Une investigation de la morphologie du curriculum

2En se centrant sur l’éducation scientifique et technologique et avec une posture didactique, ce chapitre propose une investigation en didactique du curriculum. Ces perspectives curriculaires permettent de porter un regard analytique global et surplombant sur les trois « registres de problématisation curriculaire » présentés par Martinand (2012) :

• le premier registre relève des enjeux et des missions d’ordre politique, qui argumentent l’existence de ce cursus ;
• le deuxième registre concerne les enjeux éducatifs et se traduit par le choix des références des contenus à enseigner et des types de tâches, notamment la priorité accordée au jeu à l’école maternelle ;
• le troisième registre concerne l’élaboration didactique et pédagogique qui ouvre des choix potentiels sur les contenus et leur agencement.

3L’enjeu de ce texte est de discuter ces perspectives en s’intéressant en particulier à l’analyse morphologique de ce curriculum, c’est-à-dire sa forme, sa figure d’ensemble, ses contenus, leur agencement et leur progressivité au fil de ces trois années qui, dans les textes prescriptifs, est laissée à la charge des équipes pédagogiques4. Comme les prises en charge par les professeur·e·s des écoles sont principalement organisées selon des principes fortement enracinés dans l’histoire de l’école maternelle et comme ces orientations ne sont pas principalement fondées sur des données scientifiques, malgré la tentative d’adosser ces principes à des résultats probants de la psychologie, de la sociologie voire des neurosciences comme le mentionne sans réserve Brisset (2010), les perspectives curriculaires concernent aussi les pratiques et la professionnalité des professeur·e·s des écoles. L’investigation des curriculums réels qui porte en particulier sur les interprétations collectives et individuelles, locales ou nationales, ouvre l’étude à la chaîne des transpositions, interprétations, traductions ou adaptations. Ces orientations valorisent les idées qui guident les actions et les propositions des chercheurs·euses, des professeur·e·s, des formateurs·trices, des équipes pédagogiques, des auteur·e·s de ressources ou des membres des corps d’inspection qui façonnent ainsi les curriculums possibles, potentiels, produits voire coproduits (Coquidé, 2014 ; Martinand, 2014). Ainsi, l’investigation de ce curriculum et de sa forme (Lebeaume, 2000a) est au cœur de la préoccupation de ce texte.

4Ces ambitions impliquent d’étudier, dans un premier temps, les évolutions de l’école maternelle pour identifier les points majeurs du changement notamment le passage d’une approche par activités à celle par apprentissages. Il est ensuite indispensable de caractériser la complexité de ce curriculum qui entremêle activités et apprentissages, à la différence de l’école élémentaire marquée par la progressive différenciation des matières scolaires. Ces mises au jour permettent enfin de mettre en évidence les principaux problèmes curriculaires et de discuter les implications pour la formation des maîtres.

Évolutions en cours de l’école maternelle

5En France, « l’abaissement de l’âge de l’instruction obligatoire à trois ans » est, selon les termes du ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse J.-M. Blanquer, « un point central de la loi pour une École de la confiance5 » (J.-M. Blanquer, mai 2019). Cette note de service qui concerne l’école primaire précise les missions de l’éducation préscolaire : elle « renforce l’école maternelle et, plus généralement, met l’accent sur le rôle crucial de ces trois années de la vie dans le développement affectif et intellectuel de l’enfant ». Les trois recommandations concernant l’école maternelle publiées à la même date, confirment les enjeux sociaux et éducatifs et les principes d’une école centrée sur le développement de chaque enfant. Elles précisent à la fois les approches ludiques et réflexives et les exercices plus systématiques ainsi que les acquis exigibles pour l’accès au cours préparatoire avec les priorités accordées au langage et aux nombres. Rédigées à la façon de cours de pédagogie préscolaire, ces recommandations insistent sur les interventions informées des professeur·e·s, leur bienveillance et leur attention aux progrès de chacun. Elles s’adossent aux programmes de 2015, rédigés afin d’affaiblir la « scolarisation de la maternelle » portée par les prescriptions de 2008 (Garnier, 2009) particulièrement contestées en raison également de la polémique au sujet de l’accueil des 2-3 ans (Gallois & Stella, 2017). Avec ce rééquilibrage entre une « école du laisser grandir » et une « école primarisée » (Bouysse, 2015), la priorité au langage comme vecteur de réussite scolaire n’est pas contestée tout en préservant l’attention bienveillante aux enfants et à leurs besoins avant qu’ils ne soient considérés principalement en tant qu’élèves au fil de leur scolarité6.

6Dans leur ensemble, ces textes officiels les plus récents consolident les orientations et les principes de l’école maternelle, cette école de « l’entre-deux » (Thouroude, 2010), inscrits dans les successives prescriptions depuis 19867. Ceux-ci indiquaient : les activités physiques, les activités de communication et d’expression, orales et écrites, les activités artistiques et esthétiques et les activités scientifiques et techniques. Le temps de l’enseignement préscolaire est ainsi organisé en domaines qui visent le développement social, moteur, intellectuel et affectif, autant de dispositions indispensables à l’accès et à la réussite à l’école primaire. Dès 1986, « socialiser, scolariser, faire apprendre et exercer » deviennent les maîtres mots. Au fil des textes et programmes de 1995, 2002, 20078, 2008 puis 2015, deux évolutions majeures, inscrites dans le « retour à l’ordre scolaire » (Gauzente, 2007), sont identifiables. La première est portée par la généralisation de nouvelles formes de pilotage du système éducatif désignées par « pilotage par les résultats » et « culture de l’évaluation » dans lesquelles la position prioritaire du langage à partir de 1999 et du vivre-ensemble est argumentée. La seconde porte sur un glissement lexical des domaines d’activités à des domaines d’apprentissage : en 1995 – en cohérence avec les cycles instaurés par la loi de 1989 –, le programme indique « cinq domaines d’activités » avec un domaine consacré au langage extrait des quatre domaines précédents ; en 2007, cinq « domaines d’activités pour structurer les apprentissages » ; en 2008, six « grands domaines d’activité [au singulier] » dont deux concernent le langage oral et le langage écrit ; en 2015, « cinq domaines d’apprentissage ». Simultanément, les textes définissent les attendus en fin d’école maternelle, c’est-à-dire les acquis de tous les enfants à l’issue de cette scolarité.

7Ces évolutions progressives marquent le nouveau paradigme scolaire qui introduit les termes de « compétences et de connaissances ». En d’autres termes, si les textes antérieurs (1921,1977) tendaient à focaliser ce que les enfants devaient vivre à l’école maternelle, les textes des vingt dernières années revendiquent l’apprentissage, les apprentissages ou les acquis attendus. Ce changement de discours institutionnel tend à considérer l’école maternelle comme un curriculum centré sur les enfants (child centred selon la typologie proposée par Ross, 2000) et piloté par des outputs (les acquis attendus).

8Les recommandations et les prescriptions les plus récentes (2019) sont des textes particulièrement longs, ce qui exprime la complexité de ce curriculum en raison de l’enchevêtrement des activités et de leurs visées multiples dans les domaines d’apprentissage. À titre d’exemple, la très grande complexité de ce maillage ou du tissage des activités et de leurs intentions directes et indirectes, centrales et périphériques, prioritaires ou secondaires est particulièrement identifiable dans le texte de recommandations concernant le langage écrit (2019) (voir encart 1).

Morphologie du curriculum de l’école maternelle

9La morphologie du curriculum concerne sa structure et l’agencement de ses contenus selon la proposition de Ford et Pugno (1964) puis développée en termes de « forme curriculaire » par Forquin (2018) :

On peut ainsi parler de « forme curriculaire » typique lorsque, dans un dispositif d’enseignement, se rencontrent à la fois une dimension « systémique » (le fait qu’un programme d’études comprenne une multiplicité de composantes clairement différenciées et plus ou moins fortement articulées entre elles, que celles-ci revêtent ou non la forme de ce qu’on appelle habituellement des « matières » ou des « disciplines d’enseignement ») et une dimension « séquentielle » (le fait que l’enseignement de chacune de ces composantes obéisse à un plan de programmation et de progression selon un ordre temporel explicitement planifié) (Forquin, 2008, p. 10)9.

10L’analyse de cette forme curriculaire selon les deux dimensions systémique et séquentielle qui associent à la fois plusieurs composantes et un ordre temporel permet de distinguer les tâches proposées aux élèves selon leurs fonctions (Lebeaume, 2016, 2019). Ces tâches sont, pour les unes, constitutives (orientées par les apprentissages visés) et, pour les autres, contributives (considérées comme modalités). Ainsi les cinq domaines d’apprentissage des programmes de 201510 qui visent les missions prioritaires de ce segment scolaire croisent-ils les activités vécues par les élèves. Ces maillage et tissage sont caractéristiques des activités de l’école maternelle (Charles et Lebeaume, 2012) (voir encart 2).

Complexité structurelle du curriculum de l’école maternelle

11Comme mentionné précédemment, la complexité du curriculum de l’école maternelle est adjointe à la connexité des activités omniprésente en raison des multiples visées des activités (voir encart 3).

12La complexité structurelle de ce curriculum est liée à sa double entrée, par les activités que vivent les enfants et par les apprentissages ou les préapprentissages visés, en d’autres termes par ce que les enfants font et ce que les professeur·e·s souhaitent faire apprendre. L’évolution de l’éducation préscolaire est marquée par cette tension – que Bautier (2006) exprime entre « faire et apprendre » et que Piaget (1974) souligne entre « réussir et comprendre » – entre les activités qui enrôlent les enfants et les ambitions d’initiation, d’approche et de structuration de façons de faire et de manières de penser et de s’exprimer. Si un des principes historiques de cette pédagogie préscolaire a été et demeure l’enrichissement expérientiel des enfants, la perspective d’apprentissage suggère la proposition d’« enrichissement du capital expérientiel » des enfants (Coquidé & Lebeaume, 2003).

13Dans la perspective systémique de la forme curriculaire proposée par Forquin, l’ordre temporel et les dimensions synchronique (simultanéité) et diachronique (évolution) peuvent être représentées graphiquement selon la distinction des fonctions des tâches et des contenus mis en œuvre dans l’enseignement (Lebeaume, 2019). Sont ainsi distinguées les fonctions contributives ou constitutives, c’est-à-dire celles qui correspondent à des moyens pour les apprentissages ou bien à des visées d’apprentissage. Par exemple, une tâche telle que les exercices graphiques est contributive pour la maîtrise du langage et plus particulièrement le langage écrit.

14La figure 1 propose une représentation graphique des activités contributives au service des intentions constitutives de l’éducation préscolaire. Ce schéma dont l’ambition est essentiellement heuristique, identifie la temporalité du développement curriculaire en repérant la dimension synchronique des activités menées parallèlement et la dimension diachronique de leur progressivité. Cette temporalité est circonscrite par la notion de « moments scolaires ». Ces moments scolaires sont des unités de temps11 au cours desquelles sont associées des intentions d’enseignement-apprentissage et des modalités d’organisation spécifiques (voir encart 4).

Fig. 1 – Schéma de la structure du curriculum prescrit (l’épaisseur des traits représente l’importance du temps consacré).

15Sur ce développement temporel du curriculum, la question fondamentale est celle de l’organisation de la succession des moments scolaires et donc de leur programmation au cours du cycle « des apprentissages premiers » selon la désignation en 1995. Or, comme le souligne Nonnon (2010), pour l’enseignement du français et ses différentes composantes (grammaire, lexique, etc.), l’absence d’études et de recherches sur la progression des acquis des élèves rend la conception des progressions particulièrement délicate pour les professeur·e·s. Ce problème est accentué à l’école maternelle en raison de l’adisciplinarité (absence de disciplines ou de matières scolaires identifiées) de ce curriculum. Si les didacticiens des disciplines sont susceptibles « d’identifier les lois d’organisation de toute matière d’enseignement en progressions et de décrire cette organisation des contenus » (Chevallard, 1980 cité par Nonnon, p. 7), leur centration spécialisée sur une discipline scolaire limite l’argumentation de la progressivité spécifique de l’école maternelle. Les principes et les façons de faire, enracinés dans la communauté de pratiques des professeur·e·s spécialistes de l’école maternelle sont alors les sources principales des propositions pour l’enseignement. C’est ainsi que plusieurs suggestions sont disponibles sur les sites du ministère de l’Éducation nationale, des inspections académiques ou de l’AGEEM12 qui informent principalement sur les coutumes pour contribuer à la structuration du temps, celle de l’espace ou du schéma corporel, à l’exploration du monde, à l’ouverture de l’imaginaire, etc. Comme dans la plupart des livres pédagogiques (par exemple, Chauvel & Michel, 1990), il s’agit de propositions de programmations à l’échelle de chacune des sections ou du cycle, suggérant les activités possibles à la façon des plans d’étude d’autrefois prescrivant une progression de semaine en semaine. Mais ces propositions rendent également compte de la difficulté d’orchestrer l’ensemble des moments scolaires enchevêtrés avec leurs fonctions contributives et constitutives.

16Pour l’éducation scientifique et technologique, l’histoire des leçons de choses à la technologie (Lebeaume, 1995, 2008) rappelle dans le même esprit les principes directeurs et organisateurs de la progressivité de ces moments scolaires associée à leur différenciation quant aux trois vastes domaines ouverts « l’histoire naturelle, les sciences physiques et les arts utiles » au fil de la scolarité primaire (voir encart 5).

Problèmes didactiques et curriculaires

17La mise en évidence des évolutions de l’école maternelle et du passage d’une approche par activités à celle par apprentissages, puis la caractérisation de la complexité de ce curriculum qui entremêle activités et apprentissages ainsi que fonctions contributives et constitutives des contenus permettent de mettre au jour, sans aucune ambition exhaustive, six problèmes didactiques et curriculaires analysés successivement.

Le problème des priorités

24Les textes de 1977, certes correspondant au cours préparatoire et non pas à l’école maternelle en raison du caractère non obligatoire de sa fréquentation, établissent clairement une distinction entre les « apprentissages instrumentaux » (français, mathématiques), les exercices corporels et activités d’éveil et l’éducation morale et civique. Ces prescriptions clarifient les priorités et limitent la confusion du « tout est dans tout et réciproquement ». À l’époque, il était usuel de distinguer ces apprentissages instrumentaux des apprentissages fondamentaux correspondant à la transition de l’enfant à l’élève ou à l’écolier. Le curriculum peut être représenté selon les distinctions des fonctions précédemment opérées, alors planifiées avec un horaire dédié de langue française, de mathématiques, d’activités d’éveil et d’exercices corporels tout en intégrant d’une façon transversale l’éducation morale et civique (figure 2). Ce texte de 1977 précisait également les visées des activités corporelles et d’éveil en tant que modalités éducatives et de développement des enfants. Celles-ci étaient déclinées en quatre domaines d’activités : jeux et exercices corporels, activités manuelles, activités d’ordre esthétique, démarches d’investigation de l’environnement avec trois sous-domaines (d’ordre physico-technologique, biologique, ou des sciences sociales et humaines).

Fig. 2 – Schéma de la structure du curriculum prescrit (1977).

Discussion pour la formation des professeur·e·s

29L’analyse du curriculum de l’école maternelle fait alors supposer un cadrage de la formation des maîtres contribuant à fournir aux professeur·e·s novices les outils d’analyse et de questionnement pour penser ces compositions d’activités. Quelles sont les activités proposées aux élèves ? Quels sont les apprentissages visés qui leur sont associés ? Quelle est la cohérence entre ces activités et ces visées ? À quoi servent les contenus mis en œuvre ? Sont-ils contributifs ou constitutifs ? Quels sont les préapprentissages pris en charge ? Quelles sont les reprises éventuelles ? Quels sont les liens explicites dans les agencements mis en œuvre ? etc. Autant de questions qui permettent de discuter les choix des activités au regard des enjeux éducatifs et scolaires poursuivis.

30C’est dans cet esprit également que la formation peut informer les pratiques en interrogeant l’importance de la construction, de l’extension et de l’enrichissement d’un référent empirique pour des élaborations intellectuelles à venir, dont l’importance est soulignée par l’ensemble des travaux en didactique de l’éducation scientifique et technologique. Il s’agit en somme de permettre aux jeunes professeur·e·s d’identifier cet horizon afin, au gré des étonnements et des questionnements inattendus des jeunes élèves, d’identifier les préconceptions voire les obstacles pour les mettre éventuellement en question, de déceler les premières conceptualisations, problématisations ou modélisations (Ledrapier, 2010).

31Au-delà des constats sur la formation des maîtres (Coquidé, 2007), les perspectives curriculaires présentées dans ce texte ouvrent alors une discussion sur les composantes de la formation proposées par Shulman (2007). Celui-ci distingue la connaissance du contenu, la connaissance pédagogique du contenu et la connaissance du curriculum. La discussion internationale de ces « connaissances » par les didacticiens des sciences (Kermen & Izquierdo-Aymerich, 2017) pourrait alors être élargie aux autres didactiques afin de suggérer un référentiel métier clarifiant les compétences des professeur·e·s des écoles à la maternelle et leur spécialité. Dans cette perspective, la connaissance du curriculum dans sa structure et sa forme pourrait être associée à la connaissance pédagogique du contenu centrée, à la suite des problèmes présentés ici, sur les rituels d’amorçage des contenus spécialisés dont l’étonnement serait un élément fondamental et enfin la connaissance du contenu centrée sur les aspects psychologiques et épistémologiques. La proposition d’une telle analyse d’un curriculum de formation impliquerait alors de poser les questions sur les fonctions des contenus de formation en distinguant les pratiques constitutives et les savoirs contributifs de ce métier spécialisé, c’est-à-dire les visées et les moyens, tout en déterminant des seuils exigibles au fil de la formation professionnelle et de son développement.