Images opérationnelles, Big Data et contrôle biopolitique : le motif de la salle de contrôle comme espace de pouvoir
p. 215-232
Texte intégral
1Le corpus d’images que nous a légué le virus SARS-CoV-2 est un bon laboratoire d’expérimentation pour réfléchir aux formes cinématographiques dans le contexte contemporain. En parallèle à l’imaginaire de la distanciation sociale et des vaccinations, la pléthore de représentations graphiques relatant les données de la pandémie ou les vues prises par drones de rues et de places vides1 se sont succédé tout en soulignant l’accélération de certaines tendances qui traversaient déjà l’imaginaire cinématographique et post-cinématographique des dernières années et l'iconographie liée à la surveillance en particulier. Les images automatiques – issues de caméras de vidéosurveillance, caméras de contrôle de circulation routière, caméras de véhicules de police, de drones, voire de détecteurs à rayons X dans les aéroports et gares – illustrent l’industrialisation progressive de la vision2 et donnent lieu à des motifs visuels reconnaissables qui s'inscrivent dans une nouvelle tradition iconographique qui dépasse ce que Harun Farocki désigne comme « images opérationnelles ou clichés fantômes3 ».
2Si, dans la plupart des études iconographiques, le cinéma a été étudié comme un réceptacle de motifs visuels4 développés auparavant par la peinture ou d’autres arts, certains motifs trouvent leurs racines dans l’articulation même du dispositif cinématographique avec les possibilités de réflexion sur la reproduction de l’image que cela implique. C’est le cas des motifs visuels liés aux images automatiques et, en particulier, celui de la salle de contrôle comme espace de projection et de médiation de toutes ces images. Le motif de la salle de contrôle5 abordé dans cet article constitue donc le cœur de ce nouveau paradigme de l’automatisation de la perception et de la représentation du monde, exacerbé par les effets de la pandémie de COVID 19. Infiltré dans le cinéma depuis ses origines, par exemple chez le Fritz Lang de Metropolis (1927) ou Spione (1928), notamment au travers de la saga du Docteur Mabuse, le motif de la salle de contrôle en tant qu’espace de convergence entre laboratoire, panoptique policier et salle de projection constitue aujourd’hui un foyer pour toute investigation portant sur les formes de représentation du pouvoir et de la politique dans le cinéma et les séries de fiction télévisées.
3Pour examiner les formes cinématographiques liées aux images automatiques et opérationnelles, nous sommes partis de la matrice méthodologique développée dans le cadre du projet de recherche MOVEP du groupe CINEMA de l’Université Pompeu Fabra dont l’objectif principal est d’analyser la récurrence, la production et la circulation de motifs spécifiques liés à la représentation du pouvoir dans des images diffusées par la presse, les médias numériques, le cinéma et la télévision. Ceci soulève une série de questions : comment le motif de la salle de contrôle se développe-t-il dans la fiction cinématographique et télévisuelle contemporaine ? Comment ce motif s’enracine-t-il dans la tradition iconographique instituée par l’histoire du cinéma et, plus particulièrement, dans certains genres cinématographiques ? Comment est-il possible de construire, à partir du motif de la salle de contrôle, un nouveau pont entre le cinéma et ce que Hito Steyerl conçoit comme « l’image pauvre6 » ? Le présent chapitre a donc pour objectif de passer en revue les apparitions de la salle de contrôle dans le contexte de l'audiovisuel contemporain afin de comprendre ses usages en fiction et d’identifier de nouvelles iconographies dans la représentation du pouvoir. Pour ce faire, nous partons d’une approche liée à la fois aux études d’iconographie politique de Carlo Ginzburg ou Horst Bredekamp ainsi qu’à l’étude du figuratif dans les images cinématographiques par Nicole Brenez ou Raymond Bellour.
4La salle de contrôle incarne l’imaginaire de la surveillance qui est devenu un élément clé pour comprendre les sociétés contemporaines et qui se situe entre deux cauchemars de la modernité7. D’une part, la peur de la criminalité et d’en être victime. D’autre part, la peur de vivre dans une société totalement contrôlée, autrement dit, la peur même d’être surveillé. Dans le premier cas, la surveillance est présentée comme le moyen d’affronter et de résoudre les problèmes sociaux, tels que la criminalité, le terrorisme ou les vagues migratoires, en légitimant le discours « loi et ordre8 » ainsi qu’une « esthétique de la transparence », « motivée par le désir de retourner le monde (le corps) intérieur-extérieur de sorte qu’il n’y ait plus de secrets ou d’intérieurs, humains ou géographiques, dans lesquels nos ennemis (ou l’ennemi intérieur) pourraient trouver refuge9 ». Dans le second cas, la surveillance est perçue comme une menace pour les citoyens, soumis à un pouvoir répressif et autoritaire, car elle met en évidence l’inégalité entre surveillants et surveillés, un thème qui, pendant la pandémie, s’est retrouvé au cœur d’un débat tendu entre plusieurs personnalités de la pensée contemporaine telles que Judith Butler, Noam Chomsky, Edgar Morin, Slavoj Žižek, Yuval Noah Harari, Alan Badiou, David Harvey ou Giorgio Agamben. La pandémie a mis en évidence l’héritage d’une notion de contrôle et de surveillance redevable à Foucault qui a généré des images très exposées médiatiquement et dont la salle de contrôle est le paradigme.
Imaginaire militaire
5La relation étroite de la salle de contrôle à la technologie a fait de l’imaginaire militaire le premier milieu où le motif a acquis une forte présence dans la culture populaire. Dans Guerre et cinéma I (1984), Paul Virilio affirme que les développements en matière militaire ont un effet direct sur notre « logique de la perception » et sur notre représentation du monde. Ainsi, la transformation du théâtre d’opérations de guerre en un décor audiovisuel dans lequel de multiples écrans affichent le déroulement des événements explique l’émergence d'une nouvelle iconographie pour représenter le conflit que les gouvernements se livrent jour après jour. L’image clé de cette nouvelle conception de la salle de contrôle fut prise le 1er mai 2011 par le journaliste de la Maison Blanche Pete Souza. On y observe le président Barack Obama dans le local appelé « situation room ». Entouré de son équipe gouvernementale, il y observe les images de l’opération de traque et de capture d’Oussama Ben Laden, ces images restant toutefois hors du champ de la photo. La complexité de la guerre menée par les États-Unis contre le terrorisme se résume ici à un groupe de personnes autour d’une table contemplant des images en temps réel ; la guerre se traduit par un dispositif de vision propre à l’époque de la logique paradoxale de l’image10 où l’ici et le maintenant s’effacent complètement.
6Cette image de guerre sans guerre que Paul Virilio qualifie de « stratégie de dissuasion11 » explique pourquoi, pendant la Guerre froide des années 1960, les premières représentations de la salle de contrôle commencent à apparaître en fiction12, dans Dr. Strangelove, or How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (Stanley Kubrick, 1964) par exemple ou bien dans Fail-Safe (Sidney Lumet, 1964). Alors que le domaine militaire entre dans l’ère de la « simulation généralisée » de ses missions, les images et les sons supplantent la réalité de la guerre. Ce cheminement vers la « simulation » explique, en partie, la représentation de la salle de contrôle dans le film War Game (John Badham, 1983) : celle-ci est convertie en chambre d’adolescent qui, depuis son ordinateur personnel, conduit le monde au bord d'une crise nucléaire en croyant qu’il joue avec un simple simulateur de guerre. L’assimilation entre le prototype de salle de contrôle de la Guerre froide et la chambre d’un enfant souligne le triomphe de la représentation de la guerre dans sa dimension la plus ludique ; c’est un jeu virtuel qui, de Fritz Lang aux multiples sagas d’espionnage, a été utilisé comme MacGuffin afin d’illustrer les plans du méchant pour dominer le monde. La culture populaire a donc transformé la salle de contrôle en un des espaces du mal contemporain.
7Pour cette raison, Twin Peaks (ABC : 1990-1991 ; Showtime : 2017) propose une des réécritures les plus pertinentes du motif de la salle de contrôle [Fig. 1. – Twin Peaks : The Return S03E08, David Lynch, 2017]. L’Épisode 8 (# 3x08 : Part 8, David Lynch, 2017) établit un lien entre les essais atomiques réalisés au Nouveau-Mexique en 1945 et la naissance du mal qui sévit dans le monde en général et dans la ville de Twin Peaks en particulier13. L’usage répété que David Lynch fait d’espaces quasi oniriques où un démiurge tire les ficelles du monde – qu’il s'agisse de l’homme aux leviers dans Eraserhead (David Lynch, 1979) ou du salon rouge d’où un personnage mystérieux en fauteuil roulant observe dans Mulholland Drive (David Lynch, 2001) – prend ici une nouvelle forme. Un écran unique flanqué de rideaux avec une image projetée de la planète Terre placée au centre offre une vision épurée de la salle de contrôle comme lieu à partir duquel on contrôle aussi le temps. Le mal est inoculé au monde par une sphère d’or qui est projetée à l’intérieur de l’image de la planète Terre. Dans l’intervalle qui sépare l’instantané de la « situation room » de Barack Obama et la salle de contrôle de Twin Peaks, il devient évident que l’historiographie contemporaine des États-Unis, de même que sa révision onirique, sont inséparables de cet espace de pouvoir.
Fig. 1. – Twin Peaks : The Return S03E08, David Lynch, 2017.

8La salle de contrôle qui, aux mains de Lynch, se confond avec une salle de montage de la réalité et avec un théâtre de l’Histoire, d’une manière similaire à ce qui se produit dans le dernier acte de Mon Cas (Manoel de Oliveira, 1986), devient l’espace clé de gestion du matériel audiovisuel dans le domaine spécifiquement militaire. Dans une guerre d’images, il faut tout voir et tout enregistrer, et c’est le motif de la salle de contrôle qui synthétise visuellement cette nouvelle manière de représenter le pouvoir. La vision omnisciente est une version sécularisée de l’« œil divin14 », « qui produit rétroactivement une perspective de vue d’ensemble et de surveillance pour un spectateur distancié et supérieur flottant en toute sécurité dans les airs. […] Cela établit une nouvelle normalité visuelle : une nouvelle subjectivité soigneusement intégrée dans les technologies de surveillance15 ». N’oublions pas que le système de CCTV (Closed Circuit Television Camera), à la base de tous les dispositifs de vidéosurveillance, fut créé par la société Siemens afin de contrôler le lancement des missiles V2 de l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale et que son point de vue surélevé ou directement aérien a toujours été implicite dans les systèmes de surveillance et leur signal en salle de contrôle. Ce sont justement les deux guerres mondiales qui ont catalysé cette vision verticale, transformée peu à peu en ces images dites « opérationnelles » par Farocki, issues de machines de visions au sens de Paul Virilio ou ces images d’« irréférence divine16 » selon Jean Baudrillard. Désormais, Google Maps et Google Street View permettent à chacun d’avoir une salle de contrôle disponible en permanence dans la poche, et ce sont justement les lacunes, les hors-cadre existant dans cette vision algorithmique et omnisciente, qui constituent l’exception traquée par quelques cinéastes tels que Isa Campo et Isaki Lacuesta dans l'installation Lugares que no existen. Google Earth 1.0 (2009) [Fig. 2. – Lugares que no existen. Google Earth 1.0, Isa Campo et Isaki Lacuesta, 2009] ou par des artistes et activistes tels que John Rafman dans 9 Eyes (2016) avec sa compilation de clichés anormaux de Google Street View. Si, comme le souligne Chris Anderson, rédacteur en chef de Wired, dans son article « The End of Theory » (2012), les modèles théoriques sont en train d’être remplacés par des données, également dans les images, l’accessibilité de Google Maps ou de Google Street View génère une idée d’omniscience du contrôle contre laquelle le cinéma a la triple fonction de montrer comment fonctionnent les dispositifs, de résister à la surveillance croissante et de se souvenir archéologiquement de tout ce qui échappe au Big Data.
Fig. 2. – Lugares que no existen. Google Earth 1.0, Isa Campo et Isaki Lacuesta, 2009.

Vidéosurveillance à l’ère du divertissement
9L'émergence de la salle de contrôle comme iconographème de la vidéosurveillance va de pair avec la surreprésentation de la régie, caractéristique du support télévisuel et popularisée dans le format de téléréalité, qui met en exergue le lien entre le domaine militaire et celui des divertissements. Pour cette raison, le film The Truman Show (Peter Weir, 1998) et, plus précisément, la régie d'où cette téléréalité est produite dans laquelle Truman est, à son insu, l'acteur principal, illustre comment ces espaces prennent la fonction de panoptiques contemporains17. Le réalisateur du programme de divertissement joue au démiurge et non seulement raconte de manière audiovisuelle la vie de Truman depuis le jour de sa naissance, mais veille également à ce qu’il ne puisse pas s’échapper de ce monde placé sous vidéosurveillance [Fig. 3. – The Truman Show, Peter Weir, 1998]. Des films comme The Truman Show, ainsi que d'autres fictions représentant et reflétant l’émergence de la téléréalité, de EDtv (Ron Howard, 1999) à Hunger Games (Gary Ross, 2012), intègrent la vidéosurveillance comme instrument de contrôle autoritaire. Dans le cadre des mondes simulés, la salle de contrôle est réincarnée à l’écran dans la série Westworld (HBO, 2016-2022). Dans cette adaptation télévisée du film de science-fiction de Michael Crichton, Westworld (1973), où la question de la relation entre « démiurge » et « créature » se trouve au cœur du récit, la salle de contrôle est un des espaces principaux de ses deux premières saisons. Le fonctionnement technologique et narratif de ce parc à thème hyperréaliste, inspiré de l’univers des westerns, s'appuie sur cet espace circulaire où une maquette virtuelle du parc de loisirs au milieu de la salle a transfiguré les multiples écrans de la régie spécifique à la téléréalité. Entre le monde en carton-pâte du Truman Show et celui hyperréaliste de Westworld, la salle de contrôle passe des images d’écran, où chacune incarnait le point de vue d’une caméra, à la réplique virtuelle à échelle réduite du parc à thème.
Fig. 3. – The Truman Show, Peter Weir, 1998.

10Les espaces artificiels et du simulacre évoqués dans le paragraphe précédent trouvent leur matérialisation réelle dans la ville de Las Vegas. Ce que nous pourrions appeler le parc d’attractions du capitalisme se révèle être un autre des scénarios caractéristiques de la fiction contemporaine à travers lequel réfléchir sur le motif de la salle de contrôle. Parmi tous les lieux qui caractérisent Las Vegas, les casinos sont l’expression ultime du culte et de la circulation continue de l’argent. Pour cette raison, les salles de contrôle des casinos sont l’un des espaces archétypiques de la représentation iconographique de la ville et la preuve que l’hypervisibilité est l'une des conséquences de l’omniprésence de l’argent. On peut ainsi rapporter le sous-genre des films de cambriolages de casinos à l’idée formulée par Marie-José Mondzain selon laquelle toute relation entre l'image et sa concrétisation iconique est de nature fondamentalement économique. En partant d’Ocean’s Eleven (Steven Soderbergh, 2001 et les films suivants) [Fig. 4. – Ocean’s Eleven, Steven Soderbergh, 2001] et en passant par 21: Black Jack (21, Robert Luketic, 2008), on constate que la lutte contre l’hypervisibilité est un des thèmes principaux de ces films. Défier et contrer les milieux néolibéraux de circulation des capitaux suppose de se rendre invisible sur les multiples écrans de la salle de contrôle.
11Dans ce type de film, les stratégies employées pour tromper le pouvoir exigent la fourberie des protagonistes face aux caméras car il s’agit de construire une chorégraphie mathématique souvent dirigée depuis une autre salle de contrôle où le cerveau de l’opération gère les actions à suivre, comme c’est le cas dans la saga cinématographique Mission impossible. C’est dans cette variante du motif que la présence d’un regard humain à l’intérieur de la salle de contrôle intervient d’une manière plus consciente : les superviseurs, les yeux rivés sur leurs écrans, sont un des aspects principaux dans le jeu de suspense de ces films. Dans tout un ensemble de films qui impliquent une mise à jour contemporaine, basée sur la vidéosurveillance, de l’argument traditionnel de l’« assaut sur la forteresse », le discours filmique qui se manifeste est donc que l'héroïsme naît du fait de devenir invisible au regard du contrôle néolibéral. Dans le cas de la série Las Vegas (NBC, 2003-2008), c’est l’inverse qui se produit et c'est un des rares exemples – avec Casino (Martin Scorsese, 1995) – où le point de vue est celui du contrôle et de la surveillance.
Fig. 4. – Ocean’s Eleven, Steven Soderbergh, 2001.

Nouveaux paradigmes de surveillance
12En parcourant l’usage du motif visuel de la salle de contrôle dans la fiction cinématographique et télévisuelle contemporaine, il convient de souligner que sa popularisation répond tant à un processus de transfert des évolutions scientifiques et technologiques aux récits de la fiction contemporaine qu'à une transformation dans la logique de perception : d’une vision unitaire associée à la surveillance au xxe siècle à une vision multiple et multiforme de la surveillance au xxie siècle. Comme le philosophe Byung Chul-Han le souligne en s’appuyant sur Foucault et Deleuze18, nous observons qu’à la société du contrôle et à la biopolitique succède la psycho-politique de la transparence, biaisée par une surveillance horizontale, qui décale la salle de contrôle vers l'observation totale et constante des écrans de téléphone portable et de tablettes.
13Tant dans le cas des représentations plus étroitement liées à la surveillance verticale que dans celui de la multisurveillance horizontale, le motif de la salle de contrôle se situe au cœur même de la définition de l’espace politique, en tant que construction relationnelle des différences et des séparations entre individus19. La sensibilité du cinéma vis-à-vis de l’espace politique fait de ce motif à la fois un baromètre et un lieu de visibilité du dispositif, au sens foucaldien. La question : « Qui regarde ? », lorsqu’elle est posée dans les formulations diverses du motif, trouve une réponse qui va toujours de soi et est liée à un ou plusieurs surveillants. Cette réponse devient toutefois de moins en moins évidente, car la réalité est que beaucoup de ces images sont uniquement destinées à être visionnées par des algorithmes et non par l'œil humain – ce qu'une série comme Person of Interest (CBS, 2011-2016), créée par Jonathan Nolan et J.J. Abrams semble signaler [Fig. 5. – Person of Interest, CBS, 2011-2016]. Le fait qu’il se crée automatiquement des images que personne ne verra jamais vient briser la logique anthropologique de l’existence même des images, picturales ou cinématographiques, et constitue le grand dilemme qu’évoque actuellement le motif de la salle de contrôle.
Fig. 5. – Person of Interest, CBS, 2011-2016.

14Ces dernières années plusieurs auteurs ont identifié une évolution des formes de surveillance, celles-ci progressant vers des formes de surveillance « sociale20 », « latérale21 » ou « entre pairs22 ». Il s’agit là d'un changement rattaché à l'apparition tant des réseaux sociaux23 que des applications et jeux par le biais desquels les utilisateurs collectent des données sur eux-mêmes afin, par la suite, de mieux gérer leurs propres comportements24. Ainsi, « alors que la surveillance est généralement entreprise pour gérer, contrôler ou influencer une population particulière, la surveillance sociale conduit à l’autogestion et à l’orientation de la part des utilisateurs des médias sociaux25 ». La salle de contrôle est décentralisée et individualisée par le biais du téléphone portable et devient ainsi un élément clé de la gouvernementalité néolibérale, dans laquelle le pouvoir s’intériorise et attend de ses citoyens qu’ils s’autorégulent et deviennent « entrepreneurs d’eux-mêmes26 ». Ces mécanismes d’(auto) surveillance sont présentés comme une forme d’action librement choisie par le sujet pour sa recherche du bonheur, bien que cette recherche suppose une forme de subordination en même temps qu’un travail épuisant27.
15Les réseaux sociaux et les plateformes de consommation audiovisuelle offrent en outre un monde de circulation d’images qui, à l’instar de TikTok, semble conçu d’avance pour une surveillance constante ou une domestication des corps. Dans son livre Le contrat civil de la photographie28, Ariella Azoulay souligne que toute photographie implique un pacte social et que, dans la société contemporaine, l’acte photographique est toujours implicite même lorsqu’une image matérielle de chaque rencontre entre des personnes n’a pas lieu. Cet acte photographique est toujours accompagné d'une intrigue de pouvoir. On pourrait dire que le motif de la salle de contrôle a par ailleurs donné lieu à sa propre invisibilité au travers du suivi numérique et qu’il a ouvert un nouvel espace de négociation avec des images liées aux formes iconographiques traditionnelles. Quel est toutefois le contrat civil du Big Data et du tracking digital ? Dans le contexte précis de la pandémie, entre les représentations infographiques du virus et le tracking des mouvements en direct, s’ouvre un schisme dans lequel l’état d'exception, mentionné par Agamben29, s’avère être lui aussi un état d’exception pour les images et leur rôle dans la sphère publique.
16De même que les desktop documentaries de cinéastes comme Chloé Galibert-Laîné peuvent apporter des réponses du cinéma à la singularité du tracking et de la surveillance [Fig. 6. – Forensickness, Chloé Galibert-Laîné, 2020], la première diffusion du film de Jean-Marie Straub au petit matin du 6 avril 2020, La France contre les robots pourrait bien constituer une réponse plus subversive. En écho au débat sur les périls de la surveillance, il est surprenant de voir le cinéaste et acteur Christophe Clavert se promener au bord d’un lac et réciter un extrait du livre La France contre les robots, qui, bien qu’écrit par Georges Bernanos à la fin de la Seconde Guerre mondiale, semble refléter les craintes actuelles face à la possibilité d’un usage totalitaire des mécanismes de surveillance. « Mais le système ne changera pas le cours de son évolution, pour la bonne raison qu’il n’évolue déjà plus ; il s’organise seulement en vue de durer encore un moment, de survivre. […] Un monde gagné pour la technique est un monde perdu pour la liberté », concluent les deux plans-séquences à l’aube et déjà à la lumière du jour accompagnant ce monologue. Avec ce film, Straub ne se demande pas seulement comment l’usage des images peut « contribuer à la destruction du monde30 », comme l’exigeait Farocki. Il cherche plutôt à comprendre à partir du cinéma l’interpénétration des images avec le Big Data, dont l’utilité est incontestable face à la pandémie mais qui peut lui aussi contribuer, comme une extension du virus, à la destruction du monde que nous connaissons.
Fig. 6. – Forensickness, Chloé Galibert-Laîné, 2020.

Bibliographie
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1 T. Castro, « Of Drones and the Environmental Crisis in the Year of 2020 », 2020, p. 81-88.
2 P. Virilio, Guerre et cinéma I, 1984.
3 H. Farocki, Desconfiar de las imágenes, 2013, p. 147.
4 J. Balló, A. Bergala (dir.), Les Motifs au cinéma, 2019.
5 A. Salvadó, M. Oliva, & I. Pintor, « The Screen That Sees All: The Visual Motif of the Control Room in Contemporary Fiction », 2020, p. 167-181.
6 « L’ensemble des formes visuelles basse résolution, des enregistrements à domicile, des memes, gifs et mashups et des images bâtardes qui composent notre communication quotidienne, marquée par le biais affectif de la foule, de sa névrose, de sa paranoïa et de sa peur, ainsi que par sa soif d'intensité, de plaisir et de distraction. » H. Steyerl, Los condenados de la pantalla, 2014, p. 43.
7 K. D. Haggerty, « Surveillance, Crime and the Police », 2012, p. 235-243.
8 D. Jermyn, « ‘This Is About Real People!’: Video Technologies, Actuality and Affect in the Television Crime Appeal », 2004, p. 71-90.
9 R. Hall, « Terror and the Female Grotesque: Introducing Full-Body Scanners to U.S. Airports », 2015, p. 127-149.
10 P. Virilio, La Machine de vision, 1981.
11 Ibid, p. 140.
12 C. Deane, « The Control Room: a Media Archaeology », Culture Machine, no 16 (Drone Culture), 2015. Disponible sur https://culturemachine.net/drone-culture/the-control-room/
13 I. Pintor, « El vacío, la cólera y el mal en la ficción contemporánea. Una estética de la negatividad », dans M. Huerta, P. Sangro (dir.), La estética televisiva en las series contemporáneas, 2018, p. 60-85.
14 H. Steyerl, ouvr. cité, p. 17.
15 Ibid, p. 27.
16 J. Baudrillard, Cultura y simulacro, 1978.
17 S. Žižek, Welcome to the Desert of the Real, 2002.
18 G. Deleuze « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », dans Pourparlers 1972-1990, 1990 ; B. Chul-Han, La Société de transparence, 2017 ; B. Chul-Han, La Société de la fatigue, 2014.
19 H. Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, 2014.
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21 M. Andrejevic, « The Kinder, Gentler Gaze of Big Brother: Reality TV in the Era of Digital Capitalism », 2002, p. 251-270.
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24 B. Millington, « Amusing Ourselves to Life: Fitness Consumerism and the Birth of Bio-games », 2014 ; A. S. Elias, R. Gill, ibid.
25 A. E. Marwick, ouvr. cité, p. 381.
26 N. Rose, Inventing Our Selves: Psychology, Power and Personhood, 1998.
27 B. Chul-Han, La société de la fatigue, ouvr. cité ; B. Chul-Han, La société de transparence, ouvr. cité.
28 A. Azoulay, The Civil Contract of Photography, 2008.
29 G. Agamben, A che punto siamo. L’epidemia come politica, 2020.
30 H. Farocki, Desconfiar de las imágenes, ouvr. cité.
Auteurs
Mercè Oliva est maîtresse de conférences en études des médias et culture populaire au département de communication de l’Université Pompeu Fabra. Elle a publié de nombreux articles dans des revues académiques telles que European Journal of Cultural Studies, Convergence and Celebrity Studies. Elle est directrice de la licence en communication audiovisuelle à l’UPF et coordinatrice du groupe de recherche MEDIUM.
Ivan Pintor Iranzo est maître de conférences au département de communication de l’Université Pompeu Fabra, où il enseigne le cinéma contemporain, les langages visuels et l’histoire de la bande dessinée. Il est l’auteur du livre Figure del fumetto (2020). Il a également travaillé comme scénariste, réalisateur et conservateur de musée.
Alan Salvadó est maître de conférences au département de communication à l’Université Pompeu Fabra où il enseigne l’histoire du cinéma, les modèles de mise en scène et les cinémas du réel. Il est actuellement titulaire d’une bourse postdoctorale pour un séjour de recherche à l’Université de Gérone.
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