Chapitre 4
L’aventure alpine
p. 55-60
Texte intégral
1« Entreprise comportant des difficultés, une grande part d’inconnu, parfois des aspects extraordinaires… » : ainsi, parmi d’autres propositions (« l’aventure amoureuse » par exemple), le dictionnaire Larousse précise-t-il la notion d’aventure. La « grande part d’inconnu » serait-elle autre chose que l’incertitude ? Les premiers explorateurs n’avaient aucune idée de ce qu’ils allaient découvrir. Christophe Colomb était-il certain que la Terre n’était pas plate ? Nos aventures d’alpinistes semblent bien plates au regard d’un tel engagement. Elles nous transportent pourtant dans une bienheureuse incertitude.
2L’alpiniste d’aujourd’hui semble évoluer dans un monde souvent bien connu. Rares sont ceux qui sortent des jalons des « grandes classiques », ces ascensions répétées depuis des lustres, célèbres du fait de leur beauté, de la célébrité des premiers qui les ont gravies, de leur caractère difficile, ou au contraire facile. Mille fois décrites, photographiées, filmées, elles sont bien balisées. Pourtant… rien n’y est sûr. Une ascension n’est jamais la même, du fait des conditions changeantes de la montagne, et les alpinistes qui la réalisent sont tous différents. Plus ou moins résistants, experts techniquement, expérimentés ou motivés. Et pas toujours au sommet de leur forme !
3On pourra se moquer, ou s’offusquer de ces mini-aventures. Lionel Terray nous a fait un piètre cadeau avec le titre pourtant magnifique de son livre Les conquérants de l’inutile : il n’est pas compris par ceux qui ne pratiquent pas.
4L’inutile touche au sublime, au geste artistique. Il n’a pas de prix.
5Chaque ascension est un pas de côté, hors d’un quotidien qui n’est pas non plus dénué d’incertitudes. Tout au long de la vie, on s’aventure. Mais on n’en est pas toujours conscient : l’incertitude y est trop fréquente pour qu’on la remarque.
6En alpinisme, comme lors d’autres activités se déroulant dans des territoires restés dans leur état primitif (océans, pôles, déserts, forêts, etc.), on plonge dans un milieu puissant et imprévisible. Tout l’art consiste à l’appréhender, à apprendre à le connaître et y évoluer. Il faut pour cela être réceptif à tout ce qui se passe autour de nous. L’anthropologue Nastassja Martin l’exprimait dans une récente interview en 2022 : « en montagne, on est dans un milieu avec des êtres et des entités qui ont une puissance, qui se métamorphosent en permanence, en réponse aux variations météorologiques ». Plus loin, elle évoque le qui-vive et explique :
En forêt, où les grands prédateurs sont toujours présents, le qui-vive du chasseur est perpétuel, comme celui des bêtes qu’il tente d’approcher : ce qui l’entoure peut le déborder à chaque instant. Je retrouve cela avec la neige et les pentes, c’est une zone de latence où peuvent survenir des événements que tu n’avais pas prévus et cela change totalement ton rapport au monde.
7Une simple marche sur une pente enneigée est émaillée de multiples sensations, qu’on ne doit pas manquer sous peine de passer à côté d’informations essentielles. Ce que l’on nomme « expérience » n’est souvent que cet état d’hypersensibilité aux choses, qu’heureusement l’action et l’effort favorisent. En 1969, l’alpiniste Doug Robinson l’exprimait dans un texte resté célèbre, « Les visionnaires », publié par la revue Ascent, puis en France par La Montagne et Alpinisme, revue du Club alpin français : « Capables de percevoir le maximum de sensibilité, nous pouvions apprécier tout ce qui nous entourait. » (Robinson, 1970, p. 292)
8Sous les crampons, la neige ne crisse plus. Elle n’offre plus cette prise ferme et rassurante : le dégel est à l’œuvre. Où en est-on de la course ? Combien de temps pour finir ? Et revenir ? La neige molle n’est guère propice à la progression. Celle-ci devient pénible, dans une matière lourde ne supportant plus le passage des grimpeurs qui s’enfoncent jusqu’à la cheville à chaque pas. Pire encore, la neige peut glisser dans les pentes raides, dans des volumes variables… La couche dure et amicale qui retenait les pierres dans sa gangue de glace va se défaire et livrer à la pesanteur les déchets géologiques qu’elle emprisonnait…
9À partir de là, il va falloir décider. Le bulletin météo prévoyait-il un bon regel ? L’erreur est humaine. Il va falloir faire avec, et prendre la meilleure décision, adapter sa technique de progression et de sécurité à la nouvelle donne.
10Le petit vent qu’on sent sur la joue, sa température, sa force, sa direction qui peut-être ont évolué, tous ces signes doivent être détectés et analysés. Le rocher, qui tout à coup change de texture, de solidité, lui aussi envoie ses signaux d’alarme. Tout cet univers transmet des messages à qui est attentif, sur le « qui-vive ». En montagne, nous retrouvons notre part d’animalité.
11Les experts évaluateurs du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité, lors de l’étude du dossier de candidature de l’alpinisme à l’automne 2019, écrivirent dans leur rapport que l’alpinisme « souligne l’importance du savoir traditionnel relatif à la nature et à l’univers, et propose un exemple positif de relation durable entre les êtres humains et leur environnement ».
12L’immersion en pleine nature, sans autre filtre que ce que peut contenir un sac à dos, est une caractéristique essentielle de l’alpinisme.
13Marins et alpinistes se rencontrent souvent. Un vieux loup de mer de ma connaissance s’adressa un jour à ses amis montagnards :
— Je ne comprends pas comment vous faites.
— Et vous, tous seuls au large du cap Horn ? Ça nous impressionne !
— Mais nous, on a le bateau. Vous, vous êtes à poil !
Pour familière qu’elle soit, la remarque est pleine de sens.
14La présence de l’imprévu et de l’incertitude dans l’alpinisme est souvent évoquée comme une prise de risque insensée.
15En abordant ce sujet, il convient de préciser les choses. L’alpinisme comporte quelques risques. C’est le cas de nombreuses activités de pleine nature : VTT, parapente, équitation… Les travaux de Jacques Mourey, Accidentologie sur la voie classique du mont Blanc de 1990-2017, publiés en 2018, montrent que pour 202 passages journaliers dans la traversée du couloir du Goûter, point noir de l’ascension, on compte 13 interventions des secours chaque été. C’est toujours trop, certes.
16Cette image colle à l’alpinisme depuis les premiers drames. L’histoire a eu la dent dure et les premiers accidents, à une époque où les cordées étaient composées de nombreux membres, ont généré des catastrophes collectives. Lors de la troisième ascension du mont Blanc en 1787, Horace Bénédict de Saussure et son valet, le bien nommé Têtu, étaient accompagnés de dix-huit guides. Que serait-il arrivé en cas d’avalanche ? Aujourd’hui, et depuis longtemps, on évolue en cordée de deux ou de trois.
17L’alpinisme est un bonheur. Être en haut, dans un univers d’une telle magnificence, y tracer un chemin qu’on a longtemps rêvé, préparé, est pour ceux qui ont fait l’effort d’un nécessaire apprentissage, un plaisir et une plénitude. Une ascension laisse des souvenirs indélébiles. Surtout si l’on est conscient (il est vital de l’être) que la réussite ne nous est pas donnée à tous les essais. Mais il faut tenter. Les Anglo-saxons sont bienheureux : là où chez nous on parle d’échec, on évoque chez eux une tentative, an attempt. Et une tentative bien menée récolte autant d’estime qu’un succès facile. Ainsi est-il de bon ton de pouvoir faire état sur son CV de « tentatives » qui n’ont pas été couronnées de succès. Tenter, se sauver (aux deux sens du terme !), revenir et réussir : là se trouve la plus profonde satisfaction. Une des plus difficiles ascensions de l’Himalaya, à la face sud-ouest du Nuptse, a été réalisée par trois jeunes Français, Frédéric Degoulet, Benjamin Guigonnet et Hélias Millerioux, à leur troisième essai, en 2017. À chaque fois, ils sont revenus avec l’expérience des années précédentes. L’incertitude ne les a jamais lâchés, jusqu’au bout.
18Faut-il intégrer à l’aventure cette incertitude de l’ascension qui se passe mal ? L’accident ?
19La perspective existe, les alpinistes en sont conscients. Le jeu, c’est de manœuvrer pour gérer les risques. C’est-à-dire les contourner (au besoin, les fuir), afin que l’aventure reste heureuse. À ce titre, le Groupe militaire de haute montagne a réalisé un travail remarquable, qui passe par une réflexion collective. Lionel Albrieux, qui en fut le chef de 2009 à 2015, disait de leur méthode : « on sait se parler ». Le GMHM est allé bien plus loin que cette simple formulation et son enseignement gagnerait à être transmis. Ainsi, lors de leurs « brefs briefings » (ils ont appris à faire vite), le moins expérimenté s’exprime en premier. Il n’est pas encore dans une routine, il peut apporter un regard frais, souvent innovant. S’il s’exprimait après ses mentors, il pencherait vers l’une ou l’autre des opinions déjà exprimées, sans prendre l’habitude de parler en toute confiance. La confiance est essentielle dans le fonctionnement d’une équipe : se parler, avoir des compétences complémentaires, tout en connaissant celles des autres. Ainsi construit-on un petit groupe dont l’efficacité repose sur la confiance mutuelle. En matière d’alpinisme, la confiance repose sur l’esprit de cordée : l’un assure l’autre, et vice-versa.
20On ne va pas en montagne pour y rester. Il faut revenir de « ce monde qui n’est pas le nôtre », comme l’a écrit Robert Tézenas du Montcel, qui a fait de cette expression le titre de son livre de souvenirs.
21Il ne s’agit pas d’évacuer d’un revers de la main la possibilité, même limitée, d’un accident dont l’issue peut être fatale, mais bien d’expliquer que nous n’allons pas en montagne pour voir la mort en face ou nous tester face à elle. Nous ne l’aimons pas, nous ne la défions pas. Nous savons qu’elle est là, quelque part, au bout de notre vie. En pratiquant une activité jugée dangereuse, nous sommes juste un peu plus conscients de sa réalité. Pierre-Henry Frangne (2019), philosophe et alpiniste, l’explique ainsi : « gravir les montagnes, c’est déployer sa propre liberté qui n’existerait pas si nous n’étions pas mortels et si nous n’étions pas extrêmement conscients de l’être ».
22Ce qui nous fait monter là-haut est ailleurs, dans la beauté et le bonheur d’exercer notre corps dans une action gratuite et non pas inutile, dans un apprentissage qui ne peut pas avoir de fin, qui nous mène toujours plus loin dans la connaissance des montagnes et nous fait pénétrer leur mystère, à la fois tellurique et céleste. Connaître mieux les montagnes, c’est se connaître mieux soi-même.
23Ce jeu est passionnant. Il nous fait la vie plus belle encore, dans son incertitude.
Bibliographie
Carrel François, 2022, Entretien avec Natassja Martin, https://www.liberation.fr/forums/on-senfonce-dans-la-montagne-pour-sy-perdre-et-sy-retrouver- [consulté le 27 novembre 2022].
Frangne Pierre-Henry, 2019, De l’alpinisme, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Mourey Jacques, 2018, Accidentologie sur la voie classique du mont Blanc de 1990 à 2017, https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_7196FE92CCAF.P001/REF [consulté le 10 mars 2023].
Robinson Doug, 1970, « Les Visionnaires », Montagne et alpinisme, juin 1970, p. 291-296.
Terray Lionel, 1961, Les conquérants de l’inutile, Paris, Gallimard.
Tezenas du Montcel Robert, 1965, Ce monde qui n’est pas le nôtre, Paris, Gallimard.
Auteur
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Claude Gardien
Guide de haute montagne, journaliste, écrivain
IdRef : 030251311
Né à Dijon, Claude Gardien débute l’escalade à 15 ans au printemps 1969 et dans la foulée, l’alpinisme à Chamonix l’été de la même année. Il mène une carrière de guide de haute montagne depuis 1978, et parallèlement de journaliste, d’abord à Alpinisme et Randonnée, puis en 1988 au magazine Vertical dont il devient le rédacteur en chef en 2002. Il fait partie de l’équipe qui a obtenu le classement de l’alpinisme à l’UNESCO en 2019, au titre du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Il est notamment l’auteur de Frères d’altitude (Guérin, 2016) et de Une histoire de l’alpinisme (Glénat, 2021).
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