Introduction
p. 09-16
Texte intégral
1Depuis l’Antiquité, divers problèmes ayant un contenu mathématique ont été présentés par leurs auteurs comme propres à « amuser » toute personne curieuse qui consacrerait du temps à la recherche de leurs solutions. Ces problèmes transmis de génération en génération ont été peu à peu rassemblés dans des recueils, puis publiés sous forme de livres. Consultons trois de ces ouvrages parmi ceux qui ont connu le succès au point d’être régulièrement réimprimés, réédités ou adaptés, parfois jusqu’à nos jours1. En 1612, Claude-Gaspard Bachet de Méziriac propose à son public des Problemes plaisans et delectables, qui se font par les nombres2. En tête de la seconde édition de 1624, on trouve cette dédicace à Monsieur le comte de Tournon : « Je vous offre des jeux, mais qui sont, à mon advis, dignes de vostre bel esprit, et capables de lui fournir quelques fois un aggreable divertissement. » Vient ensuite un sonnet que Charles le Grand, avocat au siège présidial de Bresse, a envoyé à Bachet sur « son livre de jeux », dans lequel il qualifie ces derniers de « passe-temps et recreations ». Jeu, divertissement, passe-temps, récréation : tous ces mots sont de nature à nous intriguer et méritent d’être interrogés. Faire suivre chacun d’eux de l’adjectif « mathématique », n’est-ce pas créer autant d’oxymores aux yeux de celles et ceux, encore trop nombreux aujourd’hui, qui gardent un mauvais souvenir scolaire de cette discipline, associée malgré elle à la souffrance et à l’échec ? Et pourtant, depuis le xviie siècle, de nombreux livres ont porté le titre de Récréations mathématiques. En quoi consiste donc cette notion de « mathématiques récréatives » ? S’agit-il seulement d’offrir des moments de loisir, de détente, de délassement à quelques riches oisifs ou amateurs éclairés ?
2En 1694, dans la préface de ses Récréations mathématiques et physiques3, Jacques Ozanam nous permet d’avancer dans la réflexion : « Bien que les jeux d’esprit, dont je parle, soient des amusements, ils ne sont peut-être pas moins utiles que les exercices, auxquels on applique les jeunes personnes de qualité, pour façonner leurs corps, et pour leur donner le bon air. » Il y a là l’idée qu’en mathématiques comme dans tout autre domaine, les jeux peuvent servir de motivation et de support à l’éducation des jeunes. Depuis, cette idée a été périodiquement réaffirmée. Rappelons par exemple que la « Stratégie mathématiques » du ministère de l’Éducation nationale, publiée en décembre 2014, remet en avant « la dimension ludique des mathématiques » et « la place du jeu dans les apprentissages en mathématiques ». Les nouveaux programmes entrés en application à la rentrée 2016, notamment ceux du cycle 4, développent cet objectif en lien avec la place croissante que les probabilités et l’algorithmique occupent dans les mathématiques actuelles : la pratique de jeux pour lesquels il faut développer une stratégie gagnante contribue de façon générale au développement des facultés de raisonnement ; l’interprétation des données issues de l’étude d’un jeu et l’évaluation de ses chances de gain sont un point de départ naturel pour l’introduction des probabilités et de la statistique ; l’analyse, la conception et la programmation de jeux simples constituent un support motivant pour l’étude de l’algorithmique. Plus récemment, le rapport Villani-Torossian recommande également le plaisir par le jeu comme l’une des entrées à privilégier pour attirer les jeunes vers les mathématiques : « En travaillant les fondamentaux par une approche différente, le jeu contribue lui aussi à la formation mathématique des élèves. [Les jeux] stimulent le raisonnement logique et contribuent à créer ou restaurer le plaisir de faire des mathématiques (pour l’élève comme pour son professeur).4 » Du point de vue pédagogique, les récréations mathématiques (jeux, énigmes, concours, défis et histoires) sont aussi mises en avant pour leur adéquation avec la trilogie « manipuler et expérimenter, verbaliser, abstraire » préconisée par le rapport.
3Le troisième ouvrage classique auquel nous nous réfèrerons dans cette introduction a été publié par Édouard Lucas vers la fin du xixe siècle et porte encore le titre de Récréations mathématiques5. On lit ceci dans sa préface : « Si ces pages plaisent à quelques savants, si elles intéressent quelques gens du monde, si elles inspirent à quelques jeunes intelligences le goût du raisonnement et le désir des jouissances abstraites, je serai satisfait.6 » Après les gens du monde et les commençants apparaît un troisième public potentiel, celui des savants et notamment des mathématiciens professionnels. En effet, ces derniers peuvent trouver dans les jeux mathématiques des problèmes difficiles à résoudre et des sujets d’inspiration pour développer des théories nouvelles. C’est ainsi que, longtemps considérées comme des enfantillages, des bagatelles, des amusements de salon sans grande portée, les récréations mathématiques ont peu à peu gagné en respectabilité au sein de la communauté mathématique. Dans la dernière version de la Mathematical Subject Classification adoptée au niveau international (MSC 2010), il y a une rubrique générale Recreational mathematics (00A08) et une imposante rubrique spécialisée Game theory (91Axx) dont les 28 sous-rubriques font entrevoir les nombreux liens tissés avec divers domaines des mathématiques, au premier rang desquels la théorie des graphes, la combinatoire et les probabilités. Par ailleurs, la théorie des jeux tient un rôle de plus en plus important dans les sciences sociales, l’économie, le domaine militaire, et plus généralement dans toutes les situations où il importe d’élaborer et d’optimiser des tactiques et des stratégies. Rappelons enfin que les recherches pour concevoir des programmes informatiques capables de battre les meilleurs joueurs humains au jeu d’échecs, au jeu de go ou à d’autres jeux, ont conduit à des progrès significatifs en algorithmique, programmation et intelligence artificielle.
4Compte tenu de ce qui précède, le présent livre se propose donc d’interroger la notion de « mathématiques récréatives » du point de vue épistémologique et historique. Qu’est-ce qui est mathématique dans les différents types de jeux en usage à un moment donné dans une société donnée ? Quand, pourquoi et comment les mathématiciens se sont-ils intéressés à l’étude de certains jeux ? En quoi les jeux ont-ils contribué à la création ou au développement de certaines parties des mathématiques et de l’informatique ? En s’inspirant de l’histoire, comment concevoir des situations ludiques pertinentes pour l’enseignement des mathématiques d’aujourd’hui, en particulier des probabilités et de l’algorithmique ?
5Les dix chapitres réunis ici s’efforcent de faire le tour du thème conducteur des mathématiques récréatives en adoptant successivement divers angles de vue.
6Nous commencerons par prendre un peu de recul par rapport aux mathématiques elles-mêmes pour nous intéresser aux contextes dans lesquels certaines récréations mathématiques ont pu voir le jour et se développer. Ainsi, dans le premier chapitre consacré au « Jeu des quinze croyants et des quinze infidèles », Pierre Ageron et Gérard Hamon nous font prendre conscience d’entrée de jeu que les récréations mathématiques, contrairement à ce que d’aucuns pourraient croire naïvement, ne sont pas toujours des jeux de « bonne société ». Loin d’être neutres et aseptisés, ils reflètent, parfois cruellement, le contexte politique et socioculturel dans lequel ils sont pratiqués. Dans ce jeu des croyants et des infidèles, qui circule dans de nombreuses langues et de nombreux lieux depuis le ixe siècle, il s’agit tout simplement de sauver les croyants et d’éliminer les infidèles par des techniques de comptage dans le cas, par exemple, où il est nécessaire d’alléger un bateau en perdition. Signe d’une violence omniprésente, les sources qui nous sont parvenues mettent en scène des chrétiens, des juifs et des musulmans dans le rôle des croyants tout autant que dans celui des infidèles, avec toutes les combinaisons possibles. Le second chapitre, intitulé « L’exponentielle, entre jeu mathématique et vision du monde », permet à Benoît Rittaud de rester dans le même registre. Il s’attache, de son côté, à montrer en quoi la croissance exponentielle, depuis le fameux conte ancien du doublement des grains de blé sur chaque case de l’échiquier, est révélatrice de nos représentations collectives et de nos craintes irraisonnées. Tout en servant de prétexte et de support à des récréations numériques surprenantes, cette croissance exponentielle permet de modéliser l’évolution de populations végétales, animales ou humaines, de se livrer à des exégèses bibliques, d’ébaucher des scénarios politiques ou économiques, voire d’élaborer des programmes de peuplement. Dans ses avatars les moins avouables, elle a aussi conduit certains à envisager l’arrêt de toute espèce d’assistance aux plus pauvres, ou encore d’étudier la faisabilité d’un rapatriement massif en Afrique des anciens esclaves noirs.
7Comme nous l’avons dit plus haut, le genre des récréations mathématiques a donné naissance à un nombre important d’ouvrages dans toutes les langues. Mais qui sont les auteurs de ces ouvrages ? Quels sont leurs parcours, leurs centres d’intérêt, leurs motivations ? Comment collectent-ils des énigmes, des devinettes, des problèmes propres à éveiller la curiosité de leurs lecteurs ? Trois chapitres de ce livre vont s’attacher à mieux cerner ces auteurs d’un type particulier, que nous appellerons « récréateurs », en brossant des portraits hauts en couleur. Ainsi, le troisième chapitre s’efforce de percer les secrets de « Didier Henrion, compilateur de récréations mathématiques des années 1620 ». À partir de sources archivistiques nouvelles, Frédéric Métin précise la biographie obscure du personnage, en établissant notamment que son prénom est bien Didier, et non Denis comme on le croyait à tort, et que c’est un auteur distinct de Pierre Hérigone et de Cyriaque de Mangin, avec qui on l’avait parfois confondu. Le chapitre se poursuit par une étude détaillée des « Questions ingenieuses et recreatives » qui occupent 112 pages de sa Collection mathematique, publiée en 1620. Faisant un saut de plus de deux siècles, Sylviane Schwer se penche sur un autre récréateur original dans le quatrième chapitre intitulé « Revenir aux mathématiques par les récréations : l’exemple de Henri Auguste Delannoy ». Après une longue carrière militaire, le polytechnicien Henri-Auguste Delannoy s’intéresse à nouveau aux mathématiques à partir de 1881 par l’intermédiaire des récréations. Les problèmes de géométrie de situation que l’on peut résoudre à l’aide d’un échiquier le conduisent à la publication de onze articles de mathématiques portant sur des questions de probabilités discrètes. Un tel parcours est exemplaire du rôle militant des récréations mathématiques dans l’entre-deux-guerres 1870-1914 pour la reconstitution d’une élite scientifique française après la défaite de Sedan et la chute du Second Empire. C’est dans ce même contexte qu’a été créée en 1872 l’Association française pour l’avancement des sciences. Delannoy la fréquente assidument, tout comme d’autres ingénieurs et mathématiciens également sensibles à l’intérêt des récréations pour la recherche et l’enseignement. Un autre membre de ce milieu foisonnant fait justement l’objet du cinquième chapitre écrit par Jérôme Auvinet : « Les récréations mathématiques chez Charles-Ange Laisant : de la géométrie de situation à l’Initiation mathématique ». D’origine polytechnicienne et militaire comme Delannoy, Laisant est élu député de 1876 à 1893, avant de devenir enseignant en classes préparatoires aux grandes écoles. Ayant la volonté de populariser les mathématiques et de renouveler leur enseignement, il perçoit les situations récréatives comme une source d’innovations pédagogiques et en fait la substance d’un livre novateur pour l’éducation des jeunes enfants, l’Initiation mathématique publiée en 1906.
8Les trois chapitres suivants ne sont plus centrés principalement sur des personnages, mais sur des types particuliers de jeux ou de récréations, avec l’ambition de les replacer dans leur contexte historique, d’en préciser le contenu mathématique sous-jacent et de suggérer leurs potentialités pédagogiques. Tout d’abord, François Goichot se concentre dans le sixième chapitre sur « La rithmomachie, un jeu pédagogique du xie au xvie siècle ». Inventé par le moine Asilon au xie siècle, la rithmomachie, ou « combat des nombres », se voulait un jeu pour délasser les savants et permettre aux plus jeunes d’apprendre agréablement l’arithmétique de Boèce. Plus qu’un combat de nombres, il s’agissait d’un combat de rapports de nombres faisant allusion à l’interprétation musicale de l’arithmétique. Le chapitre présente d’abord quelques-uns des nombreux textes qui ont fleuri entre 1030 et 1705 sur ce jeu très complexe, puis en donne les règles et en évoque une version simplifiée adaptée à une utilisation en collège. Dans le septième chapitre, Évelyne Barbin aborde ensuite la « Géométrie, combinatoire et algorithmes des carrés magiques ». Le problème fascinant des carrés magiques consiste à remplir les cases d’un carré de n lignes et de n colonnes à l’aide des nombres de 1 à n2, de sorte que la somme des nombres soit la même sur chaque ligne, chaque colonne et chaque diagonale. Le chapitre analyse les travaux de Bernard Frenicle de Bessy, qui publie en 1693 une table des 880 carrés magiques de côté 4, puis ceux de Michel Frolov et Édouard Lucas qui, à la fin du xixe siècle, reprennent le dénombrement de Frenicle pour engager des investigations complémentaires de nature géométrique et combinatoire. Il se termine par une réflexion sur les exploitations possibles des carrés magiques dans l’enseignement pour que ceux-ci, tout en restant divertissants, soient porteurs de connaissances authentiquement mathématiques. Enfin, Lisa Rougetet traite d’une autre catégorie de jeux dans le huitième chapitre : « Les jeux combinatoires, ou comment tisser un lien entre mathématiques, algorithmique et programmation ». Ces jeux, qui se caractérisent par une alternance de coups entre deux joueurs, une information complète et l’absence de hasard, sont déterminés : il est possible en théorie de dénombrer toutes les positions pouvant se présenter durant une partie et de caractériser celles qui sont gagnantes pour l’un des joueurs. En illustrant ses propos par l’étude détaillée du jeu de Nim et du jeu de Kayles, l’auteure montre que ces jeux prennent leurs sources dans des ouvrages de récréations mathématiques dès le début du xviie siècle, qu’ils sont à l’origine de développements mathématiques et algorithmiques tout à fait actuels, et qu’il est pertinent de les utiliser en classe pour aborder certaines notions du programme de mathématiques du cycle 4.
9Si les huit premiers chapitres suggèrent tous des pistes concrètes pour exploiter dans l’enseignement les récréations qu’ils étudient, les deux derniers vont plus loin dans cette direction, dans la mesure où ils sont construits sur l’analyse didactique d’expérimentations réalisées en classe. Alain Bernard et Emmanuelle Rocher écrivent à quatre mains un neuvième chapitre intitulé « Entre histoire et mathématiques : variations pédagogiques autour des problèmes d’Alcuin ». Le support historique est ici un recueil d’une cinquantaine de problèmes qui ont circulé entre le ixe et le xiie siècle. Bien qu’il soit attribué à Alcuin d’York, un Anglais de famille noble ayant joué un rôle important à la cour de Charlemagne, ce recueil est un ensemble disparate dont on ne peut établir l’origine avec précision. Les auteurs proposent une traduction et un bref commentaire de quelques-uns des problèmes, puis font le compte rendu détaillé d’un atelier interdisciplinaire mathématiques/histoire qui s’est déroulé en classe de seconde. Par groupes de quatre ou cinq, les élèves ont eu à réaliser un grand panneau, calligraphié et enluminé dans le style médiéval, comportant une partie historique et la solution de certains des problèmes d’Alcuin. Enfin, dans le dixième et dernier chapitre, Marc Moyon adopte une démarche similaire en puisant à des fins didactiques des « Récréations mathématiques et algorithmique dans le Liber abaci de Fibonacci (xiiie siècle) ». Le principal problème retenu est celui du verger : pour sortir d’un verger, il faut donner successivement à sept gardiens la moitié de ses fruits plus un, et il ne reste qu’un fruit ; combien en avait-on au départ ? Ce problème très riche, qui peut se résoudre par fausse position, par l’algèbre ou en appliquant à l’envers l’algorithme de l’énoncé, a fait l’objet de deux séances d’une heure en classe de troisième. L’auteur décrit avec précision les caractéristiques de cette expérience pédagogique, les différentes procédures suivies par les élèves, puis la généralisation qui en a été tirée et qui a débouché sur l’écriture d’un algorithme de résolution avec le logiciel Scratch. L’objectif affiché est que chacune ou chacun puisse s’emparer d’autres problèmes du Liber abaci pour construire, à son tour, ses propres séances d’enseignement.
10Le présent ouvrage est issu des travaux du 22e colloque inter-IREM d’épistémologie et d’histoire des mathématiques qui s’est tenu à l’Université Grenoble Alpes du 1er au 3 juin 2017. Ses auteurs appartiennent à des IREM (Instituts de recherche sur l’enseignement des mathématiques) et ont le souci d’introduire une perspective historique dans l’enseignement à tous les niveaux. Leur ambition n’est pas d’enseigner l’histoire des mathématiques en tant que telle, mais de s’inspirer de cette histoire pour concevoir et expérimenter en classe des situations riches de sens, susceptibles de favoriser les apprentissages mathématiques des élèves. Le thème des mathématiques récréatives semblant particulièrement pertinent à cette fin, nous espérons que les dix chapitres de ce livre, dont nous avons tenté de mettre en évidence la variété et la richesse, fourniront aux enseignants et aux formateurs des ressources épistémologiques, historiques et pédagogiques utiles pour renouveler leur pratique… tout en s’amusant.
Notes de bas de page
1Pour ne pas alourdir cette introduction, nous ne mentionnerons dans la suite que les éditions publiées du vivant des auteurs.
2Lyon : Rigaud. 1re éd., 1612 ; 2e éd., 1624.
32 vol., Paris : Jombert, 1694.
4Cédric Villani et Charles Torossian, 21 mesures pour l’enseignement des mathématiques, rapport remis le 12 février 2018 au ministre de l’Éducation nationale, p. 58.
5Paris : Gauthier-Villars. 1re éd. (2 vol.) 1882-1883 ; 2e éd. (4 vol.), 1891-1894.
6Op. cit., 2e éd., vol. 1, p. viii.
Auteur
Université de la Réunion, Laboratoire d’informatique et de mathématiques, IREM de la Réunion.
IdRef : 134207726
Dominique Tournès enseigne les mathématiques et l’histoire des mathématiques. Ses recherches portent sur l’analyse numérique, le calcul graphique, les équations différentielles et les mathématiques des ingénieurs dans la période 1750-1950. Il est par ailleurs directeur de l’IREM de la Réunion et contribue à la formation des enseignants du second degré.
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