1. Les pédagogies fondées sur le dialogue

1Pour Matthew Lipman, les lacunes en matière de réflexion et de raisonnement qu’il constatait chez ses étudiants à l’université Columbia de New York ne pourraient être comblées qu’en commençant l’éducation philosophique bien plus tôt, au niveau de l’école primaire (Lipman, 1976). Dans ses évolutions ultérieures (voir Fournel, 2018), la démarche pédagogique sous-jacente à la « Philosophie pour enfants » (désormais abrégée en « PPE ») s’inscrit dans des traditions intellectuelles nord-américaines instaurées par Pierce et Dewey, qui proposent que l’éducation devrait se fonder sur la création de communities of inquiry (communautés « d’enquête », « de recherche ») dans la classe. Cette tradition éducative est toujours vivace sur le continent nord-américain, notamment sous la forme de recherches qui s’inspirent de la théorie de l’apprentissage « situé » dans des situations sociales concrètes, des « communautés de pratiques » (Lave & Wenger, 1991). Dans la mesure où la PPE se fonde sur le dialogue, en tant que processus d’apprentissage, il est instructif de la mettre en relation avec deux autres démarches de recherche et d’éducation plus récentes : l’éducation dialogique (Mercer, Wegerif & Major, 2020) et l’apprentissage collaboratif (Dillenbourg, 1999).

2L’éducation dialogique (Mercer, Wegerif & Major, 2020) est centrée sur l’intervention de l’enseignant devant sa classe. En se référant aux « philosophes du dialogue », comme Gadamer, Buber, Levinas, ou Ricœur, cette démarche propose que l’enseignant œuvre pour créer et maintenir un « espace de dialogue » dans la classe, ouvert au questionnement, à la réflexion, l’explication, la justification et l’argumentation. Les recherches sur l’apprentissage collaboratif, quant à elles, trouvent leurs origines dans la psychologie de l’éducation, dans la continuation des théories princeps de Piaget et de Vygotski. Elles se centrent sur l’étude de petits groupes d’élèves travaillant en autonomie et l’identification des « types » d’interactions entre élèves les plus favorables aux apprentissages (Dillenbourg, Baker, Blaye & O’Malley, 1996). Dans le sillage de la théorie du conflit sociocognitif (Doise, Mugny & Perret-Clermont, 1975), un nombre croissant de travaux cherchent à comprendre les processus par lesquels les interactions argumentatives entre élèves peuvent être constructives, permettant d’élaborer des connaissances nouvelles, et productives par rapport aux apprentissages ultérieurs (voir p. ex. Muller Mirza & Perret-Clermont, 2009 ; Schwarz & Baker, 2017).

3Dans ce chapitre introductif, la mise en relation de la PPE et des autres démarches éducatives fondées sur le dialogue sera approfondie afin de faire ressortir les questions fondamentales qui se posent et d’élargir l’espace des réponses possibles. À quels objectifs pédagogiques et types d’apprentissages la PPE est-elle associée ? Par quels processus, mis en œuvre dans les interactions verbales, ces objectifs peuvent-ils être atteints ? Enfin, comment organiser et mettre en œuvre des situations de PPE ? Ces questions fourniront une grille de lecture et de présentation des cinq chapitres qui constituent cette section de l’ouvrage.

2. Les objectifs pédagogiques et types d’apprentissage

4Commençons en quelque sorte par la fin, ou les fins : quels objectifs d’apprentissage peuvent être atteints grâce à la mise en œuvre d’une pédagogie fondée sur l’activité collective, le dialogue, la discussion (philosophique), le débat ? Ou bien, posons la question autrement, car des apprentissages peuvent survenir qui ne sont pas nécessairement visés dans la situation : quels types d’apprentissage peuvent être associés à ce type d’interaction verbale ? Des réponses préalables peuvent être trouvées à différents niveaux de généralité et au sein de différents champs de recherche.

5Au niveau le plus général, la PPE est mise en œuvre dans des situations de travail de groupe – le groupe-classe, avec étayage de l’enseignant, ou au sein de petits groupes travaillant en relative autonomie. Les synthèses de recherches sur l’apprentissage coopératif montrent, d’une part, que ces situations produisent des apprentissages disciplinaires significativement supérieurs aux conditions expérimentales de contrôle (voir Kyndt et coll., 2013 ; Gillies, 2016) à condition que les objectifs collectifs dominent sur l’individualisme et la compétition (Johnson & Johnson, 2002). D’autre part, les apprentissages dans ce cadre ne se limitent pas à l’acquisition des connaissances disciplinaires, mais incluent également des effets positifs sur les plans de la motivation pour travailler à l’école, de l’estime de soi et du climat relationnel dans la classe (Slavin, 1989).

6Les recherches sur les interactions argumentatives produites en situations de travail coopératif à l’école, menées suivant la démarche dite « argumenter pour apprendre » (Andriessen & Baker, 2014 ; Schwarz & Baker, 2017 ; Baker, Andriessen & Schwarz, 2020) ont mis en évidence des types d’apprentissage précis reliés à ce type d’interactions.

7Le premier type porte sur l’évolution des opinions dans les débats sur des questions scientifiques et socioscientifiques. Si de nombreuses études montrent que les débats ponctuels n’amènent guère aux changements radicaux d’opinions (Simonneaux, 2001 ; Noroozi, McAlister & Mulder, 2016), ils peuvent néanmoins produire des changements plus subtils : l’ébranlement des certitudes, l’élaboration d’un point de vue personnel plus nuancé, moins manichéen, et la prise de conscience plus explicite de la nature même de sa propre opinion (Baker, 2009). Le deuxième groupe d’apprentissages associés à l’interaction argumentative porte sur le plan conceptuel. La mobilisation de l’argumentation par la dissociation (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1958/1988 ; Baker, 2002) peut amener les élèves à une compréhension plus précise des notions fondatrices des débats. Enfin, le dialogue argumentatif étant appréhendé comme un processus d’exploration d’un espace de dialogue (Nonnon, 1996) ou de débat (Baker et coll. 2003), il peut amener les élèves-participants à prendre en compte un plus large champ d’arguments et, par voie de conséquence, les conduire à une meilleure vérification de solutions.

8Les changements d’opinions, les conceptualisations et la connaissance des débats peuvent être évalués par des méthodes relativement classiques (des tests, avant et après les séances de dialogue), car ces évolutions correspondent à des phénomènes plutôt tangibles. Il n’en est pas autant ainsi dans le cas des objectifs pédagogiques plus globaux et multiples, associés au développement de « l’esprit critique » (critical thinking : Ennis, 2011) chez les élèves. Le terme « esprit critique » désigne à la fois un « état d’esprit », une disposition, et un ensemble de pratiques diverses, qui sont à l’opposé de la mémorisation des savoirs transmis par l’enseignant. Ainsi, l’élève qui exerce son esprit critique cherchera spontanément des preuves pour des prétendues « nouvelles » sensationnelles (fake news) qui se trouvent sur les réseaux sociaux ; il saura distinguer fait et interprétation, participer d’une manière raisonnée et respectueuse dans les débats ; il saura montrer de l’ouverture de l’esprit, de la curiosité épistémique, de la réflexivité, et plus encore. Si chacune de ces compétences pourrait être opérationnalisée sous la forme d’une méthode d’évaluation des acquis, il est clair que la disposition qui correspond à l’esprit critique nécessite un temps long pour se développer, ce qui pose des problèmes d’ordre pratique et méthodologique.

9Si l’évaluation du degré de réussite dans ces objectifs pédagogiques fort subtils pose problème pour les chercheurs, ceci est d’autant plus vrai pour les enseignants : il ne s’agit pas seulement d’évaluer les « effets » produits à l’issue du dialogue (par exemple, grâce à l’évaluation d’un texte de synthèse d’un débat), mais également d’évaluer la qualité du dialogue lui-même, avec la participation dans celui-ci de chaque élève. Comment, alors, transposer les méthodes de recherche qui permettent d’analyser les processus de coconstruction de connaissances dans les dialogues entre élèves – méthodes qui ne sont pas, d’ailleurs, encore stabilisées – afin de fournir des « outils » d’évaluation pour les enseignants du dialogue en cours, où ils sont également acteurs, ou bien une fois que le dialogue est mené à terme ?

10En somme, la PPE s’inscrit dans les motivations et objectifs des pédagogies dialogiques, qui visent à créer un « espace » de parole ouvert dans la salle de classe, dans lequel les élèves seraient amenés à coconstruire le sens des notions philosophiques et apprendre la pratique du débat argumenté, tout en maintenant un « climat » relationnel positif fondé sur le respect mutuel des personnes et de leurs idées alternatives. Atteindre de tels objectifs, qui correspondent peu ou prou au développement d’un esprit critique, ne saurait que s’inscrire dans la durée longue du développement sociocognitif de l’enfant. L’évaluation des acquis doit donc adopter une démarche longitudinale, fondée sur l’évaluation de la qualité des dialogues ponctuels.

3. Les processus à l’œuvre dans les interactions

11Quels processus mis en œuvre dans les discussions philosophiques permettraient d’atteindre les objectifs d’apprentissage esquissés ci-dessus ? Selon nous, il s’agit d’une question qui a été très peu abordée dans les recherches sur la PPE, et les cinq chapitres rassemblés dans cette section de l’ouvrage y apportent des réponses très approfondies et originales.

12Les trois opérations intellectuelles de base qui sont mobilisées sont la problématisation, la conceptualisation et l’argumentation (Tozzi, 1993). Selon la vision du dialogue argumentatif esquissée ci-dessus (voir Barth & Krabbe, 1982 ; van Eemeren & Grootendorst, 1984 ; Schwarz & Baker, 2017), il mobilise au moins ces trois opérations, qui se manifestent sous la forme d’opérations (inter-)discursives (Grize & Pieraut-Le Bonniec, 1983).

13En effet, dans l’interaction verbale produite en situation argumentative (Plantin, 1996), de confrontation discursive autour d’une question émergente, la problématisation prendra la forme d’une tentative de définir, de préciser (Naess, 1996 ; Walton, 1992) la question débattue, de coconstruire l’objet du débat (Sitri, 2003), et également de mettre en œuvre une démarche de questionnement (Fournel, 2018).

14La conceptualisation, quant à elle, est sous-jacente à de nombreux types d’arguments (Plantin, 2016), comme l’argumentation par la définition (« c’est un anglais, donc on peut penser jusqu’à preuve du contraire qu’il boit du thé ») ou par la catégorisation (« Harry est né aux Bermudes, donc, sauf si d’autres critères s’appliquent, il est citoyen britannique »). L’argument par la dissociation, mentionné ci-dessus, peut remplir de nombreuses fonctions dialectiques (van Rees, 2007), comme défendre un point de vue contre une attaque (« Montessori n’était pas une femme vaniteuse, seulement, elle aimait les beaux vêtements ») ou « dissoudre » un conflit d’opinions, créant deux champs conceptuels distincts dans lesquels chaque protagoniste peut prétendre avoir raison.

15Enfin, l’argumentation dialoguée, surtout quand elle implique une recherche coopérative d’une réponse à une question (Schwarz & Baker, 2017), va au-delà du simple échange d’arguments et/ou contre-arguments, et intègre la négociation du sens, des solutions de compromis, la réflexivité associée au questionnement et l’activité explicative. Les raisonnements sous-tendent souvent les relations argumentatives, entre (contre-)arguments et thèses, bien que tout argument n’implique pas nécessairement un raisonnement, et vice-versa.

16Ainsi, c’est dans les différentes dimensions du dialogue argumentatif, sous sa forme qui correspond à une recherche collective et coopérative d’une vérité intersubjective, que l’on peut chercher les processus qui comportent au moins la potentialité d’apprentissage dans les situations de PPE. Le dialogue argumentatif – comme tous les genres textuels – n’existe pas sous une forme « pure » dans la nature, comme il a déjà été expliqué. Dans le cas des situations de discussions à visée philosophique entre des jeunes enfants, il s’agirait donc de dialogues impliquant, dans des proportions différentes, la mise en œuvre d’opérations intellectuelles de problématisation, de conceptualisation et d’argumentation, qui s’expriment à travers les discours en interaction.

4. La mise en scène des situations éducatives

17Favoriser la production de tels dialogues, orientés vers les objectifs d’apprentissage, nécessite une mise en scène pédagogique particulière. Le premier problème pour celle-ci est le choix du thème philosophique à discuter, adapté aux connaissances et aux intérêts des élèves. Comme l’a écrit Golder (1996), on ne peut pas argumenter sur n’importe quoi, n’importe comment, avec n’importe qui et dans n’importe quelle situation. Le deuxième problème est de définir les stratégies de guidage, d’« étayage » (Wood, Bruner & Ross, 1978) à mettre en œuvre par l’enseignant, afin de favoriser la réalisation des objectifs pédagogiques très divers visés par les discussions philosophiques. Enfin, le troisième problème est celui de l’évaluation des acquis, à chaud ou à froid, évoqué ci-dessus.

5. Les chapitres : objectifs, processus et mise en scène

18Le chapitre « Séquentialité, argumentation et intersubjectivité, la réalisation multimodale des connecteurs discursifs dans les interactions », par Gaëlle Ferré, présente une analyse multimodale des fonctions de quatre connecteurs discursifs – alors, donc, du coup, et en fait – dans le corpus d’étude, qui permettent d’assurer les liens de cohésion et de cohérence au sein d’unités discursives. Trois classes de fonctions de ces connecteurs sont décrites (textuelle, discursive et interactive), chaque connecteur étant multifonctionnel. Les fonctions textuelles qui peuvent être assumées par des connecteurs sont soit logiques/inférentielles, indiquant une relation causale entre deux segments du discours, ou bien séquentielles, marquant les relations entre deux évènements successifs. En cela, il s’agit de marqueurs des raisonnements mis en œuvre. Les fonctions discursives des connecteurs se situent au niveau de la structuration de la discussion en séquences, principalement argumentatives dans le cas des discussions à visée philosophique, chacune formant un nouveau sujet de débat. Enfin, dans leurs fonctions interactives, les connecteurs s’inscrivent d’une part dans la gestion de l’interaction et d’autre part dans la négociation de relations interpersonnelles. La recherche montre comment les quatre connecteurs étudiés affichent des réalisations phonétiques, prosodiques et kinésiques variées liées à leurs différentes fonctions en discours.

19Le chapitre suivant de cette section de l’ouvrage, « Essai de caractérisation du déploiement des pensées. Étude comparative des propos d’élèves dans le corpus A(p)prendre », par Emmanuèle Auriac-Slusarczyk et Hélène Maire, aborde également l’analyse des « marqueurs » dans le discours, mais en approfondissant leurs fonctions au-delà des dimensions linguistiques, selon la dimension psychologique des différentes « traces » laissées dans le dialogue de la « pensée en acte » mobilisée chez les élèves. Les auteurs montrent que dans le corpus d’étude, plus les élèves sont âgés, ayant un niveau de développement logico-moral plus élevé, plus ils ont tendance à employer des connecteurs logiques et à activement reprendre le discours d’autrui. Les processus à l’œuvre dans les discussions sont analysés selon deux types de mouvements discursifs de pensée des élèves : le déplacement et le déploiement. Le déplacement est analysé par l’intermédiaire du repérage de l’utilisation des pronoms indiquant la prise en charge du discours et les appuis sur le discours d’autrui. Pour le déploiement, sont analysés les marques d’accord, les nuances modales, les questionnements et les articulations logiques, opérées à l’aide de connecteurs logiques. Deux patterns principaux sont identifiés à l’aide d’analyses quantitatives de corrélations entre l’emploi d’assertions, la reprise du discours d’autrui, les connecteurs logiques et la prise en charge du discours. Enfin, sur le plan de la mise en scène pédagogique, différentes catégories de profils discursifs chez les enseignants sont mises en évidence. 

20Dans le chapitre 3, « Reprises et représentations du discours de l’élève dans le discours de l’enseignant : un “triple jeu discursif” pendant les Discussions à Visée Philosophique », Philippe Roiné analyse des représentations du « discours autre » en s’intéressant à son tour aux mouvements discursifs, mais cette fois du côté de l’enseignant. L’auteur identifie, dans les processus de conceptualisation et d’argumentation à l’œuvre dans les discussions, deux types de mouvements discursifs – l’accumulation (s’appuyer dans les échanges sur ce qui a été dit) et le déplacement (s’appuyer dans la suite des échanges sur le sens produit par ce qui a été formulé). Les deux types de mouvements permettent à la discussion de se poursuivre et aux participants de rester impliqués dans la réflexion, ce que montre l’auteur en les identifiant dans le corpus. En termes de mise en scène éducative, l’analyse permet de dégager des postures énonciatives qui favoriseraient le dialogue et la coconstruction de sens, en tant que postures professionnelles langagières indispensables pour l’animation des discussions.

21Le chapitre 4 de cette section de l’ouvrage, « Le guidage en DVP1 apport de l’analyse interlocutoire et des verbalisations en autoconfrontation », par Yasmina Kebir, Vincent Boutet, Antonietta Specogna et Valérie Saint-Dizier de Almeida, est centré sur l’analyse des activités de « guidage » mises en œuvre par l’enseignant. La recherche est conduite en croisant deux méthodes : celle de l’analyse des interactions – ici, menée selon la logique interlocutoire (Trognon & Brassac, 1992), intégrant l’analyse hiérarchique et fonctionnelle (Roulet et coll., 1985) – et également une méthode issue de la psychologie de l’activité, « l’entretien d’autoconfrontation » (Saint-Dizier de Almeida, 2015). L’analyse de l’entretien avec l’enseignante qui intervenait lors de la discussion « Qu’est-ce que le destin ? » (Fournel, 2018) révèle que les actions de guidage mises en œuvre par celle-ci se comprennent en partie par le fait qu’elle avait suivi une formation aux discussions à visée philosophique au cours de l’année en question. Lors de cette formation, elle a appris qu’il fallait tout d’abord conduire les élèves à définir précisément la notion mobilisée (ici « le destin »). D’autre part, l’enseignante expliquait qu’elle se trouvait face à un « incident critique » inattendu lors de la discussion entre élèves, pour lequel elle ne disposait pas de schèmes d’action au préalable, dans la mesure où la définition du « destin » qui s’est stabilisée au sein du groupe d’élèves ne correspondait pas à celle qu’elle visait.

22Le dernier chapitre dans cette section de l’ouvrage, « Mise en scène argumentative des sujets et régulation émotionnelle », par Claire Polo, aborde l’analyse d’un processus discursif et dialogique spécifique, celui de l’argumentation, mis en relation avec l’expression et la régulation des émotions. L’argumentation au sens de l’élaboration discursive d’un objet de discours (une schématisation, au sens de Grize, 1996), intègre l’éthos (la présentation de soi ou de son adversaire, comme plus ou moins digne de foi) et également une charge émotionnelle. Créer un « espace » de discussion ayant un climat émotionnel positif, voire sécurisant, est important afin que les élèves puissent s’engager dans la réflexion critique sur les notions philosophiques. L’analyse des épisodes du corpus où les élèves se « mettent en scène » personnellement montre que dans la majorité des cas, il s’agit de rapporter un vécu réel, et que dans ces cas, ils correspondent à des « pics » émotionnels. La saillance émotionnelle associée à ces « pics » favorise la reprise des idées. Enfin, l’analyse montre le travail conjoint de régulation des émotions accompli par l’enseignant et les élèves afin de construire un climat de discussion sécurisant et propice au philosopher.

6. Synthèse en guise de conclusion

23Les cinq chapitres rassemblés dans cette section de l’ouvrage apportent des éclairages originaux sur les trois questions abordées dans les premières sections de ce chapitre introductif, à partir de problématiques de recherche en sciences du langage et psychologie de l’interaction. Ces éclairages se font à partir de multiples démarches théoriques – analyse du discours, analyse structurelle-fonctionnelle des interactions verbales, logique interlocutoire, théories de l’argumentation, de l’émotion… – et méthodologiques – analyse de connecteurs, de structures, d’activités discursives, d’opérations intellectuelles ; corrélation statistique entre variables, entretien d’autoconfrontation….

24Par rapport aux objectifs d’apprentissage de la PPE abordés dans ces chapitres, si les recherches antérieures insistent sur les acquis en matière d’apprentissage du raisonnement, de l’argumentation et de la participation dans un dispositif pédagogique de la discussion, les enseignants dans le corpus d’étude semblent centrés sur la co-élaboration du sens des notions philosophiques chez des jeunes enfants. Or, les recherches récentes ont tendance à faire reculer vers la petite enfance l’âge auquel la pratique argumentative est mise en œuvre (Greco et coll., 2018), ce qui plaide en sa faveur comme objectif à viser davantage par les enseignants. De même, l’apprentissage de la régulation des émotions dans les interactions et du vivre ensemble dans le dialogue respectueux et apaisé semblent également pertinents dans ce cadre.

25Dans le paysage international des recherches sur la PPE, les chapitres rassemblés ici constituent un apport original majeur sur le plan de la précision des processus cognitifs-langagiers à l’œuvre dans les discussions à visée philosophique et les méthodes qui permettent de les analyser. L’étude des connecteurs discursifs abordée ici est capitale afin de cerner la structuration hiérarchique des discussions en activités discursives, et, en allant plus loin, pour repérer les opérations discursives ou psychologiques mises en œuvre dans les processus de co-élaboration du sens des notions philosophiques, de raisonnement et de l’argumentation. Ces processus cognitifs et langagiers sont indissociables de l’expression sémiotisée et de la circulation des affects dans les discussions, qui participent au « climat » général du groupe et nécessitent une régulation effective afin que la discussion puisse bien être menée à terme.

26Cette caractérisation approfondie des processus à l’œuvre dans les discussions, portant sur le plan des raisonnements et conceptualisations, permet de mieux définir des objectifs d’apprentissage à viser dans l’organisation des séances de PPE. Comme nous l’avons vu, dans le corpus étudié ici, les enseignants visent à susciter les inférences et la compréhension des notions chez les élèves. Ils visent également à faire converger la discussion, par des interventions de guidage indirect, vers leurs propres définitions préétablies des notions philosophiques, tout en préservant son intérêt pour les élèves. Cette tension entre le maintien d’un espace de dialogue ouvert et l’atteinte des objectifs définis au préalable par l’enseignant constitue un défi pour toute pédagogie dialogique.

7. Bibliographie

27Andriessen Jerry & Baker Michael J., 2014, « Arguing to Learn », dans R. K. Sawyer (dir.) The Cambridge Handbook of the Learning Sciences, 2^e éd., Cambridge, Cambridge University Press, p. 439-460, DOI : http://dx.doi.org/10.1017/CBO9781139519526.

28Baker Michael J., 2002, « Argumentative interactions, discursive operations and learning to model in science », dans P. Brna, M. Baker, K. Stenning & A. Tiberghien (dir.), The Role of Communication in Learning to Model, Mahwah N.J., Lawrence Erlbaum Associates, p. 303-324.

29Baker Michael J., 2009, « Intersubjective and intrasubjective rationalities in pedagogical debates: Realizing what one thinks », dans B. Schwarz, T. Dreyfus & R. Hershkowitz (dir.), Transformation of Knowledge Through Classroom Interaction, London, Routledge, p. 145-158.

30Baker Michael, Andriessen Jerry & Schwarz Baruch B., 2020, « Collaborative Argumentation-Based Learning », dans R. Wegerif, N. Mercer & L. Major (dir.) The Routledge International Handbook of Research on Dialogic Education, London, Routledge, p. 76-88.

31Baker Michael J., Quignard Matthieu, Lund Kristine & Séjourné Arnauld, 2003, « Computer-supported collaborative learning in the space of debate », dans B. Wasson, S. Ludvigsen & U. Hoppe (dir.) Designing for Change in Networked Learning Environments: Proceedings of the International Conference on Computer Support for Collaborative Learning 2003, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, p. 11-20.

32Barth Else M. & Krabbe Erik C. W., 1982, From Axiom to Dialogue: A philosophical study of logics and argumentation, Berlin, Walter de Gruyter.

33Dillenbourg Pierre, Baker Michael J., Blaye Agnès & O’Malley Claire, 1996, « The evolution of research on collaborative learning », dans P. Reimann & H. Spada (dir.) Learning in Humans and Machines: Towards an Interdisciplinary Learning Science, Oxford, Pergamon, p. 189-211.

34Dillenbourg Pierre (dir.), 1999, Collaborative Learning: Cognitive and Computational Approaches, Oxford, Pergamon.

35Doise Willem, Mugny Gabriel & Perret-Clermont Anne-Nelly, 1975, « Social Interaction and Cognitive Development », European Journal of Social Psychology, vol. 5, p. 367-83.

36Ennis Robert, 2011, « Critical Thinking », Inquiry: Critical Thinking Across the Disciplines, vol. 26, n^o 1, p. 4-18.

37Fournel Anda, 2018, Analyse pragmatique et actionnelle de l’acte de questionner. Le questionnement chez des élèves de primaire et de collège pratiquant la philosophie à l’école, thèse de doctorat, Université Grenoble Alpes, disponible en ligne sur https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01841459/document.

38Gillies Robyn M., 2016, « Cooperative Learning: Review of Research and Practice », Australian Journal of Teacher Education, vol. 41, n^o 3, p. 39-53, http://dx.doi.org/10.14221/ajte.2016v41n3.3.

39Greco Sara, Perret-Clermont Anne-Nelly, Iannaccone Antonio, Rocci Andrea, Convertini Josephine & Schär Rebecca G., 2018, « The Analysis of Implicit Premises within Children’s Argumentative Inferences », Informal Logic, vol. 38, n^o 1, p. 438-470, https://doi.org/10.22329/il.v38i4.5029.

40Grize Jean-Blaise & Pieraut-Le Bonniec Gilberte, 1983, La contradiction, essai sur les opérations de pensée, Paris, PUF.

41Grize Jean-Blaise, 1996, Logique naturelle et communications, Paris, PUF.

42Golder Caroline, 1996, Le développement des discours argumentatifs, Lausanne, Delachaux et Niestlé.

43Kyndt Eva, Raes Elisabeth, Lismont Bart, Timmers Fran, Dochy Filip & Cascallar Eduardo, 2013, « A meta-analysis of the effects of face-to-face cooperative learning. Do recent studies falsify or verify earlier findings? », Educational Research Review, vol. 10, p. 133-149.

44Lave Jean & Wenger Étienne, 1991, Situated Learning: Legitimate peripheral participation. Cambridge (UK), Cambridge University Press.

45Lipman Matthew, 1976, « Philosophy for children », Metaphilosophy, vol. 7, n^o 1, p. 17-39, disponible en ligne sur http://www.jstor.org/stable/24435193 [consulté le 22 décembre 2020].

46Mercer Neil, Wegerif Rupert & Major Louis (dir.), 2020, The Routledge International Handbook of Research on Dialogic Education, Londres, Routledge.

47Muller Mirza Nathalie & Perret-Clermont Anne-Nelly (dir.), 2009, Argumentation and Education: Theoretical Foundations and Practices, New York, Springer.

48Naess Arne, 1966, Communication and argument: elements of applied semantics, Londres, Allen and Unwin.

49Nonnon Elisabeth, 1996, « Activités argumentatives et élaboration de connaissances nouvelles : le dialogue comme espace d’exploration », Langue Française, n^o 112, p. 67-87.

50Noroozi Omid, McAlister Simon & Mulder Martin, 2016, « Impacts of a digital dialogue game and epistemic beliefs on argumentative discourse and willingness to argue », International review of research in open and distributed learning, vol. 17, n^o3.

51Perelman Chaïm & Olbrechts-Tyteca Lucie, 1988 [1958], Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles.

52Plantin Christian, 1996, « Le trilogue argumentatif. Présentation de modèle, analyse de cas », Langue française, n^o 112, p. 9-30.

53Plantin Christian, 2016, Dictionnaire de l’argumentation : Une introduction aux études d’argumentation, Lyon, ENS Éditions.

54Roulet Eddy, Auchlin Antoine, Moeschler Jacques, Rubattel Christian & Schelling Marianne, 1985, L’articulation du discours en français contemporain, Berne, Lang.

55Saint-Dizier de Almeida Valérie, 2015, « L’utilisation conjointe de l’observation et l’auto-confrontation à travers l’étude d’une vente à domicile », Le Travail Humain, vol. 78, n^o 4, p. 307-334, DOI : 10.3917/th.784.0307.

56Schwarz Baruch B. & Baker Michael J., 2017, Dialogue, Argumentation and Education: History, Theory and Practice, New York, Cambridge University Press. https://doi.org/10.1017/9781316493960.

57Simonneaux Laurence, 2001, « Role-play or debate to promote students’ argumentation and justification on an issue in animal transgenesis », International Journal of Science Education, vol. 23, n^o 9, p. 903-927.

58Sitri Frédérique, 2003, L’objet du débat : La construction des objets de discours dans des situations argumentatives orales, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle.

59Slavin Robert E., 1989, « Cooperative learning and student achievement », dans R. Slavin (dir.), School and classroom organization, New Jersey, Lawrence Erlbaum, p. 129-156.

60Tozzi Michel, 1993, « Contribution à l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopher », Revue française de pédagogie, n^o 103, p. 19-31.

61Trognon Alain & Brassac Christian, 1992, « L’enchaînement conversationnel », Cahiers de Linguistique Française, vol. 13, p. 76-107.

62Van Eemeren Frans H., Grootendorst Rob, 1984, Speech Acts in Argumentative Discussions, Dordrecht-Holland, Foris Publications.

63Van Rees M. A., 2007, « Dialectical and rhetorical effects of dissociation », dans H. V. Hansen, C. W. Tindale, J. A. Blair, R. H. Johnson & D. M. Godden (dir.), Dissensus and the search for common ground: OSSA 2007 Windsor, ON : Ontario Society for the Study of Argumentation.

64Walton Douglas N., 1992, Plausible argument in everyday conversation, New York, State University of New York Press.