Introduction de la première partie
p. 28-30
Texte intégral
1Dans un essai, Reinhart Koselleck analyse la « dissolution » du topos de l’« historia magistra vitae » dans l’histoire moderne ; processus qu’il considère comme achevé au xviiie siècle1. À compter de ce moment-là, « l’histoire-Geschichte, comme donnée unique ou comme ensemble universel d’événements, ne pouvait, de toute évidence, pas servir de leçon ainsi que le faisait l’histoire conçue comme récit exemplaire2 ». Pour la période précédant la « dissolution », cependant, ce sont les Mémoires qui représentent pour l’historien cette historia magistra vitae. Les mémorialistes comme Commynes ou le cardinal de Retz servent d’exemples de conduite aux hauts personnages qui les lisent3. Selon Koselleck, ce transfert d’expérience cesse au plus tard avec la Révolution : « Une expérience une fois faite est aussi complète que passée, tandis que celle qui est devant nous se décompose en une infinité de durées temporelles distinctes4 ».
2L’analyse du marché du livre postrévolutionnaire invite à une conclusion différente. Comme le souligne Franziska Meier, après l’expérience de la Révolution, le besoin d’orientation était fort5, en témoigne le grand nombre de Mémoires publiés alors. Leur succès sous la Restauration fait revivre précisément le discours autour de l’expérience que Reinhart Koselleck croyait banni par le caractère « unique » de la Révolution. Édités par les historiens et les publicistes, lus par les écrivains et un large public, les Mémoires peuvent en effet être considérés comme le retour de l’histoire servant de leçon de vie.
3Le présent chapitre se fonde sur l’hypothèse que la mode des Mémoires dans les années 1820 implique davantage qu’un simple retour au topos. Ne s’agit-il pas plutôt d’un renversement ? Si Stendhal et ses contemporains lisent des Mémoires avec enthousiasme, si les historiens font de leur propre expérience une condition préalable à une nouvelle histoire, n’est-ce pas la « vie » qui sert de « magistra » à l’histoire et au récit historique ? Les Mémoires semblent revêtir, en tant que sources d’expérience, une véritable valeur heuristique pour les historiens et les écrivains. Dans ce qui suit, j’examinerai le rôle joué par les Mémoires dans le renouvellement de la littérature et de l’histoire. Une autre hypothèse de cette première partie est que le genre mémorialiste sert partiellement d’idéal, de « surface de projection » non seulement à Stendhal, mais aussi aux historiens. Le fait que l’accent soit placé sur l’expérience subjective peut aider à expliquer le « champ magnétique » qui émane des Mémoires à cette époque.
4Afin de valider ou de réfuter cette hypothèse, il est nécessaire d’explorer un tel champ. Le corpus des articles de Stendhal, destinés aux journaux anglais, s’y prête particulièrement bien. On peut en déduire les contextes littéraires dans lesquels Stendhal situe les Mémoires et l’usage qu’il en fait. Dans ce corpus se dessine également une sociologie littéraire6 à part entière, qui joue dans une large mesure avec les « données » qui nous intéressent ici : Mémoires, historiographie et roman. Il est bien connu que Pierre Bourdieu a décrit l’apogée d’un champ littéraire autonome dans la seconde moitié du xixe siècle7. Cependant, les chroniques de Stendhal montrent que certains mécanismes de « distinction » existent bel et bien avant cette période.
5Ainsi, Stendhal sera introduit dans un premier temps en tant que lecteur critique : il ne se contente pas de lire, les œuvres d’autrui lui fournissent matière à réfléchir certaines « catégories » en vue de sa propre pratique d’écriture. Si ses interventions programmatiques dans les débats du romantisme sont bien connues, sa fascination pour les Mémoires peut prouver l’importance — et ce, en termes esthétiques également — de ce « champ historique » que l’on étudiera tout particulièrement dans le second chapitre de cette partie. Parallèlement à ses écrits programmatiques controversés, tels que Racine et Shakespeare, l’historiographie mène un vif débat sur le renouvellement de son propre champ. S’y dessine une concurrence entre historiens et littéraires.
Notes de bas de page
1 R. Koselleck, « "Historia magistra vitae". De la dissolution du "topos" dans l’histoire moderne en mouvement », dans Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, trad. de l’allemand par J. Hoock et M.-C. Hoock, Paris, Éd. de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1990, p. 37-62.
2 Ibid., p. 43.
3 Ibid., p. 41.
4 Ibid., p. 59.
5 F. Meier, In ein Mühlwerk geworfen. Zum autobiographischen Schreiben in der Französischen Revolution, Göttingen, V&R unipress, 2016, p. 84-85.
6 Voir Y. Ansel, « Sociocritique stendhalienne », dans Stendhal journaliste anglais, Ph. Berthier, P.-L. Rey (dir.), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 5-19.
7 P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1998.
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