De l’analyse en Dérives. L’analyse de création, en constellations contemporaines et pour l’à-venir du film
p. 269-284
Texte intégral
À la mémoire de Nazim Djemaï (1977-2021)
1Lorsque le geste de l’analyse descriptive se fait solidaire de la pratique et des avancées de la création filmique, les véritables problèmes cinématographiques, fidèles à la diversité filmique d’une époque – en l’occurrence la nôtre – peuvent être soulevés et travaillés, sinon provisoirement résolus. C’est selon cette conviction que la démarche collective1 de Dérives.tv sera ici évoquée. Elle passe, sans ordre imposé, par différentes opérations en faveur du cinéma à l’extrême pointe du contemporain :
- la recherche, la constitution et la publication de documents (des entretiens, qu’ils soient écrits ou sonores ; des textes de cinéastes ; des manifestes ; des études aux formes souvent peu académiques) sur le site internet www.derives.tv ou dans la revue papier, support initial et au rythme fort épisodique, mais ouvert à une poursuite (trois numéros papiers ont été édités en quinze ans2).
- la programmation de films en ligne, mais aussi, parfois, la constitution d’un programme de films projetés dans des lieux divers (qui peuvent être un squat autant qu’une salle de cinéma), ou encore une invitation à projeter et à faire découvrir des films programmés, trouvés ou remobilisés par le site internet3.
- la mise en ligne, en accès libre, d’esquisses, de morceaux filmiques préparatoires ou autonomes, réalisés par les cinéastes dont les travaux ont osé exister avec Dérives.tv ou rejoignent ses engagements.
2D’autres gestes et opérations peuvent se manifester, selon les impulsions et les inventions éditoriales toujours capables de surgir. Les assemblages consultables sur le site Internet, dont l’aléatoire relatif ne nuit aucunement à l’insistance d’une mise en relation des productions (filmiques, textuelles) des années 1970 avec celles des avant-gardes contemporaines, forment un ensemble susceptible de redéfinir le périmètre d’action traditionnel d’une revue de cinéma. La critique n’est d’ailleurs aucunement la matrice de Dérives.tv, car la pratique, sous plusieurs formes, s’avère le principe initial. De tout ceci, il paraîtrait possible, ou plus simple, de considérer l’analyse filmique comme absente. Ou, a contrario, comme ici, de souligner son omniprésence.
3Tout dépend bien entendu de ce qui est accepté sous la dénomination « analyse de films ». Que l’analyse de films se développe selon une pratique, orale, écrite ou « visuelle », elle a son cadre bien établi lorsqu’elle procède à l’étude détaillée (avec un souci du fragmentaire avant de repasser à une explication d’ensemble) et synthétique d’un film fini, le plus souvent un long métrage clairement identifié, légitimé par la critique et l’histoire (même très contemporaine) du cinéma. Lorsque les gestes analytiques interviennent dans des textes de cinéastes, des entretiens qui ne sont pas seulement rétrospectifs, dans le contexte même d’esquisses filmiques (la part non finie), ils sortent de ce cadre. Les temps de l’analyse ne seraient ainsi plus séparés de la vie d’une réalisation en création. Autrement dit, la réflexion analytique n’est plus ici pensée à l’occasion d’un répit nécessaire, d’une distance ou d’un recul vis-à-vis d’un film fini, fixé. Il s’agit de considérer les temps d’analyse dans les moments de chantiers filmiques, qui impliquent de décrire des tentatives parfois instables, inquiètes et sans certitudes d’ensemble. Ces tentatives sont particulièrement ouvertes à des aléas, sans la sérénité factice du bilan face à une œuvre bien accomplie (comme certains vivants le feraient, dit-on, seulement à la fin de leur vie).
4De telles hypothèses paraissent pleinement complémentaires de celles énoncées par Alain Bergala dans L’Hypothèse cinéma, notamment en faveur de « l’analyse de création ». Celle-ci repose sur le masquage méthodique de la séquence d’un film important dans l’histoire du cinéma ou pour le cinéma contemporain (« remonter en imagination à ce moment légèrement antérieur à l’inscription définitive des choses4 »), pour considérer les choix filmiques possibles avant la réalisation effective et ainsi mieux percevoir les opérations du cinéaste lorsque la séquence masquée est révélée. L’analyse serait d’autant plus de création, que le fragment n’est pas achevé, qu’il ne serait même plus nécessaire de fantasmer son inachèvement.
5Deux exemples correspondant à deux modalités bien différentes d’enchevêtrement de l’atelier de création et de l’atelier analytique-exégétique5 auraient pu être ici envisagés, mais il s’agira d’en considérer prioritairement un, en renvoyant pour l’autre à des publications accessibles sur Dérives.tv. Il s’agit de deux « constellations », pour reprendre le terme affectionné et mobilisé par le collectif Dérives.tv : la constellation Nicolas Klotz & Élisabeth Perceval et la constellation Nazim Djemaï. Ces deux constellations ne représentent qu’un menu fragment d’un univers éditorial et filmique aux ramifications et tissages multiples.
6Le terme « constellation » désigne d’abord le voisinage de cinéastes dont les noms figurent côte à côte en haut d’une page de Dérives.tv6. Ce regroupement de noms de cinéastes ou de collectifs (le groupe français Boris Barnet et le groupe Ukamau, formé autour du réalisateur bolivien Jorge Sanjinés) permet d’insister sur une forme d’individuation, préférée à une présentation en communauté uniforme. Ce principe constellant permet une première organisation, afin de permettre de trouver les archives, documents et films à partir d’individualités, souvent des noms d’auteurs. Plus que la seule reconduction d’une politique des auteurs, ne peut-on y percevoir un principe d’écart avec un cinéma dominant (celui de l’industrie) et une foi en la potentialité des individualités, y compris le groupe comme individualité composée ? Il n’est pas impossible d’y déceler un principe proche du véritable anarchisme, non celui du désordonné effrayant, mais, selon la proposition, parmi beaucoup d’autres, d’Emma Goldman – anarchiste, éditrice, militante, dont on peut parmi mille autres choses importantes relever la charge contre la vulgarité de la production artistique tolérée par le « goût commun7 » – selon qui ce n’est que par la foi en la potentialité des individualités, notamment créatrices, que de libres associations produisent un commun. Le commun de la constellation Dérives.tv n’est pas le commun dominant, celui de masse, mais celui d’individualités librement associées pour ne plus être seules. Ce type d’assemblage n’est rien d’autre qu’un passage par une figure conventionnelle, la constellation, permettant d’analyser un principe de réunion parmi des poussées filmiques contemporaines, actives aujourd’hui.
L’analyse de et en création : la constellation et les chantiers Klotz & Perceval
7Nous avons tout particulièrement œuvré à l’apparition, puis à la formation progressive de la constellation Klotz-Perceval sur Dérives.tv et notre rapport à l’analyse filmique s’est pleinement reconfiguré au contact de ce travail. Ainsi, nous décrirons rapidement les différentes transitions expérimentées. Après la publication d’une analyse critique la plus fidèle possible à la vivacité contemporaine de leur film L’Héroïque Lande. La Frontière brûle8, nous avons cherché à divulguer des films méconnus :
- d’abord une réalisation parmi les productions clandestines du couple Élisabeth Perceval & Nicolas Klotz : On danse pour être ensemble (2017). Le film est accompagné d’un texte9, présentation autant qu’amorce d’analyse pour cet essai de vingt minutes, dont les articulations avec L’Héroïque Lande. La Frontière brûle sont très insistantes.
- ensuite, trois des premiers documentaires musicaux réalisés par Nicolas Klotz et tout à fait invisibles depuis leur diffusion télévisée initiale. L’ampleur musicale des plus récents films de Perceval et Klotz était probablement le signe d’un retour nécessaire à ces documentaires afin de déceler les points de départ des recherches qui se déploient dans les films actuellement réalisés. Les trois films « retrouvés » sont Robert Wyatt part 110 (1990), accompagné d’un texte que nous avons demandé au réalisateur Nicolas Klotz et qu’il a donc écrit trente ans après avoir terminé le film ; ainsi que Brad Mehldau (1999) et James Carter (1999), portraits du pianiste et du saxophoniste de jazz.
8La recherche de ces films participe d’une mise en relation nécessaire des films déjà bien repérés avec d’autres tentatives filmiques, clandestines ou égarées, afin de mieux cerner les impulsions actuelles des longs métrages d’Élisabeth Perceval & Nicolas Klotz. Néanmoins, notre travail ne pouvait en rester à ces deux étapes du texte d’analyse et de la praxis de la programmation pour approfondir la réflexion analytique. Passer au geste de réalisation documentaire, non seulement pour observer, mais pour déceler les parts difficilement formulables par l’écrit des opérations filmiques, s’est progressivement imposé – dans le cadre de Dérives.tv, particulièrement hospitalier aux propositions filmiques impulsées sans la certitude de la maîtrise. Un film de création-recherche se développe, il s’intitule Chantiers NKEP, qui a pour idée d’approcher et d’analyser les échanges et interventions des cinéastes, les opérations filmiques pour leurs chantiers contemporains. Les temps de montage du film Le Feu d’Antifer constituent le sujet d’une première réalisation. Ce film de Perceval et Klotz prend en outre la tournure d’un autoportrait. Un premier chapitre de notre documentaire a été publié, accompagné d’un texte de présentation que nous concluons par ces mots : « Dans la pratique, je retrouve un statut d’apprenant, quasi débutant, d’étudiant. Et pratiquer est analyser. Je ne me suis jamais autant demandé d’où venait l’émotion du cinéma11. » Une deuxième partie, qui prend pour sujet l’opération du mixage de Nous disons révolution (2021) sera bientôt partagée sur Dérives.tv. Approcher l’étape rarement décrite du mixage du film rejoint et approfondit l’analyse de création. [Fig. 1. – Chantiers NKEP (Nicolas Klotz & Elisabeth Perceval), Robert Bonamy, film en cours de réalisation]
Fig. 1. – Chantiers NKEP (Nicolas Klotz & Elisabeth Perceval), Robert Bonamy, film en cours de réalisation.

9Étape par étape, de l’analyse écrite à l’étude analytique, pendant et par la création, seule la fréquentation du collectif Dérives.tv nous a permis d’oser une pratique, aussi débutante soit-elle, parce qu’elle s’implique dans la pensée de la création en même temps qu’elle permet de lutter contre la passivité face aux œuvres projetées, face aux images abstraites auxquelles il s’agirait de croire ou aux discours fabriqués pour faire croire.
Le regard et le toucher : la constellation Nazim Djemaï
10Si à travers cette figure de la constellation, des initiatives individuelles se lient pour former un corpus analytique parmi les propositions cinématographiques toujours en chantier, puisque se développant sans cesse, cette même figure est aussi active pour une autre dimension, celle de la filmographie individuelle. La constellation Nazim Djemaï permet, certes, pour beaucoup des visionneurs-spectateurs, de découvrir le travail filmique de ce cinéaste, dont les trois films qui ont pu être projetés dans le cadre par exemple de la programmation de festivals importants : les longs métrages documentaires Nawna (je ne sais pas) (2007) et À peine ombre (2012), et le court métrage de fiction La Parade de Taos (2009). Si les deux documentaires abordent des communautés et des territoires fort éloignés (les transformations des vies inuits de la communauté Cambridge Bay, dans le territoire canadien du Nunavut pour Nawna ; les patients et les soignants de la clinique de La Borde pour À peine ombre), une partie de leur travail en commun consiste à écouter les mots selon un rapport aussi simple qu’insistant à l’entretien. Les mots se manifestent ainsi avec tous les gestes des personnes cadrées en plans moyens, les attitudes et les manières de se tenir importent ainsi beaucoup. L’entretien se combine quasiment à un sens du toucher qui singularise les individus des différentes communautés. Les pensées exprimées par les mots prennent corps. Les deux films documentaires étudient aussi la géographie, le périmètre des lieux filmés ; les plans d’ensemble des espaces rejoignent davantage les principes d’une étude, d’une observation attentive que ceux d’une contemplation. Ces deux films documentaires sont réalisés en couleurs et tournés en vidéo (en Hi-8 transformé sur support DV pour Nawna ; en MiniDV pour À peine ombre) avec une définition dont les caractéristiques, notamment lumineuses et chromatiques, permettent un travail sur le registre de la sensation.
11La Parade de Taos est le seul film de fiction de Nazim Djemaï, son scénario est coécrit avec Messaoud Djemaï, qui est également l’auteur de la nouvelle dont le scénario s’inspire. Contrairement à la parole documentaire dont les percées n’existent parfois qu’en passant par l’épanchement, cette fiction tournée en 16 mm concerne l’inexprimé par les mots, jusqu’au mutisme. Né en Russie, Nazim Djemaï a grandi en Algérie. La Parade de Taos se déroule en Algérie, la protagoniste Taos (interprétée par l’actrice Amal Kateb) est en proie aux regards (des hommes) et aux actes hostiles (des enfants) dans les lieux et transports d’Alger alors qu’elle cherche à rencontrer l’homme avec qui elle entretient une relation. Le noir et blanc argentique du film permet aussi bien les plans d’ensemble de lieux, là aussi observés comme s’il s’agissait de les étudier (notamment le parc zoologique d’Alger et ses environs) que l’exploration de l’insondable d’un visage. Le rapport sensible au corps se fait plus fragmentaire, la tactilité étant celle des gestes autant que des évitements. Le film permet une attention précise aux moindres gestes, considérés en plans rapprochés ou dans des temps d’attente dans des champs plus élargis.
12Approfondir davantage ici la description et le commentaire de ces trois films exigerait une étude entière, qui passerait notamment par un travail intertextuel (la scène dans le parc zoologique de La Parade de Taos où se rend le couple s’attarde sur le comportement des singes, dans un dialogue avec une séquence d’Une femme douce [1969] de Robert Bresson ; la séquence où la femme est molestée par un groupe d’enfants prend la tournure d’une modulation violente et resserrée sur le personnage féminin d’un moment du court métrage de François Truffaut, Les Mistons [1957]). L’important consiste pour la présente réflexion à percevoir comment la constellation Nazim Djemaï proposée par Dérives.tv et a fortiori le principe même de la constellation permettent de repenser des films assez bien repérés, à travers d’autres réalisations à l’aboutissement parfois plus qu’incertain, mais qui constituent à la fois des objets potentiels d’étude en même temps que des expériences d’analyses par le filmique. Une constellation ouvre un chantier cinématographique qui dépasse largement l’expérience d’être spectateur d’un film ; une activité exploratoire est permise, voire requise. Aux côtés de ces trois films prennent place des tentatives filmiques ou plusieurs ensembles d’expériences vidéographiques (parfois des formes très brèves). Sans connaître l’exhaustivité des travaux présents dans la constellation Nazim Djemaï, il est possible d’accéder : à plusieurs films collectifs de l’atelier cinéma de La Borde ; à un regroupement désordonné (qui pourrait presque être décrit comme « en crise », tant les aspérités de montage et le manque d’organisation ne sont pas gommés) d’entretiens, sur six mois, avec le fondateur et alors directeur de la clinique de La Borde, Jean Oury ; une proposition filmique intitulée Affleurements, plan fixe de plus de 17 minutes, insituable, animé par le glissement d’une couche nuageuse sous un mur de béton ; enfin trois séries de formes brèves datées de 2021 : Vanités, Folies et Les A-mateurs regroupent des esquisses mystérieuses qui semblent travailler avec autant de minutie que d’instabilité à des recherches filmiques parallèles, sans que l’on puisse savoir si quelque chose se trame pour un film à venir.
13Un des aspects marquants des documentaires de Nazim Djemaï correspond à sa manière de filmer les entretiens, avec une simplicité qui sait toucher aux mots du filmé. Dans les assemblages anarchiques des entretiens avec Jean Oury, une phrase perce la matière verbale. On retrouve d’ailleurs ce fragment dans le documentaire À peine ombre, preuve s’il en fallait qu’il témoigne de tout le cinéma de Djemaï. Il s’agit de l’évocation du tact de la fonction soignante en lien avec le toucher, selon l’évocation du toccare du pianiste. « Il suffirait de lui faire jouer une seule note » avance le professeur Oury. Dans la simplicité du filmage de cet entretien, le tact se manifeste aussi. Mais à visionner les multiples formes brèves de la série Les A-mateurs, on discerne aussi le tact filmique comme susceptible de s’exprimer en un temps extrêmement bref pour en signifier beaucoup. Un court film nous semble atteindre dans sa modestie et sa finesse l’allure d’un emblème non seulement pour le cinéma de Djemaï, mais aussi pour le cinéma contemporain défendu par Dérives.tv. Il s’agit du court film placé au centre des six exposés sur la page de la série Les A-mateurs12. Un plan, comme une note, frappé de toccare. Plus exactement deux plans, puisqu’il y a un raccord dans l’axe, qui semblent tournés avec une bobine en Super-8, à moins qu’il ne s’agisse plutôt d’une vidéo retravaillée par un filtre tel que le proposent les logiciels et reproduisant l’allure d’une pellicule argentique aux couleurs déteintes et aux rayures simulées. Quel que soit le choix technique, le geste filmique emporte tout, dans sa minutie. Une femme de dos regarde un tableau. On peut y reconnaître L’Ascension du Christ du Pérugin, notamment dans le drapé, la position du pied. Quelque chose d’autre tremble, le drapé de la robe de l’observatrice, non par mimétisme contemplatif avec le tableau, mais par inspiration. Sa robe est sculptée par la position des jambes, comme figées dans une marche interrompue. Ou plutôt dans un équilibre sans direction certaine. Le bas de la robe de cette Gradiva interrompue volette. La figure de dos est simple, le deuxième plan est plus rapproché avant de glisser de manière ralentie sur le bas des jambes : une profanation humble du mouvement ascensionnel. Un trait crucial paraît pour le cinéma contemporain, immédiatement. Cette danse du tissu, d’un simple liseré d’en bas, permet l’envers de la sensation spectaculaire de la robe de Marylin Monroe soulevée de face par une bouche d’aération. Le souffle vient probablement d’un système d’aération ici aussi, mais il contredit le spectacle, il annonce une beauté imparable, une grâce aussi modeste que prenante. Cela s’appelle toucher. [Fig. 2. à 8 A-mateurs, Nazim Djemaï, 2021, sur Dérives.tv]
Fig. 2. – A-mateurs, Nazim Djemaï, 2021, sur Dérives.tv.

Fig. 3. – A-mateurs, Nazim Djemaï, 2021, sur Dérives.tv.

Fig. 4. – A-mateurs, Nazim Djemaï, 2021, sur Dérives.tv.

Fig. 5. – A-mateurs, Nazim Djemaï, 2021, sur Dérives.tv.

Fig. 6. – A-mateurs, Nazim Djemaï, 2021, sur Dérives.tv.

Fig. 7. – A-mateurs, Nazim Djemaï, 2021, sur Dérives.tv.

Fig. 8. – A-mateurs, Nazim Djemaï, 2021, sur Dérives.tv.

14La notion de toucher filmique est formulée dans un entretien avec le docteur Oury, parmi un ensemble convoqué par Dérives.tv ; il est aussi analysé dans sa modestie contemporaine le temps d’une forme filmique brève « a-mateure ». Le toucher devient, grâce à ces deux trouvailles, un véritable opérateur analytique pour les films de Djemaï, mais aussi assurément pour beaucoup du cinéma défendu par Dérives.tv ainsi que pour les cinéastes dont cette compagnie suscite l’avènement.
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15Il n’est pas interdit de penser que le chantier réflexif ouvert par Dérives.tv permet notamment le déclenchement d’une activité qui rompt avec la séparation contemplative autant qu’avec l’éloignement assumé de toute intervention ou tentative de création.
16Évidemment, la question des tendances filmiques se pose, en ceci que les registres filmiques inatteignables, dont l’économie spectaculaire se sépare totalement des faits et gestes ordinaires et accessibles des individus, ne sont pas mobilisés par Dérives.tv. Le visiteur d’une constellation de Dérives.tv peut difficilement n’être qu’un spectateur passif, en ceci qu’il est en permanence invité à découvrir des tentatives écrites ou des fragments filmiques en relation avec les films, qui sont autant d’amorces d’analyses possibles. En outre, le type d’expériences et les choix proposés sont susceptibles de motiver, ce fut précisément notre cas, un désir de fabrication. Sans Dérives.tv, jamais nous ne nous serions autorisés à la création.
17Avec Dérives.tv, la séparation entre gestes analytiques et pratiques créatives est contestée, remaniée, pour d’autres pratiques qui défient le spectacle abstrait et font confiance à des gestes, des tentatives de quelques-uns, mais qui pourraient être finalement ceux de beaucoup. L’analyse, si elle ne se dépare pas d’un sens de l’intervention et de la création, s’autorise quelques dérives, et peut tout à fait s’allier à la création ou à l’intervention pratique. Ou, tout au moins, lui être pleinement contemporaine.
Bibliographie
Bergala Alain, L’Hypothèse cinéma. Petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs [2002], Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 2006.
Goldman Emma, « Minorités contre Majorités », dans L’Anarchisme, Paris, Nada éditions, 2021.
Settis Salvatore, L’Invention d’un tableau. La Tempête de Giorgione, Paris, Minuit, coll. « le sens commun », 1987.
Notes de bas de page
1 Le collectif Dérives.tv, est fondé en 2007, avec comme équipe éditoriale : Laura Ghaninejad, Jeremy Gravayat, Noria Haddadi, Maura McGuinness, Damien Monnier et David Yon.
2 Le numéro 1 de Dérives (2007) autour de Jean-Claude Rousseau comprend des films et entretiens du cinéaste, des textes de réflexion sur son œuvre ainsi que d’autres travaux qui font écho à sa démarche. Le deuxième et très riche numéro de Dérives (2010), revue & DVD, se construit autour du travail de deux cinéastes contemporains : Tariq Teguia et Akram Zaatari. Le troisième numéro (2015) est entièrement construit depuis un long entretien avec Stephen Dwoskin, articulé à l’édition DVD de deux films : Trixi (1969) et The Sun and The Moon (2009).
3 Si la ligne éditoriale de Dérives.tv n’est pas explicitée par un texte-manifeste, une lettre saisonnière est rédigée par l’équipe. Cette lettre regroupe les nouvelles, à savoir la liste des films et documents mis en ligne sur une saison (toutes les lettres envoyées depuis l’automne 2010 sont archivées et consultables à partir de l’onglet « saisons » du site Internet). Il est remarquable que la lettre du printemps 2021, envoyée pour les 15 ans du site, s’intitule « Promesses du cinéma » et que le désir de l’expérience filmique multiple soit évoqué, en s’écartant par exemple du fonctionnement d’une plateforme de VOD : « DÉRIVES.tv a 15 ans. C’est un bel âge pour un site internet indépendant. […] Pour nous, diffuser un film en ligne n’a jamais été une fin en soi. Nous avons toujours souhaité que les films présents sur DÉRIVES.tv donnent envie à des personnes d’organiser des projections, de rencontrer les auteurs, de partager des textes, images et sons. Pour nous, rien ne remplace la vision d’un film à plusieurs devant une toile tendue dans l’obscurité. » http://derives.tv/printemps-2021-promesses-du-cinema/. Il faudrait ajouter que Dérives.tv donne aussi envie de penser le cinéma et, également, de faire des films.
4 A. Bergala, L’Hypothèse cinéma. Petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs [2002] 2006, p. 129.
5 La notion d’« atelier exégétique » est empruntée à S. Settis, dans L’Invention d’un tableau. La Tempête de Giorgione, 1987.
6 http://derives.tv/constellation-auteur/
7 E. Goldman, « Minorités contre Majorités », dans L’Anarchisme, 2021, p. 54.
8 http://derives.tv/lheroique-lande-frontiere-brule-vies-electriques/
9 https://derives.tv/on-danse-pour-etre-ensemble/
10 https://derives.tv/robert-wyatt-part-1/
11 https://derives.tv/premieres-feuilles-dun-journal-de-travail-chantiers-nkep/
Auteur
Robert Bonamy est maître de conférences, habilité à diriger des recherches, à l’Université Grenoble Alpes (UMR 5316 Litt&Arts). Son plus récent livre est Cinémas en communs (Éditions de l’Œil, 2020). Son prochain essai, à paraître, s’intitule Rechercher le cinéma contemporain (De l’incidence éditeur, 2023). En outre, il réalise des films à propos et aux côtés de cinéastes contemporains soucieux des formes filmiques.
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