1Quiconque aspire à définir ou à cerner le cinéma politique se heurte rapidement à une difficulté majeure : cinéma et politique ne semblent pas appartenir au même monde. Il y a d’un côté l’espace public, lieu de discours et d’actions qui engagent le destin de la communauté, de l’autre le monde de l’art, retranché derrière les murs du musée, du théâtre ou de la salle de cinéma. Sauf exception, cette séparation est donnée, et constitue l’un des principaux fondements de notre rapport à l’art. En tant que pratiques, le cinéma et la politique ne se croisent que très exceptionnellement.

2Or, les chapitres précédents nous ont fourni de nombreuses raisons de remettre en question cette division préétablie. Au prix d’un retour à l’étymologie du mot « esthétique », nous avons vu que les formes d’expérience englobées par ce terme n’appartenaient pas en propre au monde de l’art, et que l’on pouvait en trouver de nombreuses occurrences dans les pratiques politiques – les plus institutionnelles comme les plus insurrectionnelles. Toute politique a son esthétique. Plus précisément, toute politique est traversée par des problèmes esthétiques : des problèmes touchant à la distribution de la parole, à la visibilité des corps, à la mise en forme de l’identité collective, aux imaginaires de l’espace et du temps qui régissent la vie sociale, à la matérialisation sensible du savoir, aux modes de récit choisis par la communauté pour se raconter (la liste est assurément vouée à rester incomplète).

3Aucun de ces phénomènes ne trouve de résolution dans le seul ordre intelligible. Leur texture est immédiatement sensible, et c’est donc dans le sensible qu’ils peuvent faire l’objet d’un travail. Dans le sensible, c’est-à-dire à la fois dans l’action politique (qui se déploie toujours, entre autres, sur son versant esthétique) et dans les pratiques artistiques (qui appartiennent de droit à l’ordre sensible).

4Il reste désormais à tirer les conséquences de ce postulat dans le champ de l’analyse de films. Ce sera l’objet de la troisième partie.

5À la fin de la première partie de ce travail, je pointais du doigt ce qui me semblait constituer la limite commune aux trois modes de lecture initialement étudiés (tautologique, généalogique, analogique). Tous trois avaient tendance à maintenir une ferme séparation entre l’activité politique, considérée comme une matière première, un ensemble de faits préexistants, et le film, considéré comme une interprétation de ces faits, une prise de position secondaire. Deux activités extérieures l’une à l’autre, en somme. Dans la voie ouverte par l’hypothèse d’une esthétique de la politique, ce postulat d’extériorité n’est plus tenable. Il sera donc nécessaire d’envisager un quatrième mode de lecture, à la fois distinct et complémentaire des trois autres : je choisirai de le nommer, tout simplement, la lecture esthétique.