L'Orient des revues (xixe et xxe siècles)
|L’Orient dans les revues françaises et francophones : vers une révolution des représentations
Texte intégral
I
1Le présent ouvrage rassemble des études portant sur les représentations de l’Orient figurant principalement dans des revues à vocation généraliste : la Revue des deux mondes (Marion Moreau), la Revue indépendante (Françoise Genevray), le Magasin pittoresque et le Tour du monde (Marie-Laure Aurenche), Europe (Guillaume Bridet), les Cahiers du Sud (Stéphane Baquey), Esprit (Daniel Lançon), Les Temps modernes (Michel Murat), mais également plus littéraires : le Mercure de France et la Nouvelle Revue française (Michel Murat), Un Effort (Pascale Roux).
- 1 Selon l’expression retenue comme titre d’une livraison emblématique des Cahiers du mois, n° 9-10, f (...)
2L’empan historique retenu permet d’envisager l’évolution des pratiques depuis les années 1830 jusqu’à la fin des années 1960 alors que sont définitivement acquises les indépendances et que les paradigmes orientalistes se sont évanouis, savants comme littéraires et artistiques, pour les nouveaux États d’un « Orient » s’étendant du Maghreb à la Chine en passant par l’Inde, l’Asie centrale, le Proche-Orient (y compris Israël), l’Europe orientale par excursus. L’accent est placé sur de grands « moments » : les ambivalences de la fin de l’époque romantique vers 1850 ; l’Orient symboliste et la Belle Époque ; l’émergence d’un Orient littéraire francophone en littérature au Maghreb et au Machrek entre 1910 et 1960 ; les « appels de l’Orient1 » dans des années 1920 ; la première décennie des indépendances.
- 2 Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, É (...)
- 3 Les voyages aventureux du comte de Forbin, de Didot, de Cailliaud ou de Belzoni sont autant d’exemp (...)
3Les débats d’idées en revue sont inscrits dans une périodicité moins précipitée que dans celle du quotidien, moins soumise à l’accélération informative qui est celle des périodiques généralistes dès la seconde moitié du XIXe siècle, permettant la réflexion sur les passés, les présents et même les futurs proches. La revue se donne en effet la possibilité d’une « fonction de réflexion sur l’Histoire »2, se refusant à la mise en scène des Unes avec les « dépêches » en provenance des correspondants de presse, installés à Beyrouth, Constantinople ou au Caire, même si le temps de l’Histoire fait irruption, autrement. Si l’objet d’étude est ici bien souvent le périodique encore marqué par la participation d’écrivains, parfois fort connus, certaines études de cas portent également sur la présence de l’Orient dans le périodique populaire à quelques sous, la presse industrialisée et anonyme, soumis aux impératifs d’une « opinion » ou cherchant à la forger. La publication de récits viatiques à sujet oriental n’en demeure pas moins au cœur de la stratégie des revuistes du XIXe siècle3. En livraison, voire en feuilleton, jouant sur la valorisation d’une proximité subjective avec un lectorat spécifique. Souvent inédits y compris dans les revues francophones situées dans un entre-deux délicat, ils jouent sur le « pittoresque », notamment par l’illustration.
- 4 « Avant-propos », Presse et plumes. Journalisme et littérature au XIXe siècle, Marie-Éve Thérenty e (...)
4La « matière orientale » de ces milliers de pages est vaste et les représentations de « l’Orient », accueillies dans la connivence intellectuelle et sociale d’une entreprise » « par nature impersonnelle et dialogique4 », apparaissent dans leur grande hétérogénéité ce qui permet de discuter la vulgate des études orientalistes actuelles. La présence ou l’absence du politique est ainsi hautement significative, les réflexions les plus contradictoires étant émises quant à une « politique orientale » à suivre, à encourager, la « mission civilisatrice », ou à dénoncer (situations coloniales). Les débats y apparaissent comme vifs entre revues ou entre rédacteurs d’une même revue, les relations de convergence ou d’opposition renvoyant à des lectorats certainement bien différents, des Temps modernes à la Nouvelle Revue française par exemple.
II
- 5 Au printemps 1827, Ferdinand d’Eckstein soutient de même, dans son mensuel littéraire et philosophi (...)
5Une sorte de petite République des Lettres orientales se constitue autour du Journal asiatique dont le manifeste inséré dans le premier numéro de la revue en 1822 annonce d’emblée : « Le commerce avec les muses orientales [aura] de quoi varier et rajeunir ce fonds d’images et de combinaisons classiques que nous ont légué les Grecs et les Romains5 ». Louis Véron, directeur de la Revue de Paris, annonce dans son premier numéro en 1829 :
- 6 Page IV. Si la revue accueille par exemple les traductions et les discours d’aménité de Fulgence Fr (...)
Ces communications faciles et récentes de toutes les littératures, cette fraternité de tous les idiomes, de toutes les langues, rare bonheur de position pour les générations nouvelles, doivent être exploitées au profit de l’esprit humain6.
- 7 Émile Prisse d’Avennes, collaborateur de la Revue archéologique, de la Revue contemporaine, du Maga (...)
- 8 La Revue de l’Orient, organe de la Société Orientale (de Paris), devient Revue de l’Orient et de l’ (...)
Ce moment de la première génération romantique française est bien connu, porté par des acteurs très actifs autour des questions orientales7. La revue s’y révèle d’emblée le lieu d’accueil de visées modernistes, voire utopistes : celui d’un Orient contemporain, associé à l’Occident nouveau du progrès des Lumières, « régénéré » par lui, d’où néanmoins apparaissent les inévitables conflits de points de vue autour des modes de relation à entretenir avec ces pays d’Orient8.
- 9 Tome XXI, 24 décembre 1830, p. 215-228. Balzac remanie son récit et le republie dans Études Philoso (...)
- 10 Ces fragments d’Alfred de Vigny sont republiés dans les Œuvres complètes de l’édition de M. F. Bald (...)
- 11 La revue littéraire et intellectuelle a pu accueillir un Orient fantastique voire ésotérique. Les e (...)
6On connaît l’opposition véhémente, récurrente au fil du siècle, de l’enfer du journalisme (« l’universel reportage ») et du ciel de la littérature. Or, jusque vers 1860, la revue demeure le laboratoire des destinées littéraires et la « matière d’Orient » privilégiée pour la fiction. Les exemples sont nombreux : Honoré de Balzac avec son étrange nouvelle orientale : « Une passion dans le désert » dans la Revue de Paris en 18309. Quelques mois après, c’est au tour d’Alfred de Vigny avec des pages intitulées « Scènes du désert. Fragments de l’Alméh, roman10 », sur les Français en Égypte, dans la Revue des deux mondes d’avril et de mai 1831. Théophile Gautier met au banc d’essai sa nouvelle « Une nuit de Cléopâtre » dans La Presse, le 29-30 novembre 1838 ; « Le Pied de momie » dans Le Musée des familles en septembre 1840, tout comme la première version du « Prologue » de son Roman de la Momie en feuilleton dans le Moniteur universel de mars à mai 1857. Gustave Flaubert fait paraître des fragments de la seconde version de sa Tentation de saint Antoine dans la revue L’Artiste de Théophile Gautier les 21 et 28 décembre 1856, 11 janvier et 1 er février 185711.
7Cependant, si L’Orient semble à ces créateurs comme le lieu d’une naissance à leur écriture, le lieu natal de leur vocation littéraire singulière, alors que fort peu d’entre eux pratiquèrent véritablement l’écriture périodique en tant que chroniqueur littéraire, force est de constater que le périodique place leurs écrits en regard, les textes réagissant les uns par rapport aux autres. La Revue de Paris, la Revue indépendante, la Revue des deux mondes, la Revue de l’Orient, le Mercure de France peuvent ainsi être lus comme des « œuvres collectives ».
- 12 « Souvenirs littéraires. VII. Au Caire, à travers l’Orient », 1er décembre 1881 ; « Souvenirs litté (...)
8Une tension se fait rapidement jour après le milieu du XIXe siècle, entre les héritages culturels dont les contrées dites « orientales » auraient été les témoins, les dépositaires, les légataires, — mais ne le seraient plus — et l’actualité troublée de ces mêmes pays, présent désorientant autant que désorienté. Le thème oriental y demeure associé à l’idée d’un territoire mental pour happy few nostalgiques d’un moment romantique ayant créé un imaginaire à la mesure de leurs rêveries. Dès 1860, les écrivains qui ont visité l’Orient livrent leurs souvenirs dans les revues. Il n’est que de lire ce qu’écrit Maxime Du Camp sur sa jeunesse orientaliste dans la Revue des deux mondes12. Le geste revuiste et la geste mémorialiste coïncident alors. La revue se fait le conservatoire d’Orients rêvés, revisités dans le miroir déformant du souvenir des voyageurs lettrés tandis qu’émerge, dans les mêmes revues, un Orient acteur politique. En donnant une large place aux Mille et Une Nuits ou aux ésotérismes orientaux dont la Belle Époque est si friande, le Mercure de France et la Nouvelle Revue française encore, continuent ce recueil d’Orients rêvés, inactuels par définition, passion orientaliste bien éloignée de la recension de l’actualité. L’Orient y est territoire de rêveries décidées originaires d’un soi occidental, de l’inactuel, — tous éléments qui peuvent rebuter les directeurs de certaines revues qui pensent à leur lectorat — tandis que les mêmes revues illustrent l’actualité, contrainte incontournable du périodique.
9Dès avant la fin du XIXe siècle, les traditions spirituelles hindoues ou musulmanes deviennent les ressources d’un Occident en crise, en des études toujours plus ou moins essentialistes. La topique de l’ailleurs antique voire primitiviste est ainsi prégnante dans la Revue des deux mondes avec l’Europe orientale conservatoire de valeurs ancestrales, dans le Mercure de France avec une Égypte pour initiés au-delà des cercles spécialisés, modèle littéraire des symbolistes. L’Orient devient alors la réponse à une « décadence » supposée du monde occidental, le médiateur d’un messianisme romantique ou d’un renouveau plus ou moins rationaliste (l’Inde dans les années 1920 ; les « traditions » musulmanes dans les années 1930). D’une manière plus générale, la revue incarne les humanismes modernes, Europe avec l’Inde hindoue ; les Cahiers du Sud avec une certaine idée de l’Islam.
- 13 La parole des Orientaux n’y est bien longtemps acceptée qu’en tant que faire-valoir des savoirs occ (...)
10L’accueil à proprement parler de lettrés de l’Orient contemporain dans ces revues est longtemps demeuré l’exception. Ainsi celui fait à l’intellectuel Rifâ‘a, avec ses premiers hymnes nationaux égyptiens, Manzûmat misrîyah watanîyah (1272/1855-56), écrits en pensant aux troupes égyptiennes engagées du côté turc pendant la guerre de Crimée, et que Nicolas Perron traduit partiellement dans la Revue de Paris du 15 avril 185613. À partir des années 1880, il n’est cependant plus seulement question de l’inscription et de la diffusion des seuls discours occidentaux sur l’Orient, par le biais de la traduction d’œuvres ou de paroles rapportées, nécessairement peu nombreuses, mais d’une prise de parole des Orientaux dans des organes de presse. Halil Ganem, Libanais exilé d’Istanbul, devient le rédacteur en chef du Journal des Débats. Une génération plus tard nous retrouvons l’Égyptien Georges Cattaui, le Libanais Charles Merki, le Turc Ahmed Hachim, chroniqueurs ou correspondants du Mercure de France.
11Un pas décisif est accompli lorsqu’une parole se développe au sein de périodiques publiés au sein de l’Orient turc, syro-libanais ou égyptien, dans les premières décennies du nouveau siècle. Le renversement énonciatif se confirme par l’émergence de revues francophones dans un Orient de futurs États-nations, ainsi avec Un Effort dans l’entre-deux-guerres, animé par le jeune écrivain surréaliste égyptien Georges Henein. À partir des années 1930, la prise de parole des Orientaux dans des organes de presse (Tagore, Kateb Yacine, René Habachi) devient plus régulière. Ces derniers entrent dans la connivence intellectuelle et par nature potentiellement dialogique de toute revue, travaillant par là même à un dégagement des idéologies coloniales dès avant les indépendances politiques, se situant dans le débat sur le degré d’orientalité de leurs espaces spécifiques. Les revues vont dès lors accompagner une Renaissance qui s’exprimera aussi bien en français que dans des langues orientales, d’où les conflits d’identités littéraires au moment des indépendances en Algérie, en Égypte et au Liban.
Notes
1 Selon l’expression retenue comme titre d’une livraison emblématique des Cahiers du mois, n° 9-10, février-mars 1925, 460 p.
2 Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 90-92.
3 Les voyages aventureux du comte de Forbin, de Didot, de Cailliaud ou de Belzoni sont autant d’exemples signalés dans le Journal des Savants refondé à la fin de 1816, dans la Revue encyclopédique dès sa naissance en 1819 puis dans le Journal Asiatique à partir de 1822. Nulle surprise dès lors de voir la Revue des deux mondes publier en parallèle en 1846 et 1847 les récits du voyage oriental de Jean-Jacques Ampère, professeur au Collège de France et l’un des inventeurs de la littérature comparée, et celui de Gérard de Nerval.
4 « Avant-propos », Presse et plumes. Journalisme et littérature au XIXe siècle, Marie-Éve Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Paris, Nouveau monde éditions, 2004, p. 7-8.
5 Au printemps 1827, Ferdinand d’Eckstein soutient de même, dans son mensuel littéraire et philosophique Le Catholique : « La littérature orientale va devenir pour les esprits supérieurs ce que la littérature grecque fut pour les savants du XVIe siècle. »
6 Page IV. Si la revue accueille par exemple les traductions et les discours d’aménité de Fulgence Fresnel (« Poésies du désert, de Schanfara », juin 1834, p. 86-193), la présentation est parfois un peu moins généreuse, voir celle de la muséification des antiquités égyptiennes par Louis Reybaud (« Les Obélisques », septembre 1836).
7 Émile Prisse d’Avennes, collaborateur de la Revue archéologique, de la Revue contemporaine, du Magasin pittoresque et de la Revue Orientale, réside à Paris, notamment de 1844 à 1858, entre de longs séjours en Égypte, au 10 de la rue des Beaux-Arts, dans l’immeuble qui abrite Prosper Mérimée et la Revue des deux mondes de Buloz.
8 La Revue de l’Orient, organe de la Société Orientale (de Paris), devient Revue de l’Orient et de l’Algérie en 1847, et on peut y lire de plus en plus d’articles favorables aux visées colonialistes. De son lancement en 1833 aux débuts des années 1850, le Magasin pittoresque exprime quant à lui la nostalgie éprouvée en France pour les hauts faits de l’expédition d’Égypte (1798-1801) et la nécessité d’une domination de la France dans le Levant.
9 Tome XXI, 24 décembre 1830, p. 215-228. Balzac remanie son récit et le republie dans Études Philosophiques (1837), puis le Magazin Littéraire (1842) et Le Journal des Journaux (1843) avant de l’inclure dans ses Œuvres (édition 1845) et enfin dans La Comédie Humaine (1846).
10 Ces fragments d’Alfred de Vigny sont republiés dans les Œuvres complètes de l’édition de M. F. Baldensperger chez Louis Conard en 1925.
11 La revue littéraire et intellectuelle a pu accueillir un Orient fantastique voire ésotérique. Les exemples pionniers en sont Le Roman de la momie ou encore « La Légende de sainte Thaïs, comédienne » prépubliée le 1 er février 1867 dans Le Chasseur bibliographe par le jeune Anatole France, et « Le Voile d’Isis », fiction philosophique de Louis Ménard, le 19 novembre 1874 dans la Critique Philosophique.
12 « Souvenirs littéraires. VII. Au Caire, à travers l’Orient », 1er décembre 1881 ; « Souvenirs littéraires. X. Les saints-simoniens. Les illuminés », 15 mai 1882, pages reprises dans Souvenirs littéraires en 1882 (volume I) et 1883 (volume II).
13 La parole des Orientaux n’y est bien longtemps acceptée qu’en tant que faire-valoir des savoirs occidentaux, c’est le cas du même Rifâ‘a dont on publie la traduction en français (langue qu’il lisait très bien ayant fait des études à Paris) d’un « Chant égyptien sur le percement de l’Isthme de Suez » dans le bi-hebdomadaire L’Isthme de Suez en juin 1856.
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