1Les menaces sur notre environnement s’aggravent. Les limites planétaires sont franchies les unes après les autres (Rockström et coll., 2009a et 2009b), et nos trajectoires d’émissions nous éloignent des objectifs posés dans l’Accord de Paris en 2015 (PNUE, 2022). Les scientifiques étudient maintenant les risques de franchissement de différents points de bascule, avec des effets domino et des conséquences graves et irréversibles à l’échelle mondiale (Steffen et coll., 2018).

2Chaque jour qui passe aggrave la situation et rend plus improbable une « sortie de crise ». L’ère de l’Anthropocène marque au contraire des changements majeurs et irréversibles, qui modifient les grands équilibres du système Terre sur une échelle de temps géologique (Bonneuil & Fressoz, 2013). Dans ce contexte, des mesures plus ambitieuses et radicales devraient être prises pour limiter les changements et leurs conséquences. Mais, voilà, elles ne le sont pas, en tout cas ni suffisamment ni assez vite. Nous restons « piégés dans un fonctionnement productiviste » (Latour, 2021) qui freine ou bloque les transitions. Cela pose et posera dans le futur des questions de justice à l’échelle nationale et internationale. Car, comme l’a affirmé en substance récemment la Cour constitutionnelle allemande, la consommation d’une grande partie du budget CO₂ dans les années à venir aggrave de manière inacceptable le risque de pertes sérieuses de liberté pour les générations futures, qui n’auront d’autre choix que de subir une transition extrêmement douloureuse. Pour elle, il découle du principe de proportionnalité qu’une génération ne doit pas être autorisée à consommer une grande partie du budget de CO₂ tout en supportant une part relativement mineure de l’effort de réduction, si cela implique de laisser aux générations suivantes une charge de réduction drastique et d’exposer leurs vies à de graves pertes de liberté, ce que les requérants décrivent comme un « arrêt d’urgence1 ». La Cour interprète ainsi la Constitution allemande à la lumière d’un impératif de justice intergénérationnelle : le droit allemand « ne doit pas faire peser des charges disproportionnées sur la liberté future des requérants2».

3Générateur d’angoisse, voire d’écoanxiété, face à ce futur incertain et, à de nombreux égards, peu désirable, le contexte d’urgence environnementale et climatique entraîne très logiquement la recherche, de plus en plus désespérée, de solutions « magiques ». Cela conduit à se tourner vers la technologie : c’est la tentation du « solutionnisme » technologique. Cela fait naître par suite des pressions croissantes en faveur du développement de l’ingénierie environnementale et climatique, voire de la géo-ingénierie. On voit ces sujets monter progressivement sur l’agenda scientifique (voir les rapports de la Royal Society britannique en 2009, mais surtout de la National Academies of Sciences américaine en 2021, ou encore les rapports du GIEC3 qui ont évolué sur la question). En pleine hubris, l’humanité envisage d’intervenir encore davantage sur l’environnement, cherchant comment le « réparer » là où elle a échoué à le préserver, se rangeant à la « postcaution » à défaut de précaution. Or, n’y a-t-il pas là un alibi tout trouvé à l’inaction ? Le système Terre, dans toute sa complexité, est-il seulement « ingéniérable » ? Mais comment atteindre la neutralité carbone en 2050 sans utiliser de manière massive les ingénieries climatiques ? La géo-ingénierie ne deviendra-t-elle pas tôt ou tard inévitable pour remodeler le système Terre ? Si c’est le cas, comment encadrer son développement (International Law Association, 2022) ? L’Anthropocène nous force à nous interroger sur le rôle du droit et notamment du droit international dans la définition des choix et des trajectoires technologiques qui déterminent les systèmes sociotechniques et les modèles de développement futurs (International Law Association, 2022).

4De ce point de vue, l’ouvrage collectif Construire le droit des ingénieries climatiques. Pour une approche croisée des enjeux climatiques et écosystémiques, dirigé par Alexandra Langlais et Marion Lemoine-Schonne, arrive à point nommé. Il présente en effet plusieurs mérites. Tout d’abord, étant le premier ouvrage sur ce sujet, il vient combler un manque criant. Ensuite, pluridisciplinaire, il articule utilement les approches juridiques avec celles d’autres sciences. L’approche juridique et, au-delà, l’éclairage des sciences humaines et sociales, est indispensable dans le contexte actuel. De même, l’ouvrage fait dialoguer entre elles de manière très pertinente les communautés du climat et de la biodiversité, jusqu’ici souvent trop cloisonnées.

5L’ouvrage éclaire d’abord le lecteur sur le sens des concepts fondamentaux (ingénierie environnementale, écologique, climatique ; géo-ingénierie) et sur la grande variété de techniques qu’ils recouvrent. Plus ou moins folles, plus ou moins mûres et parfois encore très expérimentales, ces techniques présentent en effet de grandes différences selon qu’elles sont utilisées à une petite échelle ou à une plus grande (voire celle du système Terre), selon qu’elles visent l’océan, la forêt, le sol ou l’air, selon leurs objectifs et les risques potentiels qu’elles font courir au vivant et, au-delà, au système Terre.

6L’ouvrage renseigne ensuite sur les forces, mais surtout les faiblesses du cadre juridique, et d’abord du cadre international, s’agissant d’enjeux globaux par définition. En la matière, le droit international est encore balbutiant, avec des textes partiels, incomplets et souvent de soft law (Reynolds, 2018 ; Nicholson, Jinnah & Gillespie, 2018). Il souffre d’un manque de cohérence (Kim & Van Asselt, 2016). Si la question d’une régulation s’est posée dans plusieurs enceintes internationales, pour l’instant, elle n’est pas abordée directement dans le cadre du régime international du climat. Les règles coutumières, par leur caractère général, sont applicables, mais elles risquent fort de ne pas permettre de résister à la pression des apprentis sorciers en faveur du développement de ces techniques.

7L’ouvrage identifie clairement les lacunes du cadre juridique à combler et dresse des perspectives de développements juridiques et institutionnels. Les auteurs s’interrogent aussi légitimement, sur l’efficacité du cadre juridique dans la prévention de dommages collatéraux sur la biodiversité ou les droits de l’homme. Les pistes à explorer sont nombreuses : renforcement des outils de coopération multilatérale, défragmentation du droit international, protection intégrée du climat et de la biodiversité, approches nuancées selon les techniques, leur échelle et les risques potentiels…

8Ainsi, on ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage original, très riche, qui participe de manière utile et pertinente à une mise en débat essentielle, vitale même, pour le futur.