1Ce chapitre fait référence à la seconde grande catégorie de caractéristiques de l’autisme. Si les personnes autistes ont des aptitudes socio-communicationnelles atypiques, elles se remarquent aussi par leur besoin d’immuabilité, par leur perception et leur sensorialité inhabituelles, et par leur rapport particulier à certains thèmes ou objets (appelés intérêts spécifiques ou intérêts restreints), avec une focalisation intense sur ces derniers.

2Tout comme les spécificités sociales, cette seconde catégorie a pu être à l’origine de conceptualisations de l’autisme. Selon la théorie du monde intense, développée par Henry et Kamila Markram (2010), l’hyperfonctionnement de certains circuits neuronaux chez les personnes autistes générerait hyper-perception, hyper-attention, hyper-mémoire et hyper-émotivité. Cette théorie est néanmoins critiquable, notamment car elle s’appuie sur un modèle animal, et du fait qu’elle ne peut s’appliquer qu’à une petite partie de personnes autistes, ceux qui ont des habiletés remarquables. Une autre théorie influente est celle de Laurent Mottron et de ses collaborateurs (2006), incluant Michelle Dawson qui est elle-même autiste. Ils suggèrent que les personnes autistes auraient un fonctionnement perceptif amélioré, qui pourrait être à l’origine de leur sensorialité atypique et de certaines spécificités cognitives et comportementales. Par exemple, cela pourrait expliquer qu’un intérêt et une expertise forte en musique puissent fréquemment être observés chez les personnes autistes.

3Dans la littérature scientifique, les résultats concernant les différences entre filles et garçons autistes au niveau des intérêts et comportements stéréotypés sont contradictoires. Selon les études, les filles seraient plus touchées, moins touchées, ou ne différeraient pas des garçons sur ce domaine (Allely, 2019). Une revue de littérature de 2019 menée par Tyler McFayden fait le point : un profil particulier pourrait se repérer chez les femmes autistes, à la fois quantitativement et qualitativement. Afin de tenter de le décrire, les différentes sous-catégories de ce domaine sont abordées distinctement au sein de ce chapitre qui s’appuie sur les résultats de la revue de Tyler McFayden ainsi que sur d’autres études.

4Beaucoup de ces études se fondent sur des comportements rapportés par les parents en ce qui concerne l’évaluation du domaine des intérêts restreints et comportements stéréotypés. Cela permet d’avoir une vision écologique, puisqu’ils vont décrire des comportements de vie au quotidien. Néanmoins, les questionnaires génèrent des biais dans ce qui est rapporté, dont il faut avoir conscience. Pour le moment, il existe malheureusement peu d’études dont la conception s’appuie sur une observation directe des comportements par les chercheurs, ce qui serait pourtant nécessaire pour compléter les données rapportées.

Intérêts spécifiques et comportements de jeu

5Un intérêt spécifique correspond au domaine ou au jeu de prédilection d’une personne autiste, qui ne va pas varier au fil des jours et sur lequel la personne va porter une attention focalisée. Toute personne peut avoir une passion plus ou moins développée. Imaginons que vous viviez dans un immeuble et que votre voisin de palier se nomme Pierre. Pierre s’intéresse un peu à tout. D’une grande curiosité, il possède des connaissances sur des sujets variés et ne manquera jamais de vous raconter une anecdote, quel que soit le thème. Sa femme Mathilde n’a quant à elle rien qui la passionne vraiment. Elle apprécie son travail, ni trop ni trop peu, et aime prendre du temps pour elle le week-end, afin de faire différentes activités. Madame Li, au troisième étage, a une réelle passion pour les oiseaux. Elle en a fait son métier puisqu’elle travaille dans un parc ornithologique. Elle sait reconnaître le chant de très nombreux oiseaux et semble avoir une oreille formatée pour cela. Elle aime partager son intérêt mais elle aime aussi d’autres choses et peut oublier les oiseaux presque toute une soirée lorsqu’elle passe du temps avec ses amis. Au premier étage, le jeune Pablo adore le cyclisme : c’est son sport, son moyen de transport au quotidien et pendant les vacances, et il s’investit dans une association d’aide à la réparation de vélos. Enfin, Lola est férue d’informatique et passe son temps à programmer, tandis que son colocataire Younes apprécie le Rubik’s Cube plus que tout. Il est tellement doué qu’il participe même à des championnats. Ils sont parfois vus comme des nerds.

6Pourriez-vous dire qui de Pierre, Mathilde, Madame Li, Pablo, Lola ou Younes est autiste ?

Bien entendu, il est impossible de le déterminer sur ces descriptions car l’autisme recouvre un ensemble de traits. Il est possible que tous le soient, ce qui serait peu probable statistiquement vu qu’ils vivent dans le même immeuble. Il est possible qu’aucun ne le soit, même si certains semblent avoir des intérêts assez intenses et focalisés. Comment alors distinguer les passions d’un intérêt spécifique ?

7Comme cela a été mentionné, l’autisme ne se caractérise pas uniquement par l’intérêt spécifique. De ce fait, une personne peut avoir une passion qui ressemble à un intérêt spécifique de par son intensité, mais ne présenter aucune des autres caractéristiques de l’autisme. À l’inverse, certaines personnes autistes n’ont pas d’intérêt spécifique marqué, comme l’ont rapporté Mélina et Magali lorsqu’elles ont été interrogées à ce sujet. Cependant, cela peut varier dans le temps et il est possible d’en développer un à un moment donné. Mélina a aussi indiqué qu’elle avait eu peu d’intérêt pour les jeux et les jouets durant son enfance. Cette absence d’intérêt pour les jeux constitue une caractéristique atypique chez un enfant, qui peut être associée à l’autisme, et qui est probablement plus repérable qu’un intérêt spécifique, si celui-ci est un peu trop conventionnel.

8Ainsi, l’intérêt spécifique ne fait pas la personne autiste, et la distinction entre passion et intérêt spécifique n’a pas de délimitation franche. Maintenant que l’on a pris ces précautions, si l’on tente de spécifier ce qui distingue un intérêt spécifique d’une passion, il semble que l’on puisse retrouver une atypicité en termes d’objet et/ou une intensité remarquable dans l’investissement de l’intérêt spécifique (Jordan & Caldwell-Harris, 2012), qui peut être thématique ou perceptif. L’intérêt spécifique occupe généralement une place si importante qu’il impactera significativement la vie de la personne et celle de ses proches. L’ensemble des pensées est dirigé vers l’intérêt. Si cette hyper focalisation peut engendrer une accumulation de connaissances considérable et détaillée lorsque l’intérêt est thématique, elle est aussi reliée à une inflexibilité et rigidité de pensée, puisque la personne autiste ne peut s’extraire de cet intérêt :

Mes intérêts prennent trop de place, toute la place. En termes de temps, ça n’est pas calculable. Tout mon temps libre, je veux dire la moindre parcelle, la moindre minute. Et quand je dois faire autre chose, comme aller au travail, parler avec des gens ou autre, j’ai toujours mon intérêt spécifique qui tourne dans ma tête en arrière-plan, j’y pense souvent en même temps que je fais autre chose. (Natacha)

À l’adolescence, mon intérêt était le cinéma. J’ai d’ailleurs présenté un BAC littéraire avec option Cinéma-audiovisuel. J’ai passé mon année de terminale à préparer le film que je devais réaliser pour l’épreuve du bac. À tel point que l’élève discrète et sans histoire que j’étais fut convoquée plusieurs fois par le directeur du lycée qui me demandait de me consacrer aussi aux autres matières. Mais seul mon film m’intéressait ! Film qui a été très bien noté. Avec un coefficient 7, il m’a permis de gagner des points pour compenser les notes moyennes des autres matières. Donc, cet intérêt m’a été profitable. J’ai intitulé mon film « Aimez-moi ». Le personnage principal : Albert, un homme de 50 ans. Je pensais naïvement brouiller les pistes, ayant 17 ans et étant une fille. Mais, c’était mon histoire, avec mes questionnements. On voyait le personnage mal à l’aise dans toutes les situations de la vie sociale : au bar, dans une soirée, dans un parc avec une jeune femme. La phrase finale de mon personnage : « je ne sais pas si c’est eux ou si c’est moi, mais je n’y arrive pas et puis c’est tout. » Ce film a été salvateur pour moi à l’époque : il m’a permis de ne pas imploser. (Maryline)

9Bien que la place occupée par l’intérêt de Maryline ait pu avoir des conséquences négatives (la négligence des autres matières, la convocation par le directeur), cet intérêt a aussi eu un rôle cathartique capital. L’intérêt est un élément central de l’identité des femmes autistes et parfois leur raison d’être (Bargiela et coll., 2016). Il est essentiel au bien-être de la personne et a une fonction d’apaisement ainsi que de régulation du stress et de l’anxiété. L’intérêt pour le cinéma de Maryline lui a permis de sublimer les difficultés auxquelles elle était confrontée. Son œuvre fait office d’introspection dans laquelle elle expose subtilement ses questionnements sur elle et sur les autres. La dimension d’analyse psychologique dans son travail est donc importante. La psychologie est d’ailleurs son intérêt spécifique actuel, et il n’est pas rare de trouver ce type d’intérêt chez les femmes autistes, probablement car elles y cherchent les clés de la compréhension des autres (et parfois d’elles-mêmes). Toutefois, on note que cet intérêt est aussi fréquent chez les femmes non autistes et si l’on fait abstraction de la place que celui-ci peut prendre, alors ce type d’intérêt est tout à fait acceptable. Cela amène à la caractéristique principale des intérêts des femmes autistes selon la littérature scientifique : ils seraient souvent plus conventionnels que ceux des hommes, se conformant aux intérêts que l’on peut trouver classiquement chez les femmes non autistes : psychologie, art, littérature, musique, animaux, etc. (Sutherland et coll., 2017; étude basée sur des questionnaires réalisés auprès des parents). Parfois même, c’est l’autisme lui-même qui devient un intérêt spécifique.

10Ce qui a été montré par le biais de questionnaires a aussi été confirmé de manière comportementale par Clare Harrop et ses collègues qui ont mené une étude auprès de 54 enfants autistes et 33 non autistes de 6 à 10 ans (Harrop et coll., 2018a). Dans celle-ci, ils ont présenté des planches composées de 24 images d’objets qui étaient soit des jeux ou des objets plutôt attribués aux filles (serre-tête, figurines du dessin animé La reine des neiges, etc.), ou aux garçons (figurines du dessin animé Cars, fusils, etc.) ou neutre (balançoire, figurines du dessin animé Némo, etc.). Chaque planche était un mixte (fille/garçon ou fille/neutre ou garçon/neutre). On demandait simplement aux enfants de regarder où ils voulaient sur l’image pendant que leurs mouvements oculaires étaient enregistrés en eye-tracking. Les résultats montrent que les patterns d’orientation de l’attention chez les enfants autistes et non autistes sont davantage dirigés vers les objets qui sont généralement associés à leur genre. Dans l’enfance, il arrive donc que les petites filles autistes se passionnent pour les poupées, les petits poneys, les Barbie, etc., parfois de manière très intense, alors que les garçons autistes auront davantage d’intérêts pour les trains, les Lego, les voitures, l’électronique (Nowell et coll., 2019). Les intérêts des filles peuvent aussi être des jeux de faire semblant (comme jouer à la maman, à la maîtresse), même si elles y jouent de manière atypique, soit par l’intensité de l’intérêt, soit par la manière de jouer. Par exemple, une petite fille peut aimer les poupées mais se consacrer principalement au brossage des cheveux.

Je jouais aux petits poneys et avec des figurines dinosaures aussi. Mais JAMAIS en même temps. J’avais un rituel avec mes poneys. Je les brossais un par un, je les alignais, et les observais parfois longtemps. Ensuite, je jouais normalement (scénario, histoire...) et je n’aimais pas jouer avec les autres. Je préférais jouer seule. (Pauline)

Depuis quelque temps, Nessa a un intérêt marqué pour les Barbie et les poupées. Elle communique avec elles en leur expliquant le déroulement de la journée. Elle fait la maman, fait le diner. Si on ne l’arrête pas, elle peut y jouer toute l’après-midi, et ce, tous les jours. (Samia)

À travers une observation superficielle, ce type d’intérêt pourra être un argument contre le diagnostic d’autisme : quoi de plus normal qu’une petite fille jouant aux poupées ? En réalité, un regard fin sur la manière dont le jeu est appréhendé par l’enfant amène plutôt des arguments en faveur du diagnostic : intensité, répétition des scénarios, imitation stricte de la vie réelle, etc. Cela souligne la nécessité, pour les parents et les cliniciens, d’aller au-delà d’une simple observation de l’intérêt en termes d’objet, et d’en réaliser une analyse qualitative et quantitative.

11Malgré la correspondance des intérêts et des jeux avec ceux habituellement retrouvés au sein du même genre, la moindre adhérence à une norme de genre chez les femmes autistes pourrait expliquer que l’on retrouve également des centres d’intérêt moins genrés, voire plus masculins (peut-être plus fréquemment que chez les personnes non autistes) :

Je jouais surtout dans le jardin familial. J’ai aussi commencé tôt à jouer à des jeux vidéo (5 ans). Avec mon frère et ma sœur, nous avons beaucoup joué à des jeux de rôle et au jeu de cartes Magic. Les adultes de mon entourage partageaient l’avis de ma mère, que j’étais une “enfant sauvage” car je jouais dehors, par tous temps, et j’étais souvent très sale. Il m’arrivait aussi de me mettre nue pour jouer dehors et cela choquait les frères et sœurs de ma mère. (Nadja)

J’ai beaucoup joué aux Lego et aux Playmobil étant enfant. Je crois que le seul point pouvant paraître étrange est que si un autre enfant jouait avec moi, je n’avais pas tellement d’interaction, puisque je n’ai jamais parlé à voix haute en jouant. Je n’ai jamais construit de dialogues par exemple dans les jeux, mais je crois que je construisais des sortes de configurations. (Sacha)

12Enfin, des intérêts plus atypiques s’observent aussi parfois :

Mes intérêts spécifiques sont très cycliques et je ne sais d’ailleurs pas si j’en ai en ce moment. Ah si, je dirais les siluriformes [poissons chats et silures], mais pas sûre, ou mes animaux. Je n’ai pas l’impression qu’ils me mettent des barrières cependant. Ils se manifestent, je dirais, par leur présence récurrente dans mes interactions. Je peux aussi ne dessiner que ça pendant le cycle où je m’y intéresse (c’est le cas des siluriformes notamment). (Pauline)

Lorsque j’étais adolescente, j’avais des intérêts spécifiques assez particuliers, qui créaient un décalage avec les autres personnes. Maintenant je pense avoir réussi à utiliser mes centres d’intérêt pour développer des relations sociales. Par exemple, j’aime beaucoup coudre des housses d’instruments de musique. Je suis contente de passer un temps calme à coudre seule, puis de partager ma création avec quelqu’un qui sera heureux de la recevoir, et ainsi échanger par un acte gentil. Il m’arrive d’avoir des stocks énormes d’avance de housses pour un instrument très rare, alors que j’aurais pu coudre autre chose de plus utile immédiatement. Répéter les étapes de fabrication de cette housse est très plaisant. (Nancy)

13Le témoignage de Nancy montre que les intérêts peuvent être un appui pour le développement de relations. Dans son cas, l’offre d’un cadeau permet un échange social, mais il peut aussi donner naissance à des explications de sa part, à une démonstration et donc à d’autres interactions. Leur intensité et la motivation qu’ils génèrent aident certaines femmes à se dépasser en se confrontant à des situations qu’elles évitent habituellement, comme certaines interactions sociales, certaines sorties :

Je pense que c’est à la fois une barrière pour la socialisation, car je ne vais pas forcément aller vers autre chose que le sujet qui m’intéresse, voire parfois, je vais carrément éviter des interactions sociales (comme une sortie ou un repas en famille) pour m’y consacrer plus. Par contre même si je suis très casanière, je suis capable de prendre le train et d’essayer d’affronter le métro pour aller à un colloque qui m’intéresse : ça peut sembler paradoxal. Ça m’a aussi aidée parce que j’ai acquis des compétences sur la manière de chercher une information par exemple, et c’est transposable partout. Je pense que les compétences acquises sur le sujet en particulier peuvent être enfermantes ou être des barrières, par contre les compétences transversales acquises peuvent être utiles dans d’autres domaines. (Natacha)

L’intérêt spécifique de Natacha pour l’autisme va non seulement l’encourager à relever des défis sociaux, mais favorise aussi le développement de compétences transversales, notamment en termes de recherche d’information et d’organisation. Ainsi, les intérêts sont un point d’appui essentiel au développement de compétences cognitives et sociales. Dans certains cas, ils peuvent même orienter vers un emploi (Jordan & Caldwell-Harris, 2012). Cela souligne la nécessité cruciale de leur prise en compte dans l’accompagnement des personnes autistes.

14En somme, les différents témoignages mettent en avant des intérêts importants et divers chez les femmes autistes. Pourtant, la littérature montre généralement que les filles et femmes autistes auraient moins d’intérêts spécifiques, et que ces derniers seraient moins importants que ceux des garçons (Allely, 2019). La différence entre les observations issues de ces témoignages et ce qui est retrouvé dans la littérature pourrait partiellement s’expliquer par un biais envers les intérêts masculins dans les critères diagnostiques (Hull, Mandy, et coll., 2017). Il sera recherché des connaissances étendues sur les réseaux de transport, sur la météo, sur les dinosaures, ou encore un intérêt prononcé pour les plaques d’immatriculation. Il est alors possible que les intérêts spécifiques féminins soient moins repérés que ceux des garçons, tout en étant peut-être aussi un peu moins intenses. Toutefois, ils ne sont pas la seule composante de la deuxième catégorie de caractéristiques de l’autisme susceptible de différer entre filles et garçons. Les comportements répétitifs et les rituels pourraient aussi se manifester différemment.

Comportements stéréotypés et routines

15Les comportements stéréotypés correspondent aux gestes moteurs répétitifs, aux préoccupations et aux jeux répétitifs avec certaines parties d’objets. Par exemple, la personne autiste peut-être obnubilée par le fait de faire tourner les roues d’une voiture. Ce point se superpose d’ailleurs aux intérêts spécifiques. Ce domaine fait aussi référence à l’adhésion inflexible à certaines routines : vouloir faire les choses toujours de la même manière, sans que le programme puisse être modifié, ou avoir des rituels auxquels il n’est pas possible de déroger. Une fois encore, ces comportements se retrouvent en population générale. Les personnes n’ayant aucune routine ni aucun tic moteur sont probablement plus rares que celles qui en ont. Qui n’a jamais été énervé par son voisin de classe qui remue frénétiquement sa jambe, faisant alors trembler toute la table ? Combien de personnes ont un rituel avec leur café du matin ? Sans parler de certaines personnes qui ne peuvent pas manger à d’autres horaires que 12 h et 19 h et qui ne supportent pas que l’on déplace leurs affaires d’un millimètre. Pourtant, bien peu parmi toutes les personnes ayant des comportements répétitifs et ritualisés sont autistes. Néanmoins, certains traits pourraient être plus spécifiques aux personnes autistes : maniérismes moteurs plus atypiques comme des battements de mains (flapping) même à un âge avancé, rituels plus spécifiques et plus ancrés que ceux retrouvés dans la population générale, possiblement en lien avec un besoin de prévisibilité accru, selon certaines théories récentes de l’autisme (voir par exemple, la théorie du cerveau prédictif évoquée notamment par Gomot et Wicker, 2012 et Van de Cruys et coll., 2014). En effet, les rituels et stéréotypies pourraient permettre d’avoir un cadre apaisant, dans un monde trop imprévisible et changeant (et par là même, générateur de stress) pour les personnes autistes. Notons par ailleurs que les comportements stéréotypés et répétitifs sont plus importants chez les personnes autistes avec un plus faible niveau intellectuel (voir Siracusano et coll., 2021).

16On retrouve la présence de comportements moteurs stéréotypés et de préoccupations pour des mouvements d’objets chez les filles autistes, mais de manière moins intense que chez les garçons, que ce soit chez des adultes autistes ayant une déficience intellectuelle associée (Hattier et coll., 2011), ou chez des enfants autistes (3 à 18 ans), tous niveaux intellectuels confondus (Antezana et coll., 2019). Cette dernière étude se base sur la récolte de scores à une échelle spécifiquement destinée à l’évaluation des intérêts restreints et comportements répétitifs à partir des parents, la RBS-R (Repetitive Behavior Scale - Bodfish et coll., 2000). Selon cette même étude, les filles montrent par contre plus de comportements compulsifs, notamment de collections, et de besoin d’immuabilité, comme le fait d’avoir besoin de s’assoir toujours à la même place. Ce dernier phénomène est illustré, à l’âge adulte, par les témoignages de Maryline et de Nadja :

Mes activités quotidiennes sont toujours réalisées dans le même ordre. Le matin : réveil, toilettes, douche, habillement (ça aussi toujours dans le même ordre – je ne supporte pas d’enfiler un pantalon si je n’ai pas mes chaussettes), petit-déjeuner. Je vis seule, mais je m’assois toujours du même côté dans mon canapé, je m’installe toujours à la même place à table. À l’adolescence, j’avais des TOCs avec les interrupteurs et la fermeture des portes à clé. Je n’aime pas les changements, l’imprévu de manière générale. Un de mes pires souvenirs : un anniversaire-surprise. Je ne savais comment réagir, je me suis rappelé qu’il fallait sourire, alors j’ai souri toute la soirée, mais c’était vraiment douloureux. (Maryline)

Concernant les comportements stéréotypés, plus jeune, ils étaient très marqués, mais en vieillissant ils le sont de moins en moins. J’avais des comportements alimentaires compulsifs, j’ingérais des aliments craquants comme du riz ou des pâtes crues en grande quantité. Cela arrive encore, surtout en situation de fort stress. Je suis aussi maniaque concernant mes affaires, je ne supporte pas qu’on touche mes affaires, en particulier mes affaires de toilette. Pour moi, ces comportements sont surtout une manière de se rassurer. (Nadja)

17L’étude de Ligia Antezana et collaborateurs montre aussi que les filles auraient davantage de comportements de type « se tirer les cheveux » qui peuvent être vus soit comme une recherche sensorielle, soit comme un comportement stéréotypé ou un comportement compulsif, ou encore comme un comportement d’automutilation. Les comportements d’automutilation seraient présents chez environ 40 % des personnes autistes, selon une méta-analyse (Steenfeldt-Kristensen et coll., 2020). Ils concerneraient tout le spectre de l’autisme, avec néanmoins des caractéristiques différentes selon la population. Chez les personnes avec un autisme nécessitant un fort accompagnement, non oralisantes et souvent avec une déficience intellectuelle, les automutilations peuvent être associées à une douleur, non verbalisable, ou encore venir en réponse comportementale (apprise par renforcement positif ou négatif). Parmi ces comportements, on retrouve le fait de se cogner la tête, de se tirer les cheveux, de se gratter, de se mordre le bras, etc., actes qui vont être très répétitifs. Chez les personnes autistes ayant un bon niveau cognitif, on peut aussi remarquer des gestes plus élaborés, comme se couper avec quelque chose ou encore se brûler. Globalement, ces comportements permettent de réguler certains affects négatifs et de réduire une réponse émotionnelle stressante.

Quand je fais une crise, je peux hurler, jeter et casser des choses, me taper la tête avec mes mains, me cogner la tête contre les murs.

Je me cogne la tête contre un mur car durant la crise, c’est un peu comme si j’avais l’impression de tomber du 5^e étage sans pouvoir me raccrocher à quoi que ce soit. Tout lâche à l’intérieur de moi. Je n’ai plus aucun repère. Sentir ma tête toucher le mur est un point de repère, quelque chose de tangible, mon attention est du coup focalisée là-dessus, et plus sur cette sensation de tomber.

Quand je me cogne la tête, j’ai un effet de bercement également... (cognement régulier). C’est pareil quand je me tape la tête avec les mains. (Magali)

Les automutilations sont souvent associées à une faible qualité de vie pour les personnes concernées et leur famille (notamment car elles conduisent à des hospitalisations fréquentes). La méta-analyse montre aussi que les automutilations seraient plus présentes chez les personnes autistes de sexe féminin, notamment dans la fin d’adolescence et à l’âge adulte (alors qu’il n’y a pas de différence liée au sexe dans l’enfance), ce qui est soutenu par une étude sur une très grande cohorte (Warrier et coll., 2022 ; 24 420 participants autistes). Cette prédominance des automutilations chez les femmes reflète ce que l’on observe en population générale, où l’on retrouve par ailleurs que les femmes, plus que les hommes, vont avoir recours à des outils pour cela, par exemple un objet coupant (pour une méta-analyse, voir Bresin et coll., 2015). Les automutilations sont également très fréquentes dans d’autres populations, notamment chez les personnes ayant un trouble de la personnalité borderline. Ainsi, devant la présence de ce type de conduites, le diagnostic différentiel (qui sera davantage évoqué en conclusion) est essentiel.

Corrélats neurobiologiques

18En résumé, malgré des inconsistances, la majorité des études rapportent des différences entre filles et garçons autistes au niveau des intérêts restreints et des comportements stéréotypés. Pour l’aspect qualitatif, c’est-à-dire le fait qu’il y ait davantage d’attraction pour les jeux attribués à son genre, les normes de genre ont certainement un poids important. Concernant les comportements moteurs, les préoccupations pour des parties d’objets ou les routines, l’hypothèse du poids des normes de genre semble plus fragile, bien que possible, puisque l’on attend davantage des filles qu’elles soient plus calmes, qu’elles bougent moins. À côté du poids indéniable de la construction sociale, les facteurs et corrélats biologiques de ces différences apportent aussi des pistes de réflexion.

19Tout d’abord, le taux de testostérone fœtale est corrélé aux intérêts restreints chez les enfants autistes (Knickmeyer et coll., 2005). Or, les garçons autistes ont des taux de testostérone fœtale plus élevés que les filles autistes. Par ailleurs, chez les filles autistes, des taux plus élevés d’arginine vasopressine (hormone pour laquelle un rôle — parmi d’autres — a été montré dans les comportements sociaux des mammifères) sont associés à davantage de comportements autoagressifs que chez les garçons autistes (qui ont en revanche des taux plus élevés d’arginine vasopressine dans le sang que les filles) (Miller et coll., 2013). En somme, il existe des différences de taux d’hormones selon le sexe qui sont associées à des effets différents chez les filles et garçons autistes, au niveau des intérêts restreints et comportements répétitifs.

20Par ailleurs, il existe des différences cérébrales structurelles associées aux intérêts. Par exemple, chez les filles autistes, l’intensité des intérêts spécifiques et comportements stéréotypés est corrélée à une épaisseur corticale plus élevée du sillon intrapariétal droit (figure 21), impliqué dans les fonctions sensorimotrices. Chez les garçons autistes, la corrélation se fait avec une réduction de l’épaisseur corticale dans le cervelet (figure 20), impliqué dans le contrôle moteur (Westeinde et coll., 2018). Cela peut suggérer des mécanismes différents à l’origine des intérêts et comportements chez les filles et les garçons autistes.

Figure 20 : Sillon intrapariétal droit et cervelet.

21Il existe aussi une corrélation entre les scores à l’ADI-R dans le domaine des intérêts restreints et le volume de matière grise dans les cortex moteurs, l’aire motrice supplémentaire (planification des mouvements) et le cervelet chez les filles autistes. En revanche, chez les garçons, la corrélation existe avec le volume de matière grise dans le putamen (figure 21) qui joue notamment un rôle dans la facilitation des mouvements (Supekar & Menon, 2015).

Figure 21 : Putamen.

22Ces études neuroanatomiques sont limitées en nombre, et des investigations plus approfondies des implications des différences trouvées sont nécessaires pour parvenir à des conclusions précises. Toutefois, elles suggèrent une dimorphie cérébrale chez les personnes autistes de sexe masculin et féminin, en lien avec des différences dans le domaine des comportements stéréotypés et intérêts restreints.

Spécificités sensorielles

Il y a beaucoup de sons qui me sont insupportables. Les crissements, les rails de train, de métro et de RER, certains sons qui ont une fréquence plus grave mais qui me donnent presque la nausée. (Sacha)

23Les particularités sensorielles font référence au traitement inhabituel des stimuli, à la recherche sensorielle, ou au contraire à l’évitement sensoriel. Les personnes autistes ont un traitement atypique de leur environnement sensoriel, qui les conduit à des hyper- ou hyposensibilités concernant tous les sens. Parmi les réactions fréquentes, on trouve des hypersensibilités aux bruits forts ou à des bruits spécifiques, comme le sifflement des aspirateurs. Ces bruits sont parfois physiquement insupportables, comme le décrit Sacha, si bien que les personnes autistes recourent à des moyens de compensation (comme l’utilisation de casques antibruit). Les hypersensibilités ne s’arrêtent pas au domaine auditif. Elles concernent aussi l’odorat, le toucher, la vue, le goût, ou encore le système vestibulaire. Ces sensibilités génèrent au mieux de l’inconfort et au pire de la douleur.

Déjà enfant, je ne supportais pas qu’on me touche. Un effleurement peut m’être douloureux, je préfère une pression forte. Je déteste les embrassades : je sens le souffle de l’autre, son odeur, j’entends ses bruits du corps, tout m’est désagréable, nauséeux. Comment expliquer que j’ai besoin de sentir le vêtement contre ma peau et que cette sensation est pour moi confortable ? Car les parties du corps qui ne seraient pas vêtues seront alors exposées à l’air, ou en cas de vêtements trop amples, ce seront des frôlements. Or, ressentir l’air, le souffle, le frôlement est inconfortable pour moi : comme des mini décharges électriques en quasi-permanence. Ce n’est pas de la douleur brute mais la répétition en est violente. Pour les chaussures, j’ai le même ressenti : sans chaussettes, je ressens le cuir, les brides, les semelles comme des frottements désagréables. Même dans des pantoufles, je mets des chaussettes. En fait, par “confortable”, ce n’est pas le confort que j’entends mais plutôt l’absence d’inconfort. (Maryline)

À l’inverse, des hyposensibilités peuvent se rencontrer dans les différents sens, parfois à l’origine de recherches sensorielles ou de l’absence de réaction à certains stimuli. Mais il existe autant de profils sensoriels que de personnes autistes. De plus, les sensibilités varient chez une même personne en fonction du contexte, de l’état émotionnel et du niveau de fatigue.

Actuellement, ma particularité sensorielle qui a subsisté est un seuil élevé de tolérance à la douleur. J’ai encore du mal à porter certaines matières, comme les matières synthétiques ou la laine (sauf le mérinos). Maintenant j’arrive à porter des collants, mais j’ai toujours une sensation de dégoût quand je les enfile. Petite, je portais les chaussettes et les sous-vêtements retournés afin de ne pas sentir sur ma peau leurs coutures. Dernièrement, j’ai découvert les sous-vêtements gainants et cela me ravit car la sensation est rassurante lorsque j’en porte. (Nadja)

Peu de recherches se sont intéressées aux différences liées au sexe dans le profil sensoriel des personnes autistes. Une étude menée sur 102 enfants autistes (51 filles) de 6 à 17 ans à l’aide de l’échelle du profil sensoriel de Dunn (Dunn, 1999) ne révèle pas de différence liée au sexe (Bitsika et coll., 2018). Le profil sensoriel de Dunn est composé de différents facteurs, tels que la recherche de sensations, la réactivité émotionnelle, la sensibilité sensorielle, l’hypo-réactivité sensorielle, la distractibilité, etc. À l’inverse, deux études, dont l’une menée chez 236 enfants (98 filles) de 5 à 19 ans, à l’aide de l’échelle Q-ASC (The Questionnaire for Autism Spectrum Conditions) codéveloppée par Tony Attwood dans le but de mieux repérer les spécificités des femmes autistes, révèlent davantage d’hypersensibilités chez les filles que chez les garçons autistes (Ormond et coll., 2018 ; Rynkiewicz & Łucka, 2015). Cette seconde échelle comporte toutefois moins d’items (6 seulement sur les spécificités sensorielles contre 125 pour l’échelle de Dunn). Dans les deux études, les enfants ne présentaient pas de déficit intellectuel mais il n’y a pas d’information concernant le QI des enfants de la seconde étude.

24Une autre étude réalisée auprès de 168 enfants autistes (26 filles) et 439 sujets contrôles, âgés de 2 à 12 ans, à l’aide de l’échelle SPM (Sensory Processing Measure – Parham & Ecker, 2007) comportant 75 items, montre que les différences dans le profil sensoriel des garçons et des filles sont plus grandes chez les enfants autistes que chez les enfants non autistes (Osório et coll., 2021). Ce résultat est principalement dû à des scores de sensibilité sensorielle plus élevés chez les filles autistes par rapport aux garçons autistes dans les domaines de l’audition et du système vestibulaire, mais aussi de manière tendancielle dans le domaine du toucher. Cela signifie que pour le sens du toucher, les résultats statistiques sont proches du seuil de significativité mais ne l’atteignent pas, ce qui ne permet donc pas de conclure. Cette étude indique que les petites filles autistes sont plus perturbées que les garçons autistes par les environnements bruyants ou distraites par des sons qui ne sont pas remarqués par les autres. Elles sont également davantage dans l’évitement des sensations désagréables. Les données concernant le système vestibulaire révèlent par ailleurs davantage de difficultés de contrôle postural et de coordination motrice chez les filles, ce qui pourrait concorder avec un retard d’apprentissage moteur plus important chez elles (Dillon et coll., 2021 ; Gabis et coll., 2020). Néanmoins, pour le confirmer, il faudrait étudier la corrélation entre les particularités vestibulaires et les particularités motrices. De plus, les différences motrices liées au sexe dans l’autisme ne sont pas toujours retrouvées, peuvent dépendre de l’âge et du niveau cognitif des enfants évalués, ou pourraient être liées à d’autres domaines spécifiques comme celui de l’anticipation motrice (voir par exemple Crippa et coll., 2021). Enfin, il faut mentionner que le sex-ratio dans l’étude de Joana M.A. Osório et coll. (2021) est de 5,5 garçons pour 1 fille, indiquant un possible biais de recrutement, qui invite à être prudent quant à la généralisation.

25Les questionnaires utilisés dans les études qui viennent d’être décrites évaluent la réponse comportementale visible en réaction à un stimulus sensoriel, comme une réaction émotionnelle, un inconfort, un évitement, etc. Cependant, l’évaluation de la perception en psychologie expérimentale apporte des résultats différents. Afin de s’intéresser à la perception tactile, il a été demandé à des participants de détecter des stimulations faites sur leurs mains, qui variaient en intensité, fréquence, amplitude, etc. (Asaridou et coll., 2022). Les résultats suggèrent une perception tactile réduite chez les femmes, indépendamment du fait qu’elles soient autistes ou non. Il est possible que la perception évaluée expérimentalement diffère de ce qui est évalué par un questionnaire, qui est plus de l’ordre du ressenti. Des études utilisant à la fois la psychologie expérimentale et des questionnaires seraient utiles pour confronter les résultats. Finalement, devant l’hétérogénéité des résultats et des méthodologies et le peu d’études existantes, il semble difficile de conclure sur les différences liées au sexe dans le domaine sensoriel pour le moment. Néanmoins, des particularités sensorielles semblent exister chez les filles autistes.

Je pense avoir des particularités sensorielles (par exemple je suis très vite dérangée par le bruit et je dois mettre des bouchons pour travailler) mais je ne saurais dire si elles sont plus importantes que la norme. Ce sont souvent des choses spécifiques qui me dérangent, mais pas tout. Quand j’étais enfant, je me souviens que lorsqu’on partait en vacances, j’étais souvent entre l’un de mes grands frères et mon père dans la voiture, tous en shorts, et je ne supportais pas du tout la sensation de leurs poils sur mes jambes car cela me grattait. Je me souviens aussi que j’avais l’impression que mes culottes me lacéraient l’aine et je me rappelle que je disais à ma mère « j’ai mal à l’élastique ». J’avais alors trouvé l’astuce d’enfiler mon tee-shirt dans ma culotte pour réduire ce désagrément. J’ai dû faire cela jusqu’à presque 20 ans, mais maintenant ça va et je ne le fais plus du tout. De même pour la ceinture des pantalons que je ne supportais pas d’avoir à même la taille mais dorénavant je le supporte beaucoup mieux. Par ailleurs, même si je ne suis pas tactile dans mes relations amicales, je peux être très tactile et en très grande recherche sensorielle dans ma relation amoureuse. (Ana)

26D’un point de vue neurofonctionnel, des chercheurs se sont penchés sur les différences liées au sexe dans l’autisme au niveau du réseau de la saillance, et à son lien avec l’hypersensibilité sensorielle. Ils ont notamment montré que si l’on exposait des participants à des sons de voirie et/ou si on les touchait avec une surface irritante (comme le dos d’une éponge), l’amygdale et certaines régions des traitements sensoriels s’activaient. Ensuite, l’activation diminuait chez les personnes non autistes, signifiant une habituation, ce qui se produisait moins chez les personnes autistes. De plus, la réduction de l’habituation chez les personnes autistes était corrélée à une hyperréactivité sensorielle mesurée par un questionnaire (Green et coll., 2015, 2019). Or, l’un des rôles de l’amygdale est de déterminer ce qui est saillant dans l’environnement, et ce à quoi nous devons faire attention (Zheng et coll., 2017). De ce fait, l’hyperréactivité sensorielle des personnes autistes pourrait en partie être due à une attribution exagérée de saillance aux stimuli extérieurs, sans habituation à ceux-ci, contrairement aux personnes non autistes pour lesquelles l’habituation permettrait de réduire le signe d’alerte cérébrale et de supporter le stimulus.

27L’étude de Kaitlin Cummings et coll. (2020) inclut 37 garçons et 16 filles autistes de 8 à 17 ans, et s’est intéressée au lien entre la connectivité fonctionnelle au repos dans le réseau de la saillance (c’est-à-dire la corrélation entre l’activation de différentes aires du réseau de la saillance) et l’hyperréactivité sensorielle mesurée par un questionnaire rempli par les parents. Les résultats ne montrent pas de différences liées au sexe d’un point de vue comportemental (réponses au questionnaire). En revanche, les résultats indiquent des différences de connectivité selon le sexe de la personne. Chez les garçons autistes, l’hypersensibilité sensorielle serait associée à une connectivité (i) plus importante du réseau de la saillance avec les régions du traitement sensoriel et (ii) réduite avec certaines régions importantes socialement (comme le précuneus, voir figure 22). Ces résultats confortent l’idée d’une sur-attribution de saillance aux stimuli sensoriels chez les garçons autistes, alors que les stimuli sociaux seraient perçus comme moins saillants.

28À l’inverse, chez les filles, la connectivité entre les réseaux de la saillance et les cortex sensoriels corrèlerait avec une hyperréactivité sensorielle réduite. Cela signifie que plus ces zones sont connectées, moins elles ont de réactions sensorielles atypiques. En revanche, leur hyperréactivité sensorielle corrélerait avec une connectivité accrue entre les réseaux de la saillance et les régions préfrontales, qui sont notamment impliquées dans la régulation émotionnelle. Les auteurs suggèrent alors que les filles autistes feraient des efforts importants de régulation émotionnelle, en cas de stimuli aversifs, pour se conformer aux attentes sociales, en lien avec l’hypothèse du camouflage. En d’autres termes, l’activité préfrontale observée ici chez elles serait le témoin d’une régulation pour mieux masquer les difficultés, pour être plus adaptée socialement. Si cela peut rappeler les activations frontales précédemment mises en lien avec le camouflage (Lai et coll., 2019), les régions sont toutefois différentes dans les deux études (moins ventrales ici). Par ailleurs, certaines régions frontales pour lesquelles une hyperconnectivité avec le réseau de la saillance a été trouvée ici sont également associées à la perception de la douleur (cortex préfrontal dorsomédian et cortex cingulaire antérieur ; figure 22). Ainsi, il est possible que l’hypersensibilité sensorielle soit davantage liée au réseau de la douleur chez les filles (donc que l’hypersensibilité soit difficilement/douloureusement vécue). Enfin, ces aires frontales sont impliquées dans le réseau de la récompense, pouvant suggérer une valeur de récompense plus importante des stimuli sensoriels chez les filles autistes. En somme, les interprétations, qui ne s’excluent pas mutuellement, peuvent être multiples et sont spéculatives. Ces premiers résultats offrent des perspectives à explorer. De futures études permettront de préciser ces éléments et d’éliminer peut-être certaines des hypothèses émises.

Figure 22 : Cortex préfrontal dorsomédian, cortex cingulaire antérieur, amygdale et précuneus.