Dino Compagni
Un citoyen engagé dans la vie publique
p. 22-27
Texte intégral
Une petite bourgeoisie guelfe
1Dino (diminutif d’Aldobrandino ou Ildebrandino) naît à Florence à une date difficile à préciser et controversée, comprise entre 1247 et 1260. Il est issu d’une famille bourgeoise guelfe, d’une certaine ancienneté dans la ville néanmoins, inscrite depuis plus d’un siècle à l’une des corporations professionnelles les plus prestigieuses, l’Art de Por Santa Maria, dont l’activité allait de l’industrie de la soie au commerce des draps de production locale ou étrangère, en passant par l’orfèvrerie. Son père, Compagno di Perino, avait épousé une fille de Manetto Scali, un personnage appartenant à la grande noblesse citadine, et à la tête d’une des plus anciennes et plus puissantes compagnies bancaires florentines, à l’activité intense et aux ramifications internationales, qui se rangera en 1300 aux côtés des Cerchi et dans le parti des Guelfes blancs.
2Divers liens de parenté l’unissaient également à d’autres qui adopteront le parti opposé : sa première épouse, Filippa, devait être en quelque manière liée au juge guelfe noir Andrea da Cerreto qui la couchera sur son testament. Furent Guelfes noirs également les Benvenuti, la famille de sa deuxième épouse, dont le frère Vanni sera, à plusieurs reprises, Prieur sous le régime guelfe noir. Et Bartolomeo, le cadet des fils de Dino, épousera une fille de Pazzino de’ Pazzi, l’un des chefs de la faction noire. Issu d’une famille de cinq enfants, sans doute lui-même le cadet, Dino Compagni résidait dans le sextier de Borgo, dans la paroisse de Santa Trinita, où il sera enterré le 26 février 1324.
Une culture supérieure à celle du marchand
3On ne sait rien de sa formation culturelle sinon ce que son œuvre permet d’en supposer. Poète à l’occasion, il est l’auteur, outre du travail historique ici présenté, d’un groupe de cinq sonnets et une chanson de douze stances qui lui sont attribués avec certitude, contrairement au long poème allégorique, intitulé Intelligenza, pour lequel on ne se risque plus guère aujourd’hui à lui en assigner la paternité.
4La chanson, Amour m’oblige et me pousse à agir, probablement inachevée, appartient à la poésie gnomique et développe un idéal de perfection morale au service de la renommée, en parfaite harmonie avec celui qui informe tant de passages de sa chronique. Et, comme l’un des sonnets, elle atteste la connaissance, au moins superficielle, des traditions poétiques antérieures, depuis les Provençaux jusqu’aux Stilnovistes. Ces sonnets sont adressés à Guido Guinizelli, à Lapo Salterelli, à un certain maître Giandino et à Guido Cavalcanti.
5Il confie dès les premiers mots de sa chronique avoir longtemps pratiqué la lecture des historiens classiques et, au vu de ce qu’il a écrit, il semble que son éducation dans le domaine de la grammaire et de la rhétorique soit allée au-delà de ce qui est généralement offert à un enfant destiné à exercer des activités de marchand. D’autant plus que, selon ce qu’il confie encore, au chapitre 21 du premier livre, les gouvernants de l’été 1300 font appel à lui, déjà consulté comme conseiller politique, pour rédiger une lettre officielle à envoyer aux menaçants voisins de Lucques. On sait que ce type de travail relève en général de la compétence et de la culture notariales. S’il construit dans la chronique divers discours oratoires pour rapporter des paroles prononcées en assemblée, par lui-même ou par d’autres, il ne manque pas non plus de relever à maintes reprises, en connaisseur semble-t-il, les qualités de bon orateur qu’expriment dans leurs paroles et leurs discours certains de ses ennemis politiques, comme Corso Donati ou Betto Brunelleschi, voire l’absence de ces qualités dans le discours de certains autres (II, 6). Il a en outre une claire conscience de la potentialité dramatique de son écriture, qu’il ne manie pas au hasard. Ainsi confie-t-il que traiter un sujet avec « miséricorde » peut permettre de faire pleurer ses lecteurs « à chaudes larmes » (I, 26).
Responsabilités professionnelles et vocation politique
6Tenant boutique dans Calimala, la rue la plus industrieuse de Florence, Dino exerçait une activité commerciale d’exportation de textiles dont on a la trace jusqu’en 1322, guère avant sa mort, au sein d’une compagnie modeste, qui connaîtra la faillite, comme beaucoup d’autres, en 1341.
7C’est dès 1269 qu’il était inscrit, ainsi que son frère Guiduccio, sur les registres de l’Art de Por Santa Maria, une inscription que l’on vérifiera encore au moins jusqu’en 1320, avec celles de deux de ses fils et de divers associés.
8Il prêta le serment de maître en 1280, et fut juré de son Art en 1282 et 1289. Il eut en outre l’honneur d’occuper la charge de consul de son Art (dirigé par quatre consuls nommés pour un semestre) à six reprises : en 1282, 1286, 1289, 1291, 1294 et 1299. C’était dans les conseils des Arts majeurs que ceux qui aspiraient aux responsabilités politiques pouvaient faire leurs premières armes, et cette charge prit une grande importance justement au lendemain de 1282, car c’est précisément parmi ces consuls des Arts majeurs que désormais seront élus les gouvernants de la cité.
9Il fut membre également de la confrérie religieuse d’Or San Michele. Née en 1291 et vouée au culte marial, celle-ci deviendra rapidement l’une des plus importantes par le rayonnement, le patrimoine et le nombre d’inscrits, incluant également les nobles. Dino fut l’un de ses dirigeants en 1298.
Un engagement politique indéfectible avant la disgrâce
10C’est avec un coup d’éclat que commence sa carrière politique : en 1282, il fait partie, malgré son jeune âge dit-il (mais à considérer relativement aux jugements de l’époque sur la jeunesse en rapport avec les responsabilités politiques), du groupe de six bourgeois qui, se consultant spontanément dans un moment de crise politique aiguë, vont réformer l’État. Ils vont remplacer la magistrature suprême des Buonuomini (celle des Quatorze instituée par le cardinal Latino deux ans plus tôt, partagée entre Guelfes et Gibelins, mais tous choisis au sein de la noblesse), par un gouvernement populaire, c’est-à-dire bourgeois, composé d’abord de trois, puis rapidement de six Prieurs des Arts.
11Parmi ce que l’on peut savoir avec certitude : durant toute l’année 1284 il fait régulièrement partie du Conseil général du podestat.
12En 1289, du 15 avril au 15 juin, il est élu à cette charge suprême de Prieur des Arts qu’il avait lui-même contribué à créer : au cours de ce bimestre lourd d’événements, Florence reçoit la visite de Charles d’Anjou et part en guerre contre la voisine Arezzo. Dino se présente lui-même comme alors chargé de faire avancer de délicates négociations avec l’évêque de cette ville.
13En 1293, du 15 juin au 15 août, il est élu à la charge de gonfalonier de justice, récemment mise en place pour assurer l’exécution des sévères mesures prises par le gouvernement populaire contre les nobles qui contreviendraient au respect des classes inférieures et à la paix sociale. Et il s’y emploie, dit-il encore, avec toute la rigueur prévue par la loi.
14En décembre 1294, sous le gouvernement populaire de Giano della Bella qu’il appuie sans réserve, révélant lui-même à Giano les menées secrètes de ses adversaires contre lui, il fait partie d’une commission de travail de 14 sages qui réfléchissent aux réformes législatives, à la révision, en vue d’un renforcement, des Ordonnances de justice. Après la chute et l’exil de Giano della Bella le 5 mars 1295, avec lequel il s’était pleinement compromis, Dino est écarté du pouvoir pendant quelques années.
15Ce ne sera qu’au cours de l’été 1300 qu’il participera de nouveau à un conseil de sages consultés par les Prieurs (et Dante Alighieri était au nombre des Prieurs, pour ce bimestre 15 juin-15 août), pour prendre la décision d’exclusion temporaire hors de la cité des fauteurs de troubles des deux factions qui s’opposent.
16Ajoutons en outre qu’entre 1282 et 1301, mise à part la parenthèse de sa disgrâce de cinq années entre 1295 et 1300, son nom apparaît dans les documents d’archives parmi ceux des bourgeois les plus fréquemment consultés par les Prieurs dans les moments graves, à titre de conseillers d’État. Consulté sur des questions diverses, de politique intérieure aussi bien que d’ordre diplomatique et militaire, il donnera son avis sur le mode d’élection du syndic de la commune, sur la frappe des monnaies, sur un conflit avec le clergé, sur la défense des bourgs fortifiés du territoire florentin, sur les négociations de paix avec la ville voisine Arezzo, sur une libération de prisonniers, sur la conduite de la guerre contre l’autre voisine Pise, sur des lettres adressées par le Pape à la cité, sur les instructions à donner aux ambassadeurs dans la négociation avec Pise, sur la paix à conclure avec cette dernière ou sur le mode d’élection des Prieurs. Et il fut également consulté par la Seigneurie de Florence à diverses reprises en 1292, mais à titre de consul de son Art, sur des sujets tout aussi importants.
17Enfin, en 1301, du 15 octobre au 15 décembre, il est de nouveau Prieur, dans ce gouvernement qui sera renversé le 8 novembre, après seulement trois semaines d’activité, par la violence du parti guelfe noir. Ce n’est d’ailleurs que sa charge de Prieur occupée au cours de l’année précédant les procès intentés contre les Blancs qui, en vertu d’une disposition de loi destinée à protéger les anciens gouvernants de l’année écoulée, lui épargnera les poursuites et le bannissement, sort que connaîtront beaucoup d’autres. À partir de ce moment le point final est mis à son activité politique. On ne le verra même plus dans la confrérie religieuse d’Or San Michele dont il était pourtant un membre influent. Dino, qui néanmoins demeure dans Florence, rentre dans l’anonymat pour ne se consacrer plus qu’aux affaires. Seulement toléré par le régime guelfe noir, comme bien d’autres il devra, pour ne pas subir les persécutions et l’exil, se tenir à l’écart de la vie publique, en quelque sorte se faire oublier. Dans ces conditions, on conçoit aisément que son récit, ancré dans l’actualité la plus brûlante, n’ait pu connaître la moindre diffusion de son temps parmi ses contemporains, ni longtemps encore après sa mort.
18Il est à remarquer que les Compagni ne faisaient pas partie de ces groupes familiaux influents, d’extraction nobiliaire ou bourgeoise, qui avaient alternativement occupé le pouvoir politique tout au long de la seconde moitié du XIIIe siècle, en fournissant régulièrement les cadres de la vie publique au gré des instaurations politiques. Ni son père ni ses frères n’ont occupé de fonctions politiques dans la Florence de leur époque, pas plus d’ailleurs que n’en occuperont ses fils. C’est ce qui rend remarquable l’ascension de Dino dans la vie publique, dès lors que cette ascension se présente comme une promotion individuelle qui n’a pas bénéficié du soutien d’un groupe familial à l’influence déterminante comme il était de règle alors. Et cela, dans une certaine mesure, met en valeur l’authenticité de son engagement.
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