Passage au numérique et perception du temps dans Ruhr (2009) de James Benning : un rapport paradoxal à la technique
p. 77-92
Texte intégral
1Ruhr, réalisé en 2009, est le premier long métrage en format numérique de James Benning. Il marque également la première sortie du cinéaste hors des États-Unis puisqu’il est filmé en Allemagne dans le bassin industriel de la Ruhr, dont sont originaires ses parents et qui depuis la crise de 2008 voit s’accentuer un processus de désindustrialisation entamé dans les années 1960. La fin de l'utilisation de la pellicule dans son travail accompagne ainsi de fait le déclin des mines et de la sidérurgie et le développement d’une économie de services et de nouvelles technologies.
2À la charnière entre deux époques, James Benning semble donc filmer avec des outils nouveaux un monde ancien. L’œuvre du cinéaste, de façon générale, est marquée par un rapport ambigu à la technique, ce dont témoigne la série de films qu'il consacre entre 2011 et 2014 aux figures du philosophe Henry David Thoreau et du terroriste Theodore Kaczynski. Benning fait en effet montre d’une forme de fascination pour les modes de vie à la marge, en rupture avec la modernité et la technologie. Dans le même temps, l’ensemble de son œuvre atteste d’une attirance pour la technique et les traces de l’homme dans le paysage, comme le révèlent les choix des lieux de tournage dans Ruhr. Les emplacements, tous filmés dans la vallée de la Ruhr, comprennent en effet des sites industriels (le Matena-Tunnel ; les aciéries HKM et la cokerie Schwelgern, tous trois situés à Duisburg) mais également la sculpture de Richard Serra, Bramme für das Ruhrgebiet, sur le site de Schurenbachhalde à Essen-Altenessen, la mosquée Merkez à Duisburg, une rue résidentielle de Essen (Fritzstraße) et une forêt en bordure de l’aéroport de Düsseldorf, soit des sites en lien avec l’activité économique et la vie ouvrière dans la région. James Benning y capte les mouvements des machines et des hommes, a priori quotidiens et répétitifs.
3Le film marque en outre le passage à des durées de plans plus longues que dans ses films précédents, pouvant aller jusqu’à une heure pour le plan final présentant une tour de trempe en activité au crépuscule. Ce passage, résultant de l’espace de stockage plus grand qu’offre la mémoire numérique, semble bouleverser le dispositif formel rigoureux que fut celui de Benning jusque-là. Depuis la fin des années 1990, en effet, les durées de plans étaient contraintes par des longueurs de bobines de pellicule limitées et déterminées par le protocole formel choisi par le cinéaste. Dans Ruhr, la longueur des plans, fixée au moment du montage, est à l’inverse marquée par une irrégularité, une disparité, pouvant aller d’environ six minutes à une heure. Le réalisme temporel, enfin, est défait par un certain nombre d’ellipses et d’accélérations temporelles obtenues par effet de retouches numériques, condensant par exemple les quatre-vingt-dix minutes du coucher de soleil final en soixante.
4Ces quelques éléments concernant l’allongement de la durée des plans et les retouches numériques opérées en post-production nous interrogent sur la façon dont James Benning assume le passage d’un cinéma analogique, basé sur un principe d’empreinte et de reproduction mécanique, au digital qui renvoie le médium cinématographique du côté de la représentation par encodage et transformation du réel en pixels. De plus, et au regard du rapport paradoxal de Benning à la technique et aux mutations en cours dans la région, nous pouvons nous demander dans quelle mesure Ruhr constitue une critique du monde contemporain et du numérique ou, au contraire, une légitimation de l’usage des moyens offerts par la technologie par le biais d’une intensification de la relation esthétique entre le spectateur et le film.
5Nous analyserons d’abord le caractère monotone et répétitif des mouvements dans le film et comment il fait écho aux opérations effectuées par les caméras numériques, rendant ainsi compte d’une technique froide et d’une mémoire de la Ruhr figée par une logique de patrimonialisation des paysages. Nous établirons dans un second temps un parallèle entre la perception temporelle du spectateur, le phénomène de l’hypnose et l’expérience du sublime, afin de montrer comment, grâce au format numérique, et notamment la possibilité d'allongement de la durée des plans, James Benning parvient à établir un dialogue avec les lieux filmés, en intégrant au film le spectateur et sa mémoire.
« Fadeur » de la technique et réflexion sur la mémoire
6Les paysages industriels de Ruhr semblent dans un premier temps montrés sans recherche de ce que Perry Miller en 1961 puis Leo Marx dans son ouvrage de 1964 The Machine in the Garden nomment le « sublime technologique » et qui correspond, selon Anne Battesti, au déplacement au xxe siècle de « l’expérience de la démesure », de la nature « vers la modernité urbaine et machinique1 ». L’historien et élève de Leo Marx, David E. Nye, observe que cet éloge de la technique relève au xixe siècle d'une volonté de cohésion sociale et de la création d'un récit national américain2. Cette dynamique, contemporaine de l’essor du chemin de fer et du télégraphe, s’actualise tout au long du xxe siècle avec notamment le premier vol lunaire et le développement des technologies de l’information, et depuis le xxie siècle avec l’avancée des biotechnologies, des nanotechnologies et des neurosciences3.
7Dans Ruhr, machines et industrie, comme restes d’une époque révolue, semblent dépassées, mornes, quotidiennes et usées par le temps, à l’image de la sculpture de Richard Serra recouverte d’une superposition de graffitis dans la cinquième séquence. Le film paraît ainsi éloigner le spectateur du sentiment de nouveauté, de vitesse et de dépassement que la modernité industrielle a pu inspirer – notamment à travers ses représentations dans l’art du xixe et de la première moitié du xxe siècle. Au contraire, James Benning place ces techniques sous le signe d’une forme de « fadeur », terme dépréciatif en Occident qui caractérise au sens strict une chose gustativement insipide et manquant de saveur. On peut élargir cette qualification à d’autres domaines en désignant une chose monotone et sans intensité, par exemple une peinture aux couleurs ternes et pâles. La fadeur en tant qu’expérience sensible du banal et de l’ordinaire est toutefois valorisée en Chine comme « ce qui peut donner lieu […] à la variation la plus riche, au déploiement le plus lointain4 » comme l’explique François Jullien.
8Elle se manifeste dans le film à travers ce qui apparaît comme une ambition documentaire à montrer minutieusement différents aspects qui forment la vie quotidienne de cette région de l’ouest de l’Allemagne avec, entre autres, la fabrication de l’acier, qui jusqu’aux années 1960 était à l’origine de la réussite économique de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, et la prière à la mosquée, qui renvoie aux vagues d’immigration déclenchées par l’État et les entreprises dans les années 1950 pour répondre aux besoins de main-d’œuvre. L’impression de fadeur est favorisée par des couleurs ternes, pâles, des teintes de bleu, de gris et de marron. La première séquence du film est à ce titre exemplaire, puisque le béton du tunnel apparaissant entièrement gris, il nous semble que l’image est en noir et blanc. De plus, de ce film tourné en hiver, si on s’en tient aux arbres nus de la cinquième et de la sixième séquence (à Fritzstraße), se dégage une atmosphère crépusculaire, impression confirmée par le coucher de soleil final et renforcée par un rythme lent, qui force à la patience.
9Si ce rythme découle de la durée de plans longs, il est également appuyé par la répétition des mêmes mouvements au sein des plans, qu’ils soient formés par les machines, les hommes ou les éléments naturels. Chacun de ces lieux est en effet marqué par une action qui se répète : une rangée d’arbres qui s’agite aux passages réguliers d’avions au-dessus d’elle, des voitures qui passent dans un tunnel, des hommes qui se lèvent et s’agenouillent pour la prière, etc.
10Ces répétitions semblent, à première vue, ramener les éléments d’ordre organique, spirituel et artistique qui traversent le film à une dimension purement technique. Elles figurent ainsi une forme de standardisation des rythmes et des gestes liés à une région organisée autour de l’activité industrielle et que les plans de restructuration économique liés à la mondialisation et aux innovations technologiques n’ont fait qu’accentuer, abîmant ainsi le tissu social et la mémoire collective qui fondent la culture ouvrière dans la région5. On relève toutefois que ces machines se trouvent elles aussi confrontées à ces éléments d’ordre organique, spirituel et artistique. On peut l’observer au sein d’un même plan, avec, par exemple, les nuages qui se mêlent à la fumée formée par le processus d’extinction du coke ; ou à travers l’enchaînement de deux plans, comme celui qui nous fait passer d’une aciérie à une rangée d’arbres. La machine, ainsi ramenée à des dimensions qui précèdent la technique, n’est plus, dans ce rapport, un aboutissement lié aux capacités de l’homme à dominer son environnement, mais un élément parmi d’autres, pris dans un ensemble auquel il se confronte et se mêle.
11Le caractère mécanique, monotone et répétitif des éléments filmés fait en outre écho au mécanisme de la caméra. Il renvoie en effet aux notions de « prévisibilité » et de « calcul » qui se trouvent au cœur des opérations effectuées par les caméras haute définition dont les algorithmes visant à traiter l’information évacuent les aspérités de l’image pour la rendre nette et transparente. Cette forme d’homogénéisation de l’image au profit d’une plus grande fidélité figurative altère aussi, par rapport au support argentique, notre perception temporelle du film dans la mesure où elle ouvre à un nombre réduit de possibilités.
12Comme le remarque Bruno Bachimont au sujet du format numérique et des algorithmes :
à l’incertitude de l’avenir, le temps se manifestant par l’ouverture sur des possibles qui peuvent survenir, le calcul répond par une certitude qui referme cette ouverture sur des possibles déjà envisagés comme autant de résultats à atteindre ou qui peuvent être atteints. Le calcul est donc une négation du temps comme ouverture sur la contingence, sur le possible comme non prévisible, et le referme sur l’espace clos des possibilités manipulatoires et combinatoires de composants déjà là dans l’espace du dispositif calculatoire ou technique. À partir des données du calcul, des conditions initiales du dispositif, le calcul effectue une manipulation dans un présent continué, fermé aux possibilités extérieures d’un temps s’ouvrant sur le nouveau, l’inédit, l’imprévu, le contingent6.
13La notion de « présent continué » utilisée par Bachimont pour désigner le temps du calcul nous interroge sur la mémoire des lieux. La technique comme négation du temps évoque notamment l’obsolescence des machines apparaissant à l’écran. La question des traces laissées sur l’image renvoie de plus à celle des traces laissées dans ces paysages industriels qu’une vaste opération de patrimonialisation vise, depuis les années 1980, à transformer en paysages culturels et de loisir, en maintenant les sites dans leur « état d’origine » afin d’attirer touristes et habitants. C’est aussi cette question que permet d’aborder l’opération de nettoyage de la sculpture de Richard Serra, mais également la sculpture elle-même, devenue d’après Frances Guerrin, « mémorial des-esthétisé » du passé industriel de la région. Construite en acier Corten, produit dans les aciéries locales, Bramme für das Ruhrgebiet est située à Essen-Altenessen, sur « un ancien terril-colline constitué de résidus provenant des mines de charbon alentour7 ». D’après Serra, « la sculpture situe les observateurs dans la réalité sociale du site et exige d’eux une conscience de l’histoire de la région8 ». Cette dernière, selon Guerrin, s’opère à travers un détournement du regard naissant d’une forme de déception face à une sculpture rongée par la rouille, les graffitis et autres traces laissées par les passants. [Fig. 1. « La sculpture Bramme für das Ruhrgebiet », Ruhr, James Benning, 2009]
Fig. 1. – « La sculpture Bramme für das Ruhrgebiet », Ruhr, James Benning, 2009.

14Bramme témoigne ainsi du passé et du présent de la région. À la fois « phare » éclairant des temps anciens et lieu de vie à la marge, son nettoyage interroge quant à la place des friches et des lieux abandonnés dans les politiques publiques. Il met également en jeu deux conceptions du paysage : une conception patrimoniale d’un paysage dont la mémoire resterait figée, inerte, réduisant les lieux qui le constituent à leur valeur historique et les condamnant à une homogénéisation accentuée par le tourisme de masse et la prolifération de clichés de « paysage » ; et une approche dynamique, dans laquelle le présent culturel et social du paysage modifie la mémoire des lieux. Celle-ci servant en retour de cadre et d’héritage dont il est possible de s’inspirer pour construire l’avenir9.
15La perception temporelle dans laquelle le film plonge le spectateur apparaît toutefois à l’opposé de ce mouvement dynamique de la mémoire. Pris dans des longueurs de durées disparates, nous savons aussi – selon ce qu'on pourrait appeler avec Loig Le Bihan « un savoir de l’arché concernant le cinéma numérique10 » – qu’elles sont potentiellement illimitées, ou le découvrons à mesure que certains plans se prolongent sans qu’aucune action ou mouvement interne n’en marque la fin. Accrochée ainsi au présent du plan, à des répétitions machiniques et prévisibles, sans possibilité de se projeter dans le plan suivant ou d’envisager la fin du film, cette perception rejoint l’idée d’une mémoire figée et le présent continué du calcul, participant d’un regard critique porté par Benning sur les incidences de la technique et la logique de patrimonialisation qui a cours dans la région.
16Il s’agira cependant, à présent, de montrer dans quelle mesure cette perception temporelle permet paradoxalement d’instituer une relation dynamique entre le spectateur et les lieux filmés. À l’instar du mémorial de Richard Serra, le film et l’usage qu’y fait Benning du format numérique parviendraient, nous semble-t-il, à témoigner d’une mémoire vivante de la Ruhr, impliquant la mémoire du spectateur par une forme de décentrement du regard. La fadeur des paysages et la monotonie des mouvements auraient ainsi, notamment grâce au temps long des plans de Benning qui rompt avec la durée standard de l’industrie cinématographique, une autre fin que celle de dépeindre un monde finissant et de rendre sensible la mécanique froide, limitée et prévisible du calcul numérique.
Ouvrir le paysage : mémoires numériques, expérience du sublime et induction hypnotique
17Une observation plus attentive des plans révèle que les mécanismes et les répétitions qui irriguent le film laissent apparaître des écarts et des différences qui placent progressivement le spectateur dans une position d’attente, à l’affût d’un événement ou d’effets imprévisibles. À ce propos James Benning explique :
Ruhr examine certains des travaux effectués ici et les processus contrôlés par ces travaux. Il s’agit de choses qui se reproduisent et des changements subtils qui se produisent. Il vous demande de regarder et d’écouter11.
18On peut ainsi observer dans chaque plan un détail qui émerge et vient se démarquer par rapport à l’ensemble. Dans le Matena-Tunnel par exemple, après avoir vu un certain nombre de voitures et de camions conduisant dans les deux sens, on peut voir un homme faire du vélo. Dans le plan suivant, à l’intérieur de l’aciérie, alors qu’il n’y a aucun signe de travail humain, deux hommes avec des casques blancs apparaissent quelques secondes à l’arrière-plan12.
19Ces modifications subtiles du paysage nous tiennent dans un état de veille, d’alerte et de suspens là où le caractère répétitif des mouvements entraînait davantage vers une forme d’assoupissement et dans un état qu’on pourrait rapprocher de celui dans lequel se trouve par exemple le passager d’un train s’endormant en regardant les paysages défiler. Cet état paradoxal entre la veille et le sommeil évoque le phénomène de l’hypnose, en tant qu’« état modifié de conscience » car, comme le soulève François Roustang, « même si elle ressemble par certains côtés à la pente par laquelle nous glissons dans le sommeil, l’hypnose est un état de veille et même de veille intense13 ». Ce passage du non-événement à l’événement est également ce qui, pour Jean-François Lyotard, caractérise le sublime comme événement pur. Un « Il arrive », selon ses termes, sublime en ce qu’il s’accompagne de la terreur que rien n’arrive ou qu’il « cesse d’arriver ». Ainsi le sublime est d’abord une interrogation : « Il arrive […] est plutôt “d’abord” arrive-t-il, est-ce, est-il possible14 ? », explique-t-il dans « Le sublime et l'avant-garde ». Jean Vion-Dury et Gaëlle Mougin ont enfin montré les liens importants qui unissent l’expérience de l’hypnose et celle du sublime, tels que la remise en cause des limites spatio-temporelles et l’absorption totale du sujet dans son objet15. Autant d’éléments qui, comme nous allons le voir, ne sont pas sans lien avec l’expérience spectatorielle offerte par Ruhr.
20Selon François Roustang, l’hypnose commence par l’arrêt de la perception ordinaire, sous la forme de la fixation, par exemple, d’un objet indépendamment de son contexte. L’induction hypnotique est ainsi marquée par une nécessaire immobilité et un usage de la monotonie. Aussi, de même que Ruhr nous demande de « regarder et d’écouter » à travers un dispositif fondé sur une forme de minimalisme, de réduction des éléments dans le plan, l’hypnotiseur vise « à diminuer le nombre des stimuli afférents16 », entraînant le patient à l’optimum de sa vigilance17. Cette attention extrême s’établit dans le film à travers une forme de dérive du regard qui ne sait d’abord pas sur quels détails s'arrêter puis de fixation sur un élément en particulier. Dans la cinquième séquence notamment, l’action du nettoyeur à haute pression attire progressivement notre attention vers le point précis où le jet atteint le mur18. La fixation sur un point précis dans une durée longue et indéterminée modifie aussi notre perception du plan et de l’objet fixé. En plus des changements liés aux modifications internes du plan, nous isolons l’objet de notre attention du reste de son environnement, ce qui a pour conséquence de bouleverser à la fois l’objet et son environnement. Dans l’attention aiguë, l’objet observé et isolé parvient en effet à un état d’indétermination, la figure et le fond venant à se confondre. Ainsi « à force d’attention à cette figure, je vais […] pouvoir me plonger dans le fond19 ». Jean Vion-Dury observe cette même impression d’absence de limite chez des sujets décrivant leur expérience du sublime à l’écoute de pièces musicales choisies pour leur « fort impact affectif ». Il écrit : « Une […] dimension de cette expérience se dévoile lorsque les limites disparaissent, absorbant le sujet dans une espèce de fusion avec la carnation sonore de son monde20. »
21Ce processus d’isolement est relatif à l’abstraction en tant qu’opération intellectuelle qui consiste à « considérer isolément […] des choses qui sont unies21 » et qui apparaît aussi au cœur du film de Benning, irrigué par de nombreuses formes géométriques tels que les zigzags formés par les lignes du tunnel [Fig. 2. « Le Matena-Tunnel », Ruhr, James Benning, 2009] ou les blocs rectangulaires et massifs formés par la tour de trempe [Fig. 3. « La tour de trempe », Ruhr, James Benning, 2009] et la sculpture de Richard Serra. Ruhr peut, sous cet angle, être envisagé comme une succession de paysages abstraits, malgré la fidélité et la transparence de l’image haute définition capable de restituer les lieux dans leurs moindres détails grâce à une mise au point nette et profonde. Car l’abstraction ici s’établit dans et par la durée, semblant prendre une forme particulière, tendant vers l’hallucination. L’hallucination, comme absorption « dans des images qui ne correspondent ni au temps ni à l’espace actuel22 », pour reprendre les termes de François Roustang, nous renvoie aux retouches numériques opérées par Benning et à l’écart ontologique du numérique avec le réel. Ce que nous dit également Mark Peranson dans un article consacré au film lorsqu’il écrit qu’« avec le cinéma numérique, nous sommes dans un espace cinématographique où le “réel” n’a aucun sens », ajoutant que Benning peint, grâce à la picturalité de l’image numérique, « à grande échelle […] avec des images délibérément composées conçues pour engloutir le spectateur23 ». À l’instar du tunnel de la première séquence, les images de Ruhr constituent en effet des abîmes, des précipices dans lesquels le spectateur se trouve, comme dans l’hypnose, progressivement coupé du monde extérieur.
Fig. 2. – « Le Matena - Tunnel », Ruhr, James Benning, 2009.

Fig. 3. – « La tour de trempe », Ruhr, James Benning, 2009.

22Les formes indéfinissables qui se forment au fil de certaines séquences en déconstruisant l’espace du plan, sont également propices aux phénomènes hallucinatoires. Formes des manteaux des fidèles qui se lèvent, obstruant notre champ de vision dans la mosquée ; formes noires et changeantes s’élargissant et remplaçant le graffiti sous l’effet de la machine à haute pression ; formes de la fumée blanche sortant de la tour de trempe et envahissant le cadre. Ces formes, qui déstructurent le plan et obstruent le champ jusqu’à l’indistinction, ouvrent au sentiment de sublime comme « ce qui doit être cherché dans un objet sans forme, en tant qu’on se représente dans cet objet ou, à son occasion, l’illimitation24 ». Par ces formes, James Benning illimite un paysage, par nature limité, en l’ouvrant à l’imagination du spectateur, à sa mémoire et à son vécu. Par ce même mouvement, c’est aussi l’image qui est renvoyée à elle-même, à sa picturalité et à sa temporalité. Elle rejoint en cela l’idée de sublime telle que redéfinie par les avant-gardes comme interrogation sur le « Il arrive qu’est l’œuvre25 », mais sans pour autant s’y réduire. L’évolution du plan, allant de l’indéterminé au reconnaissable et inversement, témoigne en effet d’un lien avec le réel qui ne saurait laisser l’œuvre, la technique et le spectateur se refermer sur eux-mêmes ni plonger définitivement dans l’abstraction.
23Les « vues » filmées de Benning, dans leur manière d’amener à percevoir le paysage d’une autre façon dans un temps long, prolongent le geste que le cinéaste développe dans son cours « Seeing and listening » donné notamment en Californie, et dans lequel ses étudiants et lui-même observent un espace plusieurs heures durant. Elles participent d'une poétique lumièrienne ou, selon la formule de Jacques Aumont, « surlumièrienne », qui « traque dans un spectacle banal, rendu sans pose ni emphase, une “petite sensation” que sa capture amplifie, et transforme en émotion26 », en mêlant à la fixité du cadre, la « puissance durative27 » du cinéma.
24Ainsi, le sublime n’est pas dans les paysages industriels filmés en tant que tels, mais dans leur ébranlement, dans l’événement qui les fait vaciller et les mène, peu à peu, vers l’abstraction, dans un mouvement de bascule, de va-et-vient constant, avec l’espace initial et les figures qui l’ordonnent. Que l’abstraction apparaisse dans les formes composées par les machines et les corps en mouvement, ou au sein d’une perception proche de l'hallucination, exacerbée par une durée potentiellement illimitée et les formes abstraites que constituent les bâtiments, les arbres, etc., le spectateur est englouti, aspiré dans l’image numérique, picturale et retouchée dans sa durée, invité à entretenir un rapport à double sens avec le paysage : considérer les lieux comme des héritages, porteurs d’un passé et d’une organisation interne déterminée par les usages liés à l’activité économique, culturelle et religieuse, et les investir subjectivement. La répétition des gestes et des machines, mais également les formes instables qui traversent le film, plongent en effet le spectateur dans une temporalité vécue, lui offrant un espace de rêverie et de projection. L’élasticité du temps offerte par les mémoires numériques apparaît alors comme un moyen de se réapproprier le temps objectif et mécanisé des horloges et du calcul, le même temps qui rythme les gestes des ouvriers aux cadences accrues, pour le rendre singulier et dynamique. En ce sens, Ruhr invite à penser la technique et le travail comme puissances à la fois aliénantes et libératrices, enfermant le réel dans le déjà établi ou l’ouvrant au contraire, sur d’autres possibles. Dans ce rapport, le numérique n’est pas envisagé comme un espace clos, capable de se substituer au réel, mais comme ouverture, sortie hors de soi vers le monde et retour à soi à partir du monde.
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Notes de bas de page
1 A. Battesti, « Introduction », 2004, p. 3-7.
2 Voir notamment D.E. Nye, American Technological Sublime, 1999 p. 43.
3 Voir l’article de J. De Mul et F. Grenaudier-Klinjn, « Le sublime (bio)technologique », 2011, p. 45-57.
4 F. Jullien, Éloge de la fadeur : à partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, 1991, p. 15.
5 Voir notamment l’exemple des usines Opel à Bochum dans A. Neumann, « La Ruhr ouvrière entre réveil et reprise », 2005, p. 97-102.
6 B. Bachimont, « Disponibilité et patrimonialisation : le numérique et le passage du temps », 2013.
7 F. Guerrin, « Un autre temps, un autre lieu. Retour sur les sculptures de Richard Serra dans la vallée de la Ruhr », 2019, p. 45-72.
8 R. Serra dans K. McShine, « A Conversation about work with Richard Serra », 2007, p. 34.
9 Cette relation à double sens vis-à-vis de l’environnement caractérise aussi le concept de médiance formulé par Augustin Berque. Voir notamment A. Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, 2000, p. 128.
10 L. Le Bihan, « Le temps composé. De Louis Lumière à Mark Lewis, une révolution cinégénique ? », 2014, p. 173-182.
11 J. Benning, « Ruhr » (s.d.). Notre traduction.
12 Daniele Rugo a également établi une liste de ces détails insolites dans D. Rugo, « The Adventure of Patience: James Benning’s Films as Perceptual Environments », 2018, p. 160-176.
13 F. Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose ?, 2002, p. 174.
14 J.-F. Lyotard, « Le sublime et l'avant-garde », 1985, p. 97-109.
15 J. Vion-Dury et G. Mougin, « Phénoménologie expérientielle du sublime », 2018, p. 217-228.
16 F. Roustang, ouvr. cité, p. 58.
17 Selon la formulation de F. Roustang, ibid., p. 59.
18 Le mouvement de bascule de gauche à droite de l’embout dirigé contre le mur n’est pas sans faire penser au mouvement de bascule du pendule, souvent associé à l’étape de fixation de l’induction hypnotique.
19 F. Roustang dans C. Romano, « Le phénomène de l’hypnose », 2004, p. 965-978.
20 J. Vion-Dury et G. Mougin, ibid.
21 « Abstraire », en ligne sur le site du CNRTL : https://www.cnrtl.fr/definition/abstraire [consulté le 12/11/2021].
22 F. Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose ?, ouvr. cité, p. 71.
23 M. Peranson, « Ruhr (James Benning, Germany) ». Notre traduction.
24 E. Kant, Critique du jugement, suivie des Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1846, p. 138.
25 J.-F. Lyotard, ouvr. cité, p. 107.
26 J. Aumont, « Histoires d’accrochage », septembre 2012.
27 Selon la formulation de L. Le Bihan, ibid.
Auteur
Yaniv Touati est doctorant en études cinématographiques et audiovisuelles à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 (RIRRA 21). Sa thèse, dirigée par Loig Le Bihan et Vincent Deville, porte sur le traitement du paysage dans le cinéma expérimental contemporain (1960-2020).
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