Chapitre 18
Que nous apprend l’alpiniste de l’incertitude ?
p. 181-186
Texte intégral
1Du latin « incertudinem », le dictionnaire de l’Académie française rattache l’incertitude à « douteux », « imprévisible » (une nouvelle, le temps), à ce qui est changeant, imprécis (les opinions, les sentiments) ou encore à ce qui se rapporte à une erreur possible sur une grandeur mesurée. Cette notion, devenue un concept central pour nombre de scientifiques, ne se laisse pas si aisément appréhender, y compris par le sens commun. Pour l’alpiniste, elle est constitutive de son activité, lui qui est immergé par le corps et l’esprit dans toutes ses manifestations. Vivre l’incertitude est son quotidien : il évolue dans un espace naturel puissant dont il doit deviner les faiblesses ou épouser ce qu’il offre d’opportunités, et ce, sans jamais avoir la certitude que son choix évitera la réalisation d’un danger : chute de pierres, avalanche, action malencontreuse d’un autre alpiniste.
2En forçant un peu le trait, deux lectures de l’incertitude sont proposées ci-dessous, l’une en usant de la métaphore de l’ingénieur, l’autre en déplaçant le regard vers nos processus attentionnels.
La métaphore de l’ingénieur
3Une première façon d’aborder l’incertitude est de définir une connaissance incertaine comme une connaissance incomplète due à un défaut d’informations et dont la complétude pourrait être obtenue via l’accumulation de données supplémentaires, des tests et de meilleures capacités de calcul. Le lancement du télescope James Webb, le 25 décembre 2021, par Ariane 5, a apporté des informations cruciales sur l’univers. L’incertitude, qui demeure quant à sa constitution et sa formation, a grandement diminué. Plus près de l’alpiniste, le prévisionniste météo — ingénieur de formation — s’appuie sur des modèles complexes et des données physiques de plus en plus sophistiquées. Pourtant, même si le raffinement des modèles et la multiplication des sources de données (ballons-sondes, satellites…) a considérablement amélioré la qualité des prévisions, il sait néanmoins que ces outils ne suffisent pas et qu’il ne peut jamais éliminer la probabilité de prévisions erronées.
4Dans la métaphore de l’ingénieur, l’incertitude est dite résiduelle : elle résulte de l’incapacité à évaluer ou mesurer ce que l’esprit et/ou les technologies ne donnent pas (encore) à connaître. Le revers en est le coût, en ressources et en temps, pour obtenir des données supplémentaires. L’accent est mis sur l’accès à des informations supplémentaires de plus en plus précises et fidèles à la réalité.
Incertitude et équivocité
5Si l’on reprend l’exemple du prévisionniste, une part de l’incertitude du réel reste évidemment inéliminable, mais ce sont ses capacités d’interprétation, variables selon les compétences des individus, qui permettent de réduire autant que possible l’équivocité des données recueillies. Pour Karl Weick (1979), psychosociologue des organisations, une situation est dite « équivoque » lorsqu’elle peut donner lieu à plusieurs interprétations possibles. L’équivocité se distingue de l’ambiguïté qui porte sur l’impossibilité d’en donner une signification claire. Réduire l’équivocité relève d’un processus que l’auteur appelle « sensemaking » et qui consiste à attribuer une signification plausible. Une fois retenue, cette signification constitue le socle sur lequel l’individu va ensuite s’appuyer pour agir. Ce processus s’applique particulièrement bien à l’alpinisme.
6Du point de vue de l’ingénieur, l’incertitude est résiduelle, mais du point de vue de l’alpiniste — lui-même pouvant être ingénieur — l’incertitude tient aussi à l’équivocité des situations dans lesquelles il est régulièrement immergé. Celles-ci sont dites dynamiques : elles évoluent constamment, à la fois dans l’espace et dans le temps. Dans l’espace, l’alpiniste progresse en interprétant continument le terrain labile qu’il parcourt (qualité du rocher, consistance de la neige, de la glace) ; dans le temps, il évalue en permanence les potentialités à venir, le timing pour atteindre l’objectif — ou renoncer s’il le juge déraisonnable.
7Pour réduire cette équivocité constitutive de l’incertitude spatio-temporelle, de précieux outils (les prévisions météo, les topos, le GPS) aident l’alpiniste à former, raffiner ou modifier son jugement. Il sait néanmoins que ces outils n’épuisent jamais la réalité incertaine de la nature dans laquelle il est immergé ; elle est inéliminable de son activité. Que les situations lui paraissent « normales » ou potentiellement délétères, la réduction de cette équivocité tient essentiellement à son capital de compétences. C’est grâce à son réservoir d’expériences et d’entraînements que l’alpiniste se forge des capacités à apprécier la mouvance et la fragilité de situations toujours différentes. Il se construit une expertise, engrangeant des ressources (cognitives, corporelles, émotionnelles) qu’il déploie au fil de ses courses.
« Si un bruit te dérange, écoute-le » (John Cage)
8L’expertise se définit comme un haut degré de connaissances et d’habiletés dans un domaine spécifique ; elle est dite « contexte-dépendante » (les échecs, le judo, la guitare classique, etc.) et trouve sa source dans la variété et la qualité des expériences accumulées. Elle peut se déployer et se maintenir par des entrainements réguliers, mais aussi se perdre. La recherche de feedbacks systématiques est un trait distinctif propre aux experts que l’on ne retrouve pas chez les moins expérimentés. Les prévisionnistes qui travaillent avec des mentors et des tuteurs acquièrent des connaissances profondes et complexes grâce à ces feedbacks inclus dans leurs formations.
9Si tous les alpinistes ne sont pas des experts, tous s’appuient sur leurs expériences, donc sur des schémas mentaux acquis au cours du temps et qui structurent leurs décisions. Mais dans les situations évolutives et incertaines, il est reconnu que s’appuyer trop sereinement sur ce que l’on a déjà vécu peut se révéler périlleux. Même lorsque la morphologie d’une course ressemble à d’autres déjà entreprises, l’alpiniste aguerri sait qu’elle peut dévier de ce qu’il sait déjà. Savoir « mettre en doute » — positivement — les schémas acquis lui permet de ne pas s’enfermer dans des habitudes qui peuvent se muer en croyances fallacieuses.
10Dès lors, un « imprévu » peut certes être lié à une préparation insuffisante, mais il peut aussi découler d’une incapacité à détecter de manière fine des « anomalies », détails subtils qui s’écartent de schémas connus et faussement rassurants. Ces derniers forment en quelque sorte des stéréotypes, des séquences d’évènements ou des coutumes communément admis dont il faut se méfier (exemple : « en dessous de 30° de pente, le risque d’avalanche est moindre qu’au-delà »). Rester à l’écoute de tous ses sens constitue un garde-fou puissant pour éviter de « lisser » d’éventuelles anomalies en les normalisant.
Le rôle clé des processus attentionnels
11L’étude des processus attentionnels est familière aux ergonomes qui s’intéressent à la sécurité en général et à celle des organisations à risques en particulier (centrales nucléaires, usines chimiques, pilotage d’avions, etc.). Ils montrent pourquoi, lorsqu’un opérateur expérimenté perçoit une situation comme inhabituelle ou atypique, il va d’abord comparer la situation rencontrée avec ses schémas acquis et recourir aux routines, règles et procédures connues. Il les a apprises, répétées et ce processus est très économe cognitivement. En revanche, si la solution échoue, il doit littéralement sortir de ces raccourcis familiers et envisager quelque chose de plus inédit, tout d’abord pour comprendre ce qui se passe puis agir de manière pertinente et sûre. En outre, si la pression temporelle est perçue comme forte, celle-ci constitue un facteur de stress qui réduit le nombre de solutions envisagées et, par cascade, affaiblit sa capacité décisionnelle.
12Les processus attentionnels sont donc au centre de l’expertise : plus celle-ci est grande, plus le répertoire de réponses disponibles est large car l’opérateur expérimenté navigue habilement entre mode routinier et mode d’attention soutenue face à ce qu’il perçoit comme une « anomalie » à laquelle il doit donner un sens. Cette capacité à passer efficacement d’un mode à l’autre est appelée compromis cognitif ou arbitrage ; il repose sur l’acquisition de connaissances profondes et complexes que n’ont pas les individus moins expérimentés. C’est précisément ce que sait faire un alpiniste aguerri lorsqu’il perçoit des indices potentiellement générateurs de danger, mais qu’il effectue également lorsque « la situation est au vert » et qu’il évolue en mode d’attention flottante.
13Quelques leçons peuvent être tirées de ce qui précède : a) face à l’incertitude, les schémas acquis antérieurement doivent être questionnés de manière systématique ; b) le développement et l’entretien de l’expertise sont cruciaux lorsque l’on évolue dans des situations dynamiques qui échappent très largement au contrôle humain ; c) ils passent par des entrainements variés et le recours aux feedbacks, voire aux retours d’expériences.
14Ce rapide tour d’horizon montre que le concept d’incertitude recèle plusieurs facettes qui ne tiennent pas seulement aux caprices incontrôlables de l’espace naturel dans lequel évolue l’alpiniste, un peu comme si cet espace n’était qu’un contenant matériel indépendant de lui. L’incertitude se rapporte également à l’alpiniste lui-même, son niveau d’expertise et ses capacités d’interprétation et de décision : comment jauger en continu son environnement, comment se fier à ses compagnons de cordée et comment se fier à lui-même ?
15En étant en quelque sorte un archétype très spécifique de l’Homme agissant, l’alpiniste immergé dans un univers fondamentalement incertain peut nous apprendre beaucoup. Certes, nous ne vivons pas tous dans un monde vertical, mais sans doute vivons-nous dans un monde où l’incertitude y est devenue une réalité quasi quotidienne. Au-delà de l’inquiétude qu’elle peut susciter, elle peut également nous inciter à douter du trop familier, apprendre de nous-mêmes et développer nos capacités de jugement et d’adaptation.
Bibliographie
Weick Karl E.,1979, The social psychology of organizing, 2e éd., New York, Random House.
Auteur
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Yvonne Giordano
Professeur émérite en sciences de gestion à l'Université Côte d'Azur
IdRef : 05405575X
Docteur de troisième cycle en économie et docteur d’état en gestion, Yvonne Giordano est actuellement professeur émérite à l’Université Côte d’Azur et membre du laboratoire GRM, Groupe de recherche en management, de cette même université. Ses recherches les plus récentes portent sur le management des organisations en contextes dits extrêmes et plus particulièrement, sur les pratiques et les métiers de la montagne où les questions liées aux décisions, à l’intuition et aux imprévus y occupent une place centrale.
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