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Émile Zola au pays de l'Anarchie

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Vittorio Frigerio

Articles consacrés à Zola

« La débâcle », L’Endehors, no 67,14 août 1892

Victor Barrucand

Texte intégral

1Ces pages, après la fatigue d’une première lecture, laissent l’impression d’un gros livre triste, laborieusement écrit et faussement pensé. L’auteur a eu l’intention de faire grand et de dire vrai, d’évoquer une image hurlante de la guerre, d’expliquer les causes du désastre et de conclure. A ces considérations il a sacrifié l’intérêt de l’action et l’humanité des personnages ; il a fait évoluer et mis en contact de la façon la plus forcée des figures sans relief qui dans leur volonté d’être synthétiques manquent de la complexité nécessaire à la vie ; il a multiplié les anecdotes qui tendent comme touches larges à une sorte d’impressionnisme, mais le tableau s’en dégage avec peine ; et ce qu’il faut surtout blâmer dans cette œuvre c’est la tricherie philosophique dont elle émane.

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2Scènes de bivouac et de maraude, l’incurie des chefs, le massacre inévitable, la bataille en mouvement, l’ardeur de la tuerie, l’ambulance et ses horreurs, toute la partie descriptive ne manque pas d’intensité, bien que la sensation n’en soit pas inédite, et si cela eût été présenté plus objectivement, sans intervention directe de l’auteur ou des personnages de son choix, on s’intéresserait à ces épisodes pour le coloris violent qu’ils affectent ; mais en même temps un roman moral nous est offert, qu’il convient d’apprécier différemment.

3M. Zola, pour avoir l’occasion de commenter les faits historiques qu’il emprunte, et aussi pour ajouter un chapitre à son histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second empire, imagine – après tant d’autres – de personnifier en des individus les idées contradictoires dont il a besoin pour sa thèse.

4Jean Macquart, soldat de Solferino, illettré, paysan, brave et résigné, docile et respectueux, représente la vieille terre de France au sens le plus faux mais le plus généralement accepté ce de mot. Maurice Levasseur, engagé volontaire, faible et exalté, fils fin-de-famille, instruit mais indécis, d’instincts généreux mais de volonté lâche, représente l’inquiétude moderne ; et ainsi des autres, Chouteau le révolutionnaire, Pache le cafard, Lapoulle l’abruti, Loubet le loustic, toutes figures connues, sans originalité dans l’intention. Le mieux campé en sa silhouette caricaturale est ce lieutenant Rochas qui symbolise l’armée française invincible et légendaire ; c’est lui qui dit au début de la campagne : « Si les Prussiens osent venir, nous les reconduirons chez eux à coups de pied dans le cul... vous entendez, à coups de pied dans le cul, jusqu’à Berlin. »

5Ces bonshommes ont le tort d’être tout d’une pièce ; ils valent ce que vaut leur idée au sens de l’auteur ; et de leurs faits et gestes triomphe cette opinion : « Est-ce que la vie n’est pas une guerre de chaque seconde ? Est-ce que la condition même de la nature n’est pas le combat continu, la victoire du plus digne, la force entretenue et renouvelée par l’action, la vie renaissant toujours jeune de la mort ? »

6Si M. Zola n’était pas myope, il aurait vu jusqu’au bout de son raisonnement, il n’aurait pas appliqué ses conclusions à la guerre étrangère mais à la guerre sociale ; non, il s’arrête à moitié chemin, il tourne le dos à la vérité ; du concept de l’Evolution il conclut à la nécessité des guerres internationales ; de la lutte pour la vie il légitime la lutte pour la mort.

7Il ne voit pas que l’égorgement d’un peuple par un autre, c’est la brutalité sans but aussi nocive au vainqueur qu’au vaincu ; et quand les idées qu’il reflète sans en soupçonner la portée trouvent leur naturelle application dans la question sociale dont la Commune aurait pu être l’avènement, à ce point de son historique il se dérobe, il ânonne, il condamne.

8Ainsi ce livre est surtout haïssable en ce qu’il trahit le sens et le retentissement des faits accomplis. En 1870, nous n’avions rien à espérer du triomphe et notre défaite n’a pas profité au vainqueur ; en 1871 le problème se posait. Il sera résolu un jour : une répression barbare recula seulement l’échéance des espoirs de l’humanité sans pouvoir en rabattre rien.

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9L’évolution, le devenir dans la vie, l’antagonisme nécessaire des forces, moins que personne nous nions ces vérités d’ordre expérimental, puisque nous les prenons pour bases de nos revendications ; et si la lutte nous apparaît fatale et désirable, nous ne différons des nationalistes que sur la direction qui doit lui être donnée : nous la voulons profitable et non gratuitement atroce ; en conscience de nos intérêts nous voulons combattre pour les franchises individuelles, non pas seulement avec la joie d’une activité plus grande, mais avec l’espérance d’un résultat durable qui sera le droit à vivre pour nous et pour ceux qui viendront.

10Le principe de nationalité est d’une importance secondaire quant à ce droit primordial ; ce n’est pas au-delà des frontières qu’il faut chercher l’ennemi ; les richesses de l’étranger ne sont pas si grandes que nous soyons affamés par son abondance ; la misère n’est pas nationale, elle est universelle.

11En cette occurrence ne nous laissons pas détourner du véritable but : la guerre étrangère est un piège tendu à nos instincts d’indépendance ; ne nous y trompons pas : nous devons lutter pour le pain avant de lutter pour la gloire.

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12Sans doute la conquête ne fut pas toujours aussi vaine qu’elle pourrait l’être aujourd’hui dans une coalition des puissances européennes ; les expéditions coloniales, qui ne sont pas sans profits pour tous, nous renseignent sur ce que fut la guerre à d’autres époques ; derrière les soldats qui se battaient, il y avait ceux pour qui on se battait, et ce fut de la part de ceux-ci une habileté en même temps qu’une perfidie de suppléer à l’insuffisance de la solde par une certaine considération : le prix du sang en fausse monnaie.

13Quand viendra le réveil des consciences qui semble prochain en ce siècle, il apparaîtra clairement que si quelques hommes n’ont rien de mieux à faire qu’à s’administrer de fortes râclées pour la prééminence de leur maison, il en est d’autres qui ont à conquérir d’abord la maison ; abandonnant donc comme futiles les querelles étrangères, ils cherchent à se pourvoir, et si pour ce résultat la lutte est inévitable entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, entre le Capital et le Travail, entre la Nature et l’Intelligence, les combats pour n’être pas sans danger ne seront pas sans profit ; la mort armée sera joyeuse à ceux qui tomberont pour la conquête de l’idéal terrestre, comme elle était joyeuse au musulman qui se taillait avec son cimeterre sa place à côté du Prophète dans le séjour de délices. A cette lutte nous applaudirons quelles que soient les ruines causées ; et ces paroles de M. Zola que nous tenons a présent pour blasphématoires et contre lesquelles nous protestons de toute notre force quand elles chantent l’agonie de la Commune et la continuation des abus séculaires, nous les appliquerons dans leur véritable sens ce jour-là ; nous comprendrons l’allégresse de cet hymne farouche qui monte au ciel dans les fumées, car, pour emprunter ici avec une simple transposition de temps les expressions lyriques qui terminent La Débâcle : « Ce sera le rajeunissement certain de l’éternelle humanité, le renouveau promis à qui espère et travaille, l’arbre qui jette une nouvelle tige puissante quand on a coupé la branche pourrie dont la sève empoisonnée jaunissait les feuilles. »

Auteur

Né à Poitiers le 7 octobre 1866, mort à Alger en 1934. Littérateur, contributeur aux Temps nouveaux et chroniqueur littéraire pour la Revue blanche. Auteur notamment du roman antimilitariste Avec le feu (Charpentier, 1900). Connu pour sa campagne en faveur du pain gratuit. Candidat socialiste (indépendant) aux élections législatives en 1897, dans l’arrondissement d’Aix. Il abandonne l’anarchisme et part vivre en Afrique du Nord.

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