De l’émerveillement dans les littératures poétiques et narratives des xixe et xxe siècles
| ,Paroles d'écrivains
Le Temps – pour l’éveiller1
Texte intégral
- 1 Ce texte a servi d’introduction à une lecture de quelques poèmes, le 16 janvier 2015, au cours du c (...)
- 2 O. Mandelstam, « Remarques sur la poésie » [1923], dans De La poésie [1928], trad. Chr. Mouze, Pari (...)
Ainsi la poésie divague, gesticule, bredouille, titube, ivre, béate, hébétée, folle et pourtant elle seule demeure sobre, et de tout ce qui est au monde elle seule reste éveillée2.
Ossip Mandelstam
1Je voudrais commencer par dire en peu de mots de quelle façon cette expérience, la plus simple : s’émerveiller, une expérience très finement partagée par beaucoup d’entre nous, sinon par tous, hier comme aujourd’hui, concerne, jusqu’en son cœur, l’acte de la création poétique. Pas de point de vue privilégié cependant, je me presse de le dire, l’artiste se trompe plus souvent qu’à son tour sur sa propre activité, voire sur les forces qu’il pourrait croire siennes quand il voudrait éclairer les autres humains sur son travail. Son art lui-même étant né d’une subjectivité radicale, à savoir la manière avec laquelle il se laisse auto-affecter par la vie, sa vie réelle, sa vie vécue, suivant les courbes que celle-ci déploie sous le ciel capricieux de chaque jour.
2Cette subjectivité n’a rien d’une forteresse ou d’une tour d’ivoire : plutôt aérienne, légère, je la vois idéalement trouée de partout, tissue de nos multiples rapports avec autrui.
3L’éclair par ailleurs vient du dehors, aucun artiste ne le déclenche d’un geste autoritaire. Laissons ces rodomontades à Picasso, puisqu’il s’en croyait digne – le génie a des excuses, n’est-ce pas ! Et je dois avouer qu’avec les Andy Warhol ou les Jeff Koons, nous avons fait quelque progrès dans l’auto-proclamation du génie et de ses propres certitudes : si peu de chose résiste au Marché. Mais la vie peut-être, la vie à petit bruit…
4Créer, je ne dis pas produire, est toujours, je le crois, de l’ordre d’une alètheia : la surprise d’un dévoilement ; dans son étymologie, nous savons que ce mot grec représente aussi le fait de dire et d’avouer toute la vérité conquise, de n’en rien garder par devers soi, et c’est que nous sommes à moitié dans le temps et si peu franchement « au monde ». Dois-je rappeler ici la parole de l’un des poètes qui voulut – non sans furie – « être au monde » ? À l’évidence, il ne s’agissait pas du monde tel qu’il se transformait sous ses yeux à la fin du xixe siècle, il suffit de relire « Démocratie » pour s’en convaincre, je veux parler d’Arthur Rimbaud :
Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde.
5« Nous ne sommes pas au monde », de nos jours, est une vérité plus vraie qu’elle ne l’a jamais été ; nous voguons quelque part dans un univers multiforme, aux dimensions et potentialités infinies qui a pris en douceur la place du monde, et le remplace sans coup férir – soft goulag, disait l’autre. Tandis que notre planète, sur le mode du gai savoir publicitaire (pas encore en sabots de Bretagne, mais ça viendra…) retourne tranquillement à son chaos originel, nous nous amusons à ouvrir nos yeux, puis à les refermer aussitôt, et nous lanternons, et nous atermoyons, et nous en venons petit à petit à rêver d’exo-planètes sur lesquelles nous réfugier, une fois… Nous sommes fiers de découvrir parmi ces planètes les très éventuelles candidates, faciles à notre exil, là où l’on trouverait, par exemple, de l’eau, « notre sœur l’eau, si bonne, si précieuse, si pure », comme le murmurait François d’Assise en sa prière de louange au xiiie siècle…
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6Le procès des images, leur déconstruction, se tient depuis des siècles, et rien n’y fait, « l’explosante fixe » qu’elles forment entre elles demeure l’une des marques les plus évidentes de la modernité – et de l’ultra-modernité. Ce que nous n’imaginions pas, malgré Jacques Ellul ou Guy Debord : le degré atteint par la sophistication en matière de flux informatif. Le mensonge est dorénavant sous contrôle, et le combattre devient petit à petit une tâche surhumaine.
7Je ne donnerai d’exemple que le Rwanda, sur lequel je médite depuis plus de vingt ans : ni feu le président de la République, François Mitterrand, ni messieurs Balladur, Juppé, Védrine, de Villepin, Delhaye, Léotard, ni les généraux Huchon, Quesnot, Lafourcade, ni l’amiral Lanxade, ni le colonel Tauzier, j’en passe, aucune de ces éminences n’a vu quoi que ce soit d’un génocide des Tutsis tant que durèrent les massacres de 1994. En bons et fidèles serviteurs de la raison d’État, celle-ci indémodable en sa cruauté, ils ne savaient rien de net – du moins veulent-ils à toute force nous le faire accroire –, pas plus que nous, spectateurs effarés, qui allions consommer sans broncher, abêtis, et pendant de longs mois, les images qui nous parvenaient chaque jour de ce pays africain béni des dieux. Comment se repentir, et de quoi – by God – un million de morts plus tard puisque… nous ne savions pas ? Qu’aurions-nous à dire de ces façons de mourir toutes plus abominables les unes que les autres ? Soudain le jugement évangélique prenait ses vraies dimensions : « Ils ont des yeux et ne voient pas, des oreilles, et ils n’entendent pas. »
8J’ouvre une parenthèse : non seulement nous avons appris depuis fort longtemps que les civilisations sont mortelles, mais nous savons aussi qu’elles ne cessent de pourrir de l’intérieur. Est-ce que l’élite des juristes allemands n’a pas prêté main-forte à l’anéantissement des juifs européens, en commençant par leurs concitoyens ? Et la plupart n’ont-ils pas continué leur besogne, après la catastrophe, en toute quiétude ? Et faut-il parler des banquiers ? Des assureurs ? Des médecins ? Des scientifiques ? Des industriels du transport, de la chimie ? Des philosophes ? Des gens d’église ? À quel ancien nazi n’a-t-on pas tendu de perche une fois la paix revenue ? Et tandis que les témoins s’abîmaient dans le silence, de vrai, comme le monde entier a su accueillir les bourreaux ! Comme leur savoir fut précieux ! Quelle ruse pour les exfiltrer ! Quel silence pour garantir leur carrière sud-américaine ! Encore une fois, que vaut cette paix européenne – et sur de tels décombres ? Nous l’avons si peu, si mal construite. Pourtant, nous avions vu qu’il était possible de brûler – au sens propre – par millions des Figuren, des hommes, des femmes, des enfants, nos frères et nos sœurs, au cœur de la civilisation européenne, et nos yeux ne se sont pas ouverts… Nous ne savons que faire de cette Fragilité humaine telle qu’elle nous fut atrocement révélée, notre héritage à nous, hommes du xxe siècle.
9Citons l’inénarrable André Breton, après guerre ou est-ce avant, je ne sais : « Il faut commencer par rompre le comportement grossièrement humaniste de l’héritage chrétien. » Oui, oui, cher André, bien trouvé, commençons par là ! Ainsi, nous sommes fondés à croire que le savoir et la culture ne sauvent personne, et pas davantage la culture de Charlie Hebdo. La liberté pour la liberté n’a jamais conduit nulle part. Encore une idéologie de fier cheval circulant avec ses œillères. Et nous en sommes à devoir la défendre de tout notre cœur comme l’horizon de notre temps ! Il est heureux que personne ne se dérobe, même pas monsieur Poutine, même pas Marine Le Pen.
10Je n’insiste pas, de peur que nous ne finissions réellement accablés. Je referme cette parenthèse.
11Tel est le statut des hommes et des femmes, dorénavant le nôtre : la vie massacrée sous nos yeux sans qu’aucune image ne soit digne de foi. Bien campés devant les plats écrans, si ce n’est avachis, en serviteurs dociles de l’ordre mondial, nous ingurgitons et digérons les infamies venues de la terre entière. La bonne conscience est notre affaire bien que nous sachions que tout le spectaculaire n’est qu’une autre des plaies d’Égypte. Il semble que les images représentent pour nous le seul accès à la vérité alors que nous connaissons à peu près tout de leur force anesthésiante, un poison plus subtil et non moins efficace que le curare des peuplades amazoniennes.
12Le monde s’est doublé d’une absence du monde, et je ne parle même pas du virtuel.
13Nous vivons sans vivre – et plusieurs fois par jour la paupière de la mort se referme sur l’œil numérique. Nous avons compris : inutile de sonner Arthur Rimbaud !
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14Or, nous devons poursuivre le travail de la vie sur terre, nous sommes des vivants, en tant que tels auto-affectés par l’événement du vivant, ayant le sentiment d’eux-mêmes, pris dans un processus d’accomplissement où « l’être se donne à sentir à lui-même dans la simple joie » – la joie d’exister. Même l’épreuve de mourir ou sa figuration ne sont pas à dédaigner à chaque fois qu’elles se projettent sur l’écran de la conscience, ou s’invitent à travers les aléas de notre vie corporelle, en bref, chaque fois qu’elles occupent les plis de notre sensibilité, tellement précieuse.
15« Car la vie se sent et s’éprouve soi-même en sorte qu’il n’y a rien en elle qu’elle n’éprouve ni ne sente. Et cela parce que le fait de se sentir soi-même est justement ce qui fait d’elle la vie. Ainsi tout ce qui porte en soi cette propriété merveilleuse de se sentir soi-même est-il vivant, tandis que tout ce qui s’en trouve dépourvu n’est que la mort. »
16Telle est l’une de ces vérités premières que nous révélait en sa phénoménologie Michel Henry, c’était en 1987 déjà.
17Dans un monde qui a renoncé, qui ne trouve plus sa fin dans le développement de la vie pour elle-même, en sa propre gloire, un monde qui s’acharne à confondre la fin avec les moyens, dans cette vie sans vie, ce processus de mort partout engagé qu’est la technique telle qu’elle s’auto-instruit, triomphe et s’accumule, que devient l’idée même d’émerveillement chez les poètes ?
18Pas d’autre projet que d’accueillir en eux, justement, la vie, de la laisser se déployer selon sa propre urgence, une vie qui s’accroît et se transforme en actes de paroles. Le poème a la force des actes de langage qui performent ce qu’ils expriment ou, comme l’a soutenu Paul Celan, « dans l’angle étroit de son existence » un poème a le même poids qu’un acte de reconnaissance entre deux êtres, deux consciences, deux libertés, deux subjectivités : l’échange vrai d’une vraie poignée de main.
19J’appellerai donc « émerveillement » l’instant créatif où se rejoignent, en nous, des préoccupations conscientes, le très politique souci du monde et pour le monde, selon Hannah Arendt, et la vie qui surgit, et sous les espèces du poème, dans une forme langagière, dans l’espace ouvert par le poème. La vie, productrice d’un espace de parole en moi et sur la page. La difficulté étant de laisser advenir cette vie dans les appels et les combinaisons de vocables. Souvent pour moi d’abord comme une eau sourde, imperceptible, un ruisselet, à peine audible, entre les herbes. La difficulté est de rester à l’écoute, de rester fidèle à la simplicité de ce qui se joue à cet instant, à la bonté de cet écoulement, à cette vie à bas bruits, tout entière sous le signe du mouvement et de la transparence.
20Le Temps, oui, et ses multiples visages, le Temps – pour l’éveiller.
21« Je dis le temps – viennent les arbres d’hiver que je les peigne avec leurs fruits noirs dans les branches, leur démarche d’aveugle dans le brouillard ! »
22L’émerveillement, on l’a dit, n’a rien à voir avec je ne sais quelle ferveur, l’effet d’un optimisme béat, il ne s’agit pas de se tromper de monde, ou de tromper son monde, ce pourrait être, disons, un certain état de veille. Certes, le veilleur peut se laisser aller, entrer en somnolence, mais il est aussi capable d’une forte présence, d’attention extrême, ses yeux perçant la nuit. Oh ! l’exigence de la solitude !
23J’ajouterai que si l’émerveillement ne naît pas du manque, du moins il en est précédé, et parfois très longuement – une aussi longue attente, ou de trop longs, de trop terribles jours… Umberto Saba, un poète qui n’aura mis la main qu’à des choses sûres, et transparentes, refusant les faux-fuyants, les apparences, l’excès rhétorique, rappelait dans Femmes de Trieste : « Personne, du reste, n’est solitaire par choix, sous le besoin de solitude, il y a toujours une triste fatalité, intérieure ou extérieure. »
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24« Et si je suis désespéré, qu’est-ce que cela peut bien faire ? »
25Sur cette remarque se termine l’une des plus lumineuses et non moins sombres méditations de Günther Anders. Et voit-on que l’émerveillement est un peu plus et un peu moins qu’un concept, une expérience, pourrait-on dire, qui convoque le courage en nous, le courage de n’être pas niais puisque nous sommes sans cesse acculés à des expédients. Tel est notre lot – à nous mortels. Cette expérience que nous aimerions rendre manifeste aujourd’hui, ici, à Caen, au moins sur le plan du discours, peut-elle exister, avoir son lieu et sa raison d’être, se déployer sous le ciel qui est le nôtre ? Est-ce que l’état de notre « civilisation » ne condamne pas radicalement cette expérience à n’être qu’un peu de vent balayant le désert de la technologie ? Quelques gouttes de rêve dans la machinerie du social condamnant toute conscience éveillée à la solitude ? Est-ce autre chose qu’un gadget que l’on brandit avec d’autant plus de conviction qu’il ne sert à rien ni à personne ? Et, somme toute, un vide, une vague survivance d’un monde enfui, d’un monde lointain, et combien plus heureux, qui nous aurait précédés ?
26Je voudrais répondre une fois encore, et souligner ceci : l’émerveillement comme attitude mentale représente peut-être aujourd’hui une sorte particulière de régression acceptée, une sorte de dépouillement volontaire, assez radical, une sorte de retour à la simplicité du rapport au monde, à une conscience simplifiée, avec une large part laissée à la perception sensible. Le premier pas est ce retour – non vers le sujet narcissique, il se porte très bien celui-ci, mais vers l’homme éduqué, l’homme en dialogue, un homme en quête de sa propre humanité, sans qu’il lui soit permis d’oublier aucune de ses dimensions. La première forme de salut serait d’échapper aux écrans, de s’éloigner ainsi de l’effrayante banalité des images, de déchirer ce corset qu’elles nous font le jour la nuit.
27On le sait, l’Apocalypse ne dévoile pas l’avenir, il cartographie notre aujourd’hui, il dessine le porche de l’imminent, et les fameuses bêtes sont à l’œuvre hic et nunc, bien visibles, cela n’est pas douteux, encore moins après les récentes exécutions – ainsi, sous le jour apocalyptique, celui des génocides et des goulags, celui de la terreur du xxe siècle et du nôtre, pas d’autre chemin vers l’émerveillement que celui de l’humilité, elle seule pourrait nous conduire à la rencontre d’un réel qui ne fût pas en quelque sorte paraphé par la mort avant même de s’être rendu visible.
28Comme le dit, et pour le coup merveilleusement, Angelus Silésius :
Die Ros’ist ohn’warum ; sie blühet weil sie blühet,
Sie acht’t nicht ihrer selbst, fragt nicht, ob man siesiehet.
La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit,
Elle ne fait pas attention à soi, ne demande pas si quelqu’un la regarde.
29Il revient peut-être aux poètes, non pas à eux seuls, il revient à tout un chacun de recommencer à la regarder, cette rose unique, à la voir pour ce qu’elle est, en sa mystérieuse présence. Et de redécouvrir par là même le jeu fantastique de la création, de méditer en conséquence le quasi-secret de son origine jusqu’en son inégalable, son infrangible, son évidente gratuité. Les paroles et les actes qui s’élaborent sous le signe d’une Donation première, et s’y reconnaissent, voilà ce qui va demeurer aux siècles.
Notes
1 Ce texte a servi d’introduction à une lecture de quelques poèmes, le 16 janvier 2015, au cours du colloque tenu à l’université de Caen.
2 O. Mandelstam, « Remarques sur la poésie » [1923], dans De La poésie [1928], trad. Chr. Mouze, Paris, La Barque, 2013, p. 59.
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