Chapitre 9
L’ordalie, racines modernes d’un imaginaire de l’épreuve
p. 97-102
Texte intégral
1L’ordalie, ou jugement de Dieu, appartient au domaine religieux autant que judiciaire. Par son dénouement violent et mystérieux, elle a toujours suscité une certaine fascination, dont le cinéma s’est emparé avec plus ou moins de bonheur, d’Ivanhoé, en 1952, au Dernier duel, réalisé par Ridley Scott, en 2021. Sa pratique historique, en tant que duel judiciaire, semble s’établir au vie siècle, chez les Burgondes, les Bavarois et les Francs, pour s’épanouir dans l’Europe féodale et traverser toute l’époque médiévale. Son étymologie renvoie au latin médiéval, ordalium, jugement, et partage une racine commune avec l’allemand Urteil (jugement). Son principe est de permettre, par une épreuve, de trancher lorsque les yeux des hommes sont aveugles face à une injustice dénoncée mais impossible à prouver. Dieu, qui ne peut tolérer que l’innocent soit puni, est alors seul en capacité de rendre sa part à la Vérité, de faire la lumière face aux ténèbres, de tracer la frontière entre bien et mal et, ce faisant, de rétablir un ordre universel que le péché avait perverti. L’ordalie, en tant que duel judiciaire, recule au xiiie siècle, avant d’être progressivement abolie au siècle suivant, au profit du témoignage oral et du document écrit établissant la preuve. Celle-ci va permettre à la seule justice des hommes, celle du prince et de l’État moderne, de s’imposer à tous (Favier, 1993, p. 702-703).
2Mais si la pratique ordalique disparaît officiellement, le recours au jugement de Dieu, avant de devenir ou de redevenir celui du sort et de la fortune, demeure plus que jamais. La Renaissance permet de faire cohabiter deux notions a priori antagonistes mais qui vont se combiner : celle de la volonté, du choix et du libre arbitre, avec celle de Fortuna, réaffirmée comme maîtresse et déesse du hasard sous la plume des auteurs les plus clairvoyants, comme Nicolas Machiavel. Les coups d’État, tels que définis par Gabriel Naudé un siècle plus tard, devront beaucoup à la raison, aux calculs et aux secrets, mais ils devront toujours une part non négligeable, sinon décisive de leur succès, comme de leurs échecs, au hasard, aux coups du sort et autres revers de fortune. Même abolie donc, l’ordalie demeure dans les esprits et dans les cœurs : alea jacta est !, diront les partisans du hasard ; à la grâce de Dieu !, ceux de la Providence. Si elle ne dit plus son nom, l’ordalie se pratique tacitement lors des duels d’honneur, qui déciment la noblesse aux xvie et premier xviie siècles. À ce titre, le célèbre duel que livre le chevalier Bayard contre le capitaine espagnol Soto Mayor, en 1503, est un modèle du genre. Le preux chevalier voit sa réputation et son honneur ternis par les accusations formulées par son ancien prisonnier, qui se plaint de ne pas avoir été traité selon le code chevaleresque suivi par toute la noblesse d’Europe. L’injure est cuisante pour un chevalier Bayard réputé « sans peur et sans reproche ». Seul le duel, et le choix de Dieu qu’il induit, peut départager les deux protagonistes, en tranchant par l’épée la parole divergente et l’honneur engagé de part et d’autre. L’humaniste Symphorien Champier, biographe de Bayard, narre un récit qui présente le chevalier français en position de grande faiblesse, en proie à la fièvre et contraint de combattre à pied, ce qui accroît son désavantage. Il démontre ainsi que le chevalier, par sa vulnérabilité, doit s’en remettre à Dieu qui le tient tout entier dans sa main (Crouzet, 1991) : « […] car j’ay espérance à celluy qui par sa prudence la terre au centre colloca et à David, vray israelitique et son serviteur, victoyre contre le géant Golias donna, que ainsi à ce jour me donnera victoyre contre vous. » (Champier, 1525, Livre II, chapitre 2). Pour Champier, il ne fait aucun doute que, tel David face à Goliath, c’est parce que le juste est faible qu’il sera soutenu par Dieu dont provient la seule vraie force. La victoire finale de Bayard, qui terrasse son ennemi en toute loyauté, est celle de la vertu, de l’honneur et de la vérité, et donc aussi celle de Dieu. À l’inverse, le chevalier menteur, tué en champ clos, fait, par sa mort, la preuve éclatante et sans contestation possible de sa mauvaise foi.
Figure 8 - Le combat ordalique de Bayard contre Soto Mayor (à droite), géant digne de Goliath, « lequel il occist par la volenté de Dieu… », Symphorien Champier, 1525, gravure du feuillet 16v.

© Bibliothèque nationale de France
3L’ordalie affleure également lors des choix les plus décisifs, dans les cabinets des ministres comme sur les champs de bataille. Longtemps, peut-être même jusqu’à aujourd’hui si l’on considère les déclarations outrancières du patriarche de Moscou au sujet de l’Ukraine, la guerre gardera le caractère ordalique propre au duel et au jugement de Dieu. Le dieu des armées choisit forcément ses guerriers dans l’un ou l’autre camp, jamais dans les deux à la fois… Mais quel camp Dieu a-t-il choisi ?
4La harangue que le roi de France François Ier aurait adressée à son avant-garde, juste avant la bataille de Marignan, le 13 septembre 1515, est à ce titre très révélatrice. Ce genre de discours, rédigé après coup afin de parfaire le récit officiel de la bataille et l’héroïsation du chef, ici les faits et dits du roi rapportés par Jean Barrillon, le secrétaire du chancelier Duprat, est certes à prendre avec précaution. Il reflète néanmoins les enjeux du moment, ainsi qu’une forme d’émotion particulière, faite de peur et d’exaltation, précédant immédiatement la bataille, qu’aucune autre source ne permet d’aborder. Ainsi, juste avant de coiffer son heaume et de mettre sa lance en arrêt, le roi aurait déclaré :
[…] je ne vous abandonneray poinct et suis délibéré vivre et mourir avec vous. Je suis venu avec vous à grand labeur et despense, délibéré actendre et subir toutes fortunes et vivre et mourir avec vous […] Nous sommes venuz par deçà à grand travail ; voici la fin de nostre voiage, car tout sera gaigné ou perdu […] Avec le bon droict nous avons le pouvoir, car nous sommes trop plus qu’eulx […] Si nous avons la victoire, comme j’espère que, aydant Dieu et nostre bon droict, aurons, ce nous sera une gloire perpétuelle d’avoir subjugué et vaincu ceux qui se disoient correcteurs et dominateurs des princes et qui tenoient toute la chrestienté en subjection… (Barrillon, 1897, p. 117-119)
5On voit ici combien le secrétaire Barrillon insiste sur la notion de bon droit, qui légitime les revendications et l’engagement personnel du roi. Mais il ne cache pas non plus l’incertitude qui nimbe le seuil du combat. Le discours, par le fait même de son existence, de sa place dans le récit et de la dimension performative de son contenu, en fait la preuve. La fortune est incertaine, Dieu seul tranchera au regard du bon droit et de la foi des justes, les Français et leur roi « très Chrétien », face à l’arrogance des méchants, les Suisses. Le discours insiste également sur la mise à l’épreuve, physique et morale, notamment lors du périlleux franchissement des Alpes par l’armée du roi au cours du mois d’août 1515 : « Nous sommes venuz par deçà à grand travail » ; « Je suis venu avec vous à grand labeur et despense. » Une telle étape apparaît comme inhérente à l’engagement des justes et comme la condition même du soutien du Ciel. Comme un temps fort vécu et traversé en commun, l’épreuve vient rappeler que l’effort déployé dans la montagne, telle une victoire sur soi et sur la nature, fut le premier signe d’une Providence favorable à la cause royale. En cela elle fut annonciatrice de la grande bataille, véritablement ordalique dans l’esprit du roi, qui allait se livrer entre les forces du bien et celles du mal : « car tout sera gaigné ou perdu ».
6La montagne, évoquée ici lors des prémices de la bataille de Marignan, en tant qu’espace par excellence de l’épreuve physique et morale, ainsi que de l’incertitude, revêt en soi, telle la mer, une forte dimension ordalique. En définitive, la réussite ou l’échec de l’entreprise, la vie ou la mort, n’appartiennent qu’à Dieu. Il en est ainsi lors de l’ascension du mont Aiguille en 1492. Sur décision royale, le capitaine Antoine de Ville, seigneur de Dompjulien, monte à l’assaut du Mont dit « inaccessible » (2085 m), qui domine le Trièves, dans le massif préalpin du Vercors. À force d’échelles, il parvient au sommet, le 26 juin. Le capitaine fait alors baptiser la montagne, sur laquelle il érige trois croix, tandis que les deux prêtres qui l’accompagnent se lancent dans prières, chants et messes afin de rendre grâce et sanctifier cet espace définitivement agrégé à la Chrétienté et au territoire du royaume de France. Comme lors d’une ordalie, la mise à l’épreuve du juste, ici le roi lui-même à travers son capitaine, a été le révélateur de la juste cause (Gal, 2018). À ce titre l’ordalie est toujours une forme d’apocalypse, autrement dit une « révélation » : « Ceux-là viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau. » (Apocalypse de saint Jean, 7, 14). La victoire sur la montagne devient de ce fait le signe annonciateur d’autres victoires, celles qui attendent le roi Charles VIII en Italie où il s’apprête à aller prendre possession de son héritage napolitain (1494), auréolé de tout un discours prophétique relayé par les mystiques Savonarole et saint François de Paule. Le message implicite est clair : qui pourra douter du bon droit du roi et s’opposer à celui devant qui même l’inaccessible s’incline ?
Bibliographie
Barrillon Jean, 1897, Journal de Jean Barrillon, secrétaire du Chancelier Duprat, 1515-1521, publié pour la première fois pour la société de l’Histoire de France, par Pierre de Vaissière, tome premier, Paris, Renouard.
Champier Symphorien, 1525, Les gestes ensemble la vie du preulx chevalier Bayard…, Lyon, chez Gilbert de Villiers.
Crouzet Denis, 1991, Champier La vie de Bayard, Les gestes ensemble la vie du preulx Chevalier Bayard, Paris, Imprimerie Nationale.
Favier Jean, 1993, Dictionnaire de la France médiévale, Paris, Fayard.
Gal Stéphane, 2018, Histoires verticales, les usages politiques et culturels de la montagne (xive-xviiie siècles), Ceyzérieu, Champ Vallon.
Auteur
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Stéphane Gal
Maître de conférences en histoire moderne à l’Université Grenoble Alpes, spécialiste des sociétés en guerre et de l’usage politique des territoires de montagne
IdRef : 082684243
Stéphane Gal est un spécialiste des sociétés en guerre et de l’usage politique des territoires de montagne, maître de conférences habilité à diriger les recherches en histoire moderne à l’Université Grenoble Alpes, directeur délégué du Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LARHRA, UMR-CNRS 5190). Il pratique une histoire expérimentale en collaboration notamment avec les troupes de montagne (chaire Conflits-Innovation-Montagne, labex Innovations et Transitions territoriales en montagne) et a récemment publié Des chevaliers dans la montagne (UGA Éditions, 2021) ; La montagne en questions (UGA Éditions, 2023).
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