draperies ou d’uniformes peint. » Le garçon (le jeune Simon) l’imagine en train de dicter.
4615. Pages 250 et 251, 2 inserts :
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15a et 15b - lettres militaires de LSM au commandant de l’École d’artillerie et au ministre, dénonçant l’incurie de ses subordonnés (Strasbourg, 3e jour complémentaire, année non précisée, correspondrait au 19 septembre 1799 ; depuis janvier, il est inspecteur de l’artillerie de l’armée du Rhin).
47Entretien de l’enfant avec l’oncle Charles qui lui révèle l’existence d’un frère cadet de LSM, Jean-Marie – relançant donc par une énigme ce que Barthes appelle le code herméneutique –, et commence à lui en parler. Mais la réponse sera retardée par l’intercalation de la quatrième partie.
e) Partie IV : scherzando (pages 259 à 362, 103 pages)
- 5 Trad. fr. : LM Catalogne libre, op. cit.
48Épisode barcelonais, en cinq temps séparés par des astérisques, constituant à la fois la réécriture de passages et d’épisodes du Palace (la visite pour se renseigner sur le sort de « l’Américain »), la réécriture du livre d’Orwell Homage to Catalonia5 et le commentaire sarcastique de ses silences et œillères idéologiques. Cocufié par Marx, O. triche dans son récit, donne le primat à la causalité, à l’explication, aux conventions narratives, à la rhétorique persuasive, alors qu’en réalité, il a régressé au degré zéro de la pensée, à la pure animalité de la bête traquée. Sorte de dialogue de Simon avec son double écrivain.
f) Partie V : strette (pages 365 à 477, 112 pages)
49Les limites de ce chapitre ne permettent pas de poursuivre ici le type d’analyse exercé sur la partie centrale. Je me bornerai à résumer les thèmes qui s’entrelacent.
50Vieillesse de LSM veillé par Batti ; ses relectures, ses réécritures (Mémoire sur mon voyage en Barbarie, etc) ; le vieux corps usé percevant des sensations (1’utilisation de l’italique attribue, par superposition, ces sensations à l’auteur vieillissant) et songeant à ses épouses : le cadavre de la morte Marie Anne, et l’autre, Adélaïde (Briséis, Omphale), qui l’abandonne, vit loin. Dérision de son mariage au débotté avec Adélaïde, coït dans une berline cahotante (seule scène érotique du roman, pages 389 et 390).
51Une série disloquée d’inserts vaudevillesques : citations de l’accusation d’Adélaïde veuve contre Eugène le fils de la première épouse (1813), dénonçant les délits commis par Batti à la mort de LSM (bris de scellés, soustractions, etc.) pour favoriser le rejeton à ses dépens. C’est surtout l’occasion de mettre en lumière Batti, servante et sœur de lait nourrie et grandie dans l’ombre des deux frères LSM, couchant avec les deux, reportant ensuite sur la Hollandaise, puis sur son fils, sa fidélité animale ; et de jeter un peu de lumière sur la personnalité et le procès du proscrit Jean-Marie.
52Passage au xxe siècle, page 429 : l’oncle Charles retrouve, dans le double fond du coffret de la vieille dame, la lettre de LSM à propos de l’arrestation de son frère ; page 438, découverte des archives de LSM dans le placard scellé ; page 445, commentaires prophétiques de l’oncle Charles sur ces papiers :
[...] ils sont à ta disposition [...] quand tu seras vieux toi-même
[...] quand tu seras capable non pas de comprendre mais de sentir certaines choses parce que tu les auras toi-même éprouvées.
53Page 447, l’oncle Charles établit des analogies entre les éternels recommencements de la guerre et ceux de l’agriculture.
54Retour au vieux LSM, page 449 : destin de son cadavre (dérisoire boucherie du prélèvement de son cœur) et de celui de son frère ; citations de plusieurs lettres « géorgiques » et militaires ; lente agonie du vieux colosse et, pages 474 à 477, la plainte finale de LSM : « Encore une fois, croyez-vous que j’ai tant d’années à jeter par les fenêtres ? » (c’est le mot de la fin).
- 6 Éclaircissements. Entretiens avec B. Latour, Paris, Éditions François Bourin, 1992, p. 93.
55Interrogé sur ce livre, Simon souligne qu’au départ le projet était flou : il se demandait quel parti littéraire il pourrait tirer d’un tas de papiers familiaux dont il avait hérité et qui l’excitait. Il désirait marier ces documents avec d’autres images de guerre et de révolution : créer une continuité thématique, assembler et entrelacer comme une fugue musicale, combiner selon « une logique interne de la langue, des lois cachées ». Dans la mémoire, tout est contigu et discontinu à la fois, c’est-à-dire relève de cette science des voisinages et des déchirures qui se nomme topologie et que Michel Serres6 illustre plaisamment par l’image d’un mouchoir froissé et lacéré enfoui dans une poche, sur lequel il est impossible de définir des distances et des proximités fixes. Simon s’est donc proposé de substituer des conjonctions émotionnelles et sensorielles, à la fois subjectives et esthétiques, à la continuité logique de causalité qui régit la chronologie du roman traditionnel. Référence favorite à Proust : donner la priorité aux relations de qualités, aux associations d’images, d’impressions, pour des constructions plus fiables. Plus qu’aux sésames fétichisés de Proust (la tasse de thé, le marteau des aiguilleurs, les pavés), Simon recourt à des carambolages (maîtrise) ou à des renvois par flippers (maîtrise + chance). La fragmentation du référent (l’expérience vécue remémorée par la médiation du symbolique dont il faut déjouer les automatismes acquis et utiliser les ressources) n’a donc rien de gratuit. En fait, le « bricolage » simonien se veut une écriture « primaire » au sens freudien, proche de la logique du rêve. Mais, à la différence de Robbe-Grillet et de sa théorie du « centre vide », elle évite d’être déceptive. Le sens est différé, parfois humainement hésitant, mais jamais délibérément lacunaire.
56Potentiellement, tout mot ou groupement de mots, toute image, est un carrefour possible, c’est-à-dire une possibilité d’aiguillage associatif (métonymique ou métaphorique) vers une autre région de la mémoire. Je me propose maintenant d’examiner ces aiguillages, qu’ils soient flagrants ou moins évidents, à propos des inserts de la troisième partie.
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Insert 1 (A1), page 15 5 : le glissement du mot « rouille » à une lettre de LSM vient de ce que Simon avait, page 76, comparé à de la rouille, l’encre séchée tombant des documents anciens.
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Insert 2 (B1), page 166 : lettre « géorgique » à Batti (Milan, 17 nivôse an IX, soit 7 janvier 1801) sur les plantations à faire. Il peut certes se justifier d’une façon générale par le contraste entre la perfection agricole programmée jadis et le délabrement constaté actuellement. Je suis toutefois frappé par l’exigence de plantation de lierre, plante que les agriculteurs préfèrent arracher. Plus qu’un souci esthétique, j’y verrais un symbole pathétique de fidélité de LSM à sa première épouse.
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Insert 1 (D1, chrono 2), pages 176 à 178 : première attaque d’avions sur les cavaliers en déroute. L’effet de surprise, de choc, est total, la parataxe absolue, la collision voulue. Je ne vois rien qui lie cette irruption traumatique à ce qui précède ou qui suit. Une recherche de syntaxe aurait appelé cet insert page 216, après le développement sur l’écrasement du temps filmique et la description des gitans comme émissaires de la « face cachée des choses », de « la violence à l’état pur ».
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Insert 4 (C1), page 179 (C1) : premier extrait du mémoire régicide de LSM ; bien évidemment appelé par le royalisme intransigeant du nain, invité d’honneur de la vieille dame, lequel tourne ostensiblement le dos au buste du régicide, sans que les enfants puissent comprendre ce comportement venimeux.
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Insert 5a (B2), page 185 : on passe de la mort de la vieille dame à une lettre « géorgique » à Batti (Milan, 20 ventôse an XII, soit 10 mars 1804), dans laquelle il est question de fumier à recouvrir d’une couche de terre.
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Insert 5b (A2), page 189 : lettre d’encouragement aux représentants du peuple à l’armée de Sambre et Meuse. Pas de retraite possible. (« Et où irez-vous ? » est un leitmotiv du roman.) Il faut vaincre.
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Insert 5c (B3), page 186 : lettre « géorgique » à Batti.
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Insert 5d (A3), page 187 : 5 germinal an III, au général Hoche, l’exhortant à plus d’énergie dans la lutte contre les Chouans.
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Insert 5e (A4), page 188 : aux représentants de l’armée des Alpes et d’Italie, impossible d’envoyer maintenant du numéraire et de la poudre. Seulement des souliers.
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Insert 6a (C2), page 200 : second extrait du mémoire régicide. Ambiguïté des propositions encadrantes : « Comme pour mieux l’isoler encore [...] » (page 200) « [...] on avait vendu la partie de la maison donnant sur la rue » (page 202). La seule lecture satisfaisante est de prendre « l’ » comme étant, au cœur du « mausolée », le colosse de marbre, effigie du maudit.
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Insert 6b (D2, chrono 3), page 201 : 1940, chevauchée, traversée du fleuve le dimanche de la Pentecôte, calme inquiétant. Sentiment de trappe refermée, qui se lie au « Comme pour mieux l’isoler ».
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Insert 7 (D3, chrono 8), page 209 : on passe des gitans cinéphiles aux latrines et à la nicotine du camp de prisonniers par le biais des « entrailles fumantes » (retour à l’élémentaire et annihilation de tous les codes sociaux).
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Insert 8a (D4, chrono 1), page 216 : 1940, printemps dans la forêt.
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Insert 8b (B4), pages 216 et 217 : lettre « géorgique » à Batti sur les travaux à faire au printemps.
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Insert 8c (F), page 218 : unique lettre de LSM à sa mère ; encadrée entre des notations macabres sur « la vieille dame », elle trahit un glissement de la grand-mère à la mère de Claude Simon (quasi absente de ce roman).
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Insert 9 (E1), page 222 : le glissement du parterre du théâtre de l’enfance au parterre de la Scala à lepoque de Stendhal (la mention de Stendhal au lieu de Beyle suffit à attribuer à Simon la paternité du texte) se fait par les « épaules nues » et les décolletés des femmes et jeunes filles.
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Insert 10 (E2), page 225 : glissement de la messe théâtrale à la théâtralité des cérémonies de la semaine sainte de son enfance, et aux odeurs successivement associées à la mort.
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Insert 11 (D 5, chrono 4), page 231 : on passe du piano, où les doigts de l’oncle Charles jouent des notes « pressées », « se bousculant, se chevauchant et se disjoignant tour à tour » qui « semblaient tantôt précipiter, tantôt ralentir, disséquer » (le temps), à la scène de déroute de la cavalerie en 1940 et de l’agonie de la jument.
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Insert 12a (D6, chrono 5), page 234 : désarroi des chevaux démontés.
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-Insert 12b (C3), page 234 : s’associe au précédent par« Il n’est plus temps de revenir en arrière. » – Insert 13a (A6), page 23 : lettre militaire de Briançon au ministre (2 floréal an VIII, soit 22 avril 1800) décrivant la situation extrêmement critique de la frontière des Alpes.
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Insert 13b (D7, chrono 6), page 239 : mort de la jument, solitude et peur des guerriers abandonnés.
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Insert 13c (B5), page 240 : lettre « géorgique » et mécontentement de ce que ses instructions soient négligées.
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Insert 14 (D8, chrono 7), page 247 : appelé par la formule « le caser quelque part où il y eût des canons et du danger ».
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Inserts 15a et 15b (A7 et A8), pages 250 et 251 : le piano de l’oncle Charles résonne en sourdine, mais le garçon ne l’entend plus. Lisant ce courrier qui prouve une énergie inflexible, il imagine le peintre complétant le portrait de P« homme de marbre ».
- 7 Paris, Gallimard, 1986.
57Dans un recueil d’essais, Eloges, Régis Debray7 prend à partie Claude Simon : le discours de Stockholm du prix Nobel l’a laissé sur sa faim. Avec la déférence de l’apprenti expliquant au maître qu’il se trompe de théorie, Debray souligne que les références du romancier sont en retrait sur son œuvre, que l’orgueilleuse modestie qui prétend s’en tenir à la techné et à la forme, invite à la paresse quant aux enjeux de sens de livres aussi importants que La Route des Flandres ou Les Géorgiques. Pour lui, il se refuse à fétichiser le livre en objet clos, il se refuse à couper les ponts entre écriture et expérience. Ce refus sert de départ à une réflexion générale sur les rapports de l’œuvre d’art et du monde. « Un grand texte, écrit-il, fait affleurer une nappe de significations latentes communes à une époque donnée. » Ainsi, le hasard subjectif de l’invention verbale, en l’absence de tout programme « réaliste », entre chez les grands créateurs en résonance avec des représentations collectives en gestation.
58De fait, l’œuvre de Simon marque de façon sans pareille la péremption des grandes vérités idéologiques, la désuétude des valeurs fétiches pour lesquelles on se faisait tuer - et l’on tuait - dans la première moitié du siècle : Progrès, Liberté, Prolétariat. L’enthousiasme, l’énergie, la désillusion finale de l’ancêtre situent ce point de départ des grandes vérités. Et il y a certainement de l’admiration chez Simon devant ce héros énergique, cet étalon musculeux, et devant l’ambition de régénérer dans le sacrifice du roi un continent entier. Montrant les épreuves des hommes de chair toutefois, Simon pratique la critique du discours héroïque et des vérités mortelles, des vérités fratricides.
59À cet égard, il convient de prendre garde au titre même du roman : Les Géorgiques. Soit : qui traite du travail de la terre. Labours guerriers dont naîtra peut-être une sagesse. Et il faut rappeler les hexamètres célèbres du deuxième chant du poème de Virgile : « O fortunatos nimium, sua si bona norint/Agricolas ! » Du développement qui suit : « Ilium non populifasses, non purpura regum/Flexit et infidos aqitans discordia fratres »
60Et encore :
Gaudent perfusi sanguine fratrum
exsilioque domos et dulcia limina linquant
Atque alio patriam quaerunt sub sole iacentem
61Or telle est bien l’antithèse majeure du roman : l’histoire d’un homme qui a toujours vécu en exil de ce qu’il aimait vraiment, à cause de son engagement dans l’agitation de l’Histoire. D’un homme qui a fait tuer son frère. D’un homme qui, à Milan, à Strasbourg, à Mittelhagen, à Barcelone, ne rêve que de sa terre et du plaisir des champs, téléguide sans arrêt Batti pour les plantations, la vinification, l’élevage des chevaux, et autres activités rurales, et qui ne jouira de tout cela, des « bruits minuscules de la campagne » que trop tard, à soixante ans, et pour trois semestres seulement.
62Toutefois, à côté du mal social, de la folie qui vient gangrener les plus nobles idéaux et transforme le temps conquérant, ascensionnel, en temps d’entropie et de déchéance, il existe un mal métaphysique qui est le temps cyclique de la nature, la naissance, la jeunesse, la maturité, l’âge et la mort, un destin de toute chair qui atteint le paysan comme le général. Le roman, à cet égard, relève d’un matérialisme parfaitement lucrécien à l’égard du cycle de la vie et de la mort. Définition de la vie (page 218). Evocations macabres des cadavres de la grand-mère et de l’arrière-grand-père (page 218), et surtout de Marie Anne (pages 380 et 381), du « je ne sais quoi qui n’a de nom en aucune langue » dont parle Bossuet, thème de l’excrément, de la putréfaction, du fumier. De ce matérialisme résulte une résignation presque douce. Lorsqu’on approche de la tombe de Marie Anne, page 162, on peut respirer :
[...] l’air humide, frais, chargé d’un subtil et délétère parfum non de mort, d’agonie de putréfaction ; plutôt (comment dire ?) de transmutation : le sol gras, la terre, reprenant ce qu’elle avait elle-même produit, nourri, s’en nourrissant à son tour, s’en gonflant, moelleuse, et à un moment la pluie se mit à tomber, paisible aussi [...]
63De ce matérialisme résulte aussi le pathétique élégiaque de la séparation définitive, le thème d’Orphée et d’Eurydice. Ce thème est ostensiblement associé à LSM, puisqu’il a connu son épouse à l’opéra de Besançon, et qu’il écrit, alors qu’il est remarié, que son fils a vingt ans (page 76, clausule de la Ire partie) :
Que me font à moi une fortune et des honneurs dont le plus grand prix eût été de les partager avec cette femme adorée ensevelie dans le néant depuis si longtemps et dont le souvenir après vingt ans me déchire le cœur.
Mais au niveau de l’audition de l’opéra de Gluck et des citations, le thème s’associe aux onze ans de l’enfant – c’est-à-dire au moment où meurt la mère de Simon.
64Dans les débris du miroir jacobin et du miroir humaniste, le système de fantasmes personnel de Claude Simon métaphorise une nouvelle donne collective ; elle illustre la ruine du postulat des révolutionnaires : l’intelligibilité de l’Histoire universelle. Mais : « C’est encore du sens que le constat du non-sens. » À la théorie paléo-marxiste de la littérature comme reflet d’une infrastructure, aux messages et aux prédications de la littérature engagée des années 1930 à 1950, ainsi qu’à la théorie ricardolienne de la littérature comme jeu verbal gratuit incompatible avec quelque référent réel que ce soit, il faudrait opposer une conception de la littérature comme symptôme. Symptôme d’une démarche qui, entre le faux ordre ambiant, l’illusion idéologique, et le chaos originel qui menace toujours (thématisé avec insistance dans le roman : l’anarchie transhistorique des gitans, les régressions vers l’animalité, l’indifférencié de la boue élémentaire), entreprend de donner forme à l’informe, par le rythme.
- 8 A. Clavel, « Entretien avec C. Simon », op. cit.
Je suis habité de souvenirs, d’un magma informe. Seule la langue m’aide à trouver un ordre dans ce désordre. Je ne pourrais m’en passer. Si je n’avais pas écrit, j’aurais aimé devenir peintre, ou jockey. Toujours pour des questions de sensualité.8
65Phrase révélatrice, qui nous ramène à la jouissance, au plaisir du texte, que l’écrivain éprouve et qu’il nous communique.
Notes
1 Eclaircissements, Paris, François Bourin, 1992, p. 93.
2 Paris, Minuit, 1981.
3 A. Clavel, « Entretien avec C. Simon », Le Journal de Genève, 22 nov. 1986.
4 Trad. fr. : IM Catalogne libre, Paris, Gallimard « Idées », 1955.
5 Trad. fr. : LM Catalogne libre, op. cit.
6 Éclaircissements. Entretiens avec B. Latour, Paris, Éditions François Bourin, 1992, p. 93.
7 Paris, Gallimard, 1986.
8 A. Clavel, « Entretien avec C. Simon », op. cit.
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