1Le nouveau Roi

2Le 29 juillet 1900, à Monza, le roi Humbert tomba sous le poignard de l’anarchiste Gaetano Bresci. Sa mort marqua, comme le commente Holger Aflerbach, « une date-rupture importante dans le processus, lent et dont il est difficile de dater précisément les étapes, de l’éloignement entre Italie et ses partenaires. Avec Humbert, la Triplice perdait un de ses fondateurs et de ses partisans les plus décidés ». Comme l’avait observé, Bernard von Bülow, alors ambassadeur d’Allemagne à Rome, « le roi Humbert était le point fixe autour duquel les éléments favorables à la Triplice pouvaient se cristalliser1. » De son côté, l’ambassadeur de France à Vienne, Henri Lozé, affirmait :

C’est le roi Humbert qui a fait entrer son pays dans la combinaison actuelle ; c’est lui qui l’impose à tout ministre arrivant aux affaires. C’est pourquoi, tant qu’il régnera, nous ne saurions espérer une modification de la politique dans laquelle il voit, à la fois un appui pour son pays et un soutien pour sa dynastie2.

3Son fils, le prince de Naples, qui lui succéda sous le nom de Victor-Emmanuel III, ne manquait ni d’intelligence ni de conscience de ses devoirs, mais selon Abel Ferry, qui l’avait approché en 1915 : « Sa pensée volette, sans jamais se fixer. Il semble ne s’intéresser à rien ni à personne ; et assiste à la guerre en spectateur3. »

Portrait du roi Victor Emmanuel III en grand uniforme, 1918, photographié par Mario Nunes Vais.

Physiquement disgracié, le nouveau Roi détestait le faste et la pompe, les cérémonies publiques étaient une corvée pour lui. Il fut toujours plus respecté que vraiment populaire ou admiré ; beaucoup moins que ses père et grand-père, en tout cas. Âgé de trente et un ans à son avènement, Victor-Emmanuel ne mourut que quarante-sept ans plus tard, après avoir survécu à deux guerres mondiales, et au fascisme. Et à la fin de la monarchie des Savoie4.

« Le Roi est irrédentiste » : une légende née très tôt

4Personne ne put jamais se vanter de savoir ce que ce souverain introverti et misanthrope pensait vraiment de l’irrédentisme ; ou, finalement, de quoi que ce soit d’autre. Cela permit à ses contemporains d’écrire beaucoup de choses et leurs contraires. Insaisissable, Victor-Emmanuel III se garda toujours soigneusement de toute déclaration fracassante, ou même simplement significative. Pourtant, le 12 novembre 1900, après à peine trois mois de règne, l’ambassadeur Barrère n’hésitait pas à écrire à son gouvernement : « Le Roi est irrédentiste. » Ce qui était une grotesque exagération ; le seul fondement était que le nouveau souverain ne partageait ni l’antipathie de son père (et aussi de sa mère, la reine Margherita) pour la France ni leur attachement pour la Triplice.

5En 1896, il avait épousé la princesse Hélène du Monténégro, et il est certain que celle-ci exerça sur lui une influence slavophile et par contrecoup anti-autrichienne. Holger Aflerbach nota : « Le roi du Monténégro était connu comme un ennemi des Habsbourg, et ce mariage fut interprété comme le signe que l’Italie, après l’échec de ses projets africains, se consacrait de nouveau aux Balkans5. » Au point qu’en 1901-1903, la camarilla des triplicistes, réunie autour de la reine mère Margherita, monta une cabale6 contre la reine Hélène, accusée de préconiser une politique extérieure contraire aux intérêts de l’Italie.

6Toujours selon le rapport Barrère du 12 novembre 1900 :

Victor Emmanuel déteste l’Autriche et n’a pour l’empereur Guillaume qu’une médiocre sympathie… Il a déclaré à son beau-frère, le grand-duc Pierre « Je n’en veux plus de cette Triple-Alliance, elle m’étouffe, j’en ai assez »… D’autre part, il a éliminé toute allusion à la Triplice dans son premier discours du trône, malgré les objurgations des ministres .

Et Barrère de conclure : « Nous ne pouvons que nous réjouir des tendances royales et faire de notre mieux pour en profiter. » Témoignage à rapprocher de celui de l’ambassadeur d’Allemagne Anton von Monts, qui décrivait (en 1903) Victor-Emmanuel III « méfiant, calculateur et soucieux de ne s’engager d’aucun côté… Son antipathie personnelle envers l’Autriche-Hongrie serait indéniable7 ». Popovitch, consul général du Monténégro à Rome, et fréquent convive de la table royale déclara, peu diplomatiquement, à l’ambassadeur de France : « Vous pouvez tenir pour assuré que le Roi est irrédentiste et anti-autrichien dans l’âme8. »

7Cette réputation de Victor Emmanuel III sympathisant de l’irrédentisme fut à la base de bien des malentendus. Angelo De Benvenuti parla (sans doute avec une exagération rétrospective) de « l’admiration enthousiaste des habitants de Zara pour Victor-Emmanuel III […] celui qui réaliserait les légitimes aspirations des Italiens9 ».

Mais, même dans la mesure où l’ambassadeur Barrère et les irrédentistes ne prenaient pas leurs désirs pour des réalités, il est clair que Victor-Emmanuel ne pouvait pas, à supposer qu’il l’ait voulu, prendre brutalement le contre-pied de la politique extérieure suivie depuis plus de vingt ans. La francophilie du roi, si francophilie il y avait, était d’ailleurs moins sentimentale que due à ce qu’il estimait plus conforme aux intérêts de l’Italie.

8Une nouvelle orientation en politique extérieure

9La chute de Crispi avait déjà amené une nette détente dans les rapports franco-italiens. Le 14 décembre 1900 eut lieu un « échange de notes » (resté secret) par lequel les deux pays liquidaient « définitivement » leur contentieux colonial : l’Italie s’engageait à appuyer les éventuelles revendications de la France sur le Maroc, en échange de la réciproque quant aux revendications italiennes sur la Tripolitaine. Après la visite de la flotte française à Cagliari en avril 1899 eut lieu, le 9 avril 1901, une revue navale franco-italienne à Toulon.

10Le 10 juillet 1902, les accords politiques Prinetti-Barrère furent signés. Ils énonçaient :

Au cas où la France serait l’objet d’une agression directe ou indirecte, l’Italie gardera une stricte neutralité ; il en sera de même au cas où la France, par suite d’une provocation directe, se trouverait réduite à prendre, pour la défense de son honneur ou de sa sécurité, l’initiative de la déclaration de guerre10.

En jouant sur cette expression, à la définition forcément subjective, l’Italie ne contredisait pas la lettre de la Triple-Alliance, mais excluait le plus gros danger qu’elle comportait pour elle, à savoir de se trouver entraînée dans une guerre franco-allemande. Carlo Morandi commenta : « Le plus grand mérite de Delcassé fut d’avoir compris que la France ne devait, ni ne pouvait, imposer à l’Italie l’abandon de la Triplice. Il fallait procéder de façon progressive11. »

11Si ces accords étaient secrets, il n’en était pas moins évident que France et Italie, sans s’être complètement réconciliées, avaient, du moins, abandonné leur hostilité, ce qui rendait un conflit entre elles toujours moins vraisemblable. Or, c’était précisément cette crainte qui avait été à la base de la Triplice.

Victor-Emmanuel effectua, du 12 au 17 octobre 1903, une visite officielle à Paris, rendue par le président Loubet à Rome, du 24 au 28 avril 190412. Dans un cas comme dans l’autre, l’accueil du public fut chaleureux. L’ambassadeur de France à Vienne rapporta : « La visite de monsieur le Président de la République à Rome, la réception particulièrement cordiale faite par les souverains, les ovations enthousiastes que lui a prodiguées la foule ont laissé en Autriche un sentiment de malaise et de mauvaise humeur contenue13. »

12Les diplomates allemands et austro-hongrois, ni sourds ni aveugles, s’étaient rendu compte du changement. L’ambassadeur de France à Vienne constata, dès le 8 décembre 1900, que :

 Les relations austro-italiennes, peu cordiales dans le fond, et souvent aussi dans la forme, se sont encore refroidies depuis l’avènement de Victor-Emmanuel III… « Il est trop italien pour ne pas détester les Autrichiens » me [c’est l’ambassadeur de Rouvrays qui parle] confiait récemment un fonctionnaire du Ballhausplatz.

François-Joseph aurait déclaré : « L’hostilité contre l’Autriche est due au jeune Roi qui n’aime pas l’Autriche, sympathise avec les irrédentistes, prend un intérêt exagéré pour les peuples des Balkans et est ambitieux, très actif14. »

13En décembre 1900, le journal officieux de l’armée austro-hongroise Reichswehr avait évoqué une guerre préventive contre l’Italie, ainsi que l’inguérissable antipathie entre les deux peuples. Même désavoué par le gouvernement, il n’en exprimait pas moins les sentiments d’un grand nombre d’Autrichiens. La Triplice est « de ces mariages de raison qui aboutissent fatalement au divorce après avoir été troublés par des querelles incessantes qui rendent l’existence intolérable », confia un homme politique (anonyme) à l’ambassadeur de France à Vienne.

14Un nouveau climat qui n’était pas un renversement des alliances

15Mais si l’Italie se rapprochait de la France, elle ne désirait pas pour autant retomber sous sa dépendance. Et contrairement à ce qu’espérait Camille Barrère, un renversement des alliances n’était pas à l’ordre du jour. « Les milieux romains en avaient autant assez des pressions et des airs protecteurs de Berlin et de Paris, que du comportement arrogant de leurs représentants à Rome15. » D’où la politique que Zanardelli nommait « guardare ai cinque cantoni », c’est-à-dire, entretenir des bonnes relations avec les cinq grandes puissances.

16À Berlin, Bernard von Bülow était devenu chancelier le 17 octobre 1900. Ambassadeur à Rome de 1893 à 1897, il avait épousé la fille de Laura Minghetti. C’est dire s’il était attaché au maintien de l’Italie dans la Triplice. Le 8 janvier 1902, au Reichstag, il déclara que la Triplice était en excellente santé et que :

Dans un mariage heureux, le mari ne doit pas s’offusquer si sa femme fait un innocent tour de valse [l’expression devint légendaire] avec un étranger. L’important est qu’elle ne s’enfuie pas. Et cela n’arrive pas si la femme se trouve mieux auprès du mari. Les accords franco-italiens, sur certains problèmes méditerranéens, ne sont pas contraires à la Triplice16.

La Triplice avait donc été renouvelée, le 28 juin 1902. Mais, en même temps, l’ambassadeur d’Italie à Paris, Giuseppe Tornielli, assura au ministre Delcassé : « Il n’y a rien dans le renouvellement de la Triplice qui soit une agression, directe ou indirecte, contre la France. »

17Le roi d’Italie décida d’effectuer sa première visite officielle, en juillet 1902, à Saint-Pétersbourg et non à Berlin, comme prévu. Pour sauver la face, Guillaume II fit savoir que c’était lui qui avait demandé au Roi de différer son voyage. Mais à Berlin comme à Vienne, on fit grise mine, d’autant que le train officiel de Victor-Emmanuel traversa l’Autriche-Hongrie sans adresser le moindre message à l’empereur François-Joseph… Quand le tsar et le roi d’Italie reçurent le corps diplomatique accrédité à Saint-Pétersbourg, le 10 juillet, l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie prit, opportunément, ses congés.

Victor-Emmanuel III ne devait jamais se rendre à Vienne ; Barrère commenta : « Le Roi est visiblement dominé par le désir d’isoler l’empereur d’Autriche, de faire ressortir qu’il est bien le seul parmi les chefs des grands États qu’il ne voit pas et ne peut pas voir17. »

18La visite du roi d’Italie à Berlin, du 27 au 31 août 1902, se passa pourtant bien, le Kaiser combla son hôte de prévenances ; mais Victor-Emmanuel refusa, malgré les insistances de Guillaume II, d’assister à la revue militaire du Sedantag18 et même d’être encore présent en Allemagne à cette date. À son retour, le Roi fut longuement acclamé lors du passage de son train à la gare de Trente.

Une résurrection de l’irrédentisme

19Que le nouveau souverain l’ait voulu ou pas, il est incontestable que son avènement coïncida avec une résurrection de l’irrédentisme, marginalisé depuis une quinzaine d’années. On en constata vite plusieurs effets : la Tribuna, pourtant plutôt tripliciste jusqu’ici, adjura le ministre des Affaires étrangères Giulio Prinetti (de février 1901 à février 1903), de « ne pas oublier l’autre Italie… les peuples de race italienne qui soutiennent une lutte sans trêve contre des populations puissantes et audacieuses, violentes qui, après les avoir repoussées sur les rives de l’Adriatique, menacent de les jeter à la mer19 ».

20En décembre 1900, Ernesto Nathan, conseiller municipal de Rome, fit voter une motion de soutien à la « ville italienne de Trieste qui soutient héroïquement sur les frontières de la patrie la lutte pour la conservation de son idiome », et une autre à celle de Trente « où la soldatesque autrichienne s’est livrée, ces derniers jours, à des actes de férocité et de barbarie contre des citoyens sans armes ». Les deux motions furent vigoureusement applaudies par tout le conseil.

21Zanardelli : un irrédentiste au pouvoir ?

22Le 6 février 1901, le cabinet Giuseppe Saracco démissionna et Giuseppe Zanardelli devint premier ministre. Né en 1826 à Brescia d’un père lombard et d’une mère tridentine il avait participé aux combats de 1848 et 1859-1860. Au cours de sa longue carrière (député depuis 1860, il avait été plusieurs fois ministre) Zanardelli n’avait pas caché ses sympathies irrédentistes20, mais toujours en privé. Au pouvoir, il ne se départit pas de sa prudente attitude ; et pourtant, dans un rapport, daté de 1908, l’ambassadeur Barrère (mais nous avons déjà vu combien Barrère avait tendance à exagérer, dans ses rapports à Paris, les tendances anti-germaniques et, par contrecoup, francophiles, des dirigeants italiens) n’hésitait pas à désigner Zanardelli comme celui qui avait « ressuscité l’irrédentisme21 ». Giulio Prinetti était son ministre des Affaires étrangères.

23Pendant l’été 1901, le gouvernement Zanardelli décida, discrètement, mais significativement, d’organiser un bureau d’information pour les terres irrédentes ainsi qu’une force navale dans l’Adriatique où, depuis la défaite de Lissa en 1866, la marine austro-hongroise régnait en maître. En septembre 1900, le squelettique Ufficio informazioni avait été refondé, sous la direction du général Felice de Chaurand de Saint-Eustache, en un Ufficio I del corpo di stato maggiore del Regio Esercito pour donner à l’Italie un service de renseignement (exclusivement militaire) digne de ce nom. Et l’activité de ces services, dirigée jusque là contre la France22, se tourna également en direction de l’ « allié » austro-hongrois23.

24Le 9 janvier 1903, pour le vingt-cinquième anniversaire de la mort de Victor-Emmanuel II, un grand défilé traversa Rome. L’Istrie, la Dalmatie et le Trentin, Trieste, envoyèrent des délégations, particulièrement applaudies. Celle de Trieste déposa une couronne où on lisait : « Al Re che volle l’unità di patria, Trieste con fede incrollabile (Au Roi qui voulut l’unité de la Patrie, Trieste, avec une foi indestructible)24. »

En passant devant l’ambassade d’Autriche, le Palazzo Chigi, ces délégations abaissèrent leurs pavillons, distribuèrent des tracts (qui furent saisis ; on interdit à la presse d’en reproduire le texte). Quelques cris de « Viva Trieste! Viva Trento! », mais pas de « Abbasso l’Austria! »

25La Tribuna :

 Aux persécutions de l’Autriche contre l’élément italien, à la guerre continuelle contre tout ce qui émane de notre pays, aux actes d’oppression, aux outrages, à l’arbitraire qui frappe chaque jour les habitants de l’Istrie, de la Dalmatie et du Trentin, au défi qu’elle [l’Autriche] nous lance, la population de Rome, parlant au nom de toute l’Italie, a répondu25.

Mais il ne faut surtout pas prendre cette déclaration comme argent comptant. Ce n’était ni « la population de Rome », et encore moins « toute l’Italie » qui avait pris le parti de l’irrédentisme qui, même ressuscité, restait, devait toujours rester minoritaire. Disons plutôt que l’intelligentsia avait (re)découvert l’irrédentisme et en fit un enjeu pour l’affirmation de la jeune nation italienne. Et cet irrédentisme pouvait désormais compter sur la sympathie d’une partie non négligeable de l’opinion.

26Le Corriere mettait cependant en garde contre les conséquences fâcheuses pour les Italiens d’Autriche de ces manifestations irrédentistes :

Les répressions politiques et policières qui s’abattent régulièrement sur les Italiens soumis à l’Autriche chaque fois que les turbulents frères d’Italie sifflent courageusement l’Autriche dans les rues italiennes, renversent leurs drapeaux devant les consulats d’Autriche. […] Nous, ce que nous avons combattu, ce n’est rien d’autre que le caractère intempestif de son action brouillonne et stérile26.

27Octobre 1903. L’affaire d’Udine

28Victor-Emmanuel III visita Udine, le 27 août 1903, le dernier jour des grandes manœuvres. C’était la première visite royale dans cette région, depuis celle d’Humbert à Pordenone, en 1883. L’Indipendente se réjouit : « Victor-Emmanuel III recueille une mission historique qui n’est pas seulement celle d’un souverain d’un royaume d’Italie circonscrite par des frontières politiques, mais aussi celle du chef de toute la nation italienne27. »

29Parmi la foule figuraient de nombreuses délégations d’irrédents qui avaient franchi la frontière pour acclamer avec enthousiasme ce Roi qu’on disait si soucieux de leur sort. On entendit scander : « Evviva Vittorio-Emanuele, signore di Trieste!  Evviva Il Re nostro!  Evviva il re liberatore! » Et même : « L’Italia è fatta, ma non compiuta. » Loin de les ignorer, le couple royal répondit à ces acclamations, reçut plusieurs délégations. Des femmes triestines offrirent à la reine Hélène un bouquet qu’elle garda, ostensiblement, pendant tout son séjour. Pendant que Victor-Emmanuel répondait aux acclamations depuis le balcon de l’hôtel de ville, le maire, Michele Peressini, se serait penché vers lui et lui aurait dit, à voix basse : « Osi, Maestà, osi28! » Mais qu’était, exactement, censé « oser » le Roi ? Dénoncer, brutalement et publiquement, la Triplice ? Voire, lancer ses armées, rassemblées pour les manœuvres, à l’assaut de la frontière austro-hongroise ? Prendre, sur un coup de tête, une décision aussi cruciale n’était pas dans son caractère ; et c’était tant mieux, car cela n’aurait pu déboucher que sur un désastre.

30Le Corriere du 28 août 1903 exprimait bien cette ambivalence : « Nous prospérons dans la paix. […] Mais notre sentinelle voit, vers l’Orient, se profiler de bleues montagnes, à la vue desquelles bat tout cœur italien29. » Au point que le journal officieux Trieste, italophone, mais austriacante, mit les choses au point :

De deux choses l’une. Soit le gouvernement italien croit, dans l’intérêt de son pays maintenir scrupuleusement les traités stipulés, et dans ce cas, il aurait dû en finir depuis longtemps avec les provocations de la rue et la saga des meneurs ; ou bien il juge de devoir suivre une autre politique et alors, qu’il ait la franchise et la loyauté de le proclamer30.

31Johann Hanekamp note que :

Vu d’Autriche, il semblait que gouvernement [italien] et irrédentistes allaient désormais collaborer de façon harmonieuse. Si l’irrédentisme n’était pas un courant majoritaire, il n’en est pas moins vrai que la jeunesse instruite des lycées et des universités était hostile à l’Autriche comme à la Triplice31.

32Les rapports austro-italiens, cette « alliance entre deux ennemis » devint la risée de l’Europe. En 1902, l’ambassadeur d’Allemagne Karl von Wedel avait envoyé à Berlin un rapport pessimiste sur sa durée, car, depuis l’avènement de Victor-Emmanuel III, « l’irrédentisme et les sentiments hostiles à l’Autriche ont augmenté d’une façon qu’il ne se serait jamais imaginée32 ».

Le retour des tensions dans les Balkans

33En Serbie, la sanglante révolution de Palais de 190333 devait avoir de lourdes conséquences. La dynastie des Obrénovitch, qui régnait depuis 1817, massacrée, laissa la place à celle des Karadjordjevic, qui devait régner jusqu’en 1941. Une des premières mesures du nouveau roi Pierre 1^er, un ancien saint-cyrien qui avait combattu dans la Légion étrangère, en 1870, fut un renversement brutal des alliances. Jusque-là alliée de son voisin autrichien, la Serbie se rapprocha de la France et de la Russie. Non seulement l’Autriche-Hongrie dut désormais la considérer comme une ennemie potentielle sur son flanc Sud, mais Belgrade devint, à partir de 1903, un foyer de panslavisme, ambitionnant de jouer pour l’union des « yougoslaves » (= Slaves du Sud) le même rôle qu’avait joué le Piémont (ils avaient d’ailleurs, et très significativement, nommé leur journal Pijemont) de Cavour et de Victor-Emmanuel II pour l’Italie. Se posant en « libérateur », non seulement des Bosniaques, mais aussi des Croates et des Slovènes qui vivaient en Autriche-Hongrie. Et non sans éveiller un certain écho parmi ces peuples qui avaient été, jusque-là, d’une fidélité sans faille aux Habsbourg ; l’idéal yougoslave semblait en marche, posant une menace de plus pour l’existence même de la Double Monarchie.

L’ère Giolitti (1903-1914)

34Zanardelli, très malade, dut se retirer le 3 novembre 1903. Lui succéda Giovanni Giolitti qui, de novembre 1903 à mars 1914, domina la politique italienne, même s’il n’assuma pas personnellement le pouvoir en permanence. Né en 1842, ce Piémontais, spécialiste des finances publiques, s’était donné pour objectif d’amener l’Italie au rang des autres grandes puissances, notamment dans le domaine de l’économie. De fait, les années Giolitti furent relativement prospères. Grâce à des capitaux étrangers (surtout allemands), on posa les bases d’une industrie ; mais sans parvenir à rattraper le retard sur les autres puissances européennes.

Giolitti se réclamait de la « gauche constitutionnelle », mais c’était avant tout un pragmatique, ennemi de tous les dogmatismes et, conscient de l’ampleur du retard économique et des faiblesses militaires de l’Italie, il était hostile à tout aventurisme. De septembre 1914 jusqu’à mai 1915, il devait d’ailleurs s’évertuer, en vain, pour prévenir l’entrée de l’Italie dans la guerre.

35Giolitti était le contraire d’un romantique et, s’il n’était sans doute pas insensible à la situation difficile des Italiens d’Autriche-Hongrie, il jugeait les irrédentistes comme des trublions aussi brouillons que dangereux, « un petit groupe de braillards et de fâcheux ». Et se garda comme la peste de les laisser influencer sa politique. Le 10 décembre 1903, il déclara devant le Sénat que « le gouvernement ne saurait se laisser dicter sa politique par des écoliers qui ne connaissent même pas encore les verbes irréguliers34 ». Pour Giolitti, « le patriotisme se nourrissait de faits, non de mots et de gestes héroï-comiques. Ah, le patriotisme bavard ! Être à la fois faible et menaçant signifie préparer de tristes jours à la patrie35 ». Une fois au pouvoir, il mit rigoureusement fin aux ambiguïtés cultivées par Zanardelli et le Roi, soumit à un sévère contrôle les mouvements irrédentistes. Et il plaça le très tripliciste Tommaso Tittoni à la tête de la Consulta.

36En rencontrant Guillaume II à Naples, le 26 mars 1904, le roi Victor-Emmanuel déclara : « L’idée de la Triple-Alliance est sculptée de façon indélébile dans l’esprit de nos sujets36. » Le 9 avril 1904, Tittoni rencontra, à Abbazia, son homologue austro-hongrois Agénor Goluchowski, pour lui tenir à peu près le même langage.

Mais de retour à Rome, le 17 avril 1904, Tittoni déclara à Barrère : « L’Italie n’est intéressée à la Triplice qu’en vue de ses relations avec l’Autriche lesquelles, si elles n’étaient réglées par un pacte, dégénéreraient rapidement en un conflit armé ; que cette alliance ne concernait plus, ni directement ni indirectement, la France37. » Ce qui était revenir à : « amici con tutti ».

Nationalisme et irrédentisme

37L’Associazione nazionalista italiana ne fut fondée qu’au congrès de Florence, le 5 décembre 1910. Mais, dès 1903, Enrico Corradini avait réuni à Florence un groupe d’intellectuels (citons, entre nombre d’autres, Diego Angeli, Pier Occhini, Prezzolini, Giovanni Papini, Emilio Brodero, Gaetano Salvemini) autour des revues la Marzocco, le Regno, la Voce et l’Idea nazionale. Il s’agissait, à vrai dire, d’un mouvement autant intellectuel que politique. D’autant que ce culte, cette exaltation de la nation, rassemblait un éventail très large, des royalistes aux syndicalistes révolutionnaires. Le nationalisme parvint à séduire aussi une fraction de la bourgeoisie qui, comme dans la France de la même époque, n’était pas insensible à un césarisme qui vengerait les humiliations infligées à la nation.

38Les nationalistes, « épris de guerre, de vitesse, de violence et de modernité, rejetaient tout ce qui avait fait la culture classique38 » et plaçaient la nation au-dessus de tout. Humanisme, morale, religion, tout devait être soumis aux intérêts de la nation. Rejetant le dilemme traditionnel (entre le colonialisme et l’irrédentisme, il faut choisir) de l’expansionnisme italien, les nationalistes exigeaient les deux à la fois. Intellectuels, artistes et non politiques39, ils ne s’attardaient guère à se demander si l’Italie avait les moyens d’une politique si ambitieuse. Et le déjà célèbre vate Gabriele D’Annunzio leur apporta son appui enthousiaste, tant par sincère conviction que parce qu’il y voyait une énième occasion de se mettre lui-même en scène.

39Le 11 janvier 1908 se tint la première de la Nave40, de D’Annunzio, au Teatro Argentino à Rome, en présence des souverains, ce qui fit sensation, car la pièce n’était pas qu’une œuvre littéraire. Située sur une île de la lagune au vi^e siècle, elle évoquait les origines de la puissance de Venise ; mais les références à l’Italie d’alors, aspirant à rompre le cercle qui l’étouffait dans l’Adriatique comportaient de claires allusions à l’actualité.

Le poète la nomma « tragédie adriatique », mais on pourrait la considérer, avec plus d’exactitude, comme la première affirmation, sous forme poétique, de l’impérialisme italien41^, 42.

40Le 25 avril 1908, jour de la saint Marc, la pièce fut représentée à la Fenice de Venise. Une délégation d’irrédents, présidée par Riccardo Pitteri43, passèrent la frontière pour y assister. Attilio Hortis déclara : « Nous sommes venus de Trieste pour rendre hommage à Venise et à D’Annunzio. Que cette nef appareille de ce port pour te porter, ô Italie à de nouveaux triomphes et à de nouvelles gloires44. », et ils entourèrent le poète qui remit solennellement son manuscrit aux autorités de la ville. Toute cette dramaturgie rendit D’Annunzio persona non grata sur le territoire austro-hongrois45.

41La sympathie (réelle ou supposée) du Roi avait aidé à « dédiaboliser » l’irrédentisme. Le diplomate Charles Loiseau pouvait écrire, en 1909 : « Le temps n’est plus où l’Autriche pouvait persuader la Cour que tout irrédentiste cachait un républicain46. » Très marqué à gauche dans sa première phase (celles des années 1877-1882), ce nouvel irrédentisme prit, au contraire, un ton nationaliste : « L’irrédentisme n’est plus simplement une émotion, le nationalisme n’est plus simplement une esthétique47. », se félicita Gualtiero Castellini. Il était devenu un élément du patriotisme, un enjeu de l’affirmation d’une Italie qui tournerait le dos aux humiliations subies par l’ « Italietta » de la Monarchie unitaire, et s’affirmerait, enfin, comme grande puissance.

42Tandis qu’au contraire, le parti socialiste de Leonida Bissolati48, peut-être influencé par l’austromarxisme adoptait une attitude résolument pacifiste et même austrophile. Gaetano Salvemini49 : « Certes, accomplir notre devoir d’Italien et de socialiste n’est pas facile… Nous devons protester contre l’Autriche, tout en nous détachant des irrédentistes50. », les « irrédentistes » étant désormais assimilés à la droite. La situation avait radicalement changé depuis l’époque d’Oberdan, une génération plus tôt.

43De nombreux irrédents (citons Ruggero Fauro, Scipio Slataper, Alberto Spaini, Giani Stuparich, et beaucoup d’autres) faisaient leurs études à Florence, et ils en profitèrent pour s’agréger au mouvement, et l’intéresser à leur cause. Par osmose, les nationalistes se firent irrédentistes ; et les irrédentistes se firent nationalistes. En 1909, un des burgraves du nationalisme italien, Luigi Federzoni51, publia, sous le pseudonyme de Giulio de Frenzi, le pamphlet : Per l’italianità del Gardasee.

44Le 10 juillet 1904, Enrico Corradini avait adressé à toutes les personnalités de la culture, de la politique, le questionnaire suivant :

1) Que pensez-vous des rapports présents entre l’Italie et l’Autriche ?
2) Comment, selon vous, la politique italienne devrait s’orienter face à l’Autriche pour en tirer les meilleurs avantages pour la nation, et avec quels moyens ?

Il en concluait, rapidement tout de même, que « la Triplice n’existe plus que dans les paperasses diplomatiques. Le peuple d’Italie sent que l’Autriche est toujours l’ennemie52. » C’était là confondre « le peuple d’Italie » avec son intelligentsia.

45Ce rapprochement entre nationalisme et irrédentisme n’était d’ailleurs pas unanime ni sans ambivalence. Si certains nationalistes italiens, tels D’Annunzio ou Marinelli, se voulaient résolument francophiles, d’autres ne dissimulaient pas leur admiration, voire leur sympathie, pour la prospère et puissante Allemagne wilhelminienne, autoritaire et militariste (« cette autre nation prolétaire », comme aimait à la définir Corradini, et qu’il opposait aux égoïstes et décadentes nations « ploutocratiques », telles la France et la Grande-Bretagne) ; et rares étaient ceux qui réclamaient la dénonciation de la Triplice. En décembre 1910, lors du congrès de Florence, acte de naissance officiel du nationalisme italien, Scipio Sighele53 fit une intervention intitulée : « Irredentismo e nazionalismo ». Il commença par mettre en garde contre « l’irrédentisme simpliste et impulsif54 », vantant « un irrédentisme plus positif et efficace pour défendre l’italianité dans les terres irrédentes ». Sighele suggérait d’abord de faire connaître ces terres en Italie même, « pour remédier à la honteuse ignorance de l’opinion publique ». Et de soutenir les sociétés Dante et Lega nazionale. « Voilà, pour l’instant, [concluait Sighele] la guerre que nous voulons. » Il avait évoqué, certes, « le jour où, immanquablement, le principe des nationalités vaincra en Autriche ». Mais sans se prononcer sur le maintien, ou la dénonciation, de la Triplice55. Et, il faut remarquer que, jusqu’en 1914, la propagande nationaliste insista beaucoup plus sur les revendications italiennes au Proche-Orient (notamment en Libye) que sur les terres irrédentes56.

De crise en crise

46La conférence d’Algésiras et ses suites

47Du 16 janvier au 7 avril 1906 se tint dans la ville espagnole d’Algesiras une conférence internationale pour décider qui, de la France ou de l’Allemagne, allait établir son protectorat sur le Maroc. On se souvient que les accords franco-italiens de 1900 subordonnaient au succès de l’établissement français au Maroc l’appui de la France aux ambitions tripolitaines de l’Italie. C’est pour cela que l’Italie, représentée à Algesiras par Visconti Venosta, ne soutint pas l’Allemagne qui ne trouva que l’Autriche à ses côtés. Pour Berlin, Algesiras fut une double déconvenue : non seulement elle n’obtint pas satisfaction, se voyant évincée du Maroc, où elle semblait en position de force depuis le coup de Tanger57, mais surtout, son isolement apparut au grand jour.

48Le Kaiser était d’autant plus furieux qu’il se considérait comme un ami de l’Italie qu’il honorait de fréquentes visites, officielles ou privées, qui étaient souvent pour lui l’occasion de prononcer des discours, d’être en représentation, ce dont il raffolait58. Toujours aussi émotif, brutal et gaffeur59, Guillaume II déclara que « ce lui serait une grande satisfaction d’infliger à l’ingrate Italie une leçon salutaire60 ». De plus, il envoya à Vienne un télégramme où, croyant la flatter, il qualifiait l’Autriche de « brillant second » ; ce qui créa un véritable scandale. Goluchowski, humilié par ce pavé de l’ours dut démissionner, remplacé par Alois von Ährenthal.

49Le Kaiser n’était d’ailleurs pas seul à être déçu et vexé : l’opinion publique et la presse allemandes qui, contrairement à celles de l’Autriche, considéraient jusque-là l’Italie avec une certaine sympathie, exprimèrent leur mécontentement. L’ambassadeur d’Allemagne à Rome, Anton von Monts61 déclara : « La Turquie nous est plus utile que la misérable Italie62. »

En mai 1906, se tint une réunion austro-allemande à Vienne sur la question de renouveler, ou pas, l’alliance avec l’Italie, lors de l’échéance de 1907. Guillaume II, encore sous le coup de l’humiliation d’Algésiras, s’affirma haut et fort partisan de la rupture. Mais le chancelier Bernard von Bülow (dont on a vu plus haut les liens avec l’Italie) et son homologue austro-hongrois, Alois von Ährenthal, plaidèrent au contraire pour le renouvellement, jugeant inutile d’accentuer un isolement qu’Algésiras venait de mettre en relief. D’autant que la dissolution de la Triplice aurait poussé l’Italie vers l’Entente, alors en formation ; et l’Italie n’aurait alors plus eu alors aucune raison de brider le mouvement irrédentiste, au contraire. François-Joseph affirma à Guillaume II : « Nous deux devons tenir les Italiens… Car ces gens-là pourraient devenir très dangereux, en tout cas pour nous ici63. » Il fut entendu, et François-Joseph alla jusqu’à faire contresigner par Guillaume II un télégramme à Victor-Emmanuel « notre troisième et fidèle allié64 ». Et la Triplice fut renouvelée.

50« Ährenthal n’était absolument pas conduit par une confiance aveugle dans la fiabilité de l’Italie, mais il pensait un modus vivendi possible entre les deux alliés. » Il disait en 1911 : « Il n’est pas question de considérer l’Italie comme un ami irréprochable, mais il est dans l’intérêt de la Monarchie de conserver cet État comme allié, jusqu’à nouvel ordre65. » Et, de fait, on constata une relative embellie, à partir de 1906-1907.

Mais si les relations entre les deux gouvernements étaient bonnes, les opinions publiques, et la presse, se montraient, au contraire, de plus en plus ouvertement, et mutuellement, hostiles. Et la brûlante question de l’université italienne agissait comme un abcès de fixation.