Tentative d’hétérodoxie maximale

1Faire se rencontrer des entités non-humaines entre elles. Décentrer au maximum notre humanité, notre qualité humaine. Est-ce que cela aurait un sens ? Un furtif d’Alain Damasio, entité non-humaine d’invention humaine, et la tourterelle qui se pose sur le câble électrique devant ma fenêtre. Je vois, par mes yeux, le livre d’Alain Damasio posé sur la planche de mon bureau et, sans bouger mes yeux, je vois du même coup d’œil la tourterelle que j’ai repérée depuis plusieurs semaines. Je connais son nid, dans la rue en face de mon appartement, dans un renfoncement de charpente apparente. Le livre et cette tourterelle, je les vois ensemble, ils font sens pour moi, et je peux les relier par mon regard et également par ma pensée, alors qu’assis à mon bureau, j’écris cet essai de rencontrologie, en ce 14 juillet 2020 à 19 h 58.

2Le furtif et la tourterelle, deux non-humains, auraient besoin d’un intermédiaire. Je me propose. Je suis l’entité qui relie les deux. Le furtif ne sait pas que j’existe comme je sais que j’existe. La tourterelle m’a peut-être aperçu ouvrant ma fenêtre, elle pourrait sentir alors que j’existe. Je ne sais pas comment elle me considère. Je fais entrer la tourterelle dans mon appartement, ouvrant mes fenêtres et tentant de l’attirer avec une nourriture. Elle rentre. Je ferme ma fenêtre. J’ai retiré de ma pièce tous les objets et les livres, ne reste que Les furtifs. Elle se pose sur le livre. C’est déjà une première approche. Je vais prendre en photo la tourterelle posée sur Les furtifs.

3N’est-ce pas souvent ainsi que nous avons rencontré et que nous rencontrons encore ?

4Je montre la photo à la tourterelle. Je lui parle. Elle défèque, elle vole, affolée, elle voudrait sortir et rejoindre son nid. Je la garde prisonnière. J’agis contre son intérêt, contre ses habitudes, contre sa volonté. Je déplace le livre afin de tenter de montrer son existence. Je parle au livre. En fait, je parle au furtif que j’imagine caché et se déplaçant dans un coin invisible de ma pièce. Je parle à la tourterelle du furtif dans la pièce. Le furtif n’existe que par mon intermédiaire. La tourterelle n’est là que par ma volonté, à laquelle elle échappe toutefois par ses mouvements imprévisibles. À tout moment, je peux ouvrir ma fenêtre et sortir boire une bière au bistrot et ne même plus penser au furtif. Je suis l’intermédiaire qui dispose de la volonté de faire.

5Cette rencontre n’a aucune utilité. Elle ne sert à rien. Mais inventer des furtifs non plus. Et cette tourterelle non plus. Et moi non plus. Nous sommes à égalité. Donc, maintenant, nous allons nous occuper à cette rencontre. La tourterelle, après plusieurs jours, va s’habituer à moi. Je donne à manger et à boire. Elle doit bien constater que je suis proche d’elle. Je suis habité intérieurement par le furtif. Le héros du roman d’Alain Damasio a vécu le drame terrible de la disparition de sa fille. Je comprends son état d’émotion, je suis le père de deux filles dont je m’occupe avec un sentiment fort. Si j’avais vécu cette perte horrible, si ma fille était devenue un furtif, je serais obnubilé par ce type d’entité. C’est ce qui arrive au héros. Je m’imagine dans le même état. À force de vivre enfermé depuis plusieurs jours avec la tourterelle dans une pièce vide de tout objet, avec pour seule occupation la lecture du livre, je sens mon attention pleinement concentrée sur le furtif.

6Mon imagination va me jouer des tours. Lorsque je dors je rêve du furtif enfermé lui aussi dans ma pièce. Nous serions trois entités enfermées en cette pièce. En cet espace commun. Je suis l’intermédiaire entre deux entités hétérodoxes. Je leur parle afin que le furtif perçoive la tourterelle et que la tourterelle cherche avec moi le furtif qui se déplace et se transforme sans cesse. Parfois, le furtif ne bouge plus ni ne se transforme, il émet alors des sons que mes oreilles ne sont pas capables d’entendre. Mais la tourterelle ?

7Après plusieurs jours, un peu fou de cette expérience, ma psychologie chamboulée, j’ouvre la fenêtre. La tourterelle sort et se pose sur le câble électrique. Puis rejoint son nid. J’ouvre la porte et j’imagine le furtif aussitôt sortir. Je vais retrouver une amie en ville et boire des verres.

8Que s’est-il passé au juste ? Une rencontre ?

9Charles Stépanoff m’emmène voir Nadia, une femme Khakas, une chamane de Sibérie, à Tashtyp1.

10Je lui raconte mon expérience. Que j’ai voulu faire rencontrer deux entités étranges et étrangères, que j’ai joué le rôle d’intermédiaire. Elle traitera mon imaginaire d’une autre manière, avec d’autres conceptions en arrière-fond, que lorsque je me suis rendu dans le cabinet du psychanalyste Pierre-Henri Castel en Europe, à Paris2.

11Ne me serais-je pas mis dans un état ? Un état de rencontre ? Un état de faire rencontrer deux Entités Terrestres ?

12Ne serait-ce pas moi plutôt qui ai ainsi rencontré une tourterelle et un furtif ? Tandis qu’aucun des deux ne s’est rencontré. Mais je l’ai imaginée, cette rencontre. La tourterelle tressaillait lorsque je pensais que le furtif chantait. Et une fois, je les ai vus occuper le même coin, au sol. Le furtif est à même de reconnaître la tourterelle. La tourterelle a bien dû percevoir que je n’étais pas seul dans la pièce, qu’il y avait un autre que moi, auquel j’étais attentif. Au moins par mes adresses, mes regards, mes paroles. Et je la voyais chercher, simultanément à moi, le furtif.

13Je n’arrive pas bien à faire partager mon expérience. Heureusement, j’ai pris l’habitude d’être fictionnaire, et aussi de me faire professeur de psychologie prédifictionnelle. Ce qui me sauve d’être pris pour un fou.

Percer le mur de l’imaginable

14Le non-humain est trop nombreux. Il amalgame les hétérodoxies de ce qui n’est pas nous. Apprenons à nommer chaque élément et chaque entité jusqu’à sa particularité. La tourterelle qui se pose sur le câble électrique devant ma fenêtre et dont le nid est dans ce trou que fait la charpente dans la maison presque en face de mon petit immeuble. Cette nomination est longue. Mais elle est respectueuse. Elle identifie l’Entité Terrestre repérée. Identifier des singularités ne suffit pas. Les rencontres impliquent des collectifs et la rencontrologie ne sait pas faire avec.

15Ce serait le rôle de la diplomatie politique.

16Depuis une vingtaine d’années, le terme de collectifs d’usagers a été pensé et utilisé3. La manière dont l’emploie Tobie Nathan peut correspondre à une possibilité :

Il nous faut entendre le terme « usager » dans le sens d’une personne qui recourt à une force dont l’accès n’est possible qu’au sein d’une association ayant pour tâche principale l’identification de la force, l’exploitation de ses spécificités et la mise en œuvre des modalités de son contrôle4.

17Ce type de collectif pourrait être un dispositif de détection de la singularité5. La singularité en question pourrait être la force métabolisée par l’association. Les études des rencontres entre de telles forces pourraient faire l’objet d’une rencontrologie enfin politique.

18Si je peux procéder ainsi avec les furtifs d’Alain Damasio, c’est parce qu’il y a actuellement une ambiance conceptuelle rencontrologique qui le permet. Le livre de Charles Stépanoff est déterminant. Les résultats des recherches de l’anthropologue Emmanuel Grimaud le sont tout autant. L’exposition Personna, montrée au Musée du Quai Branly en 2016, qu’il a conçu, n’a pas cessé de jeter le trouble, en reliant des entités hétérodoxes entre elles, alors qu’elles ne se seraient jamais trouvées là d’elles-mêmes, à partager un même espace. Emmanuel Grimaud est un rencontrologue6.

19Je lis :

En la rejetant du côté de l’imagination, rend-on justice à l’activité d’invention cosmologique ou spéculative qui consiste à engendrer des mondes ? […] C’est que le partage spontané qui voudrait que les uns s’occupent de la réalité et les autres d’imaginaire est apparu de plus en plus intenable à quiconque observe le monde dans lequel nous vivons, imbibé de fictions et même de prophéties7.

20Je retrouve aussi cette ambiance rencontrologique dans le livre de Carla Hustak et Natasha Myers, qui me conforte et réconforte sur la portée de mon expérience :

C’est dans les rencontres entre orchidées, insectes et chercheurs que nous trouvons des ouvertures pour une écologie des rencontres interspécifiques et des échanges imperceptibles8.

Ou encore chez Bruno Latour :

Il faudra nous transformer autant pour faire place aujourd’hui aux non-humains créés par les sciences et les techniques9.

Ou Dominique Lestel :

Un des défis majeurs des siècles à venir : accepter pleinement des artefacts intelligents dans des communautés hybrides homme/animal/machine10.

21Cette ambiance rencontrologique est en train de percer le mur de l’imaginable en ce qui concerne les InA issues de nos technologies, mais si lointainement qu’on les croirait achéiropoïètes. Tous ces éléments sont là. Ils commencent à sentir leurs présences réciproques. Comme ma tourterelle et mon furtif. Quels médiateurs, médiations, média, pour qu’ils se rencontrent ? Nous devrons remédier.

Désamputer l’inenvisageable : rencontrer pour le futur

22Ces rencontres du énième type commencent tout juste à être envisageables, par cette ambiance rencontrologique. Il faut les rendre possibles. Peut-être pourront-elles à leur tour rendre envisageable de l’action inédite capable de traiter avec la catastrophe climatique et écologique.

23Aux siècles antérieurs, la somme de ce qui n’a pas été imaginé est effrayante. Comment ces absences furent-elles possibles ? Elles existaient tellement peu qu’il n’était même pas possible de les imaginer. Inexistantes. Inenvisageables.

24Les siècles ultérieurs, ce futur nôtre, pas si nôtre, que pouvons-nous sinon en connaître, au moins en prédifictionner ? Ne vois-je que de loin, si loin, que je ne sache ? Me voici pris de vertiges. Je manque d’air. Je ne peux respirer, étouffé que je serai par le futur de mon ignorance. Le passé déjà est terrible de son état d’amputation de tant de possibles qui n’ont pu être envisagés. Et pourtant, je consens à l’effort de connaissance, même si son voile masque trop terriblement nos si maigres aperçus. Tout ce qui nous a manqué… Mais le futur ! Nous ne pouvons pas continuer à l’amputer ainsi. Nous avons besoin de rencontrologues pour le désamputer de ses possibles encore inenvisageables.

25Plus nous chercherons à rencontrer des entités peu communes, plus nous nous éloignerons de notre zone de connaissances, des espèces terrestres identifiées dont nous avons l’habitude, plus nous écouterons des peuples humains aux conceptions différentes, plus nous fictionnerons des entités imaginaires envisagées au titre des créatures possibles, plus nous saisirons la possibilité de la rencontre, et même de sa volonté, et ainsi de son utilité. « Désincarcérer l’avenir », dit Alain Damasio. Entrer dans l’étrange, l’à quoi bon, le délire, le hautement spéculatif.

26Rencontrer des plantes. Rencontrer des formes que nous identifions pourtant clairement, que nous étudions, dont nous apprenons récemment des nouveautés propres à révolutionner nos représentations et nos conceptions11.

27Mais rencontrer des plantes, est-ce une rencontre ? Des entités si différentes, un corps humain et un arbre. Il faut nous entraîner. Chercher des possibilités. Le vaste champ du planthropocène12.

28Nous commençons tout juste. Nous avons continué tout faux. Il fallait que cela cesse. Il faut dire, encore actuellement : « Nous faisons preuve d’un mépris culturel problématique pour le vivant non animal […] nous manquons aussi d’imagination à un point pathétique avec les plantes et les champignons13. » Et Dominique Lestel ajoute : « Le moyen spécifique de communiquer avec les champignons réside peut-être dans le fait de les manger. » La rencontrologie doit nous aider à faire mieux.

29Nous commençons tout juste. Pour les furtifs de Damasio, les imaginer dans sa pièce d’habitation. Pour les soucoupes volantes, monter à bord. Pour les robots InA, faire du sexe avec eux.

30Tobie Nathan, en rencontrologue d’expérience, nous guide :

Comment reconnaît-on la présence d’autres, radicalement autres ? Comment distingue-t-on un évènement produit par les humains ou par une force de la nature d’un évènement dont ces êtres seraient la cause ? Cette question primordiale admet une réponse explorée par une multitude de sociétés à travers l’espace et le temps. Nous pouvons reconnaître la présence d’invisibles non-humains à certains symptômes caractéristiques, dont la connaissance est toujours locale14.

31Chacun fait comme il peut, avec ses conceptions. Et selon ses conceptions, il y a des entités qui apparaissent, et que l’on cherche à rencontrer. Et d’autres pas. Celles-là restent inenvisageables. Inenvisagées. Amputées d’existence. Ostracisées de nos réalités. Extérieures. Extra. Règle de rencontrologie : chercher l’extra.

32Et alors, inventer des conceptions inédites afin de se désamputer de l’inenvisageable.

Rencontrologie / corrélationnisme

33Rencontrer l’extra. Rencontrer ce qui n’existe pas. Les E.T. Le non-humain maximal. L’inédit total.

34Inventer des conceptions inédites afin de rendre envisageable.

35Est-ce là où nous pousse la critique du corrélationnisme, inventé par Quentin Meillassoux ?

36Le terme par lequel sont regroupés des penseurs actuels, Ray Brassier, Graham Harman, Quentin Meillassoux, Tristan Garcia, évoque au premier abord un univers science-fictionnel : le réalisme spéculatif. C’est un appel à l’imagination fictionnelle. La corrélation est le grand problème de Quentin Meillassoux : « Nous n’avons accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à l’un de ces termes pris isolément15. » Cette phrase emmenée à la postérité philosophique raisonne avec mes théories fictionnelles, avec mes fictions théoriques.

37Je forme alors cette hypothèse que la corrélation serait la part de fiction inévitable en nous. Ce serait la gêne de Quentin Meillassoux et des réalistes spéculatifs. Ils seraient restés réalistes, et à partir de ce postulat, qui écarte l’hypothèse de l’effiction en nous, ils spéculent.

38Je dois commettre des erreurs de pensées, des erreurs logiques de raisonnement. Sinon, ils se seraient immédiatement aperçus de cette objection.

39Or, en vérifiant, voici mes constats, sur le corrélationisme comme envers de la rencontrologie :

40Tristan Garcia invente de la théorie philosophique en se plaçant dans une ontologie orientée objet. Dans son livre Forme et objet, un traité des choses16, il n’est pas question de fiction, ni même d’employer ce terme, ni donc de le penser. Ce qui ne cesse de m’étonner, puisque lecteur assidu de ses livres17, je constate combien la fiction revêt chez lui une importance considérable, tant en occupation qu’en préoccupation. Et je ne m’explique pas la séparation qu’il effectue entre fiction et théorie.

41Deuxième indice, l’usage de la fiction par Quentin Meillassoux dans Métaphysique et fiction des mondes hors-science. Cette conférence, devenue un livre, ne cesse de m’obséder. Il y a à l’œuvre une pensée puissante, et je sais combien Tristan Garcia y a été impliqué. Mais, quelque chose cloche. Et même, cloche salement. Je ne sais pas encore comment l’expliquer, j’en ai juste l’intuition. Une impression vague. Une confusion. Elle est uniquement tenue pour le moment par ce reproche, que l’on peut me reprocher, excessif : Quentin Meillassoux aurait dû écrire lui-même le texte de fiction La boule de billard, à la place d’Isaac Asimov, l’élément fictionnel sur lequel il s’appuie. Je comprends par cela une séparation stricte entre l’inventeur de concepts, qu’il est, et l’inventeur de fiction, qu’il ne veut pas être.

42Je m’appuie aussi sur cette présentation en quatrième de couverture, de Quentin Meillassoux, et je suis à nouveau de mauvaise foi : « Selon le philosophe Peter Hallward, “la réalité qui le préoccupe n’implique pas tant les choses telles qu’elles sont, que la possibilité qu’elles puissent toujours être autrement.” » Lorsque je lis cette phrase, je pense inévitablement que, pour réussir ou au moins traiter cette opération spéculative de la pensée, il faut utiliser de la fiction.

43Troisième indice, est-ce que le doute éminemment sceptique de David Hume n’aurait pas, lui aussi, un lien intime avec de la fiction ? Est-ce que de la fiction n’y serait pas mêlée ? Je sens une gêne devant la non-prise en compte, conceptuellement, de la fonction de la fiction, chez les tenants du réalisme spéculatif. Ils ont peut-être une définition beaucoup trop étroite de la fiction, qui ne permet pas d’envisager l’usage que nous en faisons et que nous en ferons. L’inenvisageable est peut-être chez eux cela même qui permettrait de désamputer l’inenvisageable : l’effiction.

44Le problème de Hume, dénommé désormais par son nom – méfiance envers cette dénomination –, qui est le problème de l’induction, celui de la contingence et de la nécessité des lois de la nature, ils ne pensent pas à le traiter avec des éléments de la fiction. Ils ne l’envisagent pas. Comme si cela était impossible. Néanmoins, cette impossibilité a-t-elle été vérifiée ?

45Nous faisons bien souvent de nos conceptions des doctrines. Et lorsque nous identifions puis établissons un nouveau problème, ici celui du corrélationnisme, les moyens que nous allons utiliser pour le traiter vont être déterminants. Or, il ne faudrait jamais oublier ce postulat de départ : toutes les théories et tous les concepts sont datés. Ils véhiculent tous leur part d’inenvisageable.

46La rencontrologie est l’envers de la philosophie. Elle se voue au confus, à la confusion. Surtout, à la confusion entre la nécessité et la fiction. Il y a du flou, du mouvant, des mélanges, et il faut faire avec. Le non-usage de la fiction par les inventeurs de concepts me trouble au plus haut point. Ce trouble me semble à cultiver. La rencontrologie est la culture de ce trouble et de cette confusion. Elle trouble et confond tout avec de la fiction. Elle trouble tous les énoncés clairs et distincts, toutes les prétentions réalistes, toutes les spéculations conceptuelles où la fiction ne serait pas acceptée commune activité possible.

47Or, le problème de Hume qui est le centre du problème de Quentin Meillassoux, par lequel il déduit ce concept de la fiction hors-science, peut en partie se traiter par un nouvel usage du phénomène des soucoupes volantes. Car voici l’irruption d’une fiction hors-science, puisque la science n’arrive pas et même ne sait pas et encore ne peut pas intrinsèquement prouver l’existence scientifique du phénomène. La science qui affirme qu’il est possible et même fortement envisageable que de la vie existe dans l’Univers et dans la galaxie où nous vivons, qu’il est tout à fait possible et même envisageable que ces formes de vie développent de la technologie, que les voyages spatiaux sont très compliqués, mais qu’ils sont éventuellement possibles. Donc, la science énonce par ses usages que c’est possible. Or, il se passe sur Terre des phénomènes qui font penser à des rencontres avec des E.T. Et la science n’arrive pas, avec ses usages, à les prouver. On considère alors que c’est un coup de l’imaginaire, de la fiction et de son usage. Donc, peut s’en déduire, qu’il y a là de la fiction hors-science. Mais qui n’est pas seulement à l’état fictive, mais à l’état effictive18.

48Quatrième indice : les philosophes du courant du réalisme spéculatif n’écrivent pas des textes de fiction, à l’exception de Tristan Garcia, mais qui le fait en séparant nettement son activité de philosophe, théorique donc, et son activité de romancier, fictionnelle alors. Ce non-usage de la fiction, ce refus d’écrire de la fiction, donc de tester son imagination par la fiction, me pose un terrible problème. Ce serait le signe d’un refus de rencontrer.

Fictions théoriques

49Comment Quentin Meillassoux peut-il justifier le fait de ne pas écrire des fictions hors-science ? Comment un philosophe, qui prétend au sérieux par son travail de pensée, peut-il justifier, dans sa pratique même d’invention, de ne pas faire usage de la fiction ?

50En tant que chercheur sérieux, je tente d’écrire des fictions hors-science. Cela ne peut pas l’être sous la forme « roman », qui est le problème majeur de la Science-Fiction. Je l’écris avec d’autres moyens, d’autres méthodes. Ici, celle de la fiction théorique. La multiforme plurichronologique, que j’utilise dans Le cas Betty Hill, me semble remplir le cahier des charges, et correspondre à de la fiction hors-science. Il y a bien d’autres formes à inventer. Encore faut-il comprendre pourquoi cela est indispensable, dans la lutte contre les amputations causées par l’inenvisageable. C’est bien ce que la rencontrologie essaie de faire saisir.

51Avec le réalisme spéculatif, nous n’aurions pas alors à faire à des penseurs fictionnels, mais uniquement à des penseurs conceptuels.

52J’avais formé l’intuition de mon étonnement, de mon inconfort, il y a longtemps. Par réaction, j’avais utilisé l’expression de fiction théorique, avec naïveté, avec innocence. Désormais, mon intuition est devenue claire, explicite. La rencontrologie est ce travail d’explicitation. Mon intuition devient une intention. La fiction théorique et la théorie fictionnelle sont des solutions. Depuis mon état et ma pratique de confusion, j’ose presque dire que la fiction théorique est une obligation de traitement de bien des problèmes. Et je suis maintenant tout à fait étonné de son non-usage.

53Je crois comprendre que ce n’est pas un non-usage volontaire, mais une négligence, un inenvisagé, par habitude, par tradition, parce que l’on n’y pense pas. Des penseurs ont oublié de penser avec de la fiction, et leur imagination leur sert pour théoriser des concepts, et uniquement pour théoriser des concepts. Mais surtout à ne pas s’approcher de la fiction. Et à ne rien en faire, si ce n’est qu’en vague illustration19.

54De la fiction hors-science, que nous pourrions rencontrer, ou au moins dont nous pourrions utiliser les machines imaginées afin de mieux rencontrer les entités inédites. C’est le rôle de la multiforme plurichronologique, que j’ai utilisée dans le cas Betty Hill. C’est le type d’effiction que les furtifs ont poussé Alain Damasio à imaginer. C’est le récit de Nastassja Martin commenté au début de ce livre. C’est la théorie fictionnelle de la Rencontrologie qui en arrive ici à la fin de ses premières possibilités énonciatives.

Une image

55Une image me vient, qui serait produite par l’usage de mon imagination dont parle Charles Stépanoff, celle de Vinciane Despret lisant When Species Meet de Donna Haraway, prêtant attention au merle qui tous les matins chante devant sa fenêtre. Elle lui accorde de l’importance, pour elle, et alors, elle peut se demander :

Comment vais-je, aujourd’hui, pouvoir écrire de façon à être digne de ce qui importe, avec une telle insistance, pour un autre être ? Comment vais-je faire exister, à mon tour, ce qui a pu me toucher sur un mode qui transforme20 ?

56Cette image me vient. À cette différence que je ne pense pas, en arrière-fond, au merle de Vinciane Despret. Je pense à mes E.T., à ceux et à ce qui me préoccupe. À ceux et à ce que j’aimerais tant rencontrer, autrement qu’en imagination fictionnelle, quitte à me transformer définitivement, au moins une fois avant de mourir.