1L’injonction adaptatrice a grossi les contradictions et les difficultés de la conception moderne de l’aménagement, mais en même temps elle lui offre l’opportunité de se transformer. On peut dire que l’adaptation au changement climatique abordée sous l’angle de l’incertitude et de la menace est le moyen de repenser la question plus générale de l’adaptation en aménagement, voire d’en faire la pierre angulaire de sa transformation.

2Le retour sur l’histoire permet de comprendre combien les figures de l’adaptation sont multiples. La grande quantité de travaux contemporains sur le thème de l’adaptation au changement climatique reflète un réinvestissement dans un champ ancien de réflexions, qu’avait progressivement évacué un modernisme triomphant, mais dont les fils n’ont jamais été complètement rompus. Il a été possible de revenir sur des moments de l’histoire des idées où la finesse des perspectives théoriques qui étaient à l’œuvre permet d’enrichir la réflexion actuelle. Plusieurs raisons y concourent. Nous y avons retrouvé les mêmes défis théoriques : la question de l’incertitude, celle des limites, de la maladaptation, de la vulnérabilité, de la décivilisation. Nous avons identifié aussi les moments d’appauvrissement de la notion d’adaptation, les moments d’évacuation du mouvement d’idées qui lui donnait corps. Nous avons également reconnu les problèmes auxquels se sont confrontés ces courants et auxquels ils n’ont pas su répondre. Nous avons constaté encore que surgissent des solutions qu’il est difficile de ranger sous la catégorie de moderniste, de sorte que la modernité en aménagement peut traiter de l’adaptation sans avoir à la rejeter comme non pertinente.

3C’est pourquoi il n’est pas possible de corréler le renouveau d’intérêt pour l’adaptation avec l’obsession réflexive pour le risque qui caractériserait la fin d’une « première modernité ». Outre le fait que cette réflexivité n’est pas nouvelle dans les traditions géographiques et aménagistes, il est clair que le risque est soluble dans la logique rationnelle et causale de l’aménagement moderniste. C’est en fait sous le sceau de la menace de catastrophes que celui-ci est vraiment entré dans une impasse. Et que l’adaptation est redevenue un thème central de la pensée aménagiste. Une illustration en est que, à partir du moment où la perspective catastrophique devient l’horizon de l’adaptation, la vulnérabilité devient inutile, alors même qu’elle structurait l’action aménagiste face au risque. Et la question de la résilience ne porte plus seulement sur les stratégies d’action post-catastrophe, mais sur ce que l’on fait pour s’y préparer. Dans la pratique, bien sûr, la gestion des risques continue souvent de fonctionner avec le couple vulnérabilité/résilience. Mais une nouvelle façon d’aborder la question provient de ce que l’adaptation est de moins en moins conçue comme réactive, avec ses solutions de type correctif (l’incrémentalisme), au profit d’une adaptation proactive qui vise une transformation des systèmes vulnérables. Il s’agit, au fond, de prendre au sérieux ce que notre retour sur l’histoire avait suggéré, c’est-à-dire l’immunisation de ces systèmes.

4Or, cette conception transformatrice de l’adaptation pourrait être débordée par une approche de la résilience qui est en train d’être travaillée au croisement de la catastrophe naturelle et du contre-terrorisme. Il y a là quelque chose d’inquiétant mais aussi d’intéressant à étudier, puisque cette approche réussit à créer les conditions d’une pensée planificatrice en contexte d’incertitude radicale et qu’elle correspond à une forme d’immunisation. Face à l’imprévisibilité de la menace, l’anticipation existe toujours, parce qu’elle repose désormais non plus sur la prévision, ni même sur la prévention, mais sur la préemption. Celle-ci met en œuvre des stratégies sans regrets différentes de celles généralement invoquées, en ce sens qu’elles sont élaborées sous l’hypothèse de la réalisation du scénario du pire. Nous avons vu que les stratégies de préemption, qu’elles soient défensives ou agressives, ont des retombées territoriales où prime l’« éthique du paquebot de croisière », avec ses solutions excluantes pour une partie de la population et liberticides pour ceux qui pensent en bénéficier. Nous avons à son propos souligné les cycles mortifères qu’elle engendre et conséquemment l’impasse écologique vers laquelle elle tend.

5Il semble que l’on soit aujourd’hui amené à un point de bifurcation correspondant au choix à faire entre deux scénarios qui sont en train de se profiler. Le premier, sécuritaire, est relativement plausible à l’heure actuelle, d’autant plus qu’il fait écho à la réflexion sur la lutte contre le terrorisme. À grand renfort de technologies de surveillance, et en prenant acte de l’impossibilité de prévoir toutes les catastrophes, ce paradigme planificateur s’éloigne de l’objectif de prévention au profit de celui de préemption, afin de sécuriser l’existant ou d’y revenir le plus rapidement possible. C’est un paradigme très « présentiste » car, tourné sur lui-même ou vers le futur immédiat, il ne s’inscrit pas dans un rapport au passé ni se projette dans un avenir plus lointain. Ses instruments territoriaux et technologiques assurent potentiellement à ce paradigme une redoutable efficacité à court terme, refoulant hors de son propos les limites éthiques, politiques et écologiques du cycle mortifère qu’il engendre pourtant.

6À l’inverse, le second scénario est celui de la démocratie écologique, qui apparaît comme le seul à pouvoir enclencher un cycle salvateur. Il pose toutefois de redoutables défis à la pensée et à l’action aménagistes. Face à l’incertitude radicale, on doit notamment admettre l’impossibilité du pilotage a priori des projets, c’est-à-dire d’un pilotage où le sens de l’action se ramène aux raisons d’agir et aux effets attendus. Il faut donc passer à un pilotage par les conséquences, où le sens de l’action peut se modifier en intégrant l’inattendu par la concertation et de façon itérative au cours du processus même de l’aménagement. Passer du pilotage a priori au pilotage par les conséquences revient à développer ce que nous avons appelé des pratiques réflexives intermédiaires, où s’invitent non seulement l’enjeu de la concertation mais aussi la question de la responsabilité individuelle et collective. Cela concerne la façon de poser les problèmes et de les aborder, et d’inscrire la démarche planificatrice dans le flux des expériences, interactions et ajustements entre aménageurs, participants et milieu, qui permettent de tenir compte des conséquences non intentionnelles des actions accomplies.

7Cela impose aussi de comprendre les stratégies d’adaptation moins en termes de bricolage ou d’expérimentation, où domine la recherche des moyens pour atteindre des objectifs prédéfinis, qu’en termes d’improvisation, qui correspond à une démarche de découverte, d’exploration, d’expérience et d’engagement des personnes impliquées dans le processus. Ce serait l’antimodèle de la préemption défensive ou agressive qui s’inscrit dans un monde sous tension, où, il faut l’admettre, l’imprédictible menace peut surgir à chaque instant. L’improvisation constitue une façon d’agir et propose une stratégie d’adaptation en situation d’incertitude constante, notamment parce qu’il faut piloter par les conséquences.

8Il y a là un des défis que l’aménagement doit confronter dans une société de la menace, à savoir la conduite de projet en contexte d’incertitude. Mais deux autres défis, reliés entre eux et avec le précédent, méritent d’être dégagés dans les perspectives qui terminent le présent ouvrage. Il s’agit d’abord, rappelons-le, du défi grandissant que constitue la dimension éthique de l’adaptation en aménagement. Nous avons par exemple, en référence à G. Hardin et à sa métaphore du canot de sauvetage, proposé de marquer une des dérives qui se dessine : une possible transition vers ce que nous avons appelé l’« éthique du paquebot de croisière ». Nous avons aussi vu que l’adaptation avait trouvé dans le creuset colonial un formidable terrain d’expression. Au-delà des apports de ce creuset en termes de connaissances des milieux et des enjeux de leur transformation, la volonté de l’aménagement d’y être un instrument de la « mission civilisatrice » n’est pas sans rappeler les problèmes éthiques induits par l’absence de concertation dans les démarches modernistes ou « rationnelles ». Pourtant, comme nous l’avons vu, une solidarité démocratique apparaît comme une solution pour échapper à l’effondrement auquel peuvent mener des stratégies mortifères. Nous avons aussi souligné l’importance d’agrandir la palette de situations éthiques à partir desquelles les choix doivent être faits en aménagement en vue de l’adaptation au changement climatique. Mais la dimension éthique de l’adaptation déborde sur le dernier défi que nous souhaitons ici mettre en valeur. C’est celui d’un rapport à la nature à repenser.

9L’adaptation au changement climatique interroge la façon dont l’aménageur entre en contact avec la nature. C’est une dimension incontournable de l’aménagement, que l’on ne peut esquiver sous prétexte d’être toujours et seulement confronté à sa construction sociale, et non à la nature elle-même. Le problème du changement climatique rencontre une altérité radicale qui échappe précisément à sa construction sociale : se confronter au changement climatique, c’est essayer de penser l’impensable, de s’attendre à l’inattendu. Il est désormais moins question d’impact des sociétés sur la nature que d’impact de la nature (celle qui se construit actuellement avec le changement climatique) sur les sociétés. La nature à venir est largement inconnue bien que, dans une certaine mesure, anthropique. Il s’agit donc moins de prendre soin d’une nature fragile qui doit être protégée que de gérer l’impact d’une nature relativement imprévisible sur les sociétés devenues fragiles. C’est pourquoi, dans ce retournement, le sens de la notion de patrimoine naturel est appelé à évoluer. De moins en moins patrimoine résistance, il devient patrimoine résilience, puisqu’il s’adresse d’abord au sort des générations présentes plutôt que futures.

10Cela concourt à s’éloigner de l’approche réactive de l’adaptation où, suite à une catastrophe, on cherche à réduire la vulnérabilité territoriale par un accroissement des mêmes réponses technologiques (par exemple, comme à La Nouvelle-Orléans, en continuant à surélever des digues à mesure que le système climatique se dégrade, ce qui a piégé une entrée des eaux dans la ville et aggravé la catastrophe due à l’ouragan Katrina). Or, cette course vaine aux mêmes solutions face au changement climatique signale un épuisement des stratégies technologiques incrémentales et plus particulièrement de la vision de la nature qui les fonde. La préparation de la COP21 et de l’accord de Paris a d’ailleurs reconnu le rôle central des « solutions fondées sur la nature » en matière d’adaptation. Il s’agit de « faire avec » et non plus de « faire contre » la nature. La formule est certes rebattue ; elle n’en reste pas moins intéressante. D’une part, ce changement de vision n’est pas neutre du point de vue de la décision, tant l’invocation de la nature surgit souvent comme un absolu (implicite ou explicite) sur lequel des acteurs de l’aménagement construisent la légitimité publique de leur position. D’autre part, ce changement de vision favorise le passage d’une adaptation incrémentale à une autre, transformatrice.

11L’idée est de diminuer la volonté d’arraisonnement et d’artificialisation de la nature, tout en cherchant à s’indépendantiser de celle-ci en modifiant la façon de penser écologiquement l’organisation sociale du territoire. Paradoxalement, ce type de stratégie planificatrice semble rejoindre le rêve moderniste de s’émanciper des contraintes de la nature. Cependant, il le fait par un chemin tout à fait différent : en redonnant à la nature de l’autonomie et non en l’arraisonnant. N’est-on pas là au point ultime d’une stratégie d’immunisation ? Nous avons vu combien les enjeux éthiques y sont présents, tant l’adaptation par immunisation peut se faire au risque de la préemption au détriment d’autrui. Mais ces enjeux permettent aussi d’entrouvrir la porte à la prise en compte d’une conception « orphique » de la nature, où prime un rapport dénué d’objectifs utilitaires. N’est-ce pas une façon de redonner ses droits à la nature ? Et de refonder la coévolution que requiert une démocratie écologique ?