Introduction

1Les solutions de géo-ingénierie ont longtemps été considérées comme des solutions de science-fiction imaginées par des apprentis sorciers du climat – des physiciens héritant de la guerre froide – bricolant dans l’ombre leurs desseins démiurgiques. Présentées ainsi, ces solutions prométhéennes avaient toutes les chances d’être rejetées par le plus grand nombre. La réaction la plus courante devant une telle présentation de ces techniques est ainsi une réaction de rejet, basée sur le sentiment qu’elles reposent sur une conception pathologique de la nature, de la Terre et de la relation que les humains doivent entretenir avec elle. Mais des évolutions importantes, quoique récentes, semblent changer le mode de présentation de ces techniques et pourraient ainsi infléchir le degré et le mode d’adhésion à celles-ci, sans que l’on ne change rien pour autant à ce que sont ces techniques et aux dangers qu’elles représentent. On peut analyser deux discours favorables au déploiement de techniques de géo-ingénierie : le discours prométhéen et le discours gaïen ou du « système Terre ». Ceux‑ci se réclament de conceptions radicalement opposées de la nature et de la Terre. Cela nous conduit à interroger l’idée, pourtant classiquement acceptée, selon laquelle ce qui est en jeu dans le débat sur la géo-ingénierie est d’abord, ou est seulement, une question de représentation de la nature.

2Il est courant de distinguer deux types de techniques de géo-ingénierie, celles visant à modifier à grande échelle l’albédo de la Terre – les techniques dites de Solar radiation management (SRM) – via, par exemple, l’injection de particules soufrées dans la stratosphère ; et celles visant à capturer du carbone atmosphérique – les techniques dites de Carbon dioxide removal (CDR) – comme l’afforestation ou la production de bioénergie associée au stockage du dioxyde de carbone (CO₂) résultant de la combustion de la biomasse1. Plutôt qu’une opposition entre les techniques modifiant l’albédo et celle modifiant la chimie, il serait sans doute plus pertinent de distinguer les techniques ayant un effet immédiatement global et celles ayant une ampleur locale, les deux distinctions ne se recouvrant pas de manière systématique (Briday, 2019). Dans l’ensemble du texte, j’utilise le plus souvent géo-ingénierie pour désigner implicitement les modifications immédiatement globales ; mais sans doute une des visées du texte est-elle de réinterroger les catégorisations de la géo-ingénierie.

Le discours prométhéen

3Les échelles en jeu dans la géo-ingénierie, et notamment dans le déploiement de techniques de SRM, dont les effets sont systémiques, suscitent inévitablement des inquiétudes : quel rêve prométhéen a pu encore frapper certains au point de jouer les démiurges et les apprentis sorciers avec la planète tout entière ? La forme la plus brillante, la mieux documentée et la plus achevée d’une telle position critique a été élaborée par Clive Hamilton (2013). Dans un livre important, il a en effet documenté en détail les origines historiques et les soubassements idéologiques d’un courant défendant l’application de la géo-ingénierie. Pour régler le problème climatique contemporain, des physiciens, héritiers du programme Manhattan et de la guerre froide, reprennent des idées de modification du climat autrefois imaginées à des fins militaires2. Le discours prométhéen véhiculé par ces physiciens et visant à légitimer les techniques de géo-ingénierie repose sur une épistémologie, une ontologie (ou une conception de la nature) et une anthropologie particulières.

Histoire de la géophysique : une reconfiguration des sciences de la Terre pendant la guerre froide

4Pour comprendre cette épistémologie, cette ontologie et cette anthropologie, il est nécessaire de revenir sur certaines transformations décisives des sciences de la Terre opérées pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide. L’état contemporain des géosciences – aussi bien ses pratiques scientifiques que les conceptions de la Terre qui les sous-tendent –, doit beaucoup aux transformations de cette période. Durant celle-ci, la géophysique, conçue comme un style de recherche particulier au sein des sciences de la Terre, mobilisant les pratiques et théories physiques pour comprendre le fonctionnement de la Terre, a connu un essor inouï. C’est cet essor qui a donné naissance aux deux paradigmes contemporains structurant les sciences de la Terre dans leur ensemble : la climatologie moderne et la tectonique des plaques. Ce développement de la géophysique résulte principalement d’une transition au cours de laquelle le patronage militaire a pris le dessus sur les sources classiques de financement de la géologie et des sciences de la Terre, à savoir les universités, les agences nationales de financement et les industries minières et pétrolières (Doel, 2003). La météorologie, la sismologie, la cartographie physique des fonds sous-marins, l’océanographie physique sont autant de disciplines dont les développements ont été guidés par des impératifs et des logiques stratégiques et militaires – ces savoirs jouent en effet des rôles décisifs, de la surveillance des essais nucléaires à l’aide à la navigation des sous-marins et au plan de vol des avions (Doel, 2003 ; voir aussi Hamblin, 2013 ; Turchetti & Roberts, 2014). C’est dans ce contexte que les premières réflexions sur des modifications du temps (météorologique) voient le jour : de la dissipation du brouillard pour faire atterrir des avions au contrôle des précipitations pour intensifier les pluies au Vietnam et embourber les routes afin de ralentir la progression des troupes ennemies (Fleming, 2013). L’essor de la géophysique a transformé de manière durable les pratiques des sciences de la Terre : à l’importance d’un travail interprétatif et qualitatif basé sur des observations de terrain en géologie succède l’impératif d’une instrumentation physique du terrain, surveillant en continu et de manière quantitative différentes variables (Oreskes & Doel, 2008).

L’ontologie des prométhéens

5Le discours prométhéen soutenant la géo-ingénierie hérite des conceptions de la Terre qui ont été élaborées pendant cette période clé. La tectonique des plaques comme la climatologie reposent sur une conception physique de la Terre : la Terre solide est découpée en un ensemble de plaques dotées de propriétés géométriques, mécaniques et thermodynamiques ; de même, le système climatique est défini de manière telle que l’ensemble des variables, des outils et des théories de la mécanique des fluides et de la thermodynamique suffit entièrement à en rendre compte. C’est particulièrement frappant dans la représentation qui est donnée du système climatique par un article célèbre de Kellogg & Schneider (1974), article par ailleurs connu pour avoir soulevé très tôt la question de la pertinence du déploiement de techniques de géo-ingénierie pour stabiliser le climat. La non-prise en compte d’autres types de variables chimiques, biologiques et humaines est particulièrement frappante ici et exemplaire de ce qu’était la climatologie physique ; Doel (2003) souligne à quel point les deux racines profondes des savoirs sur l’environnement, l’une biologique et écologique, l’autre ancrée dans la physique de la Terre de la guerre froide, vivaient dans des mondes séparés. C’est bien cette conception physique du globe qui sous-tend aujourd’hui les analyses « prométhéenne » de la géo-ingénierie comparant les différentes solutions techniques parfois sur la seule base de budgets radiatifs.

Une épistémologie basée sur la prédiction quantitative à l’aide de modèles

6Le discours prométhéen hérite non seulement d’une ontologie physique du globe mais plus largement des transformations épistémologiques de la guerre froide. L’épistémologie du contrôle et de la prédiction des prométhéens s’enracine ainsi dans la cybernétique, science des systèmes, de l’information, des feed-back, des thermostats, de la régulation et du contrôle (Galison, 1996). La possibilité de contrôler le climat fait en outre le pari épistémologique que nous comprenons parfaitement le système climatique et que nous pouvons donc prévoir de manière quantitative son comportement et l’évolution de ses différentes variables à la suite d’une intervention sur celui-ci :

Pour Von Neumann, la modification du temps se situe plus loin dans le futur, parce qu’elle était liée dans son esprit à la prédiction à long terme, qui restait à développer […]. Pour Von Neumann, la prédiction et l’intervention étaient étroitement liées. (Kwa, 2001, p. 141, notre traduction)

7L’étroitesse des liens entre une intervention technique et la prédiction quantitative réalisée à l’aide de modèles est aujourd’hui encore particulièrement frappante, de même que l’est l’importance accordée à des questions épistémologiques plutôt qu’à des questions normatives. Il est à ce titre particulièrement significatif que la critique anthropologique, morale et politique ait assez peu affecté les tenants du discours prométhéens. Ces derniers ont en revanche pris bien plus au sérieux la critique épistémologique très juste développée par Alan Robbock et ses collègues. Robock, Bunzl, Kravitz & Stenchikov (2010) ont en effet souligné la spécificité technique des solutions de géo-ingénierie : on ne peut pas tester ces techniques avant de les déployer à grande échelle, or un déploiement à grande échelle pourrait avoir des effets catastrophiques imprévisibles. Les seules ressources épistémiques dont nous disposons pour comprendre ces techniques sont donc des modèles : des analogues passés (comme l’explosion du Pinatubo et la conséquence de la dispersion d’aérosols qui s’est ensuivie), des expériences locales (c’est-à-dire des modèles d’échelle), ou enfin des simulations numériques réalisées à partir des modèles complexes du climat sur lesquels on réalise des « expériences numériques ». De là peut être déployé tout l’arsenal d’arguments soulignant les limites épistémiques des modèles (par exemple, Oreskes, 2003). Cette critique épistémologique a atteint, bien plus que la critique normative, les tenants du discours prométhéens, qui se sont rassemblés pour y répondre (MacMynowski, Keith, Caldeira & Shin, 2011).

Une anthropologie du contrôle et de la maîtrise de la nature

8L’épistémologie et l’ontologie des prométhéens s’accompagnent enfin d’une anthropologie reprenant les thèmes principaux de la modernité suivant laquelle il échoie aux humains le rôle de contrôler une nature extérieure. Le déploiement de techniques planétaires s’inscrit dans une continuité tranquille avec la maîtrise technique des environnements locaux et régionaux déployée jusqu’alors : « Nous avons soumis à l’ingénierie tous les autres environnements dans lesquels nous vivons, alors pourquoi pas la planète ? » (Lowell Wood, cité par Hamilton, 2013, notre traduction).

9Hamilton souligne que le clivage important n’est ni religieux, ni politique, ni du ressort d’une affection particulière pour l’environnement ou l’écologie :

Le partage est entre Prométhéens et Sotériens, une vision du monde technocratique et rationaliste, confiante dans la capacité de l’humanité à contrôler la nature, contre une perspective plus humble qui se méfie des solutions technologiques non naturelles et de l’arrogance des projets de maîtrise. (Hamilton, 2013, notre traduction)

10Suivant les positions les plus radicales, seuls les scientifiques qui comprennent la physique du climat et le fonctionnement de ces techniques devraient avoir le droit de s’exprimer.

11L’argument prométhéen principal soutenant le déploiement de la géo-ingénierie (des techniques SRM en particulier) obéit alors à une rationalité technique et économique : ces techniques sont simples, fonctionnent et sont extrêmement peu coûteuses à mettre en place (au regard des dégâts causés par le changement climatique ou du coût nécessaire à la réduction des émissions de gaz à effet de serre). Le court-circuit des débats démocratiques par des solutions techniques imaginées par une poignée d’ingénieurs est vu comme une vertu de la géo-ingénierie et non comme un de ses problèmes.

L’importance contemporaine de la branche prométhéenne… et de sa critique philosophique

12Ce discours prométhéen soutenant la géo-ingénierie est un discours bien réel, ainsi que l’a documenté Hamilton (avec ses acteurs, ses institutions, ses soutiens financiers, ses modes de promotion, etc.). Le caractère démiurgique de ce discours est l’une des raisons expliquant le tabou qui régnait sur la géo-ingénierie depuis les années 1970 – c’est cette même dimension démiurgique qui pour beaucoup suffit encore à discréditer en bloc la géo-ingénierie. On fait remonter en général à deux événements importants la levée de ce tabou : la publication d’un article du Prix Nobel de chimie Paul J. Crutzen (2006) sur la question ; et la publication d’un rapport de la très respectée Royal Society (2009). La levée de ce tabou a vu la constitution d’une « géoclique » : une poignée de scientifiques travaillant sur la question, parfois de longue date, et se retrouvant de colloques en colloques. Les positions les plus représentatives et caractéristiques du discours prométhéen ont souvent été tenues par des scientifiques issus du Lawrence Livermore National Laboratory, où l’héritage de la guerre froide est particulièrement manifeste.

13Soulignons toutefois la structuration des débats résultant d’une réaction de rejet du rêve prométhéen que constituerait la géo-ingénierie accorde une place tout à fait centrale à des questions philosophiques portant sur : la manière dont nous nous représentons la nature ; les connaissances que nous pouvons avoir de celle-ci ; et la place que les humains y occupent. Pour le dire très simplement, ce qui n’irait pas avec la géo-ingénierie suivant la réaction la plus classique, c’est qu’elle repose in fine sur une conception de la nature discutable et sur une représentation pathologique des relations entre les humains et la nature, héritée de la physique et de la modernité.

14Nous voudrions dans la suite montrer que si réduire les discours favorables à la géo-ingénierie au seul discours prométhéen permet d’identifier une cible importante – et sans doute facile à abattre –, cela empêche en revanche de voir l’émergence d’autres discours, eux aussi favorables aux recherches et à un déploiement, peut-être modéré, de ces techniques. Or ces autres discours ont comme propriété importante de ne plus véhiculer immédiatement cet imaginaire d’apprenti sorcier maître et possesseur de la nature et sont donc davantage susceptibles d’emporter l’adhésion d’un public auparavant sceptique.

Le discours gaïen du système Terre

15En se focalisant sur le discours prométhéen, on n’a en effet pas suffisamment prêté attention au fait que certains acteurs importants ayant contribué à l’essor favorable et récent des débats sur la géo-ingénierie se présentent eux-mêmes avec une épistémologie, une ontologie et une anthropologie en tout point en rupture avec celle des prométhéens, reposant sur une conception de la Terre héritée de l’hypothèse Gaïa.

Histoire de l’hypothèse Gaïa et des sciences du système Terre : revirement holiste et biologisant à partir des années 1980

16L’hypothèse Gaïa, élaborée dans les années 1970 par Lovelock & Margulis (Lovelock, 1972, 1979 ; voir aussi Lovelock & Margulis, 1974), a proposé une nouvelle conception de la Terre conçue comme le système complexe comprenant les êtres vivants et l’environnement abiotique avec lequel ils interagissent. L’émergence de cette nouvelle conception de la Terre, corrélative des « changements globaux » (changement climatique, trou dans la couche d’ozone), a sous-tendu une effervescence institutionnelle importante, aux États-Unis et à une échelle internationale, dans les années 1980 (Dutreuil, 2016). Cette effervescence a donné lieu à la constitution des « sciences du système Terre » et à l’institutionnalisation de l’International Geosphere Biosphere Programme (IGBP), un programme de recherche international sur les changements globaux.

17Il faut souligner un aspect singulier de l’IGBP, qui est historiquement hérité de Gaïa : l’ambition principale de cette institution (et de l’hypothèse Gaïa) doit être analysée – du moins c’est la thèse que nous soutenons (Dutreuil, 2016) – comme une ambition philosophique. Nous avons en effet montré que la pratique scientifique qui sous-tend l’élaboration de Gaïa et des sciences du système Terre de l’IGBP est de nature philosophique : il s’agit ici de déployer des efforts conceptuels pour changer notre représentation de la Terre. C’est ce qu’a très bien dit le directeur de l’IGBP, Will Steffen, à la fin des années 1990, au moment où était entrepris le grand effort de synthèse de l’institution : « Quelle est la nature de la Terre ? Le défi de l’IGBP au cours des trois années à venir est de faire des contributions significatives dirigées vers une réponse à cette question (1998, p. 7). »

18Les productions les plus visibles de l’IGBP sont l’élaboration de nouveaux concepts normatifs articulant des questions de représentation de la Terre à des enjeux politiques : l’« Anthropocène » (Crutzen, 2002), l’idée de « tipping point3 » (Lenton et coll., 2008), de « limites planétaires » (Rockström et coll., 2009) et, plus récemment, de « Terre étuve » (Steffen et coll., 2018). Gaïa, l’IGBP et les sciences du système Terre ont donc pour fonction principale de produire des concepts normatifs pour penser à nouveaux frais la Terre et la nature – de là le fait que les enjeux de l’analyse que Latour (2015) propose de Gaïa se situent au niveau de ceux d’une philosophie de la nature.

19Historiquement considérés, Gaïa et le système Terre ont opéré une transition épistémologique semblable à celle que nous décrivions dans la première section. La conception de la Terre héritée de Gaïa et aujourd’hui appelée système Terre prend ainsi à rebours l’ontologie, l’épistémologie et l’anthropologie des prométhéens : à une géophysique réductionniste, physicaliste prônant un idéal de maîtrise et de contrôle pendant la guerre froide succède ainsi à partir des années 1970 et 1980 une science du système Terre holiste, biologisante et préoccupée par les enjeux environnementaux globaux4.

L’ontologie de Gaïa et du système Terre

20La conception du système Terre portée par l’IGBP a, au cours des dernières décennies, mis en avant deux éléments importants contre les conceptions purement physiques du climat (qui sous-tendaient originellement les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [GIEC]) (Dahan, 2010 ; voir aussi Dutreuil, 2016). Elle a premièrement pointé l’importance des effets de la vie sur les changements globaux et a ainsi contribué à complexifier l’idée de changement global en l’étendant au-delà de la pure physique du climat pour inclure la biodiversité et les cycles biogéochimiques globaux. On doit ainsi aux effets institutionnels des discours du système Terre, par exemple, la prise en compte de l’effet des vivants sur le climat au sein des modèles physiques du climat. Deuxièmement, les sciences de la complexité et du chaos ont remplacé la cybernétique comme cadre pour analyser la Terre comme système. Cela a eu pour effet de développer l’idée que le système Terre pourrait comporter davantage de non-linéarités qu’on ne le pensait auparavant et que des transitions abruptes ou catastrophiques pourraient survenir à partir de certains seuils. C’est l’idée centrale des tipping points, qui sous-tend ensuite la conception des limites planétaires et de l’histoire de la Terre de l’Anthropocène. Cette conception de la Terre héritant des sciences du chaos sous-tend aujourd’hui les discours catastrophistes et collapsologiques.

21De manière plus large, Gaïa et le système Terre ont souvent été présentés comme étant en opposition philosophique avec les conceptions de la nature héritées de la modernité. Lovelock s’est constamment battu contre la métaphore comparant la Terre à un vaisseau spatial dont les humains seraient les ingénieurs. Schellnhuber (1999), théoricien central de l’IGBP, l’un des climatologues contemporains les plus influents, qualifie les sciences du système Terre de révolution copernicienne compte tenu des bouleversements philosophiques qu’elles opèrent. Le niveau des enjeux et les bouleversements apportés sur nos conceptions de la vie et de la nature ont mené Latour (2015) à comparer Lovelock à Galilée.

L’épistémologie du système Terre héritée des systèmes complexes

22L’épistémologie des sciences du système Terre a été très largement influencée, sinon déterminée de part en part, par celle des sciences de la complexité. Les sciences du système Terre partagent ainsi avec les sciences de la complexité deux traits épistémologiques importants : une ambition transdisciplinaire et une remise en question de nos capacités de prédictions du comportement des systèmes étudiés.

23Les discours ayant présidé à la constitution des sciences du système Terre étaient ainsi fondés sur l’idée qu’il fallait dépasser la seule géophysique. Précisément parce que le système Terre comporte des interactions entre des parties et processus qui appartiennent à différentes disciplines instituées (écologie, géochimie, océanographique, physique du climat, hydrologie, étude des sols, etc.), son étude repose nécessairement sur une science qui transcende et intègre ces différentes disciplines.

24Les sciences du chaos et de la complexité ont remis en question la possibilité d’une prédiction quantitative : la sensibilité aux conditions initiales et les phénomènes de bifurcation empêchent la prédiction quantitative du comportement de systèmes pourtant simples et déterministes. Les sciences du système Terre se sont inscrites dans la continuité des sciences de la complexité et ont mis en avant plusieurs éléments limitant nos capacités de prédiction, en sus des feed-back et non-linéarités du système Terre. Ainsi, l’élargissement des objets au-delà de la seule physique du climat et notamment la prise en compte des effets des vivants sur le système Terre introduisent des obstacles à la prédiction : les trajectoires évolutives et écosystémiques des vivants sont en effet difficilement prévisibles. En outre, l’Anthropocène a mis en avant le caractère radicalement nouveau de la situation actuelle du système Terre, modifié par les activités humaines : nous nous trouvons dans une situation pour laquelle aucun analogue naturel passé n’existe, et l’absence d’analogue amoindrirait nos capacités prédictives. Tous ces éléments ont fortement mis en tension l’IGBP et la science du système Terre, qui s’était présentée comme une institution scientifique permettant justement à l’humanité de prédire les changements globaux et leurs effets – le programme qui a succédé à l’IGBP porte cette ambition dans son nom : Future Earth.

25Il est par ailleurs tout à fait significatif de constater que l’innovation épistémologique centrale pour ce qui concerne la modélisation du système Terre est l’élaboration d’un nouveau type de modèles, les modèles dits de complexité intermédiaires (EMICS). Ceux-ci ont été élaborés pour « démontrer la plausibilité de processus de feed-back ; ils ne sont généralement pas utilisés comme des outils prédictifs » (Steffen et coll., 2004, p. 279). Ces modèles comportent une résolution spatiale bien plus faible que les modèles climatiques classiques, ce qui permet d’allouer la puissance de calcul ainsi récupérée à la modélisation de nombreux processus et de nombreuses interactions entre ces processus, auparavant non pris en compte – et ce sont ces modèles qui ont le plus fait pour mettre en avant les non-linéarités du système Terre.

26Les tipping points du système Terre grèvent la possibilité de prédire le comportement du système, toujours susceptible de transitions abruptes et de surprises. Dès lors, l’ambition épistémique principale ne peut plus être de prédire quantitativement la trajectoire du système Terre. Le seul rapport à l’avenir qu’envisage la science du système Terre est la détection de « signaux avant-coureurs » (early warning signals) [Lenton, 2011], ces petites oscillations et perturbations que l’on peut observer dans un système lorsqu’une transition catastrophique est imminente, et que l’on ne peut observer souvent que lorsqu’il est trop tard et que le système est déjà irréversiblement engagé vers la transition.

L’anthropologie des gaïens : le soin aux entités auxquelles nous sommes liées

27Enfin, l’anthropologie du discours du système Terre se présente comme étant en rupture avec l’anthropologie et la philosophie de la nature moderne : les humains ne sont plus considérés comme extérieurs à la nature mais font partie intégrante du système Terre ; et ils ne doivent plus chercher à devenir maîtres et possesseurs de la nature mais à coopérer avec les entités du système Terre auxquelles ils sont connectés.

28L’élaboration de Gaïa est contemporaine des découvertes révélant l’effet des activités humaines sur les changements globaux. On a dans le même mouvement découvert l’ampleur de l’effet des vivants sur l’environnement géologique – la composition chimique de l’océan et de l’atmosphère ou encore le climat de la Terre, que l’on considérait comme des phénomènes purement physico-chimiques, sont de part en part influencés par l’activité métabolique des vivants – et l’effet des humains sur l’environnement global. C’est la reconnaissance de ces effets, qui a donné naissance à la constitution d’un nouvel objet, constitué de l’ensemble des vivants et de l’environnement avec lequel ils interagissent. Dans le prolongement de Gaïa, l’Anthropocène a contribué pour certains à véhiculer une conception de la Terre, de son histoire et de l’histoire des humains en rupture avec des legs importants de la modernité venant de la constitution de la géologie et des sciences sociales au xix^e siècle (Chakrabarty, 2009). Les institutions humaines ont une empreinte matérielle qui s’inscrit dans le système Terre. Le discours de l’Anthropocène montre la superposition de l’histoire géologique et des histoires humaines, l’inclusion des humains dans le système Terre et donc des interactions entre des domaines du monde auparavant considérés comme étant indépendants les uns des autres. Les effets de ce discours ont été tels qu’ils ont, sinon sapé entièrement les bases méthodologiques sur lesquelles se sont constituées les sciences sociales depuis le xix^e siècle (Chakrabarty, 2009), au moins rebattu les cartes des paradigmes ayant structuré les sciences sociales ces dernières décennies (Charbonnier, 2017 ; voir aussi Bonneuil & Fressoz, 2013).

29La continuité des humains avec les vivants, la chimie, l’air et les eaux du système Terre a été corrélative d’un déplacement des métaphores pour envisager notre relation avec la planète, depuis le domaine de la mécanique vers le domaine biomédical : fini le contrôle du vaisseau spatial Terre et la place de mécanicien accordée aux ingénieurs, place au « soin » de Gaïa prodigué par les scientifiques au chevet du système Terre. La thématique du soin accordé à la planète est ainsi omniprésente dans cette littérature, de Lovelock, rappelant sans cesse son travail d’ingénieur en chimie dans le domaine biomédical lorsqu’il est question, comme dans le titre d’un de ses ouvrages, de « prendre soin d’une planète malade » (Lovelock ,2005 [1991]), à Schellnhuber (1999) représentant le scientifique du système Terre, acteur d’une révolution copernicienne, comme un chirurgien examinant la planète.

L’émergence récente du discours gaïen soutenant la géo-ingénierie

30La conception du système Terre prend à rebours l’épistémologie, l’ontologie et l’anthropologie des prométhéens ; elle a émergé au moment des réflexions sur l’environnement global dans les années 1970, avant d’être endossée et célébrée par des institutions internationales, des organisations non gouvernementales (ONG) environnementalistes et des mouvements militants ayant œuvré pour documenter l’ampleur des changements globaux et alerter sur leurs dangers. On aurait donc toutes les raisons de s’attendre à ce que Gaïa et le système Terre servent à s’opposer vigoureusement à la géo-ingénierie, faisant contrepoids au discours des prométhéens. Mais s’il est vrai que la complexité du système Terre a pu être utilisée pour critiquer la possibilité même de la géo-ingénierie – comment espérer intervenir rationnellement sur un système aussi complexe et instable (Hamilton, 2013 ; voir aussi Hulme, 2014) ? –, ce qui frappe avant tout, c’est précisément que les acteurs les plus au cœur de l’élaboration de la conception gaïenne et systémique de la Terre aient en fait soutenu la géo-ingénierie.

31Paul J. Crutzen, à l’origine du concept d’Anthropocène, est considéré comme l’acteur clé ayant libéré le tabou sur la géo-ingénierie avec son article de 2006. James Lovelock est, lui aussi, un acteur important de cette période récente : il a proposé de nouvelles solutions techniques comme le mélange artificiel des océans (Lovelock & Rapley, 2007) et soutenu les réflexions existantes sur la géo-ingénierie dans son livre le plus vendu, La revanche de Gaïa (Lovelock, 2006). Ce n’est donc pas un hasard si l’on retrouve des pâquerettes blanches et noires en couverture principale du fameux rapport de la Royal Society, en référence au modèle iconique de Gaïa : Daisyworld. Ces positions de Lovelock n’ont rien de récent. Au cœur même de l’élaboration de Gaïa, dans les années 1960, dans un rapport confidentiel que le chimiste et consultant écrit pour Shell, on trouve déjà des propositions comme la possibilité de bitumer de vastes étendues désertiques dans le but de prévenir une glaciation globale. Il faudrait ici faire un travail historique et sociologique plus détaillé sur les rapports que l’ensemble des acteurs de l’IGBP et de Future Earth entretiennent avec la géo-ingénierie. Notre objectif ici n’est pas de montrer que les tenants de la conception du système Terre seront systématiquement des défenseurs et partisans de la géo-ingénierie, mais de souligner le fait que l’épistémologie, la conception de la Terre, l’anthropologie, les imaginaires, les métaphores des discours de l’IGBP ont déjà été mobilisés pour soutenir le déploiement de la géo-ingénierie et vont très probablement donner prise à l’essor d’un nouveau discours légitimant la géo-ingénierie.

32Sur quels ressorts argumentatifs peuvent donc s’appuyer les discours gaïens de la géo-ingénierie ?

33Le caractère complexe et imprédictible lié aux tipping points du système Terre anéantit certes la possibilité d’une maîtrise et d’un contrôle quantitatif et précis de la Terre ; mais, dans le même temps, il fait croître de manière considérable l’urgence qu’il y a à agir. La rationalité qui sous-tend les propositions récentes de géo-ingénierie s’appuie ainsi sur le caractère non linéaire du système Terre : face à l’urgence et à l’inquiétude de faire basculer brutalement le système, il serait nécessaire de déployer rapidement ces techniques pour prévenir le pire. L’ontologie et l’épistémologie du système Terre ne sont donc pas vouées à remettre en question le déploiement de techniques de géo-ingénierie ; elles peuvent au contraire les soutenir, certes en infléchissant la portée anthropologique de ces techniques :

La théorie des systèmes suggère que les systèmes complexes ne peuvent jamais être dirigés (managed) ; ils peuvent seulement être perturbés afin d’observer les conséquences. En outre, nombre de ces conséquences seront probablement imprévisibles, même avec une grande quantité d’informations sur le système, ce qui entraînera des conséquences non souhaitées et potentiellement graves. (Steffen et coll., 2004, p. 286, nous soulignons, notre traduction)

34À défaut de pouvoir prédire les conséquences de nos interventions techniques, nous devons nous résoudre à un « management adaptatif », suivant l’expression consacrée, consistant à agir, à observer les conséquences, puis à modifier nos actions (ibid., p. 295 et suiv.).

35Comment peut-on ne serait-ce que penser la possibilité d’une géo-ingénierie de Gaïa si l’on considère l’inclusion des humains dans le système Terre comme un moment d’éveil environnementaliste remettant en question l’idée moderne de maîtrise d’une nature extérieure ? Mais penser que ce déplacement anthropologique remettrait fondamentalement en question la possibilité d’une action technique sur le système Terre, c’est être aveugle aux origines historiques de ce même déplacement. Il faut revenir aux détails de l’élaboration de Gaïa pour comprendre que l’inscription des humains dans Gaïa par Lovelock est corrélative d’un déplacement de notre conception de la pollution anthropique, et plus généralement, des effets qu’ont les humains sur le système Terre. La pollution et ces effets perdent leur caractère d’exception anthropologique pour devenir un phénomène naturel ; de même que les bactéries ont contribué à oxygéner l’atmosphère il y a 2 milliards d’années, et que les industries humaines métabolisent et excrètent des produits dans Gaïa (Dutreuil, 2017). C’est le même cadre de réflexion, celui du système Terre (Earthsystem [Morton, 2016]) contre la physique des prométhéens, qui mène Oliver Morton à soutenir que nous avons déjà déployé des techniques de géo-ingénierie à grande échelle en intervenant délibérément sur le cycle global de l’azote au cours des transformations de modèles agricoles au xx^e siècle – les techniques de modification du climat ne feraient alors que prolonger ce geste5.

36Les humains ne sont plus des mécaniciens omniscients, omnipotents et extérieurs à Gaïa ; mais ils peuvent encore être des médecins, tendance médecine non conventionnelle, qui « aident la Terre à se soigner elle-même ». C’est le titre de l’article de Lovelock & Rapley (2007) qui proposait de disposer des tuyaux en béton dans les océans pour mélanger artificiellement les océans et augmenter la productivité du plancton.

37La rationalité technique et économique qui sous-tendait le discours prométhéen (« ça marche et c’est pas cher ! ») cède la place à des arguments de nature esthétique mettant en avant la beauté qu’il peut y avoir à prendre soin de la planète qu’on habite :

C’est peut-être une question d’esthétique. Le conflit entre la peur et le pouvoir qui se trouve au cœur du sublime devient beaucoup plus inconfortable si l’on ne fait pas l’expérience de la beauté […]. Je peux voir des arguments en faveur d’une géo-ingénierie basée sur la compassion, le devoir et la vertu. Mais, en fin de compte, ne devrait-il pas – ne doit-il pas – y avoir un argument qui découle de la beauté ? S’il n’y a pas de beauté, mais seulement du pouvoir, les traditions technologiques des titans peuvent-elles être autre chose que monstrueuses ? (Morton, 2016, p. 338, notre traduction)6

Conclusion et perspectives : qu’est-ce que Gaïa ou le système Terre change aux débats sur la géo-ingénierie ?

38Au cours des dernières années, marquées par les questions environnementales, les théories de la Terre, les philosophies de la vie, les anthropologies philosophiques de la nature se sont développées sur l’hypothèse suivant laquelle on ne pouvait faire face aux crises environnementales et climatiques sans réinterroger en profondeur les catégories héritées de la modernité et nous permettant de penser le rapport des humains au monde naturel. La géo-ingénierie est sans doute le sujet qui a mis en tension les conceptions humaines de la nature de la manière la plus paroxystique ; et l’hypothèse la plus courante est que l’enjeu le plus fondamental, devant constituer la porte d’entrée principale des débats sur la géo-ingénierie, porte précisément sur ces conceptions générales de la nature. L’analyse proposée dans ce chapitre invite à remettre en question cette hypothèse. Au discours prométhéen reposant sur une conception physique et réductionniste de la nature, héritant des savoirs de la guerre froide, s’est récemment ajouté un second discours soutenant la géo-ingénierie et reposant sur une conception holiste et biologisante de la Terre, élaborée pendant les décennies de l’environnement et des changements globaux. S’il est vrai qu’une philosophie de la nature reposant sur une épistémologie, une ontologie et une anthropologie présentées explicitement en opposition radicale avec celles des prométhéens peut, elle aussi, conduire à défendre l’idée que des techniques de géo-ingénierie pourraient et devraient être déployées, alors il y a bien lieu de s’interroger sur nos représentations philosophiques de la nature qui sont les plus décisives pour les débats sur la géo-ingénierie.

39En sus de ce qui a été indiqué dans le texte, il est important ici de souligner le caractère non univoque des relations entre un travail scientifique, une philosophie de la nature ou de la Terre et une position sur la géo-ingénierie. Tous les scientifiques travaillant en physique du climat n’endossent pas nécessairement la philosophie de la nature prométhéenne et tous ne sont pas des défenseurs de la géo-ingénierie, tant s’en faut7 ; symétriquement, tous les biogéochimistes n’embrassent pas nécessairement la philosophie de la nature gaïenne et tous, ne défendent pas le déploiement de techniques de géo-ingénierie.

40L’argument que l’on voudrait défendre n’est aucunement que le travail philosophique mené pour interroger nos représentations de la nature est inutile ou secondaire en général, mais il s’agit simplement de souligner que, dans le cas de la géo-ingénierie, on a peut-être surestimé l’importance de ce travail philosophique. Plus précisément, si l’on commence par prendre au sérieux ces questions philosophiques et que l’on s’intéresse aussi à la cartographie sociologique (récente) du débat, on est amené, dans un second temps, à conclure soit que les enjeux philosophiques sont peut-être moins centraux qu’il n’y paraît, soit qu’ils ont un rôle différent de celui qu’on leur assigne spontanément.

41Il faut d’abord rassembler ce qui a été dit pour mettre en lumière l’argument, avant d’en venir aux perspectives.

42Il est vrai que les ressorts argumentatifs et les modalités sous lesquelles les gaïens-système-Terre soutiennent la géo-ingénierie diffèrent de la grammaire prométhéenne par au moins trois aspects. D’abord, Gaïa est plus vivante et diversifiée que la simple physique du vaisseau spatial : il faut désormais compter avec les vivants, les cycles chimiques de la matière, etc. Ensuite, la complexité du système Terre et les limites épistémologiques qui en découlent annihilent la confiance et l’optimisme des prométhéens : s’il y a géo-ingénierie gaïenne, celle-ci sera présentée comme étant plus expérimentale, davantage de l’ordre du bricolage d’une boîte noire, que de la réparation fine et minutieuse d’une mécanique bien réglée et bien comprise. Enfin, la puissance d’agir est dans la main de Gaïa, et non plus dans celle des ingénieurs et des physiciens : les humains peuvent intervenir sur Gaïa mais, in fine, ces interventions seront mises en avant comme relevant davantage de l’acupuncture que d’une chirurgie lourde – on ne peut qu’aider Gaïa à se « soigner elle-même ».

43Toute la question devient donc de savoir ce que ces trois différences conceptuelles entraînent en pratique avec elles : le gouffre est-il à la fin si grand entre les aiguilles d’acupuncture de Lovelock, stimulant le plancton – qui rappelons-le, sont des myriades de tuyaux en béton de 200 mètres de haut et d’une dizaine de diamètres répartis dans les océans du globe – ou encore les aérosols chimiques prudents de Crutzen et… les aérosols confiants et conquérants de Lowell Wood et des autres prométhéens ? On peut soutenir que ce n’est pas le cas. Toutes les raisons à mon sens importantes qui conduisaient à s’inquiéter de la géo-ingénierie prométhéenne se retrouvent entièrement intactes dans le cas de la géo-ingénierie gaïenne. Ainsi que l’a brillamment montré Mike Hulme, ces techniques sont indésirables, puisqu’en agissant à une échelle globale elles laissent intact le problème important des modifications locorégionales des climats, sans même parler de l’acidification des océans ; elles sont ingouvernables compte tenu des enjeux colossaux de géopolitique et de diplomatie qu’elles soulèvent ; et elles sont inaccessibles (puisque les effets inattendus de ces techniques conduiront à des expérimentations sans fins) (Hulme, 2014, 118-119). En outre, à force de peut-être surjouer les oppositions explicites entre Gaïa et le vaisseau spatial des prométhéens, on en oublie les éléments de continuité historique et les points communs – comme pour les prométhéens, le court-circuit des débats démocratiques et la relativisation des droits humains ont été vus par Lovelock (2006) comme une étape obligée des situations de crise.

44En raison de son opposition apparente au discours prométhéen et de son association historique avec l’environnementalisme, le discours légitimant la géo-ingénierie sur la base d’une conception systémique et gaïenne de la Terre a moins de chances de susciter une critique immédiate auprès d’un public large, comme pouvait le faire le discours prométhéen. Et, compte tenu des tendances actuelles, il a toutes les chances de croître et de s’amplifier – il est d’ailleurs tout à fait symptomatique que cet ouvrage comprenne une contribution qui défende en partie la géo-ingénierie sur la base des arguments et concepts de l’IGBP.

45Si ce chapitre pouvait faire œuvre utile, ce serait en éveillant l’attention sur l’émergence de ce discours : qui souhaite s’opposer au déploiement de la géo-ingénierie ne pourra plus rejeter cette dernière en bloc comme étant l’émanation d’apprentis sorciers du climat par trop enfermés dans des conceptions dépassées de la nature. Autrement dit, les philosophies de la nature ne sauront servir d’arguments sur la base desquels rejeter ou accepter la géo-ingénierie. Si elles doivent avoir un rôle, et s’il reste un travail philosophique à mener, c’est sans doute sur la manière dont ces philosophies de la nature conduisent à changer les catégories de la géo-ingénierie (SRM/CDR ; global/local, etc.) et leurs modalités de déploiement – le livre de Morton est sur ce point tout à fait remarquable. Si des arguments basés sur des conceptions générales de la nature ne suffisent plus à emporter les débats, il faut redonner tout leur poids aux questions concrètes de gouvernance et de géopolitique mettant en lumière l’impossible gestion de telles techniques, aux études scientifiques montrant les risques et incertitudes associés au déploiement de la géo-ingénierie, aux analyses épistémologiques révélant les limites de nos connaissances sur le fonctionnement de ces techniques, aux ressources juridiques existantes mobilisées pour encadrer les expérimentations en cours. Toutes ces ressources se révéleront sans doute des portes d’entrée plus efficaces et plus pertinentes dans les débats que les représentations de la nature véhiculées par les tenants de la géo-ingénierie.

46Remerciements : L’auteur tient à remercier chaleureusement Régis Briday, Amy Dahan, Hélène Guillemot et Marion Lemoine-Schonne pour leur relecture de ce chapitre et pour les échanges passionnants et utiles sur ce texte.