Chapitre 3
Comprendre une image d’un album de jeunesse pour questionner les relations alimentaires d’un écosystème
p. 75-96
Texte intégral
1Dans ce chapitre, nous présentons une recherche menée en Grande Section de maternelle autour de l’exploitation d’un album de littérature de jeunesse d’origine coréenne, Le Tigre mange-t-il de l’herbe ? (Hyeon-Jeong & Se-Yeon, 2014) qui traite du fonctionnement des écosystèmes. Cette recherche a eu lieu au sein du LéA1 « Paul-Émile Victor ». Ce LéA constitue un groupe de recherche collaborative car il s’inscrit pleinement dans la conceptualisation proposée par Desgagné (1997) : les membres du groupe – chercheurs·euses et professeur·e·s des écoles – adoptent en effet une démarche de coconstruction de séquences d’enseignement-apprentissages intégrant des objets bifaces (Marlot, Toullec-Thery & Daguzon, 2017) très présents dans les pratiques ordinaires à l’école maternelle (Charles, 2012) : les albums de littérature de jeunesse. Les membres du LéA n’étudient pas n’importe quels albums, mais certains albums de fiction qualifiés de fiction réaliste (Bruguière & Triquet, 2012 ; Soudani et al., 2015) et leurs potentialités et limites épistémologiques et didactiques dans les apprentissages scientifiques à l’école. Ces albums ont la particularité d’offrir des récits fictionnels dont l’intrigue est contrainte par des phénomènes scientifiques non explicités. Par exemple, dans La promesse (Willis & Ross, 2003), deux personnages (un têtard et une chenille) anthropomorphisés, amoureux, se promettent de ne jamais changer. Mais parce qu’ils subissent leurs métamorphoses en grenouille et papillon, leur relation se modifie malgré eux. Le LéA suppose que ces albums de fiction réaliste représentent un support pertinent pour penser des moments scolaires ouverts (Bisault, 2011), c’est-à-dire qui concilient des enjeux à la fois scientifiques, langagiers et littéraires. Ces albums permettent également de questionner des faits et phénomènes scientifiques par un jeu de confrontation des conceptions premières des élèves avec des éléments parfois imaginaires, parfois réalistes présents dans les albums de jeunesse choisis.
2Pendant deux années scolaires (2017-2019), le LéA a travaillé avec l’album Le Tigre mange-t-il de l’herbe ? qui aborde des contenus relatifs à la structure et au fonctionnement d’un écosystème, dans la perspective de construire une séquence pour des élèves de Grande Section de maternelle. Les questions d’environnement et de découverte de différents milieux sont en effet prescrites dans les programmes, dans la partie « découvrir le monde du vivant » (Ministère de l’éducation nationale, 2015, p. 19). Le choix de ces contenus a semblé pertinent en raison du manque de recherches sur les écosystèmes à ce niveau de la scolarité : le numéro 3 de la revue Aster de 1987, « Explorons l’écosystème », piloté par Astolfi était marqué par une approche conceptuelle centrée sur le second degré, et éloigné des enjeux actuels de l’éducation au développement durable. Les travaux présents dans l’HDR2 de Lange (2009), effectués dans une perspective curriculaire ne se préoccupent pas non plus de l’école maternelle. Seule la recherche menée par Voisin et Lhoste (2016) focalise ce segment scolaire en questionnant la pratique d’une professeure à propos de la biodiversité.
3Dans une première partie, nous proposons une analyse didactique et épistémologique de cet album qui permet de dégager une question de recherche centrale. Dans une deuxième partie, nous présentons la séquence construite et les modalités de la construction des données dans les classes. À l’aide de ces données, nous analysons enfin dans une troisième partie les deux premiers moments scolaires ouverts de cette séquence mise en œuvre avec des élèves de Grande Section de maternelle (4-5 ans).
Le Tigre mange-t-il de l’herbe ?
4L’analyse a priori de l’album Le Tigre mange-t-il de l’herbe ? est conduite selon les trois niveaux de lecture dégagés par Bruguière et al. (2016) :
- un niveau macroscopique pour saisir les enjeux scientifiques globaux ;
- un niveau mésoscopique pour questionner les niveaux d’intrication entre l’intrigue du récit et les problèmes scientifiques sous-jacents ;
- un niveau microscopique pour analyser les potentialités de certaines doubles pages dans la formulation de problèmes scientifiques.
5Cette analyse amène à focaliser une double page (DP) particulière, qui peut être qualifiée de résistante (Tauveron, 1999), dans le sens où elle pose des problèmes de compréhension et d’interprétation. Nous questionnerons enfin comment cette DP peut engager des jeunes enfants de Grande Section de maternelle dans une réflexion sur la nature des relations alimentaires entre les êtres vivants et sur le rôle du Soleil.
Analyse macroscopique et mésoscopique : enjeux scientifiques et didactiques
6Le travail des membres du LéA – qualifié de « navigation inductive » (Bruguière & Héraud, 2009) – renvoie à un long processus de lecture et de sélection de nombreux albums. Nombreux sont les albums de fiction qui développent des intrigues mettant en jeu des relations alimentaires entre êtres vivants : citons par exemple Bon appétit Monsieur Lapin ! (Boujon, 1985). Le choix s’est porté sur Le Tigre mange-t-il de l’herbe ? pour des raisons narratives et didactiques.
7Sur le plan narratif, l’album Le Tigre mange-t-il de l’herbe ? est un album mixte, car organisé en deux parties distinctes : l’une portée par un récit de fiction réaliste (Bruguière & Triquet, 2012) et l’autre par un documentaire qui fournit différentes représentations modélisantes des relations alimentaires au sein d’un écosystème. La partie du récit de fiction est construite selon un schéma narratif en randonnée : elle est apparue particulièrement adaptée à une exploitation en classe pour des jeunes élèves (Weber, 2018). Le récit enchaîne en effet une succession de rencontres entre le protagoniste de l’histoire – un tigre – et d’autres êtres vivants qui, déroulées sur un même mode opératoire – répétitif et donc rassurant pour les enfants –, est facile d’appropriation. Le récit de fiction se construit à l’aide d’un jeu de questions et de réponses qui peut être aisément oralisé dans les classes maternelles. Ainsi, après la première question/titre : « Le tigre mange-t-il de l’herbe ? » la réponse est apportée à la page suivante : « Non ! Ce sont les sauterelles qui mangent et qui grignotent l’herbe fraîche » ; ce qui amène à la double page suivante et à la question « Le tigre mange-t-il des sauterelles ? ». La réponse est apportée à nouveau en tournant la page : « Non ! Les minuscules sauterelles ne le nourriraient pas assez… C’est la grenouille qui attrape les sauterelles au lasso avec sa langue. Et hop ! Elle les avale et les digère. La grenouille mange aussi des plantes. Est-ce que le tigre mange les grenouilles ? ». Etc., etc. Le récit met en scène successivement, le Soleil, l’herbe et cinq animaux liés entre eux par un rapport mangeur/mangé : une sauterelle, une grenouille, une cigogne, un renard et enfin un tigre. Cette mise en récit de la quête d’un tigre cherchant à se nourrir permet de développer un rapport émotionnel au vivant chez l’enfant (Dell’Angelo, 2009) et suppose que la lecture de cette histoire imaginaire peut appeler chez le lecteur l’activation et le questionnement de connaissances sur la nature des relations alimentaires entre les êtres vivants et le Soleil.
8Sur le plan didactique, et plus particulièrement dans la partie documentaire, Le Tigre mange-t-il de l’herbe ? aborde de façon variée les contenus relatifs au fonctionnement d’un écosystème (relations, chaînes et réseaux trophiques, pyramide des nombres, cycle de la matière). Bien que le réseau trophique de l’album soit non familier aux enfants français car il est coréen3, les animaux de ce réseau sont bien connus des enfants (le tigre et le renard notamment). Les chercheurs ont supposé que la caractéristique contre factuelle (Lewis, 1973) du titre de l’album permettrait de faire réagir les enfants : ils répondent naturellement « Non ! » à la question-titre. Cette caractéristique a été identifiée comme essentielle pour pouvoir enclencher un travail de problématisation par les élèves. Enfin la présence du Soleil parmi les êtres vivants (végétaux et animaux) semble particulièrement riche pour penser les relations selon des transferts d’énergie.
Analyse microscopique : une double page (DP) résistante
9Toujours situé dans la perspective de navigation inductive (Bruguière & Héraud, 2009), le travail des membres du LéA accorde un temps long à l’identification de DP supposées fertiles à des situations didactiques mêlant lecture et questionnement scientifique, envisagées selon deux logiques, prospective (faire imaginer aux élèves la suite d’événements du récit) et rétrospective (faire expliquer aux élèves certains événements une fois la lecture de l’album effectuée). En effet, bien que l’album soit à considérer dans son intégralité, la DP en constitue l’unité signifiante première. Un album peut donc être appréhendé comme un enchaînement de DP dont l’articulation autour d’une charnière centrale fait également sens : elle peut servir d’axe de symétrie, être le lieu d’une ellipse, produire un effet de miroir (Van der Linden, 2003). Dans la perspective didactique retenue par le groupe LéA, il s’agit de comprendre le rôle que peut jouer la lecture de certaines DP dans un travail de questionnement scientifique dès lors qu’elles présentent certaines caractéristiques. Ainsi, les membres du groupe accordent au caractère métaphorique (Stengers & Schlanger, 1991) et/ou paradoxal (Clément et al., 2004) une fonction heuristique majeure. En effet, des énoncés verbaux et iconiques peuvent entraîner une nouvelle approche du concept scientifique visé : soit parce qu’ils peuvent mettre en contradiction deux significations d’un même terme quant aux objets auxquels ils se réfèrent, soit parce qu’ils ont recours à une analogie.
10L’analyse de l’album par le groupe de recherche a fait ressortir l’intérêt didactique de l’image de la DP numéro 7 de l’album (figure 1) qui peut poser des difficultés de compréhension et/ou d’interprétation chez le lecteur de par son caractère analogique et certains points paradoxaux.
Fig. 1 – Double page fictionnelle de l’album (DP7).
11Cette DP récapitule sous la forme d’emboîtements l’ensemble des rencontres entre le personnage du tigre, les autres êtres vivants de l’histoire et le Soleil. Tandis que le texte ne mentionne pas le Soleil :
Le tigre raffole des renards surtout quand ils sont bien nourris en mangeant des cigognes charnues qui ont mangé des grenouilles dodues qui ont avalé des sauterelles bien grasses, qui elles, ont bien brouté l’herbe fraîche. Mais qui mange le tigre ?
L’image résume de façon synchronique les étapes diachroniques de l’histoire/de la chaîne alimentaire en mettant en scène tous les personnages sans oublier le Soleil qui est placé au centre. Cette DP7 constitue ainsi une mise en récit et en image particulièrement riche sur les relations trophiques entre les différents personnages de l’histoire et sur la place, voire le rôle du Soleil.
12La valeur cognitive de cette image révèle son caractère métaphorique qui constitue à la fois une aide et une résistance. L’analogie métaphorique sous la forme d’une série d’emboîtements aide en effet à penser les relations alimentaires entre les personnages (certes dans un langage qui n’est pas scientifique) mais au moins dans un langage accessible dans lequel le lecteur est en confiance. Le modèle de l’emboîtement construit une voie d’accès cognitive au problème des relations alimentaires. Cependant, à cette facilité métaphorique se voit opposer une résistance (Tauveron, 1999) parce que cette image ne se laisse pas lire automatiquement : une telle image ne peut être résumée facilement et ne livre pas son sens symbolique aisément, elle appelle ainsi de la part du lecteur l’activation et le questionnement de connaissances sur la nature des relations alimentaires.
13Sur cette image, la figuration sous une forme emboîtée joue en particulier sur différentes significations paradoxales, qui peuvent constituer des obstacles à la construction de la notion de chaîne alimentaire :
- elle met en relief un critère de taille dans les relations de prédation alimentaire : le plus gros animal mange un animal plus petit et ainsi de suite (ce qui n’est pas nécessairement le cas dans la réalité) ;
- elle exhibe une relation d’incorporation où chaque proie est représentée entière à l’intérieur du ventre de son prédateur. Dans cette image rappelant une poupée russe, tous les êtres semblent toujours vivants (et donc non morts) ;
- elle introduit également une succession temporelle avec la disparition des espèces mangées (Peterfalvi et al., 1987) et intégrées totalement au mangeur suivant ;
- elle assimile le Soleil à une proie incorporée dans la sauterelle, à côté de l’herbe.
14Sur la base de ces analyses didactiques et épistémologiques effectuées, les membres du LéA ont dégagé une question de recherche centrale : dans quelle mesure un travail basé sur l’exploitation du caractère métaphorique de l’image de la DP7 et de ses significations paradoxales peut-il permettre à des élèves de maternelle de se confronter à des difficultés de compréhension et d’interprétation susceptibles de les engager dans un questionnement scientifique ?
Protocole de recherche
15Dans cette partie, nous proposons la séquence élaborée par les membres du LéA puis détaillons les deux premiers moments ouverts de cette séquence. Nous présentons ensuite les données recueillies en classes maternelles4 et la méthode d’analyse de ces données empiriques.
Une séquence, deux moments ouverts
16Les analyses didactiques fondent la construction d’une séquence didactique de 4 moments ouverts utilisant Le Tigre mange-t-il de l’herbe ? au sein de deux domaines d’apprentissages (Ministère de l’éducation nationale, 2015).
- « Mobiliser le langage dans toutes ses dimensions », tant dans sa dimension orale (avec des objectifs liés à « oser entrer en communication » et à « échanger et réfléchir avec les autres ») qu’écrite (avec des objectifs relatifs à « écouter de l’écrit et commencer à le comprendre »).
- « Explorer le monde » et, notamment, « le monde du vivant » (avec des objectifs reliés aux besoins essentiels des animaux et des végétaux et des connaissances relatives aux milieux de vie des êtres vivants).
17Le tableau 1 propose le descriptif de la séquence didactique dans son ensemble.
Tab. 1 – Séquence construite autour de l’album.
| Moment 1 | Durée : 15 minutes | |
| Intention : faire émerger les idées des élèves sur la représentation de la DP7. | Matériel : Un exemplaire de l’album et 4 photocopies de la DP7 (sans le texte). | Organisation : un atelier avec un petit groupe de 3-4 élèves. |
| Déroulement : L’idée est de ne pas montrer la première de couverture, ni de donner le titre de l’album. La DP7 est d’emblée montrée aux élèves. Consigne de la professeure : « Je vous montre une image… Que voulez-vous me dire sur cette image ? » La première phase, dialoguée, vise l’identification précise des différents protagonistes, de manière exhaustive : le tigre, le renard, la cigogne, la grenouille, la sauterelle (on suppose que la professeure aidera à la faire voir), l’herbe, ainsi que le Soleil. La deuxième phase vise à savoir comment les élèves interprètent l’image, comment ils peuvent nommer les inclusions. Relances : « Que reconnaissez-vous comme animal ? » ; « Décris l’image. Qu’est-ce que ça veut dire pour toi cette image ? » | ||
| Moment 2 | Durée : 15 minutes | |
| Intentions : faire émerger les idées concernant les relations entre les différents protagonistes : amener la notion de chaîne alimentaire et questionner la place du Soleil dans la représentation de la DP7. | Matériel : un exemplaire de l’album et 5 lots d’étiquettes des différents protagonistes. | Organisation : un atelier avec un petit groupe de 3-4 élèves. |
| Déroulement : 1. Manipulation individuelle des étiquettes Dans un premier temps, la professeure fait manipuler des étiquettes représentant chacun des protagonistes, cela permet aux élèves de bien les identifier à nouveau. Ensuite, elle demande de disposer sur la table devant eux les différentes étiquettes pour raconter les relations entre les différents protagonistes. 2. Questionnement Dans un deuxième temps, la professeure questionne. La question principale étant : « Qui mange qui ? ». On suppose diverses relances : « Le tigre mange-t-il de l’herbe ? » ; « Que fait le Soleil dans le ventre du tigre ? » 3. Lecture de l’album Enfin, la professeure lit à rebours l’album, de la DP7 vers le début de l’histoire. Ce qui amène à la question principale de l’album Le Tigre mange-t-il de l’herbe ?. L’explication de la présence du Soleil dans le ventre du tigre, par cette lecture à rebours, prend ainsi sens avec la lecture de la première phrase « De l’herbe bien verte pousse au Soleil ». | ||
| Moment 3 | Durée : 15 minutes | |
| Intentions : avoir une première approche de la relation mangeur/mangé, de cycle de la matière ; faire comprendre aux élèves que l’animal qui est mangé est mort. | Matériel : un exemplaire de l’album ; 5 lots d’étiquettes des différents protagonistes et l’étiquette « terre et micro-organisme ». | Organisation : un atelier avec un petit groupe de 3-4 élèves. |
| Déroulement : Lecture de l’album dans le « bon sens » jusqu’à la DP9 (reproduite ci-dessous) en utilisant les étiquettes du moment 2, en les posant les unes sur les autres (le Soleil, puis l’herbe, puis la sauterelle, etc.), puis en les disposant en cercle. Cette approche permet de rappeler le concept de chaîne alimentaire. La lecture permet d’ajouter et de discuter sur le concept de mort et de décomposition. La professeure discute ensuite à propos du concept de cycle de la matière (recyclage). La professeure demande ensuite à chaque élève de réaliser la chaîne alimentaire et le cycle de la matière avec ses étiquettes. Elle fait enfin verbaliser aux élèves leur disposition afin de s’assurer de leur compréhension.  Reproduction de la DP9. Transcription du texte : La boucle est bouclée ! Le soleil donne de l’énergie aux plantes, qui puisent des particules dans la terre, particules qui viennent de la décomposition du tigre. Le tigre, lui, a mangé des animaux qui ont mangé des animaux, qui eux-mêmes ont mangé de l’herbe. Tout cela s’appelle la chaîne alimentaire. Les herbivores mangent les plantes, les carnivores mangent les herbivores. Les animaux qui meurent se décomposent dans la terre. | ||
| Moment 4 | Durée : 15 minutes | |
| Intentions : avoir une première approche de la relation mangeur/mangé avec l’idée de proportion en abordant la notion de taille et de nombre. | Matériel : un exemplaire de l’album ; 5 lots d’étiquettes des différents protagonistes + étiquette « terre et micro-organisme » ; 2 jeux de boîtes à encastrer (chaque boîte représente un protagoniste) ; Lego® : 2 plaques « herbe », 18 « 2 points », 7 « 4 points », 5 « 6 points », 3 « 8 points », 1 « 16 points » (la longueur des plaques de Lego® est proportionnelle au nombre d’individus). | Organisation : un atelier avec un petit groupe de 3-4 élèves. |
| Déroulement : La professeure lit la DP11 dans laquelle la question du nombre est abordée. Elle engage une discussion sur les différentes représentations des élèves.  Reproduction de la DP11. Transcription du texte : Mais... puisqu’aucun animal ne mange le tigre, va-t-il rester seul dans la forêt quand il aura dévoré tous les renards, les cerfs, les lapins et les belettes ? La professeure propose ensuite une manipulation avec des boîtes dans la perspective de faire des emboîtements. Elle dispose toutes les boîtes devant les élèves et les laisse observer et manipuler. Elle demande aux élèves ce qu’ils peuvent faire de toutes ces boîtes. Les élèves manipulent ensuite et discutent avec la professeure de la notion de quantité. Elle lit ensuite la DP12 et engage une discussion pour renforcer la notion de quantité en questionnant : « Est-ce que c’est toujours le plus gros animal qui mange le plus petit ? ». Elle parle alors de la taille en se rapprochant de l’alimentation humaine : l’Homme peut par exemple manger un steak de bœuf ou des grains de maïs alors que le bœuf ou le plant de maïs sont plus grands que lui. Pour finir, elle modélise avec des Lego® une pyramide des nombres (voir la liste du matériel).  Reproduction de la DP12. Transcription du texte : La nature n’est pas si mal faite. Le nombre de renards dépasse de loin le nombre de tigres. Et c’est pareil à chaque étage de la chaîne alimentaire. Le nombre de cigognes est bien supérieur au nombre de renards... On parle de « pyramide alimentaire ». / Cinquièmes consommateurs, tigres, lions ou léopards... Quatrièmes consommateurs, renards ou loups, aigles. Troisièmes consommateurs, cigognes ou chouettes, serpents... Deuxièmes consommateurs, grenouilles ou araignées, lézards... Premiers consommateurs, sauterelles, lapins... | ||
Deux moments pour recueillir des données
18L’analyse des données focalise les deux premiers moments seulement car ils présentent un intérêt pour questionner les relations alimentaires au sein de l’écosystème. Ainsi, le groupe LéA a conçu deux moments s’appuyant sur l’image de la DP7 dans une perspective ouverte (Bisault, 2011), c’est-à-dire deux moments scolaires à visée scientifique mais s’articulant à la lecture et à l’interprétation d’une DP fictionnelle.
19Dans le premier moment, les élèves sont réunis par groupes de 3 à 4 enfants et sont invités par la professeure à décrire ce qu’ils voient sur l’image (chaque élève dispose d’une photocopie en couleur de la DP7 sans le texte) et sur la position des protagonistes. Dans le deuxième moment, chaque élève dispose dans une barquette de la même série de vignettes plastifiées de chacun des protagonistes présents sur l’image (mais ils n’ont plus l’image sous les yeux) : le tigre, le renard, la cigogne, la grenouille, la sauterelle, l’herbe et le Soleil. La professeure demande à chaque élève de manipuler puis d’agencer sur la table ces diverses vignettes et de raconter son agencement final. La professeure, par un jeu de questionnement, conduit chaque enfant à expliciter sa disposition des images sur la table et ce qu’elle raconte des relations entre les êtres vivants et le Soleil.
20Ces deux moments ont été mis en œuvre par deux professeures du LéA, en Grande Section de maternelle, soit en tout, cinq groupes de 3 ou 4 élèves de cinq et six ans (18 élèves). Les données, recueillies par un chercheur, ont différentes formes : photographies de leurs productions et enregistrement sous format mp3 des phases de verbalisation individuelle et collective. Les prises de notes du chercheur et les moments enregistrés ont été intégralement transcrits.
21L’analyse de contenu porte sur les échanges entre les professeures et leurs élèves et sur les dispositions des vignettes des images de la DP7 par les enfants. La grille d’analyse élaborée intègre des éléments de l’analyse didactique menée par Peterfalvi et al. (1987) sur l’obstacle relevant d’un raisonnement linéaire-causal5 dans la compréhension des interactions entre les êtres vivants et sur les obstacles repérés dans l’analyse a priori. Cette grille incorpore des critères sémio-linguistiques et topographiques.
Résultats
22Cette section propose de répondre à cette question de recherche en présentant les analyses des données construites lors de la mise en œuvre des deux premiers moments en classe.
Moment 1
23Lors de ce moment, la majorité des élèves parvient à nommer les différents protagonistes de la DP7, seuls quelques élèves éprouvent des difficultés, reconnaissant plutôt un « cygne » qu’une cigogne, et donnant des « noms d’insectes » à la sauterelle, mal identifiée. Deux types de discours sont identifiés au début de ce moment :
Des animaux présents ensemble mais sans relation entre eux
24Dans deux groupes, les élèves ont tendance à énumérer les animaux sans percevoir entre eux des relations : les animaux sont alors juxtaposés, comme l’enfant 1 qui dit voir sur l’image « une grenouille, un renard et un tigre ». Dans ces groupes, l’échange avec la professeure mène parfois à l’expression d’emboîtements partiels, et parfois erronés quant à la place exacte des animaux dans la chaîne alimentaire (voir extrait 1).
ENFANT 2. – En fait, le tigre et le renard, ils ont mangé la grenouille et aussi le cygne.
PROFESSEURE 1. – Le tigre et le renard, ils ont mangé la grenouille et le cygne. Mais en fait, qui a mangé qui alors ?
ENFANT 2. – En fait, le renard il a mangé la grenouille, et le tigre, lui, il a mangé le cygne.
Extrait 1
25Dans l’extrait 1, l’enfant 2 explicite à l’aide de la professeure deux relations trophiques mais elles sont mal situées par rapport à la chaîne alimentaire de la DP7.
26Dans ces groupes, les élèves voient dans l’image des animaux placés les uns à côté des autres. L’enfant 3 par exemple affirme que « Le tigre, il s’allonge et le renard, il s’allonge sur le ventre du tigre. » Des explications sont parfois proposées à ces animaux placés côte à côte, notamment l’idée qu’ils se reposent, au calme. L’enfant 4 exprime cela ainsi : « Peut-être que les animaux, ils se reposent, parce qu’ils sont allongés. Et la cigogne, elle se repose, elle n’est pas allongée mais elle se met en rond. » La lecture de l’image de la DP7 par ces élèves, qui distinguent un caractère calme et reposé de certains animaux, témoigne d’une interprétation qui peut sembler contraire à l’idée de manger ou d’être mangé. Ainsi, les élèves peuvent entretenir la conception erronée que l’animal mangé se « repose » mais qu’il n’est pas mort.
Des animaux présentant des relations alimentaires
27Dans les trois autres groupes, la forme emboîtée des relations alimentaires est perçue par les élèves, qui les expriment soit à la forme active, soit à la forme passive (enfant 5 dans l’extrait 2), parfois même sous la forme de préférence alimentaire (enfant 6 dans l’extrait 2). Ces expressions mettent au jour l’obstacle du raisonnement « linéaire-causal » (Peterfalvi et al., 1987) utilisé par les enfants.
ENFANT 5. – Alors le tigre, il a mangé le renard, et le renard, il a mangé l’oie et la grenouille elle a été avalée par l’oie. Et du coup, la grenouille, elle a mangé un petit peu d’herbe.
PROFESSEURE 1. – Le tigre et le renard, ils ont mangé la grenouille et le cygne. Mais en fait, qui a mangé qui alors ?
ENFANT 5. – Eh bien, moi je vois un tigre qui aime bien manger les renards. Et le renard, il aime bien manger les oiseaux. Et le renard, il aime bien les oiseaux qui mangent la grenouille.
Extrait 2
Des animaux avec des relations temporelles
28Quelques élèves expriment des relations entre les animaux par des aspects temporels, (« avant de », enfant 7 dans l’extrait 3) voire spatiaux (« devant, derrière, au milieu », enfant 8 dans l’extrait 3), mettant en évidence un dépassement de l’obstacle du raisonnement « linéaire-causal » (Peterfalvi et al., 1987).
ENFANT 7. – Et aussi dans le ventre, avant la grenouille, il y a un cygne.
ENFANT 8. – Et il y a un renard au milieu, là.
Extrait 3
Des animaux avec des relations spatialisées
29Quelques élèves de ces groupes s’emploient à récapituler les différents protagonistes repérés en articulant différents rapports d’inclusion. Ce sont certains indices de l’image comme le ventre du tigre ou sa langue tirée (voir extrait 3), qui parce qu’ils suscitent des interprétations sur leur origine, permettent aux élèves d’établir des relations de nature alimentaire entre les protagonistes, du type « l’un mange l’autre ».
ENFANT 9. – La cigogne, elle est dans le ventre du renard, le tigre il a mangé parce qu’il a un gros ventre.
ENFANT 8. – Oui, le tigre il a un « gros bidon » parce qu’il a beaucoup mangé !
ENFANT 10. – Le tigre il a mangé le renard, et car le tigre, il fait comme ça avec sa langue (l’enfant 10 mime en faisant du bruit), il se lèche les babines.
Extrait 4
30Collectivement, dans l’ensemble des groupes, les élèves se confrontent à la compréhension de la signification d’une image en recherchant différentes possibilités d’articulations entre les protagonistes. Dès lors que les élèves prêtent des intentions aux personnages sur la base de certains indices, ils envisagent des relations alimentaires. En revanche, d’autres significations de la forme emboîtée de la DP7 ne sont pas prises en compte, comme la taille des protagonistes, jamais questionnée par les élèves. Le Soleil, quand il est identifié, est considéré au même titre que les autres protagonistes et sa place dans la sauterelle n’est pas considérée comme surprenante, elle est en tout cas non expliquée : quand la professeure demande ce que veut dire la présence du Soleil sur l’image, aucun enfant n’apportera de réponse, la plupart d’entre eux disant ne pas savoir.
La question de la mort
31Un seul groupe parmi les cinq évoque et questionne la mort des animaux (voir extrait 5), tous les autres élèves considèrent que les protagonistes restent vivants.
ENFANT 5. – Elle ne saute pas la sauterelle parce qu’elle est morte. Elle est morte la sauterelle ? (Elle s’adresse à la professeure.)
PROFESSEURE. – Je ne sais pas moi.
ENFANT 5. – Ah oui, elle est morte, la sauterelle, car la grenouille, elle l’a mangée, la sauterelle.
Extrait 5
Moment 2
32Lors de ce deuxième moment, les élèves manipulent leurs vignettes et les agencent devant eux de manière individuelle. La professeure les invite ensuite à verbaliser cet agencement.
Tab. 1 – Typologie des agencements réalisés par les élèves lors du moment 2.
 Agencement cyclique (Enfant 4) |  Agencement linéaire vertical (Enfant 6) |
 Agencement linéaire horizontal (Enfant 8) | |
 Agencement par superpositions successives (Enfant 11) |  Agencement à étages (Enfant 12) |
33L’emboîtement de l’image de la DP7 et l’activité proposée dans le moment 2 permettent aux élèves de penser d’autres formes de modélisations et d’aller parfois vers la chaîne alimentaire. Quatre types d’agencements (tableau 2) sont mis au jour :
Cyclique
34Un seul élève de l’échantillon propose un agencement cyclique dans lequel le Soleil est placé au centre, les autres protagonistes sont considérés par l’enfant 4 dans des relations mangeur/mangé (voir extrait 6).
ENFANT 4. – Alors, la sauterelle, elle mange l’herbe. La grenouille mange la sauterelle. Et puis la grenouille est mangée par la cigogne. Le renard mange la cigogne et puis le tigre mange le renard.
PROFESSEURE. – Et là (montrant la vignette du Soleil), c’est quoi ?
ENFANT 4. – Le Soleil. (L’élève mime les autres vignettes en faisant des mouvements circulaires.)
Extrait 6
Linéaire
35Des agencements linéaires sont imaginés par les élèves, agencements qui peuvent avoir une orientation verticale ou horizontale. Lors de la verbalisation, les élèves, comme l’enfant 8 (voir extrait 7), racontent souvent une histoire débutant par le tigre et expriment cette succession en termes de relations de prédation entre les différents êtres vivants, renvoyant à l’obstacle du raisonnement « linéaire-causal » (Peterfalvi et al., 1987).
ENFANT 8. – Ben en fait, il fait beau, alors du coup, un tigre sort de sa tanière et il voit un renard qui a mangé… qui avait mangé une oie, ensuite l’oie elle a mangé la grenouille, et la grenouille a mangé une sauterelle et la sauterelle elle a mangé de l’herbe.
Extrait 7
Superpositions
36Des élèves proposent des agencements par superposition, c’est-à-dire qu’ils présentent la compréhension de la DP7 en posant leurs vignettes les unes sur les autres et en racontant l’histoire des prédations successives. Ces mises en mots des enfants montrent leur dépassement de l’obstacle du raisonnement « linéaire-causal » (Peterfalvi et al., 1987). Le Soleil est en position « naturelle », c’est-à-dire en hauteur, et parfois l’herbe est mise à part (cas de l’enfant 11 dans le tableau 2 et de l’enfant 13 dans l’extrait 8).
ENFANT 13. – J’ai fait le tigre, et après le tigre il a mangé le renard… Le renard il a mangé l’oie, après la grenouille et elle a mangé la sauterelle et la sauterelle elle a mangé l’herbe… parce que dans les images d’hier, et bien, il y avait tout ça dans son ventre, au tigre.
Extrait 8
Des étages
37Des élèves proposent des agencements à étages qui se distinguent des agencements linéaires verticaux (un étage avec une unique vignette) : plusieurs protagonistes sont positionnés sur un étage. Les étages sont alors liés aux milieux de vie et de déplacement des animaux. Parfois l’herbe est mise à part (cas de l’enfant 11 dans le tableau 2 et de l’enfant 13 dans l’extrait 8).
ENFANT 12 (il montre du doigt). – Là, il y a l’herbe, et au-dessus, il y a le renard, la grenouille et le tigre, ils sont sur l’herbe en fait. Et au-dessus, dans le ciel, il y a le cygne et la sauterelle. Et là-haut (montrant le Soleil), il y a le Soleil.
Extrait 9
Conclusion
38L’enjeu scientifique de cette recherche collaborative était de combler une lacune en termes de données en didactique des sciences sur les contenus relatifs à la structure et au fonctionnement des écosystèmes en classe de maternelle. L’analyse microscopique de l’album Le Tigre mange-t-il de l’herbe ? a mis au jour la potentialité didactique d’une DP métaphorique et résistante, récapitulant sous la forme d’emboîtement l’ensemble des éléments constituants une chaîne alimentaire.
39L’hypothèse de la potentialité didactique de la DP7 a été mise à l’épreuve dans l’analyse des deux premiers moments. Le premier moment met clairement au jour que c’est la prise d’indices au niveau iconographique par les élèves de Grande Section qui leur permet de faire des interprétations et ainsi de s’engager dans un questionnement sur les relations alimentaires entre les différents êtres vivants. Le deuxième moment montre la richesse de l’expression de la compréhension de cette DP par des objets symboliques (les vignettes). Le questionnement des élèves sur la signification de la DP est également survenu dans ce moment ouvert lors de la confrontation des différents agencements des vignettes.
40Comme la place du Soleil n’a pas été questionnée par les élèves, la professeure du groupe LéA, avec l’aide du chercheur, a mis en place au cours de l’année des activités de plantation et d’entretien de semis pour travailler l’importance du Soleil dans la nutrition des végétaux chlorophylliens, en faisant varier l’ensoleillement des plantes. Lors d’un autre moment sur Le Tigre mange-t-il de l’herbe ? un travail sur le concept du vivant (et de la mort) a été mené.
41Ainsi, la lecture d’une image peut être source de questionnement pour des élèves de Grande Section de maternelle dès lors qu’ils sont conduits à construire des récits ou des mises en images. Le caractère résistant de l’image engage les élèves à se confronter à des problèmes de compréhension et d’interprétation qui les amènent à articuler des relations affectives et des relations d’ordre scientifique (relations alimentaires) entre les personnages de l’histoire mais également à attribuer au Soleil une fonction différente ou équivalente à celle des autres personnages. La lecture d’une image de fiction résistante, qui en dit plus que le texte associé, se prêterait à l’exercice d’une problématisation inhérente à toute activité scientifique. Dans la démarche proposée dans ce chapitre, le·la professeur·e peut retenir qu’il peut construire avec certains albums de fiction des moments scolaires croisant sciences et langage en maternelle comme au primaire. La séquence présentée lors de l’exploitation de cet album jeunesse permet de développer des compétences en lecture interprétative d’images et de textes, en langage d’action et d’évocation, en mémorisation, d’enrichir son vocabulaire, d’aborder des notions de temps et d’espace au service de la compréhension des relations entre les êtres vivants et le Soleil. La richesse de ce type d’album se situe dans sa potentialité à questionner la réalité du monde vivant à travers des propositions imaginaires, exercice qui participe à aider les élèves à distinguer la fiction de la réalité.
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Notes de bas de page
1Les LéA sont des Lieux d’Éducation Associés à l’Institut Français de l’Éducation (IFÉ) de Lyon. Ce sont des dispositifs regroupant des acteurs du monde de l’éducation et une équipe de recherche réunis dans un établissement scolaire. Ils sont le lieu de recherches en éducation fondées sur l’action conjointe entre chercheurs et acteurs de terrain. Les LéA visent la diffusion des savoirs et des résultats de la recherche, ainsi que leur mise à disposition en formation initiale des professeur·e·s, des éducateurs·trices et des chercheur·e·s.
2HDR : Habilitation à Diriger des Recherches.
3Même si le tigre a disparu en Corée, il reste un symbole du pays.
4Ces classes maternelles sont situées dans la même école, dans la banlieue rémoise. Cette école maternelle comprenant six classes est située dans un quartier résidentiel, accueillant des enfants de parents de classes sociales moyennes et supérieures. La Mairie de commune est à l’écoute de ses écoles et des besoins de leur personnel.
5L’obstacle linéaire-causal renvoie au fait que les relations alimentaires dans une chaîne trophique « A est mangé par B qui est mangé par C » sont considérées comme des prédations successives avec englobement sous forme de « poupées russes », en lieu et place des interactions entre les populations A, B et C, dans laquelle s’introduit une succession temporelle avec disparition des espèces mangées : lorsque A, mangé par B, est lui-même mangé par C, A et B cessent d’exister dans la chaîne alimentaire.
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