Ludovic Halévy
p. 107-108
Texte intégral
1M. Ludovic Halévy a été l’homme le plus adroit de son temps, ce temps qui est bien passé, et, désormais inactif, retiré des affaires, il demeure le modèle des auteurs complaisants, le parangon des vaudevillistes à succès.
2Il posséda, et sans doute le porta-t-il en naissant, le sens du public, sens précieux, pratique et productif. Il fut un de ces heureux que le souci de l’art tourmente moins que le désir de plaire, et, s’il courut après la gloire, ce fut après cette gloire spéciale qui est aussi un profit. Il n’a jamais cherché à imposer ses goûts à la foule, mais il a, au contraire, prévenu constamment ses besoins. C’est un psychologue positif qui eut un certain génie d’auscultation et fut apte à l’utiliser. Comme il savait habilement interroger le troupeau qu’il avait résolu de paître, il en connaissait les appétits et il pouvait à coup sûr déterminer la nourriture qui agréait à ses ouailles. Il ne s’en priva point.
3Il fut quelque chose comme un cuisinier réfléchi et bien pensant, et tous ceux qui s’assirent aux diverses tables qu’il servit n’y goûtèrent jamais que les mets qui convenaient à leurs estomacs.
4Lorsqu’il devint de bon ton d’être irrespectueux, sous l’Empire, M. Halévy, qui avait appris les belles manières dans les ministères, mena les dieux de l’Hellas au bal public122. Il caressa d’une main légère la barbe de Jupiter, tutoya Vénus et tenta de consoler Vulcain. Il fit descendre les héros de leur piédestal, fit fraterniser Achille avec la Grande-Duchesse, Hélène avec le général Boum et il déshonora l’Olympe pour égayer le boulevard.
5Mais quand, après la fête finie, on rentra les quinquets qui illuminaient Mlle Schneider123, la muse de M. Halévy devint plus sévère. Il apparut comme un modeste historiographe de l’Invasion1124, célébra d’un ton ému la gloire militaire, pleura avec décence l’héroïque malheur des vaincus, et, quand les douleurs furent un peu calmées, il revint entouré de la famille Cardinal et du bon abbé Constantin125, car il s’était préparé à être moraliste et patriote en méditant les opérettes qu’il avait faites pour Offenbach.
6Quelle corde, d’ailleurs, n’a-t-il pas touchée et de quelle lyre ! d’un geste toujours habile, distingué sinon noble, élégant sinon beau, ce geste qui le fit chérir plutôt qu’admirer, et qui semble désormais le geste d’un vieil acteur démodé, attendant, pour s’endormir tout à fait, d’être secrétaire perpétuel de l’Académie française, quand le bon M. Doucet voudra lui céder la place126.
Notes de bas de page
122 Dans La Belle Hélène (1864).
123 Hortense Schneider (1838-1920), chanteuse d’opéra-bouffe dont la célébrité est associée au succès des opérettes d’Offenbach.
124 L’Invasion, souvenirs et récits de la guerre de 1870 (1872).
125 Madame et Monsieur Cardinal (1873), Les Petites Cardinal (1880), La Famille Cardinal (1883) : suite de récits humoristiques d’abord publiés dans La Vie parisienne. L’Abbé Constantin (1882).
126 Halévy a été élu à l’Académie française en 1884, quatre ans avant son compère Meilhac. Camille Doucet (1812-1895), auteur dramatique, en est le secrétaire perpétuel depuis 1876.
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