Esthétique du bizarre
p. 131-132
Texte intégral
1Les remarques déjà formulées d’un point de vue esthétique dans la première partie étaient centrées sur l’objet. Il s’agit aussi d’aborder cette question par les effets, en essayant de caractériser, à partir de ce qu’en disent les textes, l’expérience procurée ou provoquée par l’objet dit bizarre, les sources voire la nature du plaisir, de la satisfaction (ou leur contraire) qu’il donne. Baudelaire lui-même, nourri par la lecture de Poe, glisse aisément, dans ses réflexions esthétiques, de l’objet au sujet qui le perçoit ; il pointe le plaisir qu’apporte l’« étonnement » dû à la « variété », à la différence associée à l’« individualité » qui tient à la « bizarrerie » :
L’étonnement, qui est une des grandes jouissances causées par l’art et la littérature, tient à cette variété même des types et des sensations. […] Cette dose de bizarrerie qui constitue et définit l’individualité, sans laquelle il n’y a pas de beau […], joue dans l’art […] le rôle du goût ou de l’assaisonnement dans les mets, les mets ne différant les uns des autres […] que par l’idée qu’ils révèlent à la langue.1
2Il associe à une approche objective de la beauté (« irrégularité ») une approche subjective, voire met en équivalence les deux (« c’est-à-dire ») :
Ce qui n’est pas légèrement difforme a l’air insensible ; – d’où il suit que l’irrégularité, c’est-à-dire l’inattendu, la surprise, l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique de la beauté.2
3Je m’inspire de la réflexion de Jean-Marie Schaeffer pour aborder la question de l’expérience, ou de la conduite3, esthétique : elle s’impose, écrit-il, « dès lors qu’une activité cognitive quelle qu’elle soit devient en tant que telle le support d’une (dis)satisfaction4 » ; l’« activité cognitive » renvoie à l’exercice des sens, de l’intellect. En introduisant le terme « dissatisfaction », Jean-Marie Schaeffer amène à penser que l’appréciation n’est pas forcément élogieuse, ni toujours liée à un plaisir, objectif traditionnel de l’art auquel d’aucuns ont opposé l’envie de « déplaire ». On voit, de plus, qu’il ne tient pas pour décisifs, dans cet ouvrage, les aspects affectifs, parti non dénué de précédents (Flaubert considère l’émotion comme non artistique, et rejette ou semble rejeter le pathétique5), mais d’autant plus troublant que l’on avance traditionnellement des notions de ce type pour rendre compte des genres, ou des catégories esthétiques, terreur et pitié, par exemple, tenues depuis Aristote pour caractéristiques de la tragédie. De plus, on peut se demander si l’expérience affective n’a pas par elle-même de dimension cognitive. Il est vrai aussi qu’elle n’est pas au premier plan des définitions du bizarre, mais l’on peut considérer qu’elle n’est pas a priori négligeable, qu’elle est un élément de caractérisation à tout le moins complémentaire – complémentaire car la spécificité de l’expérience esthétique tient cette fois d’abord à la mise en défaut de l’entendement, au fait que l’expérience cognitive soit contrariée ou entravée, ce qui amène à s’interroger sur les conséquences ou les corrélats de cette contrariété.
Notes de bas de page
1 Charles Baudelaire, « Exposition universelle (1855) », dans Critique d’art, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 578-579.
2 Charles Baudelaire, Fusées, dans Journaux intimes, dans Œuvres complètes, édition de Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1975, t. I, p. 656.
3 Je maintiens, quant à moi, le terme « expérience », qui n’implique pas l’idée d’une intention comme le fait l’autre mot.
4 Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes, Gallimard, coll. « NRF Essais », 1996, p. 160.
5 « La première qualité de l’Art et son but est l’illusion. L’émotion, laquelle s’obtient souvent par certains sacrifices de détails poétiques, est une tout autre chose et d’un ordre inférieur. » (Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, vendredi 16 septembre 1853, dans Gustave Flaubert. Préface à la vie d’écrivain ou Extraits de la correspondance, présentation et choix de Geneviève Bollème, Le Seuil, 1963.)
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