1Le mot « numérique » est sur toutes les lèvres depuis plusieurs années déjà ; il est tour à tour abusivement question de « nouvelles technologies » (alors qu’elles ont tout de même quelques dizaines d’années d’ancienneté) ou de « nouvelles communications », alors qu’un ensemble de domaines socioéconomiques se fondent sur le terme « numérique » sans nécessairement avoir à l’esprit tout ce que ce terme recouvre – et tout ce qu’il ne recouvre probablement pas. Les mèmes sont un produit de cet univers ; ainsi, pour mieux en comprendre les spécificités, il est important de comprendre les méandres de son écosystème d’émergence.

2D’abord associé aux technologies récentes et aux différentes possibilités qu’elles offrent, à la fois du côté logiciel (software) mais également du côté électronique (hardware), le terme « numérique » a fini par englober tout ce qui, de près ou de loin, implique un quelconque ordinateur – puis un smartphone. Cet abus de langage est compréhensible, mais il convient ici de redonner sa juste place au terme, afin de mieux saisir les contours de ce qu’il englobe. En effet, l’adjectif « numérique » est directement connecté à l’informatique et aux différents langages, ou codes, nécessaires afin de faire fonctionner ordinateurs, logiciels, serveurs et autres pages web. Ce couplage francophone entre numérique et informatique (Bourdeloie, 2013, p. 16) n’est pas anodin et répond par ailleurs relativement mal à la manière dont certains concepts se retrouvent piégés par leurs inscriptions langagières : ainsi, les digital humanities (Schreibman et coll., 2008) ont été injustement traduites par humanités numériques. Cela est injuste ou à tout le moins incomplet, car le terme « numérique » met l’accent sur la conception informatique et sur l’ingénierie technologique, là où le terme « digital », qui existe par ailleurs en français, met bien l’accent sur les utilisateurs et leurs usages physiques des ordinateurs et smartphones, impliquant par-là leurs capacités d’échanges, de création et d’implication dans ces nouveaux environnements.

3Cette précision est d’autant plus utile par rapport à la théorie postdigitale dans laquelle se situe notre travail : il ne s’agit ici pas de pure technologie ou d’informatique au sens matériel du terme, mais bien d’interactions sociales, de nouvelles formes de communauté et de circulation d’informations entre individus qui utilisent leurs dispositifs pour regarder, transformer, documenter et commenter le monde qui les entoure.

4Dans cette perspective, la première partie de cet ouvrage se veut conceptuelle : je souhaite ainsi apporter une définition systémique de la communication et des interactions, qui intègre les dispositifs techniques pour ce qu’ils sont, tout en les reconnectant à leur univers social d’émergence et d’existence. Pour ce faire, il est important de comprendre le tournant du web 2.0, qui a permis de transformer l’internet de l’information et de la documentation (ou web 1.0), en un world wide web qui connecte les gens et leur permet de se regrouper par communautés ou centres d’intérêt, par exemple. Ce schisme est loin d’être anecdotique, puisqu’il accélère l’éclosion du paradigme postdigital, qui souligne le fait que les frontières entre le virtuel et le réel, ou le digital et le non-digital, n’ont aucunement lieu d’être et relèvent d’un parti-pris idéologique qui tient plus du poncif que des faits observables.

5De surcroît, le paradigme postdigital montre à quel point digital et non-digital ont fini par se fondre dans un entrelacs de relations interconnectées qui s’influencent mutuellement : l’utilisation des réseaux sociaux, par exemple, est en train de fondamentalement modifier le rapport à la vie politique au sein des démocraties – ce qui montre bien à quel point nous sommes entrés dans une nouvelle ère anthropologique, où les technologies successives bouleversent et recréent rapports sociaux et relations intimes. Ces bouleversements sont, enfin, permis par l’hypernarrativité en tant que principe fondamental de l’ère postdigitale : cette hypernarrativité fonctionne en mélangeant référents culturels, disponibilité cognitive et transmission des états émotionnels, et explique très largement la circulation de ce que l’on appelle les fake news et autres théories conspirationnistes. Dans cette époque hypernarrative que nous vivons, l’essentiel est de se raconter des histoires et de les faire circuler : peu importe qu’elles soient vraies, pourvu qu’elles plaisent au cœur et à l’esprit.

Systémique du web 2.0

6Le web 2.0 est traditionnellement perçu comme le tournant social du développement d’internet : ainsi, là où la première fonction du web, dans les années 1990, était de mettre à disposition des informations et de la documentation, de nouvelles fonctionnalités émergentes, de la fin des années 1990 au début des années 2000, va progressivement passer la main aux internautes eux-mêmes, qui pourront alors à la fois créer du contenu et interagir ensemble pour échanger à propos de leurs expériences. Ces deux évolutions, pour le résumer de manière rapide, sont à la fois consubstantielles et simultanées, bien qu’obéissant à des logiques différentes :

• la possibilité, à la fin des années 1990, de créer des pages personnelles et des contenus qui provoquent dans un premier temps des interactions masquées (les internautes se contactent par e-mail) – c’est le cas notamment des pages permises par Geocities ou Tripod par exemple ;
• dans le même temps, la mise en place de dispositifs de publication qui permettent l’apparition de commentaires qui se répondent – comme pour les forums ou bien les blogs personnels comme LiveJournal.

Cette réalité est très rapidement bousculée par l’apparition des réseaux sociaux, sous leurs premières formes – et notamment du plus connu d’entre eux, à savoir Facebook. À partir de ce moment précis, et avec la mise en place de communautés en ligne et l’installation des forums, nous basculons dans ce que nous pouvons appeler le web 2.0 :

Je propose la redéfinition suivante du web 2.0 : des plateformes numériques qui deviennent populaires au cours de la première décennie du vingt-et-unième siècle, et qui incorporent du contenu et de l’interaction sociale générés par les utilisateurs, souvent pour accompagner ou répondre aux structures et contenus (multimedia) fournis par les sites eux-mêmes1. (Herring, 2013, p. 4)

Grâce aux dispositifs ainsi proposés par les réseaux sociaux, ces interactions se construisent notamment en réaction à des publications originales, ouvertes à des commentaires qui se répondent les uns aux autres. Ce principe même va aboutir à ce que j’appelle « la culture du commentaire du commentaire, ou de la cascade de commentaires » (Wagener, 2018, p. 319) et qui bouleverse de manière durable la tectonique de la communication, à la fois dans l’univers numérique et au-delà. En effet, les potentialités de commenter les publications deviennent quasiment infinies à partir de là, puisque l’on peut répondre non seulement à l’objet de la publication en lui-même, mais également à des objets périphériques liés aux primo-commentaires, ce qui engendre une stratification et une suite interactionnelle relativement inédite – et qui contamine jusqu’aux chaînes télévisuelles d’information en continu, qui sont capables de passer de longues heures à commenter des faits qui ne sont pas encore survenus, par exemple.

7Toutefois, cette évolution permise par le web 2.0 ne l’aurait pas été sans la culture des boards, ces plateformes qui se dissimulent parfois derrière l’omniprésence des réseaux sociaux, et qui constituent souvent les laboratoires et les antichambres des tendances discursives qui traversent internet – comme Reddit2 ou 4chan3, pour ne citer qu’elles. Sur ces boards, le principe est clair : les utilisateurs interagissent en participant activement aux échanges, ce qui leur permet de faire communauté, souvent dans un fonctionnement qui se base sur l’humour, l’ironie ou le jeu (Massenari, 2015) – même si ces bases fonctionnent parfois comme de commodes excuses pour développer des discours socialement problématiques. Il en résulte des interactions complexes entre utilisateurs et modérateurs (Squirrell, 2019), mais également une créativité relativement débridée, qui est souvent à l’origine des mèmes les plus populaires qui, ensuite, vivront une vie auprès du grand public sur les réseaux sociaux. Cette culture des boards, de ces plateformes participatives, communautaires et un brin alternatives, n’est pas étrangère à la culture du commentaire du commentaire : elle en constitue l’une des origines principales.

8À partir du moment où s’installe cette culture du commentaire du commentaire, les internautes vont devenir particulièrement créatifs en la matière et de nouvelles fonctionnalités vont progressivement s’ouvrir sur les réseaux sociaux, en leur permettant ainsi de répondre par des images, en intégrant des vidéos ou en renvoyant à des hyperliens extérieurs aux réseaux sociaux eux-mêmes : nous nous trouvons alors dans une tectonique intertextuelle, que je prendrai la peine de définir plus loin. Quoiqu’il en soit, cet essor du web 2.0 permet également aux internautes de mettre en scène plusieurs facettes de leur personnalité, de pouvoir donner leur avis de manière immédiate, de communiquer sur leurs goûts ou leurs dégoûts, et de partager textes, photographies et vidéo dans une nouvelle négociation de leur identité (Lardellier & Bryon-Portet, 2010). Cette identité numérique n’est pas nécessairement différente de l’identité non-numérique ; en revanche, tout internaute a à sa disposition des dispositifs qui lui permettent de construire son identité de manière créative, bricolée, fluide, tout en se permettant de se laisser enfin aller aux paradoxes et aux incohérences du vivant, dans une négociabilité continuelle de ses mises en scène identitaires.

9Au-delà de ces considérations individuelles, et sans tomber dans le piège d’une sociologie du numérique qui se complairait dans une vision négative de l’individualisation numérique partielle et partiale, le web 2.0 permet à une multitude d’initiatives collaboratives de voir le jour et de montrer que, si les individus explosent les cadres sociaux traditionnels du monde prédigital, c’est pour mieux en reconfigurer les contours en ligne et en créer de nouveaux. Le web 2.0, c’est également cette formidable créativité partagée et collective, qui donne par exemple naissance à des initiatives capitales, comme le site encyclopédique Wikipédia, qui repose précisément sur la contribution des internautes pour s’enrichir, s’autoréguler, vivre et évoluer. Au-delà de cette initiative, de petits groupes peuvent également se constituer en centres d’intérêt et d’échanges : ainsi, des groupes Facebook vont progressivement voir le jour, d’abord pour permettre à des internautes isolés d’échanger sur des loisirs qui leur sont chers, puis pour permettre des initiatives solidaires locales ou encore la circulation plus rapide de pétitions ou autres avatars d’engagements politiques.

10En d’autres termes, si le web 2.0 reconfigure la place de l’individu dans la société, il permet également la reconfiguration de la société elle-même, de ses groupes d’intérêts, de ses collectifs et de ses communautés. Du point de vue systémique, c’est l’ensemble du système social, au sens anthropologique du terme, qui se retrouve ainsi bouleversé par l’irruption des outils numériques au moment de l’avènement du web 2.0. Ainsi, le web 2.0 mérite une analyse véritablement systémique, en ce qu’il impacte durablement l’organisation de nos sociétés – de la classe à la start-up, en passant par la communauté culturelle, l’association caritative, le groupe d’amis, la famille qui échange sur WhatsApp ou encore les réseaux professionnels, via LinkedIn. Il est ici utile de rappeler ce qu’est un système et quelle est sa base, avant d’aller plus loin dans cette analyse :

Le concept de système […] implique les idées d’interrelation entre éléments, d’unité globale constituée par ces éléments en interrelation, et d’organisation qui lie l’idée de totalité à celle d’interrelation. (Meunier, 2003, p. 29-30)

En d’autres termes, un système est un tout permis par l’équilibre de l’interaction des parties, grâce à un ensemble de lois systémiques et de contraintes qui pèsent sur le système lui-même. Ainsi donc, pour qu’un système puisse fonctionner, il est nécessaire que ses parties constituantes interagissent : cela signifie qu’elles échangent des informations à la fois sur elles-mêmes, sur l’état du système et sur l’état des relations entre parties et système. Sans interaction, il n’y a pas de circulation d’énergie capable de maintenir le système dans une position d’homéostasie, d’équilibre. Pour aller plus loin, si la communication et ses modalités bougent, alors cela impacte le système de manière extrêmement profonde :

Nous savons que lorsque les modalités de communication entre les éléments d’un système sont modifiées, c’est l’intégralité du système qui doit retrouver une nouvelle forme d’homéostasie et se réorganiser de fond en comble pour y parvenir. (Wagener, 2018, p. 315)

Cet impératif des lois systémiques n’est pas à prendre à la légère : il conduit à un constat anthropologique de premier ordre. En effet, cela signifie que notre espèce est entrée dans une ère totalement inédite qui lui a permis de changer d’outils de communication, et donc de dispositifs et de modalités de communication – ce qui impacte nécessairement l’intégralité des relations sociales, des organisations sociétales et même, pour aller plus loin, des espaces démocratiques et politiques en règle générale.

11Tout change, parce que nos interactions changent. Le web 2.0 en est l’expression la plus évidente, puisqu’il a profondément transformé notre rapport à l’information :

Grâce aux applications actuelles proposées depuis l’avènement du web 2.0, l’utilisateur est passé du rôle de consommateur passif à celui d’acteur à part entière, qui interagit avec le système. (Durieux, 2010, p. 70)

En premier lieu, cela a bien sûr contribué à l’émergence de pratiques de mise en indexation des informations rassemblées par les internautes, ce qui conduit à leur réinterprétation et à la canalisation de leurs flux de circulation – ou folksonomies (Le Deuff, 2006) ; ainsi, le système de tags sur Twitter ou Pinterest facilite les échanges d’informations concernées comme pertinentes par les internautes eux-mêmes, qui les annotent au fur et à mesure de leurs expériences de navigation.

12Il est amusant, cependant, de remarquer le fait que le terme web 2.0 lui-même constitue une invention d’origine purement technique (Postigo, 2011). Plusieurs recherches parlent par ailleurs de buzzword, soit d’un terme destiné à faire parler de lui et non pas d’un concept en tant que tel : ce sont les sciences humaines et sociales qui, graduellement, vont s’emparer du terme et lui attribuer un certain nombre de caractéristiques sociotechniques. Graham Cormode (2008) rappelle notamment que c’est l’apparition de sites comme YouTube ou Facebook qui vont introduire la notion de web 2.0, qui semble être d’abord un outil marketing créé par ces sites eux-mêmes ou les agences qui les entouraient à l’époque. Toutefois, au-delà de la superficialité de ce concept, on retrouve de réelles différences entre les dispositifs du web 1.0 et ceux du web 2.0 :

La différence essentielle entre le web 1.0 et le web 2.0 est que les créateurs de contenu étaient rares à l’ère du web 1.0, puisque l’écrasante majorité des utilisateurs agissait simplement comme des consommateurs de contenu ; en revanche, n’importe quel participant du web 2.0 peut être un créateur, et plusieurs dispositifs technologiques ont été inventés pour maximiser le potentiel de la création de contenu4. (Cormode, 2008)

Il existe donc bien une distinction réelle ente le web 1.0 et le web 2.0, au-delà des effets marketing et des techniques de communication des réseaux sociaux. Cela étant, ce n’est pas tout : il existe une autre caractéristique particulièrement importante du web 2.0 qui semble impacter durablement la manière dont les internautes vont s’emparer de la création et de la circulation d’information :

La nature démocratique du web 2.0 est notamment visible dans la création d’un nombre important de groupes de niche (collection d’amis) qui peuvent échanger des contenus de toutes sortes (texte, audio, vidéo) et indexer, commenter et envoyer des liens vers des « pages » internes ou externes au groupe. Innovation populaire du web 2.0, les « mashups » combinent ou fournissent du contenu sous des formes nouvelles5. (Cormode, 2008)

Souvent oubliée, cette possibilité permise par le web 2.0 est pourtant capitale, en tout cas pour ce qui concerne les mèmes ou les gifs, par exemple. La notion de mashup, ou de bricolage, n’est pourtant pas anodine : elle va permettre par exemple de croiser des bases de données, de relier des données à des cartographies visuelles via Google Maps, d’intégrer des fonctionnalités de certains sites au cœur d’autres sites (permettre la lecture de vidéos YouTube dans un blog WordPress, par exemple) – et, ultimement, de libérer la créativité des internautes pour tout type d’action, qu’elle soit artistique, commerciale, informatique, sociale ou scientifique.

13Le web 2.0, ce n’est donc pas uniquement l’avènement des réseaux sociaux et l’échange de contenus et d’informations nouvelles ; c’est également la création de contenus par les internautes eux-mêmes, et l’entrée dans une époque du bricolage et du remix, au sens noble de ces deux termes – et jusqu’au deepfake, ou hypertrucage, qui permet de fondre des éléments d’une vidéo ou d’une image dans l’autre, sans que l’insertion technique ne soit immédiatement perceptible. J’exposerai d’ailleurs un peu plus loin le fait que les mèmes empruntent nombre de notions aux musiques contemporaines et à leurs pratiques : ce parallèle a probablement un sens anthropologique qui n’est pas à négliger. De surcroît, parallèlement à cette nouvelle ère de création de contenu libre et croisée, un autre élément fondamental du web 2.0 se fait jour : c’est celui de l’open source et de la volonté des internautes de rendre les contenus créés comme autant de productions disponibles pour toutes et tous, selon des modèles commerciaux divers (Constantinides & Fountain, 2008). Ainsi donc, les internautes ont à leur disposition des bases de données gigantesques qui leur permettent de converser de manière numérique : ils peuvent donc utiliser des images libres de droits sur Pixabay, se procurer des inspirations mutuelles sur Flickr ou disposer d’images animées librement utilisables sur Giphy. Les exemples de ce type ne manquent pas.

14Toutefois, si le web 2.0 permet l’installation d’un espace de création de contenus par les internautes, avec toutes leurs potentialités et leurs dérives possibles, et tout ce que cela peut susciter d’enthousiasmant et d’effrayant à la fois, l’ensemble est particulièrement lié aux dispositions mentales dans lesquelles se plongent les internautes pour créer ces contenus. En d’autres termes, et toujours de manière systémique, la production, la mise en circulation, la réception et la transmission d’informations sont plus que jamais conditionnées à ce que l’on appelle des affordances (Gibson, 1977).

15La notion d’affordance n’est pas nouvelle et est formalisée et consolidée grâce aux travaux de Gibson en psychologie cognitive ; elle sait toutefois s’appliquer de manière assez nette à l’évolution du web 2.0 et aux possibilités qu’il offre aux internautes. Plus généralement, l’affordance met l’accent sur une inscription écologique ou écosystémique de l’action, puisque celle-ci n’est plus envisagée comme l’acte isolé d’un agent, mais comme le fruit d’une interaction entre cet agent et son environnement direct :

Dans sa définition la plus sommaire, l’affordance s’entend comme l’incitation à l’action. Les objets environnants lancent des signaux qui suscitent de la part des organismes un certain éventail d’action. […] Elle est définie comme l’ensemble des potentialités d’action offertes par l’environnement. (Ghliss, Perea & Ruchon, 2019)

Ainsi, pour ne citer que cet exemple, Yosra Ghliss a, notamment, démontré la manière dont le design même de l’application WhatsApp jouait sur les interactions entre ses utilisatrices et utilisateurs, et sur les contenus qu’ils choisissaient de créer, d’envoyer et de commenter (Ghliss, 2019). D’après les travaux de François Perea, la même chose vaut également, au-delà du web 2.0 lui-même, dans les interactions entre homme et machine, à partir du moment où cette machine est reliée à des applications directement inspirées des dispositions permises par les aspects fondamentaux du web 2.0 (Perea, 2019).

16Au cœur du web 2.0, la notion d’affordance n’est pas qu’un luxe conceptuel : elle est d’une utilité fondamentale pour comprendre les circuits de création, d’échange d’informations, de réactions et de commentaires de la part des internautes. Mieux encore, elle permet d’éclairer d’une lumière utile la culture du commentaire du commentaire présente sur les réseaux sociaux, puis sur les canaux médiatiques en général. Ainsi, les réseaux sociaux se retrouvent entièrement plongés dans un bain d’affordances numériques qui n’a rien d’innocent et conditionne l’ensemble des interactions qui y sont permises (Hayes, Carr & Wohn, 2016) : communications entre utilisateurs, présentation de soi, échanges de masse (de personne à groupe) ou interpersonnels (de personne à personne), constitution de groupes à objectif social (comme des groupes de soutien ou d’entraide), mise en place de tchats entre amis ou dans le cercle familial, ou encore observation de l’activité de contacts sans interaction directe (ou avec interaction légère, comme les « likes » sur Facebook). En d’autres termes, les possibilités sont nombreuses et sont toutes induites par les affordances permises par le design des réseaux sociaux et des outils sur lesquels naviguent les internautes (du smartphone à l’ordinateur, en passant par la tablette).

17Ainsi donc, tout est permis et encouragé, à partir du moment où cela est technologiquement possible et que les affordances des dispositifs numériques permettent un engagement interactionnel et écosystémique cognitivement pertinent avec les internautes ou les utilisateurs de smartphones – et l’usage, authentiquement digital, de l’écran tactile pour pouvoir effectuer des actions de création et de communication. Ainsi, les affordances se situent entre déterminisme technologique et constructivisme social : elles jouent un rôle déterminant dans l’émergence des mèmes et des gifs comme créations capables de circuler sur les différents réseaux sociaux comme WhatsApp (premier réseau social pour smartphone), Facebook, Twitter ou LinkedIn, par exemple. En d’autres termes, le champ du design doit être intégré aux interactions numériques et postdigitales, puisque nos environnements affordants sont intégralement médiés : ils déclenchent des émotions, des états mentaux et la mise en action de dispositions cognitives (Nagy & Neff, 2015). In fine, les artefacts de nos environnements déclenchent des imaginaires et des mises en discours qui exigent de remettre le langagier au cœur de son écosystème d’émergence (Paveau, 2012).

18De ce point de vue, il ne faut pas oublier que le glissement du web 1.0 vers le web 2.0 a également été opéré à partir, notamment, des plateformes d’échange de type peer-to-peer et de la démocratisation des possibilités de partages de fichiers permises par le protocole FTP (Tirado et coll., 2010). En d’autres termes, c’est précisément parce que le web 1.0 constituait d’abord un espace de documentation et d’information que les différents types d’utilisateurs, en fonction de leurs intérêts, ont cru bon de développer des relations de partage afin d’encourager les échanges d’informations. Ainsi, c’est parce que l’envie d’accéder à plus d’information a évolué sur le web 1.0 que les interconnexions sociales sont devenues évidentes. De surcroît, cette évolution a entraîné l’émergence progressive et inexorable de ce que Shoshana Zuboff appelle l’époque du capitalisme de surveillance, soit cette propension de lier circulation d’information, partages sociaux et multiplication des données pour une marchandisation de l’ensemble où les utilisateurs eux-mêmes se transforment en informations et en données monnayables (Zuboff, 2018).

19Pour résumer, le web 2.0 constitue une invention pure, conceptualisée ensuite, et permettant de nommer une importante évolution dans l’histoire d’internet, centrée notamment sur les éléments suivants :

• la mise en place de réseaux qui permettent aux internautes d’échanger de l’information et de se regrouper en communautés, en fonction de leurs centres d’intérêts ou de leurs envies communes ;
• la capacité pour les internautes de créer du contenu, en fonction des dispositifs numériques et de ce qui est techniquement permis, et de le partager librement en fonction de leurs souhaits ;
• la possibilité d’une création de contenu qui fonctionne sur le principe du mashup, du remix, du bricolage et de l’interconnexion de liens et de fonctionnalités intersites, ce qui transforme le rapport à la valeur de l’information ;
• le rôle capital des affordances permises par les dispositifs numériques du web 2.0 pour engager les internautes dans une véritable logique écosystémique d’action nécessairement interactionnelle.

Ces différents attributs du web 2.0 ne sont pas uniquement techniques et ne traduisent pas simplement une mode sociale cantonnée au strict champ numérique ; ils impactent, de manière systémique, la façon de faire société, d’exploser le sens, de le reconfigurer en fonction des dispositifs disponibles, de questionner l’identité individuelle et les processus d’identification de groupe – en bref, ils enclenchent une nouvelle tectonique sociale qui impacte, de manière logique et évidente, jusqu’au champ politique, comme l’a par exemple montré l’utilisation des réseaux sociaux dans l’émergence des printemps arabes (Eltantawy & Wiest, 2011).

20Cela peut paraître éloigné du sujet du présent ouvrage : si une présentation systémique du web 2.0 est nécessaire et explique nombre d’évolutions sociotechniques et sociales de ces dernières années, en quoi cela concernerait-il des productions apparemment anodines et humoristiques, comme les mèmes ou les gifs ? Contrairement à ce que l’on pourrait penser a priori, les mèmes constituent probablement l’une des créations langagières les plus emblématiques de l’ère du web 2.0 – contrairement aux emojis, qui constituent un système de signes disponible d’emblée sur les différentes plateformes. En effet, si les mèmes représentent la progéniture langagière par excellence des possibilités du web 2.0, c’est pour les raisons suivantes :

• les mèmes sont fondamentalement des objets de transaction et d’échange, puisqu’ils sont faits pour être transmis et communiqués, sur le mode de l’interaction « personne à personne » ou « personne à groupe » : les individus peuvent les échanger via des communautés en ligne comme 9gag ou 4chan, les publier dans des groupes Facebook, et les intégrer dans une conversation WhatsApp ;
• les mèmes, ainsi que les gifs, sont des créations accessibles à n’importe qui : il suffit à tout individu de puiser dans une banque d’images en ligne ou dans une image de son cru, puis d’y apposer un texte, pour faire un mème d’apparence simple – sans même parler des combinaisons sémiotiques, du traitement d’image ou de citations issues de références de la pop culture ou de la vie politique ;
• les mèmes fonctionnent, dans leur esprit créatif, sur le principe du mashup ou du remix, puisqu’un mème réussi va s’inspirer d’un certain nombre de références culturelles ou de clins d’œil à l’actualité pour augmenter son potentiel de viralité : il constitue une production bricolée ;
• les mèmes évoluent en fonction des affordances : si le sous-embranchement des gifs a désormais autant de succès dans les interactions sur les réseaux sociaux, c’est parce que les dispositifs techniques le permettent, ce qui engendre nécessairement des velléités créatrices – sans même parler des possibilités de création de mème offertes par une application smartphone comme Makeameme.

Les mèmes sont des enfants du web 2.0 ; plus encore, ils en constituent un langage à part entière, qui se matérialise à travers des morceaux de trivialité (Jeanneret, 2014), à la fois fruits et producteurs d’espaces de médiation et d’interaction – et donc objets sociaux qui n’échappent jamais aux logiques de pouvoir ou de domination. Pour être plus précis, les mèmes n’auraient pas pu voir le jour au cœur du web 1.0 des années 1990, et encore moins sans les technologies numériques et l’avènement d’internet. J’expliquerai un peu plus loin pourquoi il est possible de le considérer comme un langage à part entière, qui fonctionne avec son système grammatical et syntaxique – ou également, pourrait-on dire, comme une forme discursive qui se base sur un langage complexe. Il convient cependant, suite à cette présentation de l’environnement du web 2.0, d’expliquer en quoi notre société a déjà un pied en dehors de cet univers purement numérique – en quoi, finalement, nous sommes déjà entrés dans une ère postdigitale, qui influe grandement sur le potentiel discursif et communicationnel des mèmes et des gifs.

Postdigitalité et glitch

21Comme déjà évoqué, il semble utile de procéder à une différenciation nette entre les termes « numérique » et « digital », notamment parce que l’usage le commande : en effet, cela fait déjà plusieurs années qu’en français, une controverse terminologique existe pour savoir s’il faudrait choisir le terme « numérique », considéré comme prétendument plus légitime en raison de son historique au sein de la langue française, et le terme « digital », directement calqué de son utilisation dans le monde anglophone. Cette controverse s’inscrit bien évidemment dans une tendance propre à la France (mais pas exclusivement) qui vise à mettre en place un certain nombre de réflexes et de mécanismes sociolinguistiques afin de limiter l’emprunt de mots nouveaux à l’anglais, lorsque l’utilisation d’un terme français est possible.

22Cependant, il devient vraiment difficile, notamment en raison du nombre croissant de recherches sur le sujet, de purement et simplement utiliser le terme « numérique » lorsque le mot « digital » intervient dans certains contextes ; dans certains cas de figure, cela peut même être contre-productif et gêner le déploiement du sens. De plus, la cohabitation et la concurrence des termes « numérique » et « digital » ne sont pas anodines : elle témoigne en fait de deux univers différents, qui ne recoupent plus les mêmes réalités sociales ou technologiques, mais répondent à des domaines spécifiques. Afin de rendre plus commode la lecture du présent ouvrage, et permettre ainsi d’intégrer les discussions scientifiques que cela exige, la distinction suivante est proposée :

• le terme « numérique » désigne le plus souvent des réalités liées à des techniques informatiques pures et dures, à la conception d’outils et de logiciels, et à des processus comme celui de numérisation, qui visent à transcrire du point de vue informatique des éléments qui lui sont extérieurs ;
• le terme « digital » désigne, quant à lui, des réalités qui sont plutôt liées aux usages, à la manière dont les utilisateurs vont interagir avec les affordances des dispositifs techniques et les choix de design qui leurs sont soumis (internet, smartphone) – le processus de digitalisation soulignant la volonté de stimuler cette interaction.

Ainsi donc, sans avoir pour ambition de résoudre cette controverse, je pars du principe que le terme « numérique » désigne des techniques, outils, codes et opérations informatiques, là où le terme « digital » englobe les interactions entre individus et créations technologiques sous toutes leurs formes. On peut, par exemple, numériser des documents et des ressources pédagogiques qui seront ensuite utilisés pour une digitalisation de l’acte d’enseignement-apprentissage, grâce à la mise en application sociale d’outils en ligne.

23Si ce point terminologique est nécessaire, ce n’est pas simplement pour de pures considérations linguistiques : du point de vue sociotechnique, la distinction est utile et permet de mieux comprendre la manière dont la théorie postdigitale peut être utile au présent travail. Les mèmes, par exemple, sont de véritables objets numériques en tant que tels (ils sont le fruit d’un travail de code et de stockage de données), mais c’est le processus de création continu permis par les interactions entre internautes et actualité sociale et politique qui les transforme en objets digitaux. Je souhaite aller plus loin : les mèmes sont des objets postdigitaux, puisqu’ils s’inscrivent dans une opération d’effacement des frontières entre ce que l’on appelait jadis le réel et le virtuel, ou plutôt ce qui est numérique et ce qui ne l’est pas.

24La théorie postdigitale est récente, et émerge graduellement au tout début des années 2000, au moment où le web 1.0 est en train de laisser sa place au web 2.0, et où les opérations de digitalisation commencent à se démocratiser, notamment dans le domaine des arts, et plus particulièrement celui de la musique. D’une certaine manière, la postdigitalité réinterroge les interconnexions entre imagination, technologie et désirs humains, notamment via les travaux fondateurs de Robert Pepperell et Michael Punt. D’une manière assez éclairante, ils reviennent notamment sur l’utilité anthropologique de la technologie et de la technique, qui est avant tout de transformer la réalité, et donc d’avoir un effet concret sur la réalité sociale des individus ; internet n’échappe absolument pas à cette réalité anthropologique, et devient alors un outil capable d’offrir un nouveau réel à nos sociétés – là où certains n’y voient encore que du virtuel. Plus encore, Pepperell et Punt expliquent que les significations que nous insérons dans la technologie ou que nous en interprétons sont instables, ce qui invite à une constante réappropriation et resignification de la technologie en fonction des contextes : en d’autres termes, la technologie n’est que le produit social d’une imagination en perpétuel mouvement, qui évolue en fonction des désirs des êtres humains. En ce sens, les technologies sont le fruit des représentations et narrations humaines, et sont constamment modifiées en fonction des narrations, tout comme elles exercent en retour une influence systémique sur les narrations elles-mêmes. Ainsi, Pepperell et Punt utilisent la métaphore de membrane postdigitale qui nous relierait au monde :

Au sein de la membrane postdigitale, les parties identifiables ne sont pas réduites à des oppositions ou analysées comme des constellations dialectiques ; elles sont considérées comme des continuités reliées les unes aux autres6. (Pepperell & Punt, 2000, p. 164)

Ainsi, la postdigitalité ne constitue pas uniquement un nouveau choix épistémologique qui aurait pour objectif de voir des continuums là où nos traditions philosophiques ont introduit des ruptures ; elle implique une reconfiguration de notre perception, l’importance du sensoriel par rapport à nos choix rationnels, et la redéfinition de la technologie comme extension humaine avant que d’être une sorte d’instance indépendante qu’il s’agirait d’utiliser en fonction des contextes. La postdigitalité est également postsystémique, en ce qu’elle n’analyse plus le système comme un ensemble de parties interreliées analysables, mais comme un ensemble insécable qui change de forme, d’affordance et de réalité au gré des perceptions, des désirs et des interprétations de la réalité sociale et écologique.

25De telles considérations peuvent paraître éloignées des mèmes comme objets langagiers, discursifs ou communicationnels ; il n’en est rien. En effet, c’est précisément parce que ce sont des objets postdigitaux qu’il est possible de les qualifier de nouveau langage, en ce qu’ils brisent un certain nombre de frontières traditionnellement érigées entre création numérique et perceptions expérientielles sensorielles. J’aurai l’occasion d’y revenir plus en détail ; toutefois, il est important de bien comprendre ce que renferme la postdigitalité et la manière dont cette théorie fait voler en éclat l’interprétation classique des outils numériques, et plus spécifiquement d’internet. Si la postdigitalité brouille en effet les frontières, il convient d’étudier ce que cela implique précisément pour le web 2.0 :

La postdigitalité était auparavant définie comme la réflexion critique de l’esthétique immatérielle « digitale » ; elle s’attache à présent à décrire la condition confuse et paradoxale de l’art et des médias après les révolutions technologiques digitales. La postdigitalité ne reconnaît ni la distinction entre les « anciens » et les « nouveau » médias, ni l’affirmation idéologique des uns ou des autres. Elle fusionne les « anciens » et les « nouveaux », souvent en appliquant des expérimentations culturelles en réseau à des technologies analogiques qu’elle réinvestit et réutilise. Elle tend à se focaliser sur l’expérientiel plutôt que sur le conceptuel. La postdigitalité recherche à la fois l’agentivité du bricolage en s’émancipant de l’idéologie totalitaire de l’innovation, mais aussi la mise en réseau en dehors du capitalisme du big data. Dans le même temps, elle est déjà entrée en phase de commercialisation7. (Andersen, Cox & Papadopoulos, 2014, p. 5)

La postdigitalité ressemble à une sorte de « théorie quantique » du rapport sociotechnique entre l’humain et l’internet (y compris des objets) : elle brouille nos repères, les surmonte, les fusionne – et utilise les idéologies économico-politiques pour les pirater. En ce sens, la postdigitalité dépasse les limites philosophiques et épistémologiques traditionnelles : elle introduit de la continuité là où il y a de la discontinuité, remplace l’analytique par le sensoriel, et va nécessairement transformer en profondeur la manière dont nos sociétés sont habituées à s’organiser. D’autre part, la postdigitalité tend à remettre le corps au centre des progrès technologiques, là où il en reste le plus souvent éloigné – mis à part dans le cas des projets de réalité augmentée ou de transformation cyborg.

26Pour Florian Cramer, nous sommes d’ores et déjà dans un monde postdigital, à partir du moment où nos sociétés comprennent maintenant des générations qui ont élaboré une culture populaire contemporaine entière sur internet, notamment grâce aux mèmes, qu’il cite en exemples. Car les mèmes sont précisément des objets culturels intégralement postdigitaux : ils sont le fruit d’une transgression des limites entre un réel socioculturel et un technologique purement outillé. Et si les mèmes sont des objets culturels, c’est précisément parce qu’une culture spécifiquement postdigitale est en train de pousser les vieilles frontières de nos sociétés, en réinterrogeant littéralement toutes nos habitudes : par ailleurs, cette spécificité culturelle n’est pas exclusivement générationnelle, puisque la présidence de Donald Trump aux États-Unis, entre 2016 et 2020, a probablement constitué le premier exercice postdigital du pouvoir. En effet, Trump a usé et abusé des réseaux sociaux, et notamment de Twitter, en gouvernant quasiment exclusivement en twittant, générant par-là de véritables séismes dans les univers médiatiques et politiques traditionnels. Toutefois, je fais ici l’hypothèse que cette première présidence postdigitale, sans aucun commentaire sur les choix politiques de Trump, ne sera probablement que la première d’une longue série de basculements de gouvernance politique dans les années à venir.

27Pour Cramer, la postdigitalité porte également en elle tous les questionnements et les désillusions liées à l’idéologie de l’innovation technologique ; elle n’est donc pas une simple continuité qui prend appui sur les outils digitaux, mais également une sociocritique de ce que le digital fait aux sociétés, tout en jouant avec ses possibilités et en les détournant. Cramer établit par ailleurs un parallèle intéressant entre postcolonialisme et post-punk :

En s’inspirant […] du post-punk, du postcolonialisme et de Mad Max, le terme « postdigital », dans son sens le plus facile à appréhender, décrit l’état de confusion des médias, des arts et du design après leur digitalisation (ou au moins la digitalisation d’éléments cruciaux des canaux de communication qu’ils utilisent). Des sentiments de désenchantement et de scepticisme peuvent également faire partie de l’équation, mais cela n’est pas nécessairement toujours vrai8. (Cramer, 2015, p. 19)

Il est intéressant de noter que les travaux sur la postdigitalité émanent d’abord du monde des arts et de la création, tant ces domaines se retrouvent rapidement interrogés par l’explosion des technologies à la fin des années 1990 ; graduellement, ceci atteindra d’autres domaines liés à l’art, comme les travaux sur les expériences de visite dans les musées (Parry, 2013 ; Sandri, 2020). Cela n’a rien d’anecdotique, dans la mesure où les expériences de visite dans les musées touchent précisément au « continuum liquide » induit par la postdigitalité, qui fusionne à la fois l’expérience sensorielle visuelle, l’inclusion de dispositifs numériques et la sensibilité à l’art comme produit culturel, historique et social. À travers une critique de l’idéologie de l’innovation et de la manière dont celle-ci met en exergue les rapports de domination au sein même de l’expérience de visite au musée, des chercheurs comme Ross Parry ou Eva Sandri interrogent précisément l’évolution postdigitale du musée : technologie, imagination et désir se retrouvent une nouvelle fois mobilisés dans un choc aux apparences complexes et chaotiques.

28La postdigitalité se retrouve alors au centre d’un certain nombre de questionnements, particulièrement dans le domaine de l’éducation : Petar Jandrić, notamment, va créer la revue Postdigital science and education et proposer de réinterroger la manière dont la postdigitalité invite à l’interdisciplinarité et à une révolution de l’apprentissage en général (Jandrić et coll., 2018). Comment en effet relire l’enseignement-apprentissage dans nos sociétés, lorsque plusieurs générations se retrouvent dans une situation postdigitale, alors que d’autres ont connu un monde tout à fait différent ? Comment, également, interroger les questions de discrimination et de racialisation à travers le prisme postdigital (Thoburn, 2020) ? Comment également infléchir la marche du progrès et reprendre la main sur les injonctions idéologiques à l’innovation, propres au monde néolibéral (Taffel, 2015) ? Est-il également possible de penser une écologie postdigitale face à la menace du changement climatique ?

29Ces questions sont importantes, mais elles ne constituent pas le cœur de cet ouvrage ; si je les soumets ici, c’est pour permettre d’ouvrir des pistes pour les lectrices et les lecteurs, et souligner l’importance du propos porté par la théorie postdigitale dans la quasi-totalité des domaines de nos sociétés. Cependant, si les mèmes constituent un pur produit postdigital, c’est également parce que, dans la logique postdigital de fusion des discontinuités et de la mise en place d’un « continuum liquide » entre technologie, imagination et désir, un certain nombre de phénomènes apparaissent lors de cette évolution. Ces phénomènes sont à la fois permis par la culture du bricolage encouragée par le web 2.0 et consubstantielle de la postdigitalité, et aboutissent parfois à l’esthétique dite de l’Internet ugly, traduisible sommairement en « laideur internet » (sur le modèle d’une formule comme « bleu ciel »), qui distingue internet de tous les autres médias (Douglas, 2014, p. 315). Ces dispositions de bricolage, de laideur permise, de remix et de rafistolage sont autant de processus qui donnent naissance à des imperfections, sortes de bugs au sein d’ensembles en pleine déconstruction. L’assemblage de ces dysfonctionnements, hics et autres accrocs est représenté sous le terme anglo-saxon de glitch, que j’utiliserai là encore tel quel en tant qu’emprunt – dans la mesure où le terme glitch est déjà utilisé dans les arts et la musique pour décrire un certain nombre de créations.

30Le concept de glitch intervient au moment où un certain nombre de travaux interdisciplinaires se penchent sur le rôle de l’erreur dans la communication, particulièrement au moment de l’avènement de l’hypercirculation de l’information sur internet et, plus largement dans nos sociétés médiatisées via un certain nombre de dispositifs, sur les chaînes d’info en continu ou les sites d’information alternatifs. Cette hypercirculation de l’information va de pair avec une forme de culte de la performance et de l’exactitude, alors même qu’informer et communiquer constituent deux actes interactionnels précis qui ont tendance à se fondre en un seul ensemble polymorphe, inconstant et chaotique. Parallèlement à cette situation, les arts ont depuis longtemps travaillé l’esthétique du glitch, c’est-à-dire de l’erreur apparente ou voulue, par exemple dans le processus de création visuelle ou d’enregistrement musical. Pour Tim Barker, la possibilité de l’erreur est consubstantielle de l’époque postdigitale :

La condition de l’erreur, précisément, est probablement la condition emblématique de l’ère postdigitale. Dans la mesure où les systèmes de machines recherchent l’imprévisible et l’émergent, la possibilité que l’erreur imprévisible en vienne à exister est tout à fait probable9. (Barker, 2011, p. 43)

L’ère postdigitale, c’est donc la profusion d’erreurs, alors même que notre système néolibéral cherche le contrôle à travers le brassage des grands jeux de données et des indicateurs. L’emblème de cette époque, notamment au moment de la bascule du web 1.0 au web 2.0, c’est probablement la fameuse « erreur 404 » qui a fait rager tant d’internautes, au moment où ils se retrouvaient devant une page internet qui ne leur présentait pas le contenu qu’elles ou ils espéraient. Plus encore, dans le cas de certains mèmes, c’est précisément l’occurrence accidentelle de ces erreurs qui peut devenir une source de partage culturel et d’interprétation humoristique – avec une compréhension qui peut paraître difficile pour les non-initiés.

31En tant que tel, le processus de glitch est intégralement systémique : il fait partie des processus élémentaires de tout système, et surgit notamment grâce aux phénomènes de répétition et de redondance – il est à l’univers postdigital ce que le bruit est au système (Meunier, 2003). En d’autres termes, tout système porte en lui le germe potentiel de l’imprévu, de l’inédit et de l’erreur – donc, du glitch. Même un système informatique savamment codé ne peut pas échapper aux fameuses « erreurs système » qui ont agacé plus d’une utilisatrice et plus d’un utilisateur. À partir du moment où une interaction existe, donc qu’un système interactionnel se met en place (Wagener, 2019b), le potentiel d’émergence d’un phénomène de glitch est inévitable : il est l’imprévu nécessaire pour la créativité, l’invention, la nouveauté, l’inattendu, le surprenant, l’inspirant. Susan Ballard rappelle par ailleurs que du point de vue systémique, c’est bel et bien du bruit qu’émerge l’information :

Le bruit constitue à la fois le matériau dont on construit l’information, et en même temps le matériau qui résiste à l’information. À la fois perturbateur et indésirable, le bruit est devenu le symbole du combat mené pour le contrôle de la croissance des systèmes. Plus un système devenait complexe, plus la quantité de bruit à gérer devenait importante10. (Ballard, 2011, p. 62)

Ainsi en va-t-il de nos sociétés, systèmes dont les moyens de communication contraignent la réorganisation complète de nos rapports sociaux et de nos structures politiques : elles croissent, et les canaux de transmission et de circulation d’information deviennent ouverts à tous, ce qui démultiplie les flux de communication et donc la croissance de ce nouveau système qui intègre le web 2.0 comme un élément qui transforme et perturbe à la fois nos mondes. C’est ainsi que nous entrons dans l’ère postdigitale : le web 2.0 n’est plus un outil, mais il devient une manière d’être au monde, une excroissance de nos besoins communicationnels devenue quasiment organique, qui invite à reparamétrer l’architecture de nos sociétés.

32Comme déjà souligné, c’est dans les arts que la notion de glitch a été tout particulièrement étudiée, puisque l’irruption des imprévus a été assez largement utilisée par les artistes, plus particulièrement dans la musique et les arts visuels. De ce point de vue, le principe du glitch enrichit la création et transforme l’accident en une nouveauté qui peut participer à la réinterprétation ou à la redéfinition du monde. L’irruption du glitch impose un regard neuf, qui était impossible avant son émergence : d’une certaine façon, le mème fonctionne précisément sur ce principe. Il était absolument impossible d’anticiper le fait que des internautes utiliseraient des photographies, des images retraitées par des logiciels ou des dessins faits sur le logiciel Microsoft Paint, puis y ajouteraient du texte pour pouvoir rendre compte de leurs états mentaux, de leurs émotions ou d’anecdotes de leur vie quotidienne. C’est pour cela que le glitch est probablement l’un des emblèmes les plus captivants de notre monde postdigital : il multiplie le champ des possibles, au point d’introduire des remises en question radicales de ce que nous tenons pour acquis.

33Pour Peter Krapp, les glitches constituent les respirations nécessaires dans les interactions entre humains et ordinateurs, car ils permettent de fragiliser la toute-puissance fantasmée des machines numériques :

Alors que nos cultures digitales oscillent entre l’omnipotence souveraine des systèmes d’ordinateurs et la désespérante panique actancielle des utilisateurs, les glitches deviennent esthétisés ; ils récupèrent les erreurs et les accidents à travers le traitement des signaux11. (Krapp, 2011, p. 76)

Krapp poursuit et explique à quel point le principe du glitch est essentiel aux développements de l’univers digital, qu’il s’agisse de la création artistique à l’univers du jeu vidéo par exemple, où les bugs se retrouvent exploités par les joueurs ou bien d’autres développeurs, afin d’introduire de nouvelles versions de ces jeux. En d’autres termes, le principe de piratage, consubstantiel de l’avènement d’internet, repose sur le principe du glitch ; il est même possible d’aller plus loin, en affirmant que la société postdigitale permet le piratage, à partir du moment où le bricolage devient l’une de ses notions fondamentales, ce qui implique l’existence de failles, de fragilités et de faiblesses. Pour certains mèmes et notamment certains gifs, la création d’une boucle animée qui met en lumière un bug dans un jeu vidéo, par exemple, est emblématique de cette contre-culture du web qui se réapproprie les failles et erreurs, soit dans une perspective critique, soit en se les réappropriant pour en faire des objets culturels – cela a notamment été le cas pour le jeu vidéo Mass Effect Andromeda12, dont les nombreux bugs informatiques ont vu naître une grande quantité de gifs, qui sont passés de purs objets de moquerie à des capsules chargées de transmettre des états affectifs et mentaux entre internautes.

34En d’autres termes, l’ère de la postdigitalité et de ses glitches amène à accepter la vulnérabilité – à la fois la vulnérabilité des dispositifs techniques, mais également nos vulnérabilités propres en tant qu’humains. Mieux encore, le glitch peut devenir une opportunité de repenser les interactions entre humains, mais également entre les humains et les dispositifs sociotechniques. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Legacy Russell propose une théorie du féminisme glitch, expliquant à quel point le féminisme peut en fait constituer une série d’irruptions et d’imprévus dans le système patriarcal, et que c’est précisément par cette succession de glitches qu’il est possible de faire progressivement flancher la machine (Russell, 2020). C’est le principe de l’ordre high-tech : plus nous sommes exposés à un environnement digital et à des outils technologiques, plus nous prenons le risque d’y être exposés (Kane, 2019).

35Les mèmes sont des produits de cet environnement, tout en participant à son évolution ; c’est aussi le cas pour les gifs, qui sont particulièrement sujets aux glitches (Kane, 2016). C’est l’art de l’erreur qui intervient parce qu’il y a mise en réseau et mise en agentivité au sein de ces réseaux (Pasek, 2017). En proposant des réinterprétations impromptues et imprévisibles de l’actualité, du monde social, de l’activisme politique ou de codes culturels, les mèmes font intervenir des formes nouvelles du commentaire et de la socialisation, dans un environnement où les frontières entre numérique et non-numérique sont désormais abolies. En plus de cela, la culture postdigitale du glitch impose de nouvelles mises en récit et de nouvelles mises en discours : quelles narrations se développent dans une telle configuration, et quels fragments de discours se retrouvent représentés par les mèmes et leurs contenus d’informations sociales, culturelles et politiques compressées ? C’est ce sur quoi je vais désormais concentrer mon propos, afin de saisir les mises en récit permises par les mèmes.

Hypernarrativité et hypercontes

36Web 2.0, ère postdigitale et théorie du glitch posent néanmoins une question importante : dans un univers aussi fragmenté et éclaté, comment les individus réussissent-ils néanmoins à faire sens ? Comment les sociétés parviennent-elles à se reconfigurer en permanence, malgré les bouleversements de leur époque ? Il convient ici de rappeler, à ce titre, que si la postdigitalité brouille les repères, c’est finalement pour mieux se conformer à notre ontologique humanité :

Il n’est pas aisé de définir la postdigitalité : elle est tour à tour confuse, imprévisible, digitale et analogue, technologique et non-technologique, biologique et informationnelle. La postdigitalité constitue à la fois une rupture dans nos théories existantes, mais également une continuité. Toutefois, une telle confusion semble inhérente à la condition humaine contemporaine13. (Jandrić et coll., 2018, p. 895)

En réalité, l’ère postdigitale n’est pas une ère d’illitératie, comme on a trop souvent tendance à le lire : les « jeunes » par exemple, pour ne citer que cette abusive catégorie stéréotypée de la population, passeraient leur temps sur leurs smartphones à regarder des vidéos, à ne plus savoir correctement écrire et à croire à tout et n’importe quoi, sans être en capacité de prendre les informations avec recul. En général, l’ère postdigitale provoque un schisme entre la catégorie de la population qui utiliserait beaucoup internet (soit en étant née dedans, soit en ayant vécu son émergence pendant l’enfance ou l’adolescence), et celle qui aurait connu un monde où seuls le minitel et le téléphone fixe permettaient des communications de personne à personne.

37La littératie est bien présente dans notre ère postdigitale : plus encore, les individus n’ont jamais autant écrit (de SMS, d’e-mails, de messages en ligne), lu (articles, communications interpersonnelles), ne se sont jamais autant informés (vidéos, reportages) qu’à notre époque. La réalité est donc toute autre : certes, le texte n’est plus le média de prédilection, puisqu’images et vidéo se taillent désormais une part non négligeable dans la communication quotidienne. Mais est-ce mal que les individus puissent avoir accès à un ensemble de ressources variées et riches pour sémiotiser leur rapport au réel et au social ? Nous sommes, en réalité, entrés dans une ère de l’hypernarrativité : nous n’avons jamais autant raconté, entendu et propagé de récits qu’aujourd’hui – ce qui explique, par exemple, la propagation aussi rapide de fake news ou de théories complotistes toutes plus farfelues les unes que les autres. Dans une société dont les repères sont totalement bouleversés, dans un monde qui n’a plus de sens, la narration est le seul moyen d’en retrouver, d’en reconstruire et de faire société. Au sein de l’ère postdigitale, les récits se retrouvent en concurrence les uns avec les autres, dans un marché plurisémiotique où textes, vidéos, hyperliens, images et musiques se parlent et se tissent les uns aux autres.

38L’ère de l’hypernarrativité, c’est donc une ère d’enchevêtrement de toiles de récits au sein desquelles tous les individus se retrouvent jetés (Benhabib, 2002, p. 15) : nous avons besoin de nous raconter des histoires, sur nous-mêmes et sur les autres, pour faire société et faire sens dans un monde qui semble échapper à toute logique. Tous les dispositifs le permettent désormais ; d’une certaine manière, tous les médias sont devenus sociaux (Proulx, Millette & Heaton, 2012), et pas simplement les réseaux à proprement parler. C’est peut-être l’un des enseignements les plus révolutionnaires de l’hypernarrativité postdigitale : nous socialisons désormais par un assortiment particulièrement varié de médias, quels qu’ils soient, en les commentant, en partageant leurs productions, en les critiquant, en faisant communauté autour d’informations. Nous pouvons créer des médias et interagir avec eux. Et lorsque nous ne sommes plus sur internet à proprement parler, ces médias s’invitent dans nos musées, dans certaines chaînes de magasins ou encore auprès des services publics : c’est cela, la société postdigitale. Cette explosion du besoin de récits et de socialisation par les médias entraîne l’apparition du phénomène de storytelling ou de contage d’histoire, qui fait appel à l’ancestrale fonction sociale du conte : il rassemble, fascine grâce aux références culturelles qu’il utilise, cimente une communauté par les valeurs qu’il fait circuler, et permet également la transmission autant que la socialisation – puisque le fait de conter une histoire implique également un moment social, en famille, entre amis ou au sein d’une communauté donnée.

39L’hypernarrativité procède en fait d’un retour au conte – mais dans un marché discursif si concurrentiel que l’on pourrait parler d’apparition d’hypercontes, soit de récits qui, comme tout paradoxe postdigital, sont à la fois ancrés dans le réel et dans l’imaginaire : fake news à échelle planétaire, théories du complot chargées d’expliquer les errances du monde, ou encore post-vérité explosive qui fait du réel et du mensonge des unités concurrentes sur l’échelle d’un relativisme permissif. Si tout se vaut, alors tous les récits se retrouvent mis en concurrence, et les communautés doivent prouver qu’elles sont capables de se cimenter grâce à des systèmes de valeurs transmis à travers ces hypercontes : l’ère postdigitale est aussi une ère où le néolibéral a fini par contaminer jusqu’aux réflexes anthropologiques les plus intimes. C’est d’ailleurs pour cette raison que les émotions et les affects sont autant sollicités : en tant qu’états motivationnels (Frijda, 2003, p. 15), ils structurent nos actions et nos réactions, et donnent ainsi forme à nos choix cognitifs et nos actions.

40Mais pour qu’il y ait hypernarrativité, il faut qu’il y ait interaction. Et dans le monde postdigital, les interactions, particulièrement sur les médias sociaux, sont évidemment conditionnées par le fait que ces médias proposent des dispositifs qui, dans leurs affordances, stimulent les réflexes de narrativités pour permettre l’interaction ; si l’on n’a pas d’histoire attirante à raconter, les likes et autres commentaires se feront rares :

Ce type de contage narratif à travers de petites histoires mérite l’attention des chercheurs, notamment en raison de sa prédominance sur les médias sociaux – qui sont désormais eux-mêmes devenus une forme prédominante d’interaction dans beaucoup d’endroits du monde. Selon le cadre des médias sociaux, les textes sont conservés et accumulés (blogs, Twitter, Myspace, etc.), créant ainsi une histoire14. (West, 2013, p. 12)

Nous assistons donc, de manière progressive et inéluctable, à un glissement lent et persistant qui transforme les sociétés de l’information (à la fin des années 1990 et au début des années 2000) en sociétés de l’hyperconte, ce qui modifie considérablement la nature des informations et notre rapport à celles-ci. En d’autres termes : peu importe désormais que l’information soit vraie ; ce qui compte, c’est qu’elle soit belle, attractive, digne d’être racontée et donc d’être transmise, ce qui augmente alors son potentiel de viralité.

41Le principe de viralité est consubstantiel de l’hypernarrativité : il constitue le carburant qui permet aux hypercontes de circuler, d’être produits et transmis, de trouver leur public et de provoquer l’émergence de ce que l’on peut appeler des réalités alternatives, qui caractérisent la post-vérité. Cette viralité, c’est précisément d’ailleurs ce qui caractérise les mèmes, entre autres productions postdigitales :

Avant qu’un mème sur internet soit reproduit avec des modifications (ce qui en fait un mème), il doit devenir viral, soit […] un mème émergeant. Cela signifie que la viralité constitue la condition préalable à la reproduction. À travers la reproduction, le mème original devient un texte de référence qui peut être cité et modifié au cours de sa circulation – un processus nommé intertextualité (la citation implicite d’un texte dans un autre texte, dont la signification s’enrichit par la référenciation au texte implicite). L’intertextualité consiste en un processus linguistico-sémiotique à travers lequel le sens d’un texte (images, mots) est modifié, élargi ou réduit à travers la combinaison avec d’autres textes15. (Zanette, Blikstein & Visconti, 2019, p. 160-161)

Je reviendrai plus tard sur la notion d’intertextualité, consubstantielle de la richesse signifiante des mèmes, mais il aurait été incomplet de ne pas l’aborder ici, en travaillant sur la notion de viralité. La viralité, en effet, fait référence à la tendance qu’ont des éléments signifiants à circuler rapidement d’un individu à l’autre ou d’un groupe social à l’autre : mèmes, informations, ou vidéos peuvent être soumis à la viralité – plus particulièrement à l’ère postdigitale, bien évidemment.

42Toutefois, cette viralité n’est possible que parce que les productions signifiantes suscitent chez les individus suffisamment d’émotions, et donc d’états motivationnels, pour les pousser à transmettre, reproduire ou modifier les productions en question. En d’autres termes, pour qu’un contenu postdigital devienne viral et inonde les pages Facebook, les groupes de messagerie WhatsApp ou les commentaires sur YouTube, il faut que celui-ci provoque une réaction émotionnelle. Mais devant la profusion d’informations à la disposition de l’individu, cette réaction implique une sélection :

La sélection émotionnelle est intéressante du point de vue de la théorie, en ce qu’elle indique que la sélection d’information n’est pas seulement un processus à l’œuvre au sein du marché des idées. Cependant, la sélection émotionnelle peut également être importante du point de vue pratique, car elle a le potentiel d’altérer les rapports sociaux et les relations au sein des communautés. Par exemple, si des mèmes sont sélectionnés pour leur contenu émotionnel, les systèmes sociaux peuvent expérimenter un effet boule de neige émotionnel, soit l’écrasante sélection du contenu émotionnel plutôt que de l’information16. (Heath, Bell & Sternberg, 2001, p. 1040)

D’après ce principe de sélection émotionnelle, il existe donc manifestement un écart important entre la véracité d’une information et l’impact émotionnel de celle-ci ; en d’autres termes, le vérifiable ou le réel n’entrent pas nécessairement en ligne de compte lorsqu’une relation affective émerge et se propage au sein d’une communauté. Ceci explique à la fois a) le fonctionnement de la viralité et ses ressorts cognitifs et émotionnels et b) la nécessité, pour les hypercontes, d’émerger à partir des dispositifs et affordances postdigitales pour pouvoir obtenir un véritable succès de transmission.

43Si l’hypernarrativité postdigitale constitue un concept à part entière, les principes fondateurs de l’hypernarrativité ont déjà été, notamment, utilisés dans l’étude des séries télé (Morales & Simelio, 2015, p. 593) : ils représentent en effet la capacité à relier les productions des séries à d’autres textes, à travers l’interconnexion de réseaux de signification qui sont présents au sein des réalités médiatique et sociale. En d’autres termes, il s’agit également d’une manière de faire dialoguer un certain nombre de références, y compris des références qui peuvent paraître éloignées ou déconnectées les unes des autres. Ceci rejoint par ailleurs les travaux sur l’hypertextualité et les liens hypertextes, et la capacité de l’individu à naviguer d’un lien à l’autre, entrant par-là dans un voyage aux potentiels quasiment infinis (Baetens & Truyen, 2013, p. 477).

44D’après les travaux d’Ellen Rose, c’est peut-être précisément cette impression d’infinitude qui caractérise le mieux l’hypernarrativité postdigitale ; il n’y a plus de limite de forme, de contenu et d’interconnexion pour les récits, ce qui les transforme en monstrueux hypercontes qui peuvent s’exprimer et se dire sous des formes, des temporalités et des médias d’une incroyable diversité :

L’intégralité du web offre une expérience de l’information qui n’a ni début, ni milieu, ni fin, et qui est toujours infinie et impossible à finir, dans la mesure où sites de réseaux sociaux, jeux vidéo, tweets et pages internet s’enchaînent pour créer un environnement informationnel omniprésent ; c’est à travers cet environnement que nous voyageons, en bondissant allègrement d’une pépite d’information déconnectée à l’autre17. (Rose, 2012, p. 99)

Selon moi, si cette impression de déconnexion peut prévaloir, il semble néanmoins que le flot dans lequel se retrouve embarqué l’individu postdigital n’est en vérité pas si décousu que cela ; à travers les différents phénomènes de glitches auxquels il fait face, sous l’influence des affordances en présence, son potentiel actantiel s’exprime en fait par un voyage qui procure de la signification, même si celle-ci semble échapper aux codes classiques.

45C’est là tout l’intérêt de l’hypernarrativité : elle ne fait pas que raconter des histoires, elle permet également aux individus de se raconter de manière postdigitale, en surmontant les contradictions et les paradoxes pour en faire de nouveaux réseaux de signification radicaux, révolutionnant ainsi les principes mêmes de cohérence apparente pour remettre du lien par les émotions et le vagabondage. La notion de vagabondage postdigital mérite ici d’être explicitée : à travers les qualités d’hypertextualité de l’environnement du web, ce vagabondage permet à l’individu d’emprunter des chemins inexplorables auparavant, même si certains sont suggérés par l’interprétation des jeux de données que font les différents sites auxquels il est possible de se connecter. Le point d’attention est bien ici : si les opérations de vagabondage paraissent aller de soi dans l’environnement postdigital, elles sont en fait le fruit d’interactions avec les affordances précalculées des dispositifs technologiques.

46Le souci, c’est que ces affordances ne sont pas les seules à être précalculées ; les recherches et les centres d’intérêt des utilisateurs constituent autant d’ensembles de données qui permettent aux moteurs de recherche, notamment, de piéger les internautes dans des boucles de rétroactions. C’est ce qu’on appelle les bulles filtrantes (Bruns, 2019) : d’une simple recherche jusqu’aux interactions au sein des réseaux sociaux, notre expérience utilisateur est déterminée par nos propres données. Dans une certaine mesure, et à moins de désirer en sortir de manière volontaire, notre vagabondage détermine les futurs chemins de vagabondage que nous serons amenés à prendre. Comme le démontre Eli Pariser, les utilisateurs constituent en fait le contenu du web 2.0 ; puisque l’expérience numérique générale est centrée sur les interactions sociales, celles-ci deviennent l’alpha et l’oméga de la donnée monnayable (Pariser, 2011). Mais, malgré ces écueils pour lesquels il convient de rester constamment vigilant, les hypercontes circulent grâce à un vagabondage généralisé, qui permet une richesse infinie de croisements entre médias traditionnels, réseaux sociaux, forums et autres espaces postdigitaux.

47Ce vagabondage, qui permet la circulation des hypercontes et le principe d’hypernarrativité postdigitale, est contraint par l’attention elle-même de l’esprit humain, et le temps limité dont nous disposons pour nous y soumettre. Autour de nous, les dispositifs sociotechniques nous sollicitent en permanence, afin de capter notre attention et de nous encourager à entrer en contact avec leurs affordances pour poursuivre le vagabondage hypernarratif – ce qui influence, par exemple, la transmission des mèmes :

Dans le monde de l’information, le temps et l’attention limités des comportements humains suffisent pour générer un paysage complexe d’informations et définir un vaste éventail de schémas de diffusion pour les mèmes. Ceci exige une révision majeure de plusieurs concepts traditionnellement utilisés pour la modélisation et la caractérisation de la diffusion des mèmes ; cela ouvre également la voie à des cadres différents pour l’analyse de la compétition entre idées, ainsi qu’à des stratégies pour l’optimisation ou la suppression de leur diffusion18. (Weng et coll., 2012, p. 6)

En tant que productions postdigitales, les mèmes se retrouvent soumis aux mêmes mécanismes systémiques de l’hypernarrativité. Dans ce sens, l’attention et les émotions humaines agissent comme des ressources dans lesquelles puisent les hypercontes pour gagner en viralité et gagner en diffusion ; il en va de même pour les mèmes et les représentations qu’ils mettent en circulation.

48Les caractéristiques de l’hypernarrativité indiquent que pour qu’un hyperconte circule, il faut que les affordances stimulent suffisamment les émotions et les affects des individus. Cette réalité suppose une redéfinition, à tout le moins partielle, de la place première, voire primale, des émotions dans notre société ; paradoxalement, c’est l’ère postdigitale qui leur redonne leur juste place, même si leur exploitation comme ressources mérite que l’on y intègre un programme émancipateur d’empowerment pour les individus. Pour Robin Nelson, cela signifie que nous nous retrouvons au sein d’un nouvel ordre affectif :

Le nouvel ordre affectif implique une conscience informée par : des clips sonores et visuels brefs, mais intenses ; la non-linéarité (qui contraste avec la narrativité linéaire) ; une surcharge d’information ; un accès constellaire à des matériaux divers ; le bricolage comme principe de composition ; une esthétique pilotée par la réception (autant que la production) ; la polysémie, du point de vue des significations ; la diversité, du point de vue des plaisirs19. (Nelson, 2000, p. 112)

La théorisation du nouvel ordre affectif par Nelson est éclairante, en ce qu’elle épouse parfaitement la théorie postdigitale, le principe de glitch et l’architecture de l’hypernarrativité. Il est ici aisé de comprendre alors à quel point le principe de sérialité est important pour le maintien de l’hypernarrativité ; ce n’est probablement pas un hasard si l’ère postdigitale est à la fois corrélée à l’explosion du web 2.0, et à notre consommation de plus en plus importante de séries télé (qui n’ont d’ailleurs plus grand-chose à voir avec le modèle télévisuel, au sens historique du terme). D’une certaine manière, si nos sociétés sont autant friandes de séries, c’est parce que celles-ci fonctionnent comme de véritables hypercontes : elles s’étalent sur des saisons entières, provoquent commentaires, études scientifiques et fanfictions, permettent l’émergence de mèmes et permettent la production de produits culturels dérivés. Si elles fonctionnent, c’est parce qu’elles sont séquencées en épisodes, tout comme notre vagabondage postdigital est lui-même séquencé en épisodes : dans ces deux cas, c’est parce que nous nous retrouvons suspendus à une signification interrompue dans le récit, qui donne envie de connaître la suite, que nos émotions nous invitent à poursuivre la quête de ce récit – et donc des significations et représentations que nous pourrions y trouver.

49Il s’agit ici probablement du dernier élément fondamental du principe d’hypernarrativité : il faut de la sérialisation pour permettre aux affordances de fonctionner et susciter l’intérêt émotionnel. Pour que cette sérialisation existe, il faut une alternance entre mouvement et stagnation, comme le précisait déjà Tudor Oltean – donc l’apparition d’espaces interstitiels qui produisent du désir, ce qui permet de rejoindre précisément l’une des composantes capitales de la postdigitalité :

Quels que soient le média ou la variante, la dialectique fondamentale du paradigme sériel est constituée par la relation entre mouvement (présentation directe des événements, ou mise en œuvre) et stase (ce qui arrive entre les épisodes, soit l’intervalle de non-belligérance narrative). […] Cette alternance entre mouvement et stase, ainsi que la durée et la fréquence de cette alternance constituent les règles paradigmatiques qui varient pour chaque média et […] sont capables de supporter diverses attributions sémantiques20. (Oltean, 1993, p. 13)

En d’autres termes, ce qui fait sérialité, c’est bien l’alternance et l’existence d’espaces de pause entre deux espaces de mouvement : il s’agit donc d’un rythme bien spécifique, que j’appelle « rythme hypernarratif ». Au cœur de ce rythme hypernarratif, la sérialité constitue le battement fondamental : elle permet la concaténation de récits apparemment déconnectés les uns des autres, le vagabondage et l’occurrence de glitches, et la resignification au sein d’une toile qui entraîne l’émergence de ces hypercontes, soit des hyperstructures de récits qui s’articulent selon des médias, des moments discursifs, des affordances, des référents culturels et des interactions sociales d’une incroyable diversité – le tout au sein du nouvel ordre affectif décrit par les travaux de Nelson.

50Pour donner une cartographie de l’inscription des mèmes dans cette ère postdigitale permise par le web 2.0, où les processus d’hypernarrativité, basés sur la sérialité et la possibilité de glitches, permettent l’émergence d’hypercontes, je m’appuie sur les hypothèses de Nelson concernant le nouvel ordre affectif :

• clips sonores et visuels brefs et intenses : les mèmes sont des clips, d’abord sonores, mais peuvent être également transmis sous forme de vidéos de quelques secondes sur des plateformes comme 9gag ;
• non-linéarité narrative : les mèmes ne participent pas d’une narrativité linéaire sur un sujet, mais constituent autant de pépites apparemment éclatées ;
• surcharge d’information : les mèmes comprennent une multitude d’informations, que je détaillerai par la suite, réunies sur un seul métasigne ;
• accès constellaire à des matériaux divers : les mèmes peuvent être totalement multiréférentiels en articulant textes, images, citations, animations et autres occurrences ;
• bricolage comme principe de composition : le mème est par excellence l’emblème du bricolage artisanal postdigital ;
• esthétique pilotée par la réception autant que la production : pour qu’un mème ait du succès et devienne viral, il faut qu’il provoque des effets chez les récepteurs – les mèmes sont bel et bien créés en ce sens, du point de vue pragmatique ;
• polysémie des significations : les mèmes sont polysémiques par essence, du fait de la diversité des matériaux et références ;
• diversité des plaisirs : les mèmes sont censés être d’abord des objets de divertissement, qui peuvent susciter le désir, l’envie ou la curiosité, entre autres.

Ces éléments conceptuels sont capitaux pour comprendre les mèmes en tant que productions signifiantes – et mieux saisir l’originalité de leur contribution à nos sociétés postdigitales.