Post-scriptum, en guise de conclusion
p. 199-202
Texte intégral
1C’est le propre des questions philosophiques (et en partie ce qui les distingue des problèmes scientifiques, ceux du moins qui relèvent de ce que Kuhn1 nommait la science normale) que de demeurer ouvertes par-delà les tentatives d’élucidation, si rigoureuses et approfondies soient-elles. Aussi le moment difficile de toute enquête philosophique est-il celui où il faut conclure, car on attend alors, trop naïvement peut-être, quelque belle affirmation qui précise une bonne fois à quoi s’en tenir. Le parcours qui s’achève ne déroge pas à la règle : pas de mode d’emploi pour savoir dans tous les cas « comment faire pour dire vrai ». Au lieu de cela, quelques lignes de force apparues au fil des différentes analyses, qui permettent a minima de cerner les différents facteurs (paramètres ?) qui doivent converger pour la production d’un dire vrai. Tentons pour terminer de les ressaisir, et d’en esquisser l’articulation, telle du moins que la suggèrent les études ici rassemblées.
2C’est donc dans « l’ici et maintenant » autant que dans « l’entre nous » d’une interaction vive qu’un dire vrai se constitue d’abord et s’énonce, quitte à outrepasser ces limites dès lors que l’énoncé vrai n’est pas de pure circonstance (« ta tarte était délicieuse ! »), mais peut prétendre à une portée plus générale (« tous les gagnants auront tenté leur chance »). C’est dire que s’il semble raisonnable d’imputer au locuteur la responsabilité du dire, il serait inexact et peut-être abusif, de lui imputer également celle du dire vrai : les exemples du témoignage (Chambat-Houillon), ou du maintien à l’état tacite d’une vérité sue de tous qui cependant n’affleurera jamais au plan du dire, dans l’annonce ritualisée d’un décès (Diarra), ou les « détours » fictionnels ou loufoques (Labia) montrent assez que le locuteur n’est que rarement, peut-être jamais, le seul ni le meilleur garant de la vérité de son dire. Sans doute la sincérité, constatée ou présumée du locuteur lève-t-elle l’hypothèque du mensonge, mais elle laisse ouverte la possibilité de l’erreur, et pointe ainsi en direction de tout ce qui, dans le dire vrai, outrepasse les ressources du seul « vouloir dire vrai » du locuteur, notamment a) le type de rapport que l’énoncé entretient avec ce dont il parle, et donc à propos de quoi il peut être vrai (ou faux) et b) la détermination des critères selon lesquels cette adéquation ou inadéquation de l’énoncé au « réel » sera déterminée, puisque ces critères ne sauraient être opérants que d’être partagés. À tel point que c’est sur le postulat d’un tel partage que se fonde in fine le succès des stratégies de détournement, quand dire vrai ne peut plus être l’enjeu d’un simple discours explicite et direct. Il ressort donc de ces quelques rappels que deux dimensions s’entrecroisent toujours dans la production / détermination d’un dire vrai : une dimension « logique » (au sens large) d’une part, qui regarde les critères d’adéquation qui, au-delà des variations de domaines ou de régimes, donnent sens à la distinction du vrai et du faux ; et une dimension « éthique » d’autre part, qui fait du vrai, qu’il soit explicitement attesté ou qu’il affleure seulement dans un dire plus ou moins détourné, le point focal autour duquel une entente peut se sceller entre les protagonistes. Certes, on objectera qu’on s’entend aussi (et même assez fréquemment) sur des chimères ; mais, à y bien regarder, n’est-ce pas seulement pour autant que, et aussi longtemps qu’on les tient pour vraies ? Quitte à se cramponner (les exemples ne manquent pas…) à la seule (auto)-proclamation entêtée de leur « vérité », avec la belle « ténacité » que préconise la méthode peircéenne du même nom, attestant comme a contrario que seul le vrai peut être objet de foi (car du faux reconnu on se défie), et qu’il n’y a que la foi qui rassemble. Le drame, comme l’avait si bien vu Descartes, c’est que « l’erreur consiste en cela seul qu’elle ne paraît pas telle », l’effort pour dire vrai n’apparaît alors que comme une tentative toujours recommencée de jeter discursivement les bases d’une entente possible, en produisant dans chaque cas, et en tenant compte de leur diversité, les « meilleurs garants » (qu’ils aient nom Dieu, expérience, raison, coutume, évidence immédiate, consensus…), dont on voit bien qu’ils ne relèvent pas du seul décret du locuteur, mais ne peuvent opérer que d’être tenus pour tels par l’ensemble des concernés. Il en résulte que l’accord qui passe pour sanctionner une interaction verbale « réussie », qu’il prenne la forme d’un « X dit vrai » ou d’un « Nous croyons que p », marque le terme d’un processus à la fois discursif et sociocognitif (bref, pragmatique) où se négocient à la fois a) les conditions de vérité de l’énoncé, b) les conditions de succès de l’acte illocutoire qu’il accomplit, c) les critères d’adéquation de ces différentes conditions aux circonstances de l’énonciation, d) la pertinence / acceptabilité des « garants » convoqués. Si, comme le rappelait plaisamment Bernard Lamy dans sa rhétorique2, il faut d’abord « gagner les hommes » pour ensuite « les gagner à la vérité », c’est que, hors les cas où l’on prêche un converti, on ne peut présumer d’accord préalable sur cet ensemble de déterminants du dire vrai, mais que c’est l’une des tâches de l’interaction verbale que de le rendre discursivement possible, dès lors qu’il apparaît souhaitable. Puisse la perspective ouverte par les analyses ici esquissées suffire à convaincre qu’une approche pragmatique de la vérité, à partir d’une analyse des conditions et contraintes pesant sur la production d’un dire vrai, pourrait être à la fois opportune, et urgente.
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