Champs de l’imaginaire
|Les catégories de l’irrationnel, prélude à l’anthropologie
Note de l’éditeur
Cet article a été publié pour la première fois dans la revue Esprit en janvier 1962.
Texte intégral
1Au premier abord, il apparaît comme doublement paradoxal d’accoupler le terme d’« irrationnel » au respectable mot de catégorie qui a, depuis Aristote et surtout Kant, une solide réputation de rationalité, paradoxal encore de chercher le prélude à un nouvel humanisme dans l’humus des confusions infra-rationnelles.
2Et cependant l’humanisme classique, peu à peu craquelé par l’histoire, s’est pluralisé – pour ne pas dire : s’est pulvérisé. Les humanismes, qu’ils soient chrétiens, néo-antiques ou révolutionnaires, ne suffisent plus à lester l’intérêt de la recherche positive par un contenu pleinement actuel, c’est-à-dire par une prise en considération de l’homme du xxe siècle dans sa totalité. Le vieil humanisme du xve siècle, qui est encore celui des « droits de l’homme », n’a pas résisté à la planétarisation de notre curiosité inquiète. Privé de ses cadres institutionnels, il n’est plus qu’une relique culturelle veuve du substrat positif d’une communauté de civilisation. Car contrairement à ce que pense Bergson, ce n’est pas d’un supplément d’âme qu’a besoin notre culture pavée de bonnes intentions humanistes, mais d’un surcroît de civilisation, ou mieux, d’un surcroît de ce que Claude Lévi-Strauss appelle « société », c’est-à-dire que nos relations avec le monde, qui définissent la culture, se sont prodigieusement accrues, tandis que les relations qu’entretiennent les hommes entre eux – et qui constituent la « société » – sont restées primitivement les mêmes. Nous avons la tête trop lourde, mais les mains vides de fraternités nouvelles. Les éthiques humanistes se sont démodées par rapport à notre savoir : parallèlement à la désuétude du rationalisme réflexif, l’irrationalisme et la méditation de l’absurde ont introduit, dans la quiétude scolastique d’un « connais-toi toi-même » mal compris, le fameux ver dans le fruit. Aussi dans la débâcle et le déracinement de la culture humaniste et l’incomplétude de la méthode réflexive, l’on peut se demander s’il ne faudrait pas repartir axiologiquement à zéro, repartir d’un humanisme humblement pragmatique, se contentant d’être pour le présent un simple constat anthropologique. Et ce que l’on constate d’abord, c’est que l’homme passe la moitié de sa vie à dormir… et l’autre à évoquer des images. La question qui se pose n’est plus celle des données immédiates de la conscience, mais celle des données immédiates de l’inconscient anthropologique.
3En effet, l’inquiétude et les poussées irrationalistes qui ont marqué la crise des humanismes classiques ne pourraient-elles pas à leur tour – à condition d’être domestiquées en une systématique « pré » ou « méta »-logique – constituer le point de départ, la propédeutique à une anthropologie ? Le double paradoxe de notre titre serait résolu si l’on pouvait montrer que l’ouverture à l’anthropologie ne se fait pas par une expérience privilégiée – phénoménologique ou autre, toujours acculée à un certain solipsisme de fait et faussée par un régionalisme irrévocable – à côté de l’expérience des sciences de la nature, mais par la prospection systématique et globale de la totalité du « phénomène humain », phénomène dont la raison éveillée et ses applications mathématiques et réflexives ne constituent qu’un étroit département. Il ne s’agit même plus de déduire les catégories, comme le fait encore Hartmann, à partir du contenu réflexif, mais d’induire positivement les catégories à partir du donné non réflexif. « L’attribut de tous les sujets possibles », comme Kant définissait la « catégorie », doit être recherché dans la totalité méta-rationnelle lorsqu’il s’agit du sujet humain. Autrement dit, il nous apparaît que les chances pour une nouvelle philosophie de l’homme ne résident ni dans le rationalisme réflexif aliénant par défaut, ni dans l’irrationalisme aliéné de toute hiérarchie intelligible, tel celui que revendiquent les philosophies de l’existence. Auguste Comte l’avait lucidement prophétisé : la science suprême de l’humanité – qu’il confondait un peu rapidement avec la stricte sociologie – n’utilise le cortège des autres sciences que comme des moyens intégrés au but suprême et global. En somme, l’anthropologie représente un effort systématique et positif pour cerner la totalité du phénomène humain, et non plus seulement la lisière fonctionnelle du bon sens. L’anthropologie peut se définir comme un humanisme généralisé et non plus un humanisme égoïstement régionalisé, régionalisé par le solipsisme réflexif des rationalistes ou par la déréliction préréflexive des existentialistes.
4Cette approche de l’anthropologie par l’étude systématique – au sens méthodologique du terme, c’est-à-dire taxinomique – de l’irrationnel en général (nous aurions envie d’écrire, paraphrasant un logicien, « de l’irrationnel quelconque ») nous semble avoir été historiquement préparée par les efforts progressifs de classification et de typification ayant touché à un quelconque domaine de l’irrationnel, ayant touché ce que l’on peut appeler, au sens romantique du terme, à « l’âme humaine », modelée par l’humanité tout entière. Il nous faut ici signaler les noms des principaux penseurs qui ont voulu faire échapper à la pauvre unification du solipsisme réflexif la méditation sur l’homme.
5C’est à l’« esthétique », et à son créateur Baumgarten, que nous semble revenir le mérite d’avoir voulu constituer la première tentative systématique d’approche d’un fait humain échappant à la morale et à la logique humaniste. Certes, Baumgarten n’a encore conscience que d’écrire une « logique inférieure », rançon de notre humaine infirmité, simple pressentiment de la perfection. Mais il n’en est pas moins le premier à avoir reconnu que l’« imparfaite sensibilité » possède ses lois particulières, est une manifestation authentique du contenu de l’esprit. Prophétiquement, il a pris conscience, non seulement de ce qu’allaient être aussi bien la tentative kantienne d’une critique du jugement de goût, que l’esthétique romantique, mais encore de l’importance anthropologique des modalités et des œuvres de l’Einfühlung. Et, conjuguée avec la psychanalyse, ne faut-il pas voir dans la tentative de Gaston Bachelard, consistant à classer l’univers de nos représentations selon les données d’un anthropomorphique conceptualisme sensoriel, un lointain et perfectionné écho de la découverte de l’auteur de l’Esthetica ?
6Puis ce fut la psychologie, qui dès sa naissance scientifique se pencha, avec les aliénistes du siècle dernier, sur les états de déraison ; rêve, folie, basse tension psychique et étude systématique des pulsions et de leur mécanisme inconscient permirent de fonder l’ontologie psychanalytique, et par là d’esquisser une classification des pulsions, des complexes et des symboles. Il faudrait citer ici tous les chefs de file de la psychanalyse, de Freud à Baudouin, en passant par Jung, pour constater quel est l’apport inaliénable de cette science à l’anthropologie. Les « formes » génétiques de la libido constituent des axes catégoriels où viennent se ranger les conduites aberrantes, les névroses, les songes et les mensonges, et où se raccorde également l’œuvre d’art, où s’intègrent les comportements sociaux les plus conformistes. C’est dans le prolongement de la psychanalyse qu’il nous faut signaler aussi la systématique typologique de Jung, bel exemple où le penseur de Zurich remarque déjà que les catégories typologiques sont des « modèles » abstraits, non exclusifs et qui peuvent interférer.
7Enfin les sciences sociales allaient fortement contribuer à l’élaboration de l’anthropologie systématique. Et d’abord, en corrigeant par la comparaison ethnologique ce que la psychanalyse classique avait de trop étroitement européen. Erich Frömm, Karen Horney, Ralph Linton, Abram Kardiner, Malinowski et, en France, Roger Bastide, rectifient l’extrapolation psychanalytique grâce à la prise en considération du « type de personnalité de base », principe d’une systématique psycho-sociale nouvelle. D’autre part, William Isaac Thomas avec la systématique des « attitudes sociales » et Mac Dougall grâce à la typologie des dix « instincts de base » nous proposent déjà, sinon une solution, du moins une problématique de l’effort vers une systématique dépassant à la fois le contenu social et la caractérologie psychologique pour atteindre à une anthropologie. Georg Simmel et Max Weber esquissent dans le même temps, en Allemagne, un schéma catégoriel visant directement à l’anthropologie générale, tandis que Léopold von Wiese, d’une façon plus anthropologique que Mac Dougall, distingue des séries de « processus sociaux » qui viennent se classer en deux grands groupes catégoriels.
8Plus précise encore est la classification de « l’acte humain » en dix groupes par George Mead et la tentative d’unifier le champ des instincts psychologiques et celui des pressions sociologiques. Tandis que la psychologie sociale française assouplissait les concepts encore rigides de l’école durkheimienne, et avec Jean Stoetzel troquait le concept d’institution contre celui plus labile et plus spontané d’opinion. Il faudrait joindre enfin à ces travaux de systématique psycho-sociale les classifications des technologues et les formulations des structuralistes. André Leroi-Gourhan, par exemple, manifeste les mêmes scrupules que la psychodynamic personality analysis dans le souci constant de tenir compte des continuelles polydimensions qui naissent au contact du matériau et du geste qui le travaille et l’utilise. Quant à l’œuvre de Claude Lévi-Strauss elle est également effort, sinon pour sérier, du moins pour dégager certaines grandes structures simples – sortes de catégories à facteurs multiples et susceptibles de transformations définies – « modèles mécaniques » des phénomènes sociaux en général, de la linguistique aux liens de parenté, en passant par le mythe, la cosmétique, l’esthétique.
9Autrement dit, et sans insister davantage, il semble qu’au cours de cette première partie du siècle, l’éclatement de l’humanisme vers ses profondeurs irrationnelles, amorcé près de deux siècles plus tôt par la timide esthétique de Baumgarten, se soit considérablement accéléré : rêves, névroses, états psychopatiques, pulsions, instincts, mythes, rites, coutumes, prélogismes de toutes sortes ont étendu à l’infini la curiosité scientifique, loin des sentiers étroits et fermés de la raison réfléchissant sur ses œuvres les plus élaborées et limitée à découvrir les catégories « a priori » de cette trop régionale réflexion. C’est à une objectivation du sujet humain que concourent psychopathologie, ethnologie, sociologie, et esthétique. Ou, pour mieux dire, c’est à une subjectivation généralisée et non à une objectivité limitée et limitante que concourent les disciplines anthropologiques.
10Deux constatations corollaires frappent chez la plupart des chercheurs dont nous venons d’énumérer succinctement les travaux, deux constatations en lesquelles nous retrouvons le titre et l’esprit de cet article.
11D’abord l’acceptation enthousiaste de ce que l’on pourrait appeler, par révérence pour celui qui l’a dégagé explicitement le premier, après l’intuition implicite du jeune Marx et avant la confirmation vigoureuse de Georges Gurvitch, « l’axiome anthropologique de Marcel Mauss ». A savoir que le phénomène humain, et spécialement le phénomène social, est un phénomène total. L’acceptation du phénomène humain total, sans ségrégation axiologique et évolutionniste, marque le déclin du colonialisme spirituel de l’humanisme classique et du privilège intellectualiste du « bon sens ». La totalité objectivante fait perdre sa superbe à l’assurance de la réflexion solipsiste et régionaliste. Le postulat de la totalité est l’exact contraire du totalitarisme.
12Comme corollaire, ce refus de ségrégation se spécifie encore dans le refus de trancher entre le système de classification catégoriel et le contenu irrationnel de la somme, toujours « ouverte », de l’expérience humaine. L’axiome de totalité a pour conséquence l’axiome d’unité. Autrement dit, tous les penseurs susnommés – sauf Max Weber qui suit l’exemple de Dilthey – refusent de séparer ces deux sources de la conscience humaine que sont la compréhension noologique et les explications discursives ; refusent, comme le souligne Lévi-Strauss à propos de Marcel Mauss, de couper entre la « chose » analysable et sa « représentation » compréhensive.
13L’anthropologie préfère éclairer par la raison constituante l’ineffabilité de la compréhension, mais réciproquement réchauffer – engager – l’étude objective de tel phénomène humain, dans la solidarité totalisante de l’aventure humaine. Comme pour le Lévy-Bruhl des Carnets, il y a une fraternité spécifique du logique et du prélogique. C’est cette unité du savoir qui permet d’aborder la totalité de l’objet, c’est la catégorisation systématique de l’infinitude irrationnelle de l’homme, de ses libertés, de ses gestes et de ses images, qui crée, ipso facto, l’idée d’une « science générale de l’homme », d’une anthropologie réellement objective, c’est-à-dire qui ne soit plus tentée par le régionalisme moral de l’Europe des Lumières, ni par le regret de la chrétienté perdue. Totalité et unité transforment profondément le champ des valeurs de l’anthropologue qui les vit. A côté de la notion de progrès, qui était comme le phare attirant l’humanisme classique – décalque sociologique de la notion morale de perfectionnement – s’installe et se réhabilite, au contact de l’ethnologie et de la pathologie mentale, la notion directrice d’équilibre. Comme l’écrit Lévi-Strauss – et l’expérience spirituelle de ce penseur issu du marxisme nous paraît capitale – l’anthropologie tolère, à côté des sociétés « chaudes » en constante évolution, des sociétés « froides », comme celles des « sauvages », qui ont atteint un équilibre ordonné. La règle d’or de l’humanisme était le progrès, celle de l’anthropologie est la tolérance, c’est-à-dire la coexistence d’équilibres psychiques et sociaux pluriels et différents. Il nous reste alors à dresser la méthodologie générale de cette anthropologie, c’est-à-dire à compléter – ce que nous avons essayé de faire dans un modeste livre [10] – l’axiomatique d’une anthropologie gravitant autour de l’axiome de totalité fondamentale de l’objet humain.
14D’abord la notion aristotélicienne de catégorie se trouve elle-même modifiée par l’axiome de totalité. Plutôt que de constituer des types exclusifs l’un de l’autre, à la manière des types caractérologiques, les catégories de l’irrationnel sont dotées des qualités de l’archétype, non pas en donnant à ce terme son sens jungien, c’est-à-dire en insistant sur le caractère chronologique du radical « arché », mais simplement, avec le Socrate du Philèbe, le sens de principes, capables de se composer cumulativement. Les catégories ne sont pas exclusives, elles appellent au contraire une combinatoire et c’est cette combinatoire générale qui est l’anthropologie. Cette notion est alors très proche de la notion de structure, car elle revêt le caractère d’une constante combinatoire, d’un facteur plus ou moins simple capable de s’intégrer sinon dans une équation, du moins dans un ensemble de transformation. La traduction du terme grec archetypos par « modèle » rejoint d’ailleurs la définition de la structure par Lévi-Strauss ainsi que les fameux patterns de l’anthropologie américaine.
15La catégorie anthropologique n’est isolable que dans son rôle compréhensif, à la manière d’un symptôme qui compose avec d’autres symptômes qualitativement différents. Cette qualité de « mixte », déjà la psycho-pathologie l’avait constatée dans la notion de « psychose associée », dans laquelle le tableau étiologique de psychoses différentes et contradictoires entre en composition en un syndrome commun. L’esthétique, avec Ch. Lalo, avait reconnu elle aussi le caractère combinatoire des ressorts psychologiques et des éléments matériels, quelquefois contradictoires en soi, qui entrent dans la création de l’œuvre d’art… La technologie également, avec Leroi-Gourhan, a déjà bien montré, à propos de la classification des outils, que le caractère multivoque de l’objet animé par le génie humain, contaminé par la totalité du phénomène humain, ne peut s’inclure que dans un tableau à entrées multiples. C’est le groupement permanent d’un certain nombre de structures qui permet seul d’inférer une « dominante » structurale et de classer un objet anthropologique. Cette dominante, toujours susceptible de se transformer par évolution de ses variables, nous l’avons appelée « régime » de l’image ou encore « structure générale ».
16Deuxièmement, et pour écarter une fois pour toute l’illusion ontologique du « facteur dominant » que Gurvitch dénonce fort justement, il nous est nécessaire de poser le postulat du « trajet anthropologique », c’est-à-dire de la réversibilité ontologique, constitutive, de l’énoncé du discours logiquement orienté. Nous appelons trajet anthropologique l’indifférente description, sociopète ou sociofuge, c’est-à-dire partant soit du sujet individuel soit du sujet social, de l’activité humaine. Car la compréhension des catégories n’échappe pas, lorsqu’elle passe à l’énoncé didactique, à la loi de l’explication (explicare), à la loi du discours qui a un fil, un commencement et une fin, et dont la logique linéaire perturbe et fausse la globalité de l’objet humain analysé. Ce que n’ont vu ni Dilthey, ni Bergson, c’est qu’entre le didactisme de l’explication et la synthèse fulgurante de la compréhension intuitive il n’y a qu’une différence méthodologique, et certes, si l’explication est – comme l’avait déjà souligné Spinoza – mutilante par rapport à la compréhension intuitive, il n’en reste pas moins que toute intuition doit passer par le discours pour se transmettre ou simplement pour s’exprimer. La « dominante » n’est donc pas dans la prémisse du discours ; c’est la totalisation des catégories archétypes qui fait un régime dominant, non un ordre linéaire pseudo-déductif. Les catégories sont des realia, c’est-à-dire qu’elles échappent à l’ordre syntaxique qui les énonce ; autrement dit, ce n’est pas le sens descriptif du trajet anthropologique qui définit les catégories, c’est chaque catégorie qui supporte des trajets caractéristiques. C’est la combinatoire globale qui constitue les realia et non l’univocité discursive de leur description explicative. Le concept de trajet anthropologique c’est l’affirmation à la fois de la réversibilité garante de la globalité du phénomène humain et à la fois de l’obligation logique de commencer la description par un « bout » catégoriel du tableau. A la manière dont un clinicien commente un cas, en commençant, par exemple, par le symptôme fébrile, sachant fort bien que ce n’est pas la fièvre qui constitue la maladie spécifique qu’il étudie, mais que la maladie dans sa réalité est un ensemble qui échappe à l’ordre du formulaire descriptif.
17Troisièmement, cette extrémité initiale de l’analyse catégorielle nous semble – pour la raison cartésienne de simplicité – devoir être choisie du côté de l’individualité biologique, c’est-à-dire du côté de l’universalité biologique de l’espèce. Contre l’ontologie psychanalytique nous trouvons plus économique, plus anthropologique (puisque plus universalisant) de fonder la classification sur le réflexe et non sur le complexe. Parce que, comme l’ont montré Karen Horney et Malinowski, les catégories complexuelles d’une certaine psychanalyse sont régionales, puisque conditionnées par la conception européenne du tabou sexuel. Au contraire le réflexe, et spécialement le réflexe dominant tel qu’il a été étudié par Bechterev et son école, nous paraît être l’axe catégoriel le plus naturel, c’est-à-dire – selon l’exégèse du terme « naturel » par Lévi-Strauss – le plus universel dans la complexité du phénomène humain.
18L’on nous a quelquefois reproché de choisir un substrat méthodologique dans le biologique plutôt que dans le psychologique élaboré par la psychanalyse. Mais c’est précisément parce qu’il était « élaboré » par une ontologie particulariste que le consensus de la psychanalyse nous est apparu comme inadéquat à préluder l’anthropologie. La méthode obligatoirement discursive de l’anthropologie est contrainte de partir d’un commencement – d’un « bout » – plus élémentaire que le complexe. Nous ne faisons qu’assurer l’intuition géniale d’Auguste Comte selon laquelle il n’existe pas, entre la spécificité biologique et la particularisation sociologique, de pur moyen terme ; selon laquelle le départ de la longue chaîne de raisons qui débouche sur l’humanisme sociologique est à chercher du côté de la biologie, plutôt que du côté de la psychologie. La psychologie, et à plus forte raison la psychologie socialisée qu’est la psychanalyse, est déjà – selon une expression de Pareto – une « dérivation » par rapport au potentiel spécifique de l’homo sapiens. Le complexe est un mixte de social et de pulsions, un mixte à la « puissance n » en quelque sorte, il est un riche contenu – et c’est en tant que tel que nous l’avons utilisé dans notre « somme » sur l’imaginaire [10] –, il ne peut servir de point de départ analytique et formalisant. Quel psychanalyste ne souscrirait à ce principe reconnaissant tout simplement l’extrême complexité du « complexe » !
- 1 La différence entre classification binaire et ternaire n’est qu’un effet nominaliste du choix d’un (...)
- 2 Voir la notion de « sociofuge » et « sociopète » chez G. Heuse, Éléments de psychologie sociale gé (...)
19Aussi est-ce résolument du côté des réflexes que nous avons trouvé les substrats méthodologiques qui nous permettent de distinguer deux ou trois grands trajets anthropologiques de base.1 L’on peut dire que les extrémités, purement formelles et conventionnelles, du trajet anthropologique ne peuvent être a priori que biologiques ou sociologiques, ce n’est qu’a posteriori que le trajet prend une allure psychologique.2
20Car c’est le seul contenu de ces catégories qui appartient à la psychologie, voire à une psychanalyse, et ce contenu – qui est celui d’une psyché humaine – c’est l’immense univers de l’imaginaire où se subsument images, symboles, idées, représentations, puis syntaxes, topologies, rhétoriques et logiques de toutes sortes. L’imaginaire, c’est le réservoir concret de la représentation humaine en général où vient s’inscrire le trajet réversible qui, du social au biologique, et vice versa, informe la conscience globale, la conscience humaine. Aussi l’imaginaire nous est-il apparu comme le « terrain » privilégié où peut accoster l’anthropologie une fois que l’outil méthodologique est précisément et clairement fourni par la réflexologie.
21En résumé nous pouvons dire que l’analyse catégorielle, partie de l’axiome anthropologique de totalité qui réintègre l’irrationnel dans l’univers du génie humain, incline la catégorie à être comprise comme un archétype combinatoire ; reconnaît la réversibilité du « trajet anthropologique » et ne privilégie qu’à titre de commodité méthodologique le départ réflexologique de l’analyse. Enfin, une telle analyse ne peut s’appliquer – en tant que cadre structural de la recherche – qu’à l’univers concret de la conscience humaine en général (psyché) qui est primordialement celui de l’imaginaire avant d’être celui de la réflexion syntaxique, qui est directement sémantique avant d’être séméiologique.
22Toute analyse catégorielle de l’irrationnel a donc pour matériau, en quelque sorte, l’imaginaire, puisque les deux extrémités du trajet anthropologique plongent dans les tenants et les aboutissants infra-psychiques que sont le biologique et le social.
23Le cœur de l’anthropologie constitue donc, selon le mot de Novalis et le vœu de Bachelard, une véritable « fantastique transcendantale », dont la transcendantalité est en quelque sorte à « double entrée ». Elle dépend de l’a priori du réflexe, et de l’a priori de la société, matrices structurales, catégorisations premières et dernières selon l’ordre du discours, et à travers lesquelles oscillent les représentations.
24La meilleure preuve que nous pouvons avoir de l’efficacité de cette méthodologie, c’est que nous avons vu converger sémantiquement, à travers les catégories dessinées par la réflexologie, à travers les régimes généraux de l’image et leurs composantes structurales, toutes les tentatives de classification positivement consacrées à la prospection de l’irrationnel. Cela a été pour nous un grand réconfort, après dix années de travail vouées à l’imaginaire en général et à une étude plus précise faite sur le « terrain » de la fantastique romanesque [11], de constater que notre idée d’une anthropologie générale par les catégories réflexologiques se voyait confirmée par le plan de recherche des principaux chercheurs de cette moitié du siècle.
25Sans entrer dans le détail, indiquons qu’à travers les trois grandes catégories générales de l’image, fondées respectivement sur les trois gestes réflexes dominants tels que les ont découverts les physiologistes russes : la dominante posturale, la dominante digestive et enfin la dominante sexuelle (ces deux dernières pouvant être annexées – ce que nous avons fait dans notre ouvrage en les classant sous le même régime – comme le montre la génétique de la libido), nous avons retrouvé une concordance étonnante avec les travaux de classification systématique de l’irrationnel de nos prédécesseurs. Soit avec les sociologues : binden et lösen chez von Wiese, ou « culture apollinienne » et « culture dionysiaque » détectées chez les Zuni et les Kwakiult par Ruth Bénédict qui recouvrent ce que nous avons appelé « régime diurne » et « régime nocturne » de l’image ; de même que la classification ternaire des technologues qui discerne trois classes d’outils – les contondants et percutants d’une part, les récipients liés à une technique du creusement de l’autre, et enfin les grands prolongements techniques de cet outil capital qu’est la roue (rouets, briquets, chars, rythmes…) – recoupe notre classification ternaire de la représentation.
26Nous retrouvons dans notre systématique aussi bien la tripartition fonctionnelle de la société indo-européenne telle que l’a dégagée Dumézil, que la bipartition historico-sociologique mise en évidence dans la Rome antique par Piganiol, et encore l’opposition entre les civilisations du dieu-père ouranien et des déesses-mères plurielles telle que Przyluski la met en évidence dans l’évolution du culte de « la grande déesse ».
27Du côté de la psychologie, et sans voir dans la théorie psychanalytique autre chose que ce que Piaget appelle des « schèmes affectifs », notre classification rend compte à la fois de la systématique pan-sexuelle de Freud et des paliers génétiques de la libido, aussi bien que de la classification adlérienne. Enfin dans notre ouvrage nous avons constamment souligné la rencontre de notre archétypologie non seulement avec les typologies ségrégatives comme celles de James, Ostwald et Worringer, ou encore avec la typologie de Jung, plus combinatoire que les précédentes, mais surtout avec la symptomatologie des grandes psychoses telle que Bleuler, Minkowski, Rorschach et ses disciples la définissent. Nous avons même forgé le néologisme « schizomorphe » en le calquant sur le mot « schizophrénie ». Enfin nous avons rencontré les travaux de Mme Minkowska qui tentent une classification morphologique et psychologique de l’œuvre d’art, distinguant l’épileptoïde Van Gogh du schizoïde Seurat.
28Non seulement cette systématique concorde avec tous les travaux scientifiques précités, mais surtout, peut-être, elle permet de comprendre les catégories des savoirs pré-logiques : alchimie, astrologie, cartomancie (nous nous sommes amusé dans notre livre à montrer que les quatre « couleurs » du jeu de tarot se répartissaient fort bien dans les trois grands ensembles catégoriels que nous avons institués : schizomorphie du « sceptre » et du « glaive », mystique de la « coupe », dialectique du « denier »).
29Également, si l’on considère la rhétorique comme une prélogique à mi-distance entre la métaphore et la logique, nous avons pu intégrer les topoï essentiels de la rhétorique et donner une exacte interprétation à l’antithèse, l’euphémisme et l’hypotypose.
30Ainsi à tous les niveaux des sciences de l’homme, des catégories homologues (isomorphes selon la terminologie de Baudouin) quant à la qualité du contenu sémantique se retrouvent à titre réellement archétypal. Et notre travail de recherche, partiel comme tout travail humain, a eu la chance de se trouver réconforté par l’accord tacite de presque toute l’anthropologie moderne, et nous a permis d’entrevoir le lien qui de Stendhal aux Bororos, du contemporain à la préhistoire, des civilisés aux primitifs, fait qu’il n’y a qu’un seul fraternel destin des hommes, et par là qu’une seule anthropologie.
31Mais ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est que cette convergence entre des domaines aussi disparates de l’anthropologie que ceux que nous venons d’énumérer n’est possible précisément que parce que le principe fondamental de notre taxinomie est un principe positiviste et non conventionnaliste. Car la réciproque de l’axiome d’unité, qui se refuse à privilégier la compréhension au détriment de l’explication et de la formalisation, est vraie. Dans le domaine des realia – et nous avons vu que la réalité archétypale des catégories échappait au sens formel, sociopète ou sociofuge, que prend le discours anthropologique – tout essai de formulation et de formalisation explicative repose sur un minimum de compréhension « qualitative ». Dans le phénomène humain, c’est la « représentation » compréhensive qui légifère et donne son sens à la « chose » analysable. Autrement dit, le matériau de l’anthropologie, l’imaginaire, vers lequel convergent tous les secteurs les plus disparates de la recherche anthropologique, échappe à l’arbitraire du signe formel, est toujours symbolique, c’est-à-dire sémantique et non séméiologique. L’objet fondamental de l’anthropologie, comme déjà le pressentait Durkheim, est bien le symbole, et le projet d’une taxinomie de l’irrationnel est réalisé lorsqu’on s’aperçoit que c’est la compréhension symbolique qui dicte les tracés formels – et structuraux – de l’explication taxinomique.
32La convergence taxinomique que nous avons décelée entre les secteurs les plus disparates et l’anthropologie est fondée simplement sur ce fait que les représentations humaines, normales et pathologiques, primitives et civilisées, individuelles et collectives, sont toujours dotées d’un sens, c’est-à-dire ne sont jamais arbitraires. Le réflexe a déjà, pour l’homme, un sens. La conscience est bien un épiphénomène, mais non d’un hasard, d’une gratuité, mais d’un sens, d’une vocation ou d’un destin ontologique. Si les hommes peuvent mutuellement, à travers le temps de l’histoire et la distance des civilisations, se « comprendre », si les mythes, les littératures et peut-être les poèmes peuvent universellement se traduire, c’est que l’espèce homo sapiens tout entière possède un inaliénable et fraternel patrimoine de symboles qui constitue l’empire de l’imaginaire.
33En conclusion, nous voilà amené à ajouter un troisième terme aux deux propositions qu’impliquait notre titre. Si nous avons essayé de montrer que l’histoire de la recherche moderne tendait à réintégrer la part de ténèbres, l’irrationnel, dans une systématique ; si finalement cette exploration objectivante des lointains les révèle comme notre plus intime héritage et notre éternelle vocation, si nous nous sommes permis de joindre nos modestes moyens à cette conquête de l’irrationnel, si d’autre part nous avons situé cette quête de systématique dans le courant historique du déclin de l’humanisme occidental, il faut peut-être ajouter que l’anthropologie qui s’esquisse – et qui comme prophétiquement le disait le vieil adage humaniste « rien d’humain ne m’est étranger » – est si totalisante qu’elle exige la totalité de l’effort philosophique. C’est là encore ce que pressentait la philosophie sociale d’Auguste Comte. Une conquête intellectuelle de l’irrationnel ne suffit pas à notre inquiétude. Il faut qu’elle aboutisse à la reconquête d’une morale, il faut qu’un humanisme rénové prolonge l’anthropologie, et nous nous apercevons que la morale de l’humanisme classique n’était nécessaire que par « provision ». C’est en ce point peut-être que nous pouvons recueillir l’incontesté et triomphant héritage de notre vieil Occident : l’irrépressible volonté de connaître, l’incoercible vocation de donner un sens, d’éclairer d’un au-delà le moindre réflexe. Comme Malraux le reconnaît pour les beaux-arts, c’est notre technique civilisée qui seule met à la portée de nos yeux et de nos oreilles le musée planétaire des images et des chants du monde, qui seule, en soi et par delà le bien et le mal, constitue un certain ordre qui est en même temps progrès. Eh bien, l’on peut dire également que l’anthropologie met à la disposition de nos aspirations éthiques non seulement la « science des mœurs » dont rêvait Lévy-Bruhl, mais la science globale et organique de toute la représentation humaine en général. Dans cet effort d’« objectivation » et d’objectivation portant sur le sujet humain total, est déjà inscrite en filigrane une éthique : celle de la tolérance et de la mutuelle compréhension. Aussi est-il permis d’espérer une émulation axiologique et une restauration éthique, à la manière dont le « musée imaginaire » excite en quelque sorte l’imaginaire à la création artistique et à la délectation de l’amateur.
34La définition de la philosophie – à la fois sagesse pratique et savoir – a toujours fait, de Platon à André Breton, dépendre la sagesse, la règle de vie, des inéluctables prolégomènes du savoir. Aussi bien si la philosophie contemporaine peut encore inscrire à son fronton, comme le faisait il y a un siècle le Cours de philosophie positive : « Ordre et progrès », il nous semble que le philosophe contemporain, prévenu des fragilités et des diversités de l’aventure humaine, ne doit pas s’aventurer dans la définition morale d’un progrès sans bien tenir les prudentes catégories d’un certain ordre. Aussi faut-il proposer comme programme, plus humblement que ne le faisait Comte : progrès par l’ordre. Progrès des personnes et des groupes particuliers par l’ordre humain en général. Et cet ordre, en cette situation qui est la nôtre en 1961, c’est l’ordre que les sciences de l’homme tentent par leur concours de mettre dans notre immense, spécifique et inaliénable héritage de déraisons. Nous savons, nous, hommes du xxe siècle occidental, que les civilisations sont mortelles, que le bon sens n’est pas – de loin ! – la chose du monde la mieux partagée, nous savons que l’homme ne se démythifie jamais. Mais ce n’est pas un mince avantage que de savoir que la suprême mystification c’est de se croire débarrassé des mythes. L’objectivité anthropologique n’a pour ambition que de nous faire comprendre quel mythe particulier équilibre et exalte telle situation humaine particulière. Par là elle nous fait « comprendre » toute situation humaine quelle qu’elle soit.
35Mais de cette certitude limitative, et par une dialectique inéluctable, naît aussi l’assurance que le génie, qui a porté à travers les temps, et notre civilisation temporelle menacée, et la culture du « bon sens », et le mythe du progrès, possède en lui le miracle – qui fut d’abord miracle grec – d’espérer en l’homme envers et contre tous les déclins et toutes les catastrophes de l’histoire, parce que précisément, par la prise de conscience de ses limites, l’homme de l’Occident dépasse à jamais la condition déclinante et mortelle d’une civilisation et s’installe dans la pérennité d’un cogito à l’échelle de l’espèce tout entière. Le « connais-toi toi-même » que nous révèle l’anthropologie, c’est un « connais-toi » en tant que solidaire de tous les hommes, en tant que compréhensif de l’aventure humaine tout entière.
36Aussi pouvons-nous conclure en espérant que cette anthropologie générale, que préfacent tant de travaux convergents, soit la propédeutique à la philosophie de demain, et que l’homme, ayant largement – c’est-à-dire par extrapolation objectivante et éthique tolérante – appris à se connaître sans exclusive par delà les régionalismes moraux des petites raisons, aborde avec sérénité à ce vaste humanisme planétaire où l’homme projette naturellement sa verticalité éthique, et dont l’anthropologie, pleinement consciente d’être une symbolique, nous atteste la fondamentale fraternité.
Notes
1 La différence entre classification binaire et ternaire n’est qu’un effet nominaliste du choix d’une convention taxinomique.
2 Voir la notion de « sociofuge » et « sociopète » chez G. Heuse, Éléments de psychologie sociale générale, Paris, Vrin, 1954.
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