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    Plan détaillé Texte intégral Enjeux thématiques et narratifs Répétition et variation Espace strié et espace lisse Notes de bas de page

    Cinéma et imaginaire topographique

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Monument Valley comme lieu filmique

    Texte intégral Enjeux thématiques et narratifs Répétition et variation Espace strié et espace lisse Notes de bas de page

    Texte intégral

    Enjeux thématiques et narratifs

    1En termes narratif mais surtout thématique, les sept films du corpus « Monument Valley » sont très homogènes. En effet, la majorité d’entre eux met en scène la lutte opposant les Blancs et les Indiens selon le point de vue des premiers. Seul Les Cheyennes se place du côté des autochtones. Plus précisément, les films partagent des relations narratives et situationnelles puisque certains personnages et certains événements se retrouvent dans plusieurs d’entre eux. Par exemple, Le Massacre de Fort Apache met en scène la bataille de « Little Big Horn » et la mort de Custer en modifiant simplement les noms des protagonistes, tandis que le film suivant, La Charge héroïque, commence juste après cette même bataille, comme nous l’apprend une voix off au début du film. À ce titre on peut considérer que le second film est la suite du premier, d’autant plus que des personnages se retrouvent d’un film à l’autre.

    2On constate encore plus d’homogénéité au niveau des contextes temporels. Cinq des sept films sont situés dans le temps. Les deux pour lesquels on ne peut pas déterminer de dates précises sont La Chevauchée fantastique et Le Sergent noir. Cependant, des indices nous sont donnés pour situer approximativement l’action : La Chevauchée fantastique se déroule après la guerre de Sécession et avant la fin des guerres entre l’armée et les Apaches réunis autour de Geronimo, donc entre 1865 et 1886. C’est un peu plus approximatif pour Le Sergent noir, puisque l’on sait seulement que l’action se passe après la guerre de Sécession. On peut estimer que la fin de la guerre est relativement récente, puisque les tensions autour du statut des Noirs semblent exacerbées. Pour ce qui est des cinq récits datés avec précision, ils s’étalent sur une période de quatorze ans : 1868 (La Prisonnière du désert), 1876 (Le Massacre de Fort Apache et La Charge héroïque), 1878 (Les Cheyennes) et 1882 (La Poursuite infernale). Ainsi, les contextes historiques de tous les récits se situent après la guerre de Sécession, dans une période que les américains appellent « la Reconstruction », soit les quelques décennies où la nation se fonde comme une et indivisible et achève l’intégration de l’ensemble du territoire au système fédéral. Pierre Melandri rappelle que cette période d’après-guerre voit les États-Unis se transformer radicalement :

    Moins de quarante ans après [la guerre de Sécession], leur puissance économique est sur le globe sans rivale, la colonisation de tous leurs territoires a été achevée, d’immenses combinaisons financières, aux ramifications complexes et raffinées, exercent une irrésistible emprise sur leurs principales activités industrielles et bancaires, et les grandes villes exercent déjà une fascination irrésistible sur le pays. L’Amérique contemporaine est née1.

    3Institutionnellement, c’est aussi le moment où l’État fédéral se dote de pouvoirs beaucoup plus importants, modifie la constitution pour donner la prééminence à la citoyenneté nationale sur la citoyenneté des États, tout en favorisant l’expansion du droit de vote aux Noirs, mais non encore aux Amérindiens2. La période historique du western qui couvre deux siècles est donc réduite dans ces films à quelques années charnières où le pays concrétise et entérine son organisation fédérale. Qu’ils racontent des événements historiques (la bataille de « Little Big Horn » ou de « O.K. Corral », la marche des Cheyennes) ou fictifs, tous ces films se concentrent donc sur la même période pour raconter, commenter et représenter l’histoire du pays.

    4Les sept films tournés par Ford dans Monument Valley se distinguent donc par une forte homogénéité générique et narrative. Mais les contextes spatio-temporels des récits ne suffisent pas, malgré leur cohérence, à leur procurer une singularité assez forte dans la masse des westerns produits. Pour ce faire, il faut passer par l’étude du style fordien qui les rattache à l’œuvre du cinéaste d’abord, et, plus précisément ensuite, leur procure une cohérence en tant que films mettant en scène le lieu de Monument Valley.

    Répétition et variation

    5Dans plusieurs de ces films les déplacements des personnages dans l’espace de la vallée se voient contrariés ou déstabilisés par le montage, transformés le plus souvent en mouvement spiralaire. Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues ont montré la façon dont le trajet en ligne droite du récit de La Chevauchée fantastique s’incarne dans ce mouvement : « La Chevauchée fantastique, qui met en scène une diligence se déplaçant de Tonto à Lordsburg, devrait être le film par excellence du trajet, sinon de la linéarité. Il n’en est rien et l’impression ressentie est celle d’une circularité qui transforme l’espace parcouru en un labyrinthe3. » En effet la majorité des plans représentant la diligence se mouvant dans l’espace voit le véhicule se déplacer de la droite vers la gauche, insistant ainsi sur la direction du mouvement pour marquer une progression vers l’objectif à atteindre. Or, l’espace quant à lui reste le même et voit se succéder les mêmes buttes au cours de la traversée, de telle sorte que nous assistons à trois reprises à la « découverte » de West Mitten, East Mitten et Merrick. La première et la deuxième fois après que le convoi a « accueilli » Ringo Kid et avant qu’il arrive à la première étape de Dry Fork. La première fois, dans le plan que nous avons déjà commenté, la diligence se déplace de l’arrière-plan vers l’avant-plan. La deuxième occurrence, quelques minutes plus tard, toujours dans le trajet vers Dry Fork, voit le véhicule filmé en plan général et se déplaçant de la droite vers la gauche au pied des trois buttes. Enfin, la troisième fois, plus tard, alors que la diligence est censée avoir effectué une bonne partie de son trajet vers Lordsburg, juste avant de rejoindre Apach Wells, elle passe à nouveau dans la même direction devant les trois buttes. La répétition du même espace, filmé selon un point de vue presque similaire à chaque fois favorise la perception d’un mouvement circulaire dans lequel la diligence tournerait littéralement en rond. Mais c’est aussi l’image elle-même qui se répète avec quelques variations, accentuant la sensation d’un « surplace » visuel et d’une boucle figurative incessante. Ce « brouillage de l’espace », ou ce « trouble spatial »4, pour reprendre les expressions de Leutrat et Liandrat-Guigues, a pour conséquence de procurer une visualité exacerbée des repères spatiaux. Lors de la répétition de ces plans, le récit est mis au second plan au profit de l’espace. Dès lors l’objectif des voyageurs qui est de se rendre à Lordsburg devient secondaire et c’est l’action répétitive du déplacement dans un même lieu qui devient première. Une comparaison s’instaure entre la taille modeste du véhicule dans le plan et le gigantisme des trois buttes. De fait, la petite communauté de circonstance qui occupe la diligence semble lutter bien plus contre ces buttes qui toujours se dressent devant elle que contre les Apaches qui les attaqueront à la fin du film.

    6Ce phénomène de circularité est surtout prépondérant dans La Chevauchée fantastique. Dans les films suivants, et notamment ceux dans lesquels on pourrait s’attendre à retrouver ce genre de relation entre l’espace et les personnages, c’est-à-dire les films mettant en scène des récits de voyage (La Prisonnière du désert, Le Sergent noir et Les Cheyennes), on ne verra plus à strictement parler de déplacements répétitifs dans un même espace5. Au contraire le cinéaste multipliera davantage les points de vue, de telle sorte qu’une même zone spatiale de la vallée pourra être réutilisée lors d’un voyage présenté par le récit comme continu, du fait de la transformation de l’espace par les éléments de cadrage. C’est donc vers une plus grande variété qu’évolue la mise en scène du lieu. Cette variété peut s’expliquer d’abord par le fait que John Ford va explorer et représenter des zones de la vallée toujours plus vastes au cours des années. Lors du tournage de La Chevauchée fantastique en effet, le cinéaste s’était cantonné peu ou prou aux zones déjà photographiées par Josef Muench. La récurrence des trois buttes centrales de la vallée dans ce film peut donc être vue, en parallèle de la signification que l’on peut lui associer, comme la trace d’un attachement ou d’une fascination de la part du cinéaste aux images qui lui ont fait découvrir le lieu. Comme si la récurrence des plans sur les trois buttes tentait à chaque fois de faire renaître cette découverte inaugurale6.

    7Ce mouvement spiralaire et répétitif spécifique à ce premier film tourné dans la vallée ne doit pas nous inciter à en conclure que les autres films sont déterminés par une volonté de vraisemblance plus forte, loin s’en faut. Dans les sept films en effet les relations diégétiques entre les personnages et l’espace sont contredites par la récurrence des mêmes zones géographiques visibles à l’image. Bien que la répétition de plans similaires au sein d’un même film soit explicitée et montrée comme telle surtout dans La Chevauchée fantastique, il n’empêche que le retour de certains des éléments minéraux de la vallée dans les plans fonde, progressivement, au sein des films mais aussi entre eux, un discours sur le lieu et sur les relations que les personnages entretiennent avec lui. Il faut préciser cependant que tous les personnages ne sont pas soumis aux mêmes relations avec le lieu. Les colons sont associés à certaines des buttes de la vallée, selon un principe d’accumulation et de répétition. Au contraire, les Indiens, qu’il s’agisse des Apaches, des Comanches ou des Cheyennes sont très majoritairement associés aux buttes et aux concrétions du sud mais selon un principe très différent, celui du déplacement et de la dissémination.

    8Le théâtre désormais fameux de l’intrigue de La Poursuite infernale est la ville de Tombstone, où se jouera à la fin du film le non moins fameux « règlement de compte à O.K. Corral ». Le lieu de tournage de cette ville encore très marquée par l’esprit de la frontier, où les soirées se terminent par des coups de revolver et ou les fondations de l’église sont à peine érigées, se situe au nord de la vallée, non loin des deux buttes Gray Whiskers et Mitchell. Ce sont des plans généraux sur la ville qui nous permettent de la situer précisément. Surtout, il faut relever que ces plans larges sont complétés par d’autres plans plus rapprochés, très récurrents, qui construisent une perspective soulignée par les deux buttes Gray Whiskers et Mitchell s’échelonnant dans la profondeur. Ce point de vue est utilisé presque à chaque fois qu’un personnage se déplace sous le porche de l’hôtel, dans le but de construire une logique spatiale reconnaissable par le spectateur. Mais ce même plan est également utilisé lorsque l’action se situe dans des lieux diégétiques différents. Qu’il s’agisse de la prison de la ville, de la place centrale où se construit l’église, ou même du corral de Wells Fargo où s’arrête Wyatt pour changer de monture avant de repartir à la poursuite de Holliday (donc à bonne distance de Tombstone), tous sont situés presque exactement au même endroit dans la vallée, représentés selon le même point de vue montrant les deux buttes. L’association figurative entre la communauté de Tombstone et les deux buttes est donc prise en charge par la répétition d’un même plan, et ce au détriment de la vraisemblance.

    9Désormais, les deux buttes seront associées à la communauté des Blancs dans les films suivants. On les retrouve, toujours cadrées depuis le même point de vue – et d’ailleurs sur le même plateau de tournage que La Poursuite infernale7 – au début de La Charge héroïque lorsque des images illustrent les propos de la voix off du narrateur expliquant la situation tendue entre les Blancs et les Indiens dans le Sud-Ouest du pays. Le même point de vue est encore utilisé, dans le même film, lorsque le régiment de cavalerie mené par John Wayne sous les traits du capitaine Nathan Brittles aperçoit un troupeau de buffles dans le désert. Tous ces exemples, et d’autres encore, montrent que le cinéaste a délibérément associé une catégorie de personnages, les Blancs, d’abord à des monuments identifiables de la vallée, mais plus encore à une certaine orientation de ces monuments pour permettre la reconnaissance spatiale et donc le lien entre ces personnages et une partie du lieu.

    Fig. 1. - La Chevauchée fantastique, John Ford, 1939, Walter Wanger Production.

    [© Lobster Films]

    10El Capitan est une autre des buttes associées aux colons, bien qu’elle apparaisse moins souvent que les deux précédentes. Si on l’aperçoit à de nombreuses reprises dans les films, le plus souvent à l’arrière-plan, elle occupe une place importante dans deux plans seulement des sept films, eux aussi similaires entre eux. Dans La Chevauchée fantastique d’abord, elle apparaît au centre du cadre lorsque la diligence quitte Tonto au début du film pour entamer son périple vers Lordsburg. Une reprise de ce plan clôt La Poursuite infernale, lorsque Wyatt Earp quitte Clementine pour partir avec son frère prévenir leur père de la mort de deux de ses fils et regagner ensuite l’Ouest et la Californie.

    Fig. 2. - La Poursuite infernale, John Ford, 1946, 20th Century Fox.

    [© 20th Century Studio]

    11Encore une fois, cette image est une reprise, ou plutôt une variation de celle réalisée par Josef Muench à partir de la même butte en 1937 ou 1938. Ford conserve la composition de la photographie qui voit s’opposer l’horizontalité de la ligne droite et la verticalité du motif minéral, produisant une image très graphique aux parties bien délimitées. Dans les trois cas, la naturalité du lieu est déconstruite au profit d’une dénaturalisation de l’espace. Ces images ont ceci de particulier qu’elles « disciplinent » la nature pour l’orienter, la conditionner aux objectifs des personnages, c’est-à-dire construire des routes, tracer des lignes pour rejoindre une destination. C’est que dans les deux cas en effet les personnages prennent la route, quittent une ville pour s’engouffrer dans le désert dans le but de rejoindre un autre point, une autre ville. La mise en scène de Monument Valley s’organise d’après un projet topographique qui dépasse celui, narratif, des personnages : tracer des lignes dans le désert, identifier des repères dans l’espace pour construire un territoire balisé. En somme il s’agit de quadriller l’espace, de l’organiser pour le dominer et l’insérer au territoire national.

    12Il faut préciser que Josef Muench était présent pendant le tournage de La Poursuite infernale à Monument Valley. Il existe en effet une photographie qu’il réalise en 1946 représentant le plateau de tournage de Tombstone devant Oljato Mesa8. Cette présence du photographe sur le tournage du film ouvre des questions et des perspectives plus qu’elle n’apporte de réponses : dans quelle mesure a-t-il participé au tournage ? Le dernier plan du film doit-il être vu comme un hommage de Ford au photographe ? Je ne dispose pas des informations nécessaires pour répondre à ces questions car Muench, à ma connaissance, n’est jamais cité par les proches du cinéaste présents sur les tournages et Ford n’a jamais mentionné son nom.

    13Parallèlement, nous devons comprendre la façon dont les Indiens sont associés eux aussi à certains des espaces de la vallée. Ils entretiennent un lien particulier avec certaines des concrétions de la partie sud de Monument Valley. Comme le signalaient déjà Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, cette zone est bien réservée aux Indiens, et ce à partir du troisième film tourné dans la vallée, Le Massacre de Fort Apache9, film qui est surtout le premier où la confrontation entre Blancs et Indiens est le sujet principal du récit. Cependant les apparitions de Yei Bi Chei et Totem Pole, les deux concrétions les plus reconnaissables de cette partie de la vallée, sont assez rares dans ce film. Elles se font voir deux fois seulement, et encore pour rejouer la même situation. Nous les apercevons d’abord durant le générique, dans un plan où deux cavaliers postés devant les pitons rocheux portent un drapeau. Cette image annonce une des actions à venir du film, sans être pourtant une reprise matérielle du même plan. La seconde image, donc très similaire à la première, interviendra vers la fin du film, et nous comprendrons que les deux cavaliers sont des soldats de la cavalerie américaine venus en territoire Apache pour tenter de négocier la paix. Cette première apparition de Totem Pole et Yei Bi Chei dans l’œuvre de Ford a donc pour fonction d’annoncer l’arrivée des deux protagonistes sur le sol Apache. La singularité formelle de ces totems minéraux par rapport aux buttes vues durant le reste du film est utilisée pour indiquer clairement un changement de territoire. Les particularités topographiques servent donc à anticiper, ou à donner des indices quant à la suite du récit. Cependant, l’intérêt de ces deux plans réside surtout dans leur dimension matricielle au regard des films postérieurs. Cette même composition réapparaîtra à chaque fois ou presque que des personnages se rendront sur le territoire des Indiens dans chacun des films suivants.

    Fig. 3. - Le Massacre de Fort Apache, John Ford, 1948, Argosy Pictures.

    [© Warner Home Video]

    Fig. 4. - La Prisonnière du désert, John Ford, 1956, Warner Bros – C.V. Whitney.

    [© Warner Home Video]

    Fig. 5. - Le Sergent noir, John Ford, 1959, Warner Bros – John Ford Production.

    [© Warner Home Video]

    14C’est dans La Prisonnière du désert que l’utilisation de ces arêtes rocheuses est la plus intéressante et la plus subtile. On les découvre lorsqu’Ethan et Martin se rendent sur le territoire de Scar. Comme dans le film de 1948, l’entrée dans ce territoire est annoncée par la présence des arêtes. La petite troupe emmenée par le chef de la milice mexicaine dépasse les concrétions et se dirige vers une zone désertique ou les attendent trois Comanches surplombant une dune de sable. Mais le cinéaste va très vite déconstruire la vraisemblance de la séquence pour produire l’image d’un espace en mouvement, un espace qui se déplace et enserre les visiteurs, comme le font les Indiens. Alors qu’Ethan et Martin continuent d’avancer et arrivent au village comanche, leur progression ne cesse de se faire sous la domination de Yei Bi Chei et Totem Pole, comme si les deux monticules suivaient les personnages. Cette présence, voire cette omniprésence des concrétions se fait voir encore lorsque, arrivés au cœur du village, Ethan et Martin font face pour la première fois à Scar. Leur confrontation prend la forme de trois plans rapprochés sur le visage des protagonistes. Là encore, malgré la distance parcourue et le resserrement du cadre, Totem Pole est visible derrière Ethan et Martin.

    15À ce titre, il semble que Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues se trompent lorsqu’ils affirment que

    la forme dominatrice de l’aiguille de Totem Pole est vue dans The Searchers lors de la rencontre du chef Scar, de Ethan et de Martin, respectivement derrière le visage de chacun de ces trois personnages. Il est ainsi clairement signifié que, malgré leurs différences raciales, ils possèdent le même totem, ils appartiennent au même clan10.

    16Or Totem Pole n’apparaît pas derrière le visage de Scar, ce qui amène les deux auteurs à proposer une interprétation erronée. Si l’arête est visible uniquement dans les deux plans représentants Ethan et Martin, c’est bien qu’ils sont les seuls à subir la domination du lieu. La pensée magique attribuée aux Comanches s’incarne dans les déplacements figuratifs des concrétions sacrées, encerclant les intrus quelle que soit leur position dans l’espace.

    Fig. 6. - La Prisonnière du désert, John Ford, 1956, Warner Bros – C.V. Whitney.

    [© Warner Home Video]

    Fig. 7. - La Prisonnière du désert, John Ford, 1956, Warner Bros – C.V. Whitney.

    [© Warner Home Video]

    Fig. 8. - La Prisonnière du désert, John Ford, 1956, Warner Bros – C.V. Whitney.

    [© Warner Home Video]

    Espace strié et espace lisse

    17Monument Valley est donc divisé en deux grandes zones (que l’on peut sous-diviser selon les films et les personnages), chacune associée à une communauté différente. Le nord de la vallée est utilisé majoritairement pour représenter le territoire des colons, tandis que le sud devient à partir de 1948 le territoire des Indiens. De plus, deux esthétiques différentes sont construites pour associer les communautés aux zones de la vallée qui leur ont été attribuées. Dans la partie nord certaines buttes sont visibles à de nombreuses reprises, parfois vues sous le même angle, dans le but de produire des images reconnaissables selon une logique de l’accumulation et de la répétition. Les mêmes buttes reviennent inlassablement, permettant ainsi de les associer aux cowboys, aux militaires, aux bandits ou aux femmes qui voyagent à leurs côtés. Cette accumulation et cette répétition produisent dans la durée un « espace strié » dans lequel les buttes deviennent des points de repère permettant au spectateur de s’orienter dans ce lieu qui peut sembler uniforme. L’une des caractéristiques de l’espace strié selon Deleuze et Guattari est en effet que « les lignes, les trajets, ont tendance à être subordonnées aux points : on va d’un point à un autre11 ». D’un point de vue narratif les Blancs dans les films ne cessent de se déplacer d’un point à un autre, qu’il s’agisse de rejoindre des relais dans le désert, se rendre sur le territoire Indien, retrouver un régiment ou encore rattraper un cavalier solitaire. Dans chacun de ces épisodes, ce sont les mêmes buttes du nord qui reviennent : Gray Whiskers et Mitchell, mais aussi West Mitten, East Mitten et Merrick, ou encore El Capitan ou Stagecoach. À force de répétition et d’accumulation, les personnages tissent des liens entre les espaces, les quadrillent et les balisent. De telle sorte qu’ils produisent un espace fermé caractérisé par des repères discernables : « Dans l’espace strié on ferme une surface, et on la “répartit” suivant des intervalles déterminés, d’après des coupures assignées12. » Bien que les intervalles ne soient pas déterminés ici (on ne sait pas, excepté dans de très rares cas, quelles distances séparent les différents points dans l’espace), les coupures, elles, sont bien assignées, selon un montage qui isole les buttes ou groupes de buttes les uns des autres pour former un striage de l’espace. Au cours des années et des films, les spectateurs observent les personnages se déplacer horizontalement dans l’espace, toujours accompagnés voire encadrés par des buttes qui deviendront avec le temps des emblèmes de la vallée. C’est ainsi qu’« une certaine idée du striage se confirme : deux séries de parallèles, qui s’entrecroisent perpendiculairement, et dont les unes, verticales, jouent plutôt le rôle de fixes ou de constantes, les autres, horizontales, plutôt le rôle de variables13 ». Le striage de Monument Valley a donc pour conséquence de baliser le lieu, de le rendre reconnaissable. Ce qui se joue dans cette construction spatiale, c’est la conquête d’un territoire, la transformation d’un espace en un lieu intégré au territoire national.

    18Il est d’ailleurs nécessaire de préciser que cette conquête a réussi, non seulement dans une perspective narrative et figurative pour plusieurs des films en question (exceptés Le Massacre de Fort Apache dans lequel ces derniers gagnent la bataille), mais aussi culturelle : Monument Valley a bien été conquise, intégrée pleinement au territoire des États-Unis grâce aux films de John Ford, mais plus précisément grâce à cette esthétique spatiale du striage et du quadrillage. Le retour des mêmes images et des mêmes points de vue au cours des films a transformé certaines des buttes (au premier chef West Mitten, East Mitten et Merrick) en emblèmes de Monument Valley en particulier mais aussi de l’Ouest américain en général.

    19Cette esthétique fordienne a bien octroyé aux images une dimension performative d’intégration territoriale, car Monument Valley appartenait avant tout aux Navajos et était rattachée à une histoire locale. En effet, bien que le lieu ait longtemps été un endroit reculé du territoire de la nation amérindienne, il acquiert une importance dans son histoire au cours des années 1860, lorsque certaines familles s’y réfugient pour échapper aux expéditions punitives des milices dirigées par Kit Carson. Elle a également été le fruit de conflits et de négociations entre l’État fédéral et la nation amérindienne, permettant à cette dernière de recouvrer sa souveraineté sur la vallée en 188414. Nous avons là un exemple tout à fait probant des conséquences culturelles de la production d’un lieu filmique : en s’appropriant le style des photographies de Josef Muench, en découpant la mise en scène du lieu en parties associées à des communautés et en intégrant certains types de personnages au lieu selon les principes de l’accumulation et de la répétition, John Ford a opéré un déplacement du lieu d’une nation vers une autre, a produit une nouvelle identité et une nouvelle visualité de la vallée, légitimant son incorporation au territoire des États-Unis au détriment de celui des Navajos.

    20Cependant la constitution d’un espace strié n’est pas l’unique stratégie d’occupation et de reconnaissance du lieu. Si, comme l’écrivent Deleuze et Guattari « peut-être faut-il dire que tout progrès se fait par et dans l’espace strié », il est nécessaire de rajouter cependant que « tout devenir est dans l’espace lisse15 ». En effet comme nous l’avons vu, les moments se situant au sein du territoire indien, et particulièrement les passages dans lesquels sont représentés Yei Bi Chei et Totem Pole, ne répondent pas de la même logique. Celle des Indiens, qui apparaît dans un second temps au sein des films, correspond bien plus à la constitution d’un « espace lisse », une logique spatiale qui privilégie le mouvement sur l’arrêt, la variation sur la répétition : « Le lisse, c’est la variation continue, c’est le développement continu de la forme […]16. » Alors que la logique figurative du lieu est l’accumulation et la répétition pour les Blancs, c’est le faux-raccord et l’intervalle qui priment pour celle des Indiens. À l’action de tracer des lignes entre des points reconnaissables, ces derniers opposent le mouvement des points en fonction de leurs déplacements. Que ce soit pour accompagner et entourer des étrangers qui pénètrent sur le territoire comme dans La Prisonnière du désert, ou suivre les déplacements des Indiens qui entament un rituel religieux dans Les Cheyennes, les concrétions rocheuses s’adaptent et se meuvent dans l’intervalle des plans : « […] dans l’espace lisse, c’est le trajet qui entraîne l’arrêt, là encore c’est l’intervalle qui prend tout, c’est l’intervalle qui est substance […]17. » À la sédentarité des Blancs s’oppose donc le nomadisme des Indiens qui s’incarne dans les déplacements magiques des arêtes minérales qui leur sont associées. À la territorialisation du lieu par les colons s’oppose la déterritorialisation du même lieu par les Indiens.

    21On se souvient de l’élégante proposition de Leutrat concernant La Prisonnière du désert, à propos de la correspondance entre l’art du tissage navajo et certains des motifs et des faux-raccords du film : la lazy line est une technique propre aux tapis navajos qui consiste à tisser un écart, une non-concordance dans les lignes d’un motif, de telle sorte qu’un décalage s’opère, inscrivant ainsi dans la matérialité du tapis la signature de l’artisane18. Voulant rendre hommage à la communauté navajo ayant travaillé avec lui depuis de nombreuses années, Ford aurait déplacé cet effet de signature dans son film en insérant un certain nombre de faux-raccords et de motifs, au premier chef desquels la cicatrice que l’on retrouve à plusieurs endroits dans le film. Or, il me semble que si lazy line il y a, c’est exemplairement dans la mise en scène de Yei Bi Chei et Totem Pole. Les faux-raccords, les déplacements et les fragmentations des concrétions dans pratiquement toutes les séquences dans lesquelles elles apparaissent produisent une systématicité qui vaut comme effet de signature. Du reste, cette lazy line produite par le montage entre en opposition avec les lignes droites tracées par les Blancs, dont l’expression la plus visible s’incarne dans les plans représentant El Capitan.

    22Ce sont donc deux pensées, deux perceptions et deux modalités pratiques de l’espace qui entrent en confrontation à travers ces deux logiques spatiales. Dans son analyse de La Prisonnière du désert, Jean-Loup Bourget définissait le conflit qui oppose les Blancs aux Comanches comme « une guerre dont l’enjeu est strictement territorial19 ». L’opposition des deux logiques spatiales peut être vue en effet comme le fondement intrinsèque de la lutte entre les deux communautés dans l’ensemble des sept films, le point de rupture se faisant moins au niveau de problèmes religieux, moraux ou politiques qu’entre des pensées, des pratiques et des perceptions de l’espace tout à fait différentes voire opposées.

    Notes de bas de page

    1Pierre Melandri, Histoire des États-Unis contemporains, Paris, André Versailles, 2008, p. 55.

    2Voir Nicole Barreyre et Paul Schore, De L’Émancipation à la ségrégation, le sud des États-Unis après la guerre de Sécession (1865-1896), Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 32-43.

    3Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, Les Cartes de l’Ouest. Un genre cinématographique : le western, op. cit., p. 186.

    4Ibid., p. 190.

    5Une exception importante cependant : à la fin du générique du Massacre de Fort Apache, alors que l’intertitre « Directed by John Ford » vient de disparaître de l’image, une diligence se déplace dans l’espace et passe devant West Mitten vue « de profil », c’est-à-dire depuis son côté le plus étroit. La caméra quitte d’ailleurs plusieurs secondes la diligence lors de son panoramique, pour centrer la butte dans le champ. Le plan suivant, dans un faux-raccord très visible, remont(r)e le même déplacement depuis un angle de prise de vue légèrement différent. En quelques secondes, la diligence passe ainsi deux fois au même endroit, provoquant une sorte de « déjà-vu » pour l’œil du spectateur.

    6L’utilisation de la musique de fosse nous y invite : les cuivres débutent ou s’intensifient à chaque fois que le plan général sur les trois buttes apparaît, faisant de cette apparition un véritable événement sensationnel.

    7En effet, quelques-uns des premiers plans de La Charge héroïque ont été tournés dans le décor extérieur du film précédent. Voir Carlo Gaberscek, Into John Ford‘s West, op. cit., p. 82.

    8Voir Arizona Highways, vol. 57, n° 9, septembre 1981, quatrième de couverture.

    9Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, John Ford – Monument Valley, op. cit., p. 6.

    10Ibid., p. 8.

    11Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 597.

    12Ibid., p. 600.

    13Ibid., p. 609.

    14Pour plus de précisions sur la place et le rôle de Monument Valley dans l’histoire navajo, voir Jean-Louis Rieupeyrout, Histoire des Navajos. Une saga indienne 1540-1990, Paris, Albin Michel, 1991, p. 200-201 et 214.

    15Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, op.cit., p. 607 pour cette citation et la précédente.

    16Ibid., p. 597.

    17Ibid.

    18Cet artisanat est traditionnellement dévolu aux femmes.

    19Jean-Loup Bourget, John Ford, Paris, Rivages, coll. « Cinéma », 1990, p. 83.

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    1Pierre Melandri, Histoire des États-Unis contemporains, Paris, André Versailles, 2008, p. 55.

    2Voir Nicole Barreyre et Paul Schore, De L’Émancipation à la ségrégation, le sud des États-Unis après la guerre de Sécession (1865-1896), Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 32-43.

    3Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, Les Cartes de l’Ouest. Un genre cinématographique : le western, op. cit., p. 186.

    4Ibid., p. 190.

    5Une exception importante cependant : à la fin du générique du Massacre de Fort Apache, alors que l’intertitre « Directed by John Ford » vient de disparaître de l’image, une diligence se déplace dans l’espace et passe devant West Mitten vue « de profil », c’est-à-dire depuis son côté le plus étroit. La caméra quitte d’ailleurs plusieurs secondes la diligence lors de son panoramique, pour centrer la butte dans le champ. Le plan suivant, dans un faux-raccord très visible, remont(r)e le même déplacement depuis un angle de prise de vue légèrement différent. En quelques secondes, la diligence passe ainsi deux fois au même endroit, provoquant une sorte de « déjà-vu » pour l’œil du spectateur.

    6L’utilisation de la musique de fosse nous y invite : les cuivres débutent ou s’intensifient à chaque fois que le plan général sur les trois buttes apparaît, faisant de cette apparition un véritable événement sensationnel.

    7En effet, quelques-uns des premiers plans de La Charge héroïque ont été tournés dans le décor extérieur du film précédent. Voir Carlo Gaberscek, Into John Ford‘s West, op. cit., p. 82.

    8Voir Arizona Highways, vol. 57, n° 9, septembre 1981, quatrième de couverture.

    9Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, John Ford – Monument Valley, op. cit., p. 6.

    10Ibid., p. 8.

    11Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 597.

    12Ibid., p. 600.

    13Ibid., p. 609.

    14Pour plus de précisions sur la place et le rôle de Monument Valley dans l’histoire navajo, voir Jean-Louis Rieupeyrout, Histoire des Navajos. Une saga indienne 1540-1990, Paris, Albin Michel, 1991, p. 200-201 et 214.

    15Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, op.cit., p. 607 pour cette citation et la précédente.

    16Ibid., p. 597.

    17Ibid.

    18Cet artisanat est traditionnellement dévolu aux femmes.

    19Jean-Loup Bourget, John Ford, Paris, Rivages, coll. « Cinéma », 1990, p. 83.

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