1En renouvelant l’intérêt pour l’adaptation, la question des changements climatiques ouvre des perspectives nouvelles pour l’approche de l’aménagement des territoires à toute échelle. Elle pourrait, nous l’avons vu, réduire l’adaptation à des routines aménagistes classiques, la recycler en somme, ou bien encore fermer les horizons dans une conception cybernétique quasi fixiste. Mais aussi, comme nous l’avons souligné, l’adaptation au changement climatique peut ouvrir des perspectives nouvelles sur les tenants et aboutissants de l’aménagement afin de le sortir des ornières où il se trouve actuellement.

2C’est pourquoi l’adaptation constitue avant tout une invitation, une invitation à penser autrement le rapport à la nature, aux autres et bien sûr à soi-même dans la mesure où est sollicitée notre propre réflexivité. Ces rapports se déploient sur le mode de la conversation en ce sens qu’ils doivent être pétris d’attention réciproque. Cette invitation à penser autrement, nous allons essayer d’en montrer les grandes dimensions à travers un ensemble d’objectifs et de tâches qui, sans être exclusives, nous paraissent incontournables à la lumière des chapitres précédents pour établir cette conversation avec la nature, les autres et nous-mêmes.

Considérer l’adaptation comme transformatrice

3Afin de mieux comprendre la portée de ce qu’une conception transformatrice de l’adaptation implique pour la pensée planificatrice, il est intéressant de la mettre en contrepoint de ce qui s’est récemment passé en France, pays où la tradition de planification territoriale est fortement ancrée. C’est pourquoi nous ferons d’abord référence ici, quoique très schématiquement, aux liens qui existent entre planification, durabilité et adaptation dans le contexte français.

4C’est en étroite association avec la question du changement climatique que l’adaptation est entrée il y a une dizaine d’années dans le vocabulaire de la planification française, impulsée notamment par les différents rapports que l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique a produit depuis sa création en 2001 (ONERC, 2005, 2007, 2010, 2012a, 2012b, 2015, 2016), et grâce aussi aux travaux de l’Institut français de l’environnement (IFEN) sur les indicateurs du développement durable (Lavoux & Theys, 2001). Mais il n’est pas faux de dire que l’injonction de l’adaptation en aménagement est venue massivement du processus de concertation dit du « Grenelle de l’environnement » (2007), tant du point de vue académique que professionnel. Certes, des expériences établissant des plans climat, notamment pour de grandes agglomérations, avaient vu le jour auparavant, mais elles avaient privilégié l’atténuation (ONERC, 2010). Toutefois, l’injonction à penser en termes d’adaptation faite par le « Grenelle de l’environnement » ne plaçait pas celle-ci au centre de la démarche planificatrice, l’atténuation paraissant plus compatible avec la reformulation des politiques publiques.

5La stratégie d’adaptation a ainsi été considérée comme complémentaire de celle d’atténuation pour diminuer les impacts du changement climatique, et ce, aux différentes échelles territoriales (des plans climat territoriaux au plan national d’adaptation). La démarche planificatrice a ainsi eu tendance à suivre une logique qui consiste à diagnostiquer les territoires du point de vue de leur vulnérabilité et à chercher des réponses dans leur adaptation.

6La problématique de l’adaptation a donc été principalement arrimée en France à celle de la vulnérabilité. Cela pose deux types de problèmes. D’une part, on sait que la vulnérabilité peut recouvrir des acceptions différentes, auxquelles sont alors associées des définitions différentes de l’adaptation, et donc des solutions différentes (Burton, Huq, Li, Pilifosova & Schipper, 2002 ; Füssel, 2007), sans compter qu’il n’est pas évident de répondre à la question : entre vulnérabilité et capacité d’adaptation, qu’est-ce qui vient en premier (O’Brien, Eriksen, Schjolden & Nygaard, 2004) ? D’autre part, en tant qu’antonyme de la résilience, la vulnérabilité embrasse une logique de compréhension des phénomènes socioécologiques plus ample que celle mobilisée pour la résilience.

7En somme, dans le cas français, l’adaptation est fondamentalement enchâssée dans la problématique du changement climatique, lui-même constituant un des points structurants de la réflexion sur l’aménagement et sur le développement durable. Il est clair qu’on est alors tenté de saisir l’adaptation comme un des rares enjeux qui viennent légitimer un retour de la planification par le haut. On peut même se demander s’il s’agit de planifier l’adaptation d’un territoire ou plutôt de considérer l’adaptation comme une stratégie de planification dans un environnement incertain.

8De plus, tout en étant considérées comme une réponse à une véritable rupture (le changement climatique), les politiques et actions menées en France au nom de l’adaptation suivent une logique plutôt incrémentale. Au moins trois raisons concourent à donner à la planification cette orientation. La première est que l’adaptation est conçue comme une stratégie en contexte d’incertitude. Sont alors privilégiées des « stratégies sans regret », tout en évitant qu’elles puissent conduire à des « maladaptations » (ONERC, 2010, p. 83). Dans le présent contexte, la maladaptation se rapproche de la logique de l’effet pervers, et signifie une augmentation de la vulnérabilité du territoire concerné. Par stratégie sans regret, on entend en général des stratégies élaborées sous contrainte de scénario du pire mais en supposant qu’il ne se réalise pas. Tout cela mène à une politique de prudence, de petits pas, où l’horizon de l’évaluation reste plutôt le court terme. La seconde raison tient à la très grande réserve des politiques et des élus face à la question de l’adaptation et aux politiques territoriales censées être élaborées en son nom. Enfin, la troisième raison que nous pouvons avancer est que l’adaptation n’est pas associée à un fort mouvement pour un renouvellement de la démarche scientifique autour de la durabilité. C’est bien ce qui avait déjà été remarqué à propos de l’approche du développement durable (Jollivet, 2001). Il est vrai que les ouvrages de référence ayant une portée réflexive et programmatique sur le développement durable n’ont pas privilégié cette perspective épistémologique (Theys, du Tertre & Rauschmayer, 2010 ; Zaccaï, 2002). Une science de la durabilité n’a pas vraiment cours en France, en tous cas pas avec la même légitimité institutionnelle et scientifique qu’aux États-Unis.

9On voit donc que, à la lumière des préoccupations de la science de la durabilité, l’adaptation peut être conçue et approchée d’une façon très différente de celle qui est actuellement présente dans la planification française. On peut ainsi mettre en exergue certains défis que la pensée planificatrice doit relever pour mieux se saisir de la question de l’adaptation.

10Tout d’abord, l’appel à l’adaptation ne doit pas être uniquement entendu comme une réponse territoriale aux effets du changement climatique. Celui-ci n’est qu’un enjeu parmi d’autres, comme le souligne la science de la durabilité, et il n’est pas celui à partir duquel tout le reste doit s’organiser. Les dynamiques d’intégration entre les sociétés et leur nature sont moins univariées et rendent plus complexes et potentiellement contradictoires les perspectives de compréhension et d’action par l’adaptation seule.

11L’adaptation n’a pas à être présentée comme une contrainte, mais plutôt comme une opportunité d’action. Mais elle l’est uniquement dans la mesure où elle est fortement intégrée parmi d’autres objectifs. C’est l’idée de « cobénéfices » bien perçue dans le raisonnement économique (de Perthuis, Hallegate & Lecoq, 2010). Relevant du temps long, le coût financier ou social de l’adaptation devient acceptable dans la mesure où les bénéfices que l’on peut en tirer sont associés à d’autres qui se situent davantage dans le court terme. Ainsi, des cobénéfices (écologiques, sociaux, économiques, etc.) peuvent apparaître à toute échelle de temps et d’espace (Wilbanks & Kates, 2010). L’adhésion à un processus d’adaptation passe par une perception des gains que vont apporter les nécessaires transformations des relations entre systèmes sociaux et naturels.

12Il faut noter qu’ici l’attention portée au court terme n’est pas la même que celle qui prévaut dans les stratégies sans regret, pour lesquelles on admet « qu’elles généreront des bénéfices sociaux et économiques indépendamment du changement climatique » (Banque mondiale, 2011, p. 5). Dans le cas présent, c’est au contraire la dépendance des horizons temporels qui fait problème. Il s’agit d’admettre qu’on est confronté à des situations où le court terme est souvent surévalué par rapport aux bénéfices incertains d’une situation future, c’est-à-dire des situations où on se retrouve souvent dans l’incapacité de sacrifier l’intérêt immédiat au futur souhaité mais incertain. Et là, les horizons temporels deviennent incompatibles. Pour certains théoriciens, c’est un des aspects du changement climatique qui contribue à en faire un problème vicieux (wicked problem), et même très vicieux (super wicked problem, selon Levin, Cashore, Bernstein & Auld, 2010), en ce sens que la solution n’est pas réductible aux modèles classiques de la planification. On doit donc agir en anticipant sur cette situation, comme Jon Elster l’a préconisé à propos de la « rationalité imparfaite » : « être faible et le savoir » (Elster, 1984, p. 101).

13Comme déjà évoqué, le processus d’adaptation est un processus fondamentalement participatif, voire démocratique. Il repose en effet sur tous les acteurs, publics ou privés, quelles que soient leurs fonctions dans la société. Le contexte d’incertitude des actions à entreprendre dans le futur fait que tout individu ou groupe est potentiellement partie d’une solution à trouver le moment venu. C’est pourquoi la participation doit s’entendre de façon large, c’est-à-dire qu’elle mobilise autant des procédures institutionnalisées que des processus informels. Ceux-ci font appel à la réflexivité de différents acteurs qui fabriquent les conditions de l’adaptation transformatrice. Dans cette perspective, il faut souligner que, si l’adaptation est fondée sur le lieu, elle n’est pas pour autant à enfermer dans des territoires locaux. La multidimensionnalité des risques comme des liens sociaux, économiques, politiques et affectifs fait que l’adaptation et la concertation doivent aussi être multiscalaires.

14Au fond, l’approche de l’adaptation devient porteuse d’innovation dès lors qu’elle ne se replie pas sur un des deux termes d’une opposition à laquelle elle est exposée : la planification par le haut et l’initiative locale (Tubiana, Gemenne & Magnan, 2010). Or, chaque phase du processus (anticipation, réponse, reconstruction) peut être améliorée en jouant non plus sur un couple antagonique (planification de l’adaptation/capacité adaptative locale), mais au contraire en faisant en sorte que l’une soit condition d’amélioration de l’autre.

15Ainsi, l’adaptation transformatrice se définit par le couplage de deux notions, et ce, à toute échelle. Il y a d’une part l’adaptation en tant que vecteur d’une politique visant à fabriquer des comportements attendus, et d’autre part la capacité adaptative des populations locales. Ce couplage encourage la réflexion, l’apprentissage et la concertation à tous les niveaux de l’action.

Développer des pratiques réflexives

16La crise de l’environnement a déjà confronté les acteurs de l’aménagement à une incertitude qui les déstabilise. L’objectif classique de bien maîtriser les conséquences des décisions leur paraît de plus en plus difficile à atteindre. Surtout, la question du changement climatique a fait ressortir avec force que certaines conséquences très lourdes de l’action ne sont pas intentionnelles. Aujourd’hui se dessine ainsi une mutation majeure de la pensée aménagiste en ce qui concerne la façon d’aborder les conséquences de l’action. Comme il apparaît vain de vouloir maîtriser a priori les conséquences de l’action, autant concevoir des approches qui permettent de planifier en tenant compte de leur aspect non intentionnel. L’adaptation, comme réponse à l’incertitude posée par le changement climatique, s’inscrit dans cette mutation de la pensée aménagiste : passer d’un pilotage a priori à un pilotage par les conséquences.

17La difficulté à la fois logique et pratique de tenir compte des conséquences non intentionnelles de l’action aménagiste peut partiellement être réduite par la concertation. Mais elle n’est efficace que si les différents acteurs de l’aménagement (y compris le maître d’ouvrage) engagent, pour aboutir à des décisions acceptées par le plus grand nombre, une grande réflexivité dans les pratiques à suivre. Il faut donc s’orienter vers des pratiques réflexives faisant partie intégrante du processus d’aménagement.

18Remarquons d’abord que les pratiques réflexives auxquelles invite l’adaptation au changement climatique peuvent prendre plusieurs modalités. De fait, il est possible de les situer entre deux extrêmes, sur un continuum qui irait en aménagement d’un pilotage à dominante a priori à un pilotage qui accepterait totalement les conséquences non intentionnelles. Les types de pratiques qui peuvent être caractérisés reflètent les tendances actuelles à vouloir s’éloigner d’un pilotage a priori. Ces types de pratiques permettent de voir comment un découplage peut se produire entre l’adaptation affichée par ses promoteurs et celle que ceux-ci instrumentalisent. Elles montrent aussi comment leur application ne peut être que partielle ou sélective, rejetant une partie de leurs coûts sociaux dans d’autres espaces laissés pour compte.

19Ainsi, à un extrême – et la mise en évidence de l’éthique du bateau de croisière y invite –, on note des pratiques faiblement réflexives. En écho aux pratiques de ségrégation spatiale, d’externalisation et d’exclusion, voire de sanctuarisation, elles consistent à ne voir dans l’environnement qu’une source de bruit et à l’abandonner à lui-même, au profit d’une immunisation de certains espaces. Là, dans de telles pratiques d’adaptation par relégation, l’aménagement moderniste reprend la prérogative. C’est la logique des quartiers fermés, gated communities ou autres condominios fechados (Capron, 2006). La nuisance est reléguée à l’extérieur, et toute l’action vise précisément à s’en affranchir. Ne retrouve-t-on pas là, portée à l’extrême, la logique qui préside aux écoquartiers ou à certaines implantations touristiques ? La concertation n’est pas nécessairement absente dans ces exemples de planification, mais, si elle existe, elle est fortement recadrée. Il s’agit d’une forme d’adaptation qui renforce la pensée planificatrice centrée sur l’élimination de la surprise et sur l’« avenir en plan » (Gaudin, 1985 ; Massé, 1965). En somme, l’adaptation reste au service d’un pilotage a priori.

20Très différemment, à l’autre extrême du continuum, on peut concevoir une adaptation beaucoup plus proche du pilotage par les conséquences. Elle assumerait ce que signifie l’irruption de la crise environnementale pour les planificateurs eux-mêmes : se mouvoir dans un environnement incertain en acceptant le fait d’être dépassé par les conséquences non intentionnelles de son action (Ascher, 2001). Il s’agirait d’une adaptation qui, d’une certaine façon, rendrait compte de situations d’action dans lesquelles on ne sait pas réellement ce que l’on fait, mais qui cependant pourrait s’inscrire dans une discipline de l’action. La pratique réflexive se chargerait désormais du risque de sa propre inconséquence. Dès lors, la question est de savoir selon quelles modalités un public accepterait d’être le cobaye ? Un scénario possible de la concertation serait de fabriquer les conditions d’une réflexivité « sélective » : la possibilité de réflexivité de quelques-uns entraînerait que beaucoup d’autres n’y aient pas accès ou en subissent les conséquences. Par exemple, privilégier les quartiers fermés, voire les écoquartiers, pour s’adapter au changement climatique reviendrait à restreindre la réflexivité des pratiques aménagistes au bénéfice de certains et au détriment des autres acteurs, qui seraient exclus des décisions et solutions.

21Ainsi rappelés, ces deux grands types de pratiques réflexives (faibles ou sélectives) aident à mieux situer l’originalité de la modalité d’adaptation qui est au cœur de notre propos. Elle correspond à ce que nous pouvons appeler des pratiques réflexives intermédiaires. Elle est la modalité la plus improbable, la plus difficile à faire émerger et à analyser, mais la plus proche du pilotage par les conséquences et donc des défis qu’un tel type d’action pose à la pensée planificatrice soumise à l’impératif de l’adaptation.

22Le problème est de cadrer les pratiques réflexives intermédiaires en aménagement. Ce sont des pratiques réflexives (prises en charge aussi bien par des administrateurs que des professionnels, des groupes de pression, des consultants, des élus, des éducateurs) qui permettent d’assumer la question de l’incertitude à toute échelle (avec ses conséquences non intentionnelles), et non pas sa réduction à un niveau local (comme pour les écoquartiers) ni microlocal (comme dans l’appel à l’« investissement habitant »).

23La question des conséquences non intentionnelles de l’action implique alors de penser autrement le rapport de l’incertitude et de l’aménagement. De fait, il s’agit de tirer parti de la désillusion de la certitude qui travaille la pensée aménagiste contemporaine suite aux difficultés liées à la mise en place de la planification rationnelle (ou comprehensive planning) dans les années 1950 (Soubeyran, 1988). Cette mise en doute s’est appuyée sur l’étude de la pratique concrète du planificateur, du professionnel en action. À cet égard, le livre de Donald Schön (1994 [1983]) sur le « praticien réflexif » fit date. Il y montrait comment, pour l’urbaniste, l’élimination de la surprise n’était pas raisonnable, et que l’incertitude pouvait constituer à la fois le milieu et une ressource de l’action. Quant au « praticien délibératif » de John Forester (1999), il se situe, presque deux décennies plus tard, dans la même veine, avec une importance particulière accordée au rôle des processus délibératifs et à l’improvisation. De fait, l’examen par ces auteurs des fondements disciplinaires de l’aménagement s’inscrit dans une perspective pragmatiste, sur laquelle nous allons revenir car elle illustre le besoin de réviser les fondements épistémologiques de l’action aménagiste. Il est possible que l’enseignement supérieur reste encore un lieu refuge du paradigme de l’action « en plan » (avec tous les assouplissements que l’on voudra, y compris lorsque l’on évoque le projet) parce qu’il semble la source irremplaçable de sens et de légitimation du métier (Gaudin, 1985 ; Thévenot, 2006, p. 113-130). Pourtant, cette conception tend à être de plus en plus déconnectée de l’épistémologie pratique et des « métiers flous » en émergence. Le problème est donc de savoir comment cette épistémologie pratique peut progressivement trouver son sens, sa légitimation et ses conditions d’apprentissage au plan académique. Certes, les cultures en place de la planification ne facilitent pas les choses, mais il est tout aussi remarquable que, du point de vue de la recherche, l’éclairage pragmatiste apporté sur l’action aménagiste retienne l’attention.

24En somme, ce que l’incertitude fait ici ressortir, c’est bien sûr la hantise de l’aménageur de perdre la maîtrise de son action, mais aussi sa volonté de la dépasser dans la recherche de démarches nouvelles. La crise environnementale, et a fortiori l’adaptation au changement climatique, ont fait puissamment ressortir la volonté de se pencher sur les pratiques réflexives à mettre en œuvre. Face à ce défi, savoir tenir compte des conséquences non intentionnelles de l’action aménagiste devient impératif. Cela engage un retour sur les appuis épistémologiques et méthodologiques sur lesquels peuvent se fonder les pratiques réflexives qui cherchent à relever ce défi.

Savoir tenir compte des conséquences non intentionnelles

25Nous venons de voir que l’irruption de l’adaptation au changement climatique dans le discours aménagiste a renforcé l’intérêt de trouver les moyens de passer d’un pilotage a priori à un pilotage par les conséquences. Pour tenter d’y donner suite, ne serait-ce que très partiellement, il faut se pencher plus particulièrement sur certains aspects de ce que cette mutation implique comme pratiques aménagistes novatrices. Ils peuvent être abordés sous le couvert, et par l’intermédiaire, de l’enjeu de la réflexivité, en s’interrogeant sur ses conditions de possibilité.

26Considérons d’abord que l’idée même de pilotage par les conséquences, avec l’adaptation comme opérateur, semble mener aux limites de l’absurde. Mais ce n’est pas le cas à la condition de changer de cadre de référence. C’est ce que permet, par exemple, le point de vue pragmatiste déjà mentionné. Il participe en effet de ce changement, puisqu’il admet que la signification se construit au fur et à mesure des résultats de l’action. En d’autres termes, il porte une attention aux situations d’action où le sens de celle-ci ne se comprend qu’a posteriori ou dans le moment même où il y a passage à l’action. La capacité réflexive de l’acteur devient alors une condition clé de l’action. En raison même des risques liés aux conséquences non intentionnelles de l’action, l’attitude réflexive est nécessaire quoiqu’elle demeure fragile.

27C’est d’ailleurs une caractéristique de la modernité que de voir la pensée et l’action se réfracter constamment l’une sur l’autre, de sorte qu’une circularité existe entre les connaissances et l’organisation sociale (Giddens, 1987 [1984], 1994 [1990]). On assiste à une transformation réciproque et constante des connaissances et de l’organisation sociale. L’environnement naturel et social acquiert une instabilité et une imprédictibilité telles que les conséquences des décisions ou actions ne cessent d’échapper à ceux qui les ont prises de façon intentionnelle. Mais il est bien sûr possible d’analyser pourquoi et comment des actions intentionnelles ont eu des conséquences non intentionnelles plus ou moins prévisibles, notamment en se concentrant sur leur contexte. C’est précisément l’existence de ce lien (ou interaction) entre réflexivité et conséquences non intentionnelles qui rend possible l’idée d’un pilotage de l’aménagement par les conséquences. N’oublions pas que l’anticipation, composante de la décision, introduit une prospective dans le présent qui, à son tour, conditionne la façon dont le futur va se déployer. L’aménagement doit donc reposer sur l’idée d’un processus interactif, voire itératif, à laquelle plusieurs courants de recherche épistémologiques se sont intéressés depuis la fin du xix^e siècle.

28Tous, à divers titres, ont en commun d’avoir rejeté l’épistémologie positiviste afin de dégager l’importance de ce processus continu au sein du monde social, voire naturel. C’est bien entendu à ce propos qu’a joué la toile de fond pragmatiste dans la rénovation de la pensée planificatrice aux États-Unis. Le pragmatisme à la Dewey a en effet insisté sur la relation interactive entre intentions et devenir du processus : les intentions orientent le processus, mais l’expérience acquise à travers celui-ci conduit à leur révision. Le pragmatisme a ainsi encouragé l’attention portée à une réalité qui est processuelle et contingente, à la possibilité de reformulation des objectifs, à l’importance des situations concrètes de la décision. Cette volonté de ne pas faire de séparation nette entre les fins et les moyens au cours de l’action est bien illustrée par Donald A. Schön (1994 [1983]). Cette mise en évidence lui vaut de s’insurger contre la séparation entre recherche et pratique. En se concentrant sur la réflexion en cours d’action et sur l’action, il montre que les professionnels, dont l’urbaniste, ne peuvent agir en appliquant des connaissances dites fondamentales. En raison des situations d’incertitude et des conflits dans lesquelles il travaille, il doit constamment réfléchir pour ajuster les objectifs et les moyens définis par ses actions. Ce faisant, le professionnel préserve et mobilise sa capacité d’invention, sa créativité, accroissant d’ailleurs par là la contingence au sein du processus et donc les conséquences non prévisibles des actions accomplies au début du processus. Sa pratique rappelle dans sa forme, ses règles et sa créativité, l’improvisation, notamment musicale, sur laquelle nous allons revenir.

29De ce point de vue, l’aménageur n’est pas un savant ni un expert omniscient, sa légitimité venant de la réflexivité qu’il introduit dans le processus de planification et de sa capacité à l’accompagner avec ses interlocuteurs. De ce point de vue encore, il est clair que l’enjeu de l’adaptation ne peut être abordé comme l’imposition d’une solution toute faite ; il engage au contraire tout un processus où la réflexivité doit être centrale. La question de la participation ou, de façon plus générale, de la concertation devient à son tour incontournable. Comment faire entrer le public dans le processus ? Cela incite à prendre appui sur deux orientations complémentaires.

30La première, la plus épistémologique, est évidemment de se tourner vers les prolongements de l’approche du praticien réflexif qui vient d’être évoquée. On s’y réfère souvent sous couvert d’un « tournant argumentatif » ou « communicatif » dans la pensée planificatrice (Fischer & Forester, 1993). Si elle prend certes appui sur un fond pragmatiste (Blanco, 1985 ; Christensen, 1985 ; Hoch, 1984, 1994), qui a d’ailleurs reçu un bon écho en France (Céfaï & Joseph, 2002 ; Chateauraynaud & Debaz, 2017 ; Dourlens, 1995 ; Jeannot, 2005, p. 83-93 ; Soubeyran, 1993), elle emprunte librement à d’autres courants épistémologiques antipositivistes (Allmendinger, 2001). Elle bénéficie aussi de la mode pour l’approche collaborative qui fait écho aux propositions de Jürgen Habermas sur l’espace public et la communication rationnelle (Forester, 1989 ; Healey, 1992, 1997). Fortement préoccupées par la volonté de ne pas exclure certaines catégories de population et donc d’opinions et de sensibilités différentes, ces approches ont en commun, entre autres, de considérer la planification comme un processus interactif et interprétatif, et de valoriser la capacité réflexive des personnes concernées par l’aménagement à évaluer et réévaluer la situation en évolution et leurs objectifs. La réflexivité consiste à apprendre non seulement de situations pratiques, mais aussi de l’interaction entre tous les participants, ouvrant la voie à une « pratique délibérative » (Forester, 1999). Il faut toutefois noter qu’un certain scepticisme existe à l’égard des vertus du débat démocratique dans les analyses des décisions collectives, parce que celles-ci reposent aussi sur d’autres moyens, comme le marchandage ou le vote majoritaire (Elster, 1998 ; Manin, 1985). Il n’en reste pas moins que le défi de l’adaptation a tout à gagner d’une approche de l’aménagement comme une activité contingente et évolutive. Il est vrai qu’elle correspond plus à une attitude qu’à un ensemble de protocoles pour agir.

31C’est pourquoi un point de vue analogue doit s’étendre à la façon de comprendre le public dans son ensemble. Il s’agit de tirer parti de ce que les courants épistémologiques mentionnés ci-dessus recommandent comme regard sur l’individu. Qu’il s’agisse du professionnel de l’aménagement ou du citoyen participant, il lui est reconnu une capacité à interpréter une situation, à dialoguer, à raisonner, à réviser ses conceptions et objectifs, et ce, en dépit des contraintes psychologiques et des connaissances incomplètes qui limitent son action. En d’autres termes, il est reconnu comme sujet. Non pas un sujet abstrait, mais plutôt un sujet « situé ». Ce sujet demeure toutefois peu abordé dans sa propre complexité. Si par exemple quelques travaux le situent historiquement ou en rapport avec les jeux de pouvoir, il l’est peu du point de vue de l’espace géographique. Il est pourtant clair que le pragmatisme de Dewey liait intimement le sujet, l’action, la démocratie et l’environnement (Entrikin, 2007a). Les lieux que fabrique l’être humain lui permettent de stabiliser le flux de l’expérience. Issu d’ajustements créatifs à l’environnement, le lieu sert de levier aux projets humains. De façon plus générale, c’est-à-dire pas seulement du point de vue exprimé par Dewey, il est difficile de faire l’économie de notions comme le lieu ou le milieu dès que l’individu est invoqué comme sujet (Berdoulay, 1997 ; Berdoulay, Arnauld de Sartre & Laplace-Treyture, 2010 ; Berdoulay & Entrikin, 1998 ; Sack, 1997). C’est autant par son intermédiaire que par celle de la nature que la contingence se glisse dans le processus de planification et lui confère une nécessaire réflexivité. En mobilisant son imaginaire et en le faisant évoluer au cours de l’action, le sujet introduit encore plus de contingence dans le processus. Les conséquences non intentionnelles de l’action correspondent alors à une amplification de la complexité initiale de la situation. Or, c’est ce que le pilotage par les conséquences peut précisément chercher à faire : considérer cette augmentation d’incertitude et de complexité comme une opportunité, afin d’élargir le spectre des possibilités, comme cela a été bien noté en gestion des entreprises (Kao, 1996 ; Kiel, 1994 ; Mintzberg, 2004 [1994]). Puisqu’il s’agit alors de renoncer à des modèles d’action qui visent la stabilité et la réduction de l’incertitude, le défi devient celui de développer la capacité des individus ou organisations à s’adapter de façon créative. Cela nous renvoie à la question de l’apprentissage, et plus particulièrement à celle du statut de l’erreur dans ce processus.

Désapprendre pour apprendre

32Dans la perspective que nous venons de tracer, la question de l’apprentissage ne se pose pas en termes de reproduction d’un système d’action. Au contraire, il s’agit de faire évoluer celui-ci pour tirer parti des conséquences non intentionnelles. C’est ce qu’avaient compris les recherches en ergonomie à la suite de travaux novateurs en psychologie du travail, ou plus encore les recherches en gestion des organisations à la suite de l’intérêt porté aux écarts entre intentions et conséquences observées (Argyris & Schön, 2002 [1996] ; Rasmussen, Pejtersen & Goodstein, 1994). Ainsi, un pilotage a priori, en cherchant à débusquer l’erreur qui a fait dévier des conséquences attendues, va privilégier l’intégration de normes et le recours à des approches limitant l’initiative individuelle. Il cadenasse les procédures, de sorte que les inévitables conséquences imprévues sont vécues comme autant d’erreurs – de « fautes » au sens fort du terme – et donc d’invitations à fermer encore plus le système, avec plus d’apprentissage, voire plus de recours à des sanctions. D’un tel point de vue, la participation est relativement passive, en ce sens que l’individu doit se conformer strictement à des cadres préétablis. Quant à l’aménageur professionnel, il est responsable des erreurs commises au cours du processus de planification, ce qui l’encourage à se replier sur un pilotage a priori encore plus sourcilleux des comportements à faire apprendre aux participants au projet.

33Dans un univers relativement prédictible, l’erreur, c’est-à-dire l’écart à ce qui devrait être et su, est une possibilité. On peut concevoir qu’il en va tout autrement pour un pilotage cherchant à tenir compte des conséquences non intentionnelles. L’erreur acquiert alors un tout autre statut. Certes, elle peut accroître dangereusement une vulnérabilité, mais elle constitue le signe d’une imprévisibilité que le projet ne peut intégrer a priori. Elle peut alors être utilisée non pour sanctionner mais pour apprendre. Elle permet d’inventer des procédures tout à fait nouvelles qui vont transformer le système et le rôle que les individus y occupent.

34Dans cette perspective, nous pouvons nous arrêter sur le cas exemplaire du traitement de l’erreur dans les organisations à haut risque, comme les compagnies d’aviation ou les institutions hospitalières (Amalberti, 1996 ; Morel, 2009). Comme le fait remarquer Christian Morel, il faut partir de deux constatations. D’une part, il y a l’héritage d’une culture de la punition : « Lorsque des erreurs d’une certaine importance sont commises dans les organisations, la réponse habituelle est la punition. Cette réponse est en harmonie avec les attentes de la société » (Morel, 2009, p. 97). Comme si, par une sorte de populisme pénal et de vengeance socialisée, la désignation du coupable, la prise de sanction avant même de comprendre ce qui s’est passé, avait la capacité d’empêcher toute « contamination », tout emballement irrattrapable. Et, d’autre part, on constate que ce sont les organisations à haut risque qui s’orientent vers une politique radicalement opposée : la non-punition. D’où le paradoxe : « les organisations où les conséquences des erreurs sont les plus dramatiques punissent le moins ces erreurs » (Morel, 2009, p. 97). La question est alors de saisir les principes qui permettent d’établir qu’il est plus efficace de ne pas punir.

35Nous sommes bien là devant un cas concret de passage du pilotage a priori au pilotage par les conséquences, le traitement de l’erreur en étant le marqueur. Dans un pilotage a priori, la reconnaissance de l’erreur se fait sous le mode de l’action non intentionnelle, mais prévisible, qui fait désigner un coupable, un responsable, qui doit être puni. Pour cette raison, le politique comme l’administratif s’accrochent au fondement de l’action que constitue le pilotage a priori : c’est bien la possibilité d’anticiper les effets attendus de l’action, qui entraîne la possibilité de l’erreur. Il s’agit de situations où la connaissance et non l’ignorance peut structurer l’action, où les conséquences de l’action sont prévisibles. Ce qui fait dire que l’erreur aurait pu être évitée (« il aurait dû savoir qu’en prenant telle décision… »). D’où la recherche d’un coupable. En revanche, dans les organisations à haut risque, on observe que celles-ci acceptent de rentrer dans la connaissance de l’erreur mais sans punir, et ce, par un système d’action qui s’avère plus efficace. En fait, dans le traitement de l’erreur, ces organisations ne s’arc-boutent plus sur le pilotage a priori (et la punition en cas de défaillance), mais au contraire, franchissent le Rubicon pour admettre le pilotage par les conséquences. Ainsi, en se concentrant précisément sur le traitement de l’erreur, se trouve contournée la difficulté à concevoir des principes d’action sur ce type de pilotage,

36L’exemple de la pratique et de l’apprentissage des pilotes de ligne est éloquent (Morel, 2009). Au lieu de chercher à les sanctionner dans l’espoir de mieux les conformer à des protocoles qui ont précisément échoué jusqu’alors, une solution est de les faire participer à la création et la mise au point de solutions nouvelles. Dans la pratique, en dehors des situations d’urgence, des écarts quasi inévitables aux procédures très nombreuses et précises sont commis. Or, ce qui permet aux solutions improvisées d’être admises et de participer à un processus d’apprentissage, c’est le principe de l’anonymat de celui qui a commis l’erreur. L’anonymat se substitue alors à la désignation d’un coupable, et la diffusion des informations à l’ensemble des pilotes remplace la sanction. On voit donc que les notions de secret, de transparence, comme celles d’immunité, de surveillance systématique, d’efficacité et d’apprentissage, n’ont pas disparu du vocabulaire de la non-punition, mais leur utilisation est à front renversé par rapport à la culture de la punition.

37Ce qui fait la différence, c’est le cadre épistémologique qui leur donne sens et les réarticule de façon autre par rapport à la culture de la punition. Par exemple, il faut partir du fait que, dans le fonctionnement de sociétés sophistiquées, l’erreur est inévitable et systémique. Il devient donc très difficile de voir l’erreur comme une faute, tant les frontières entre celle qui est intentionnelle et celle qui est non intentionnelle se brouillent. L’erreur existe, mais elle se dilue, se distribue fortement, et ce statut entre en contradiction avec la recherche du coupable et la désignation d’un bouc émissaire pour satisfaire au populisme pénal et à la vengeance socialisée. Il semble ainsi qu’il y ait dans le traitement de l’erreur une contradiction entre, d’une part, les leviers épistémologiques et, d’autre part, ceux du politique et de l’exigence de transparence. Ce n’est pas un hasard si la culture de la non-punition se trouve dans des organisations qui ont une culture de la « sécurité ordinaire », pour reprendre l’expression de Claude Gilbert, où le traitement de l’erreur s’accommode mal de l’obligation de transparence et de justification publique vis-à-vis de l’extérieur. Peut-on imaginer par exemple une compagnie d’aviation vantant le professionnalisme de ses pilotes dans leur capacité à produire de multiples et d’inévitables erreurs, mais rarement fatales ? Bref, une compagnie où il est admis que le pilotage se fait sous la forme d’une catastrophe apprivoisée ?

38Il n’en reste pas moins que l’aménagement doit se saisir de ce défi d’intégrer l’erreur à sa démarche afin de passer au pilotage par les conséquences. Or, « catastrophe apprivoisée », c’est précisément la définition que Cocteau donnait de l’improvisation.

Apprendre à improviser

39Définie minimalement comme un art de l’action dans un contexte turbulent, l’improvisation fait écho aux considérations précédentes : elle fait appel à la réflexivité, à la nécessité de tenir compte des conséquences non intentionnelles, de traiter l’erreur comme un des moyens d’avancer. L’improvisation peut, en somme, non pas être le signe de l’échec d’une action (c’est l’image qu’en donne la pensée planificatrice classique), mais au contraire être appréhendée comme une technique d’action en contexte d’incertitude. Or, les demandes contemporaines qu’expriment, en aménagement, des mots d’ordre à la mode tels que la coconstruction des projets, les savoirs partagés ou le design collectif, voire la fabrication d’un commun (Faburel & Girault, 2015) traduisent des préoccupations qui correspondent au monde de l’improvisation. Celle-ci apparaît bien comme un art reposant sur la conversation et, ce qui est intéressant à son propos, c’est qu’elle exige des règles, ou méthodes, dont l’apprentissage passe par une éthique.

40Pour comprendre cela, il est commode de se référer à l’improvisation en jazz (Soubeyran, 2014). Elle apparaît comme un modèle de communication, une éthique de l’action, basée sur l’écoute, l’attention au détail et à l’inattendu, la vigilance, le respect, la solidarité, l’expérience. C’est en partie pour cette raison que l’improvisation musicale a retenu l’attention en gestion des organisations (Organization science, 1998). L’improvisation est un processus continu, « organisant », dans un monde éminemment malléable et qui produit ce qui le produit, alors même que la plupart des routines qui assurent le sens de l’action sont refusées. L’improvisation se conçoit dans un flux d’expériences, où le sens de l’action est rétrospectif. Il se redéfinit constamment dans la fluidité des interactions entre les musiciens ou autres partenaires. Le changement qui s’opère dans la construction collective de « ce qui se passe » est à la fois continu et créatif.

41En cela, l’improvisation ouvre des perspectives qui dépassent celles de la résilience, dont nous avons déjà vu les limites pour cadrer l’adaptation en aménagement. Mais, pour tirer parti de l’improvisation, il faut éviter que certains contextes ne concourent à réduire sa portée en aménagement. C’est par exemple le cas si on la lie à un contexte d’incertitude angoissante, de crise, de perspective d’effondrement. Cela sous-entend l’espoir d’une sortie crise à laquelle est associé un nouveau paradigme de la planification, faisant alors de l’improvisation un bien mauvais souvenir, équivalent à celui de la « débrouille en temps de guerre ». Pérenniser l’improvisation comme principe d’action en aménagement implique au contraire de pouvoir l’associer à un imaginaire où l’incertitude perdrait sa noirceur angoissante, proche de faire basculer l’individu dans l’état de panique. Or, n’est-ce pas le rôle que pourrait jouer l’idéologie néolibérale si présente dans le contexte contemporain ? L’improvisation n’y perdrait-elle pas sa force créatrice dans le cadrage de l’adaptation en aménagement ? Il semble bien que ce serait le cas.

42En effet, comme l’analyse Robert Castel, on assiste à partir des années 1970 à la mise en mobilité généralisée des relations de travail, des carrières professionnelles et des protections attachées au statut de l’emploi (Castel, 2003). Une gestion fluide et individualisée du monde du travail remplace progressivement sa gestion collective, qui s’effectuait sur la base de situations stables d’emploi. Les mises en concurrence intracatégorielles (c’est-à-dire entre égaux) se généralisent. Se met donc en place une dynamique profonde de décollectivisation, de réindividualisation, et finalement d’insécurisation. Et l’un des axes en est la déstandardisation du travail : l’individualisation des tâches impose la mobilité, l’adaptabilité, la disponibilité des opérateurs. On passe d’un type de flexibilité à un autre, de la chaîne (où la flexibilité vient des postes interchangeables) à la responsabilisation de chaque individu ou de petits collectifs, auxquels il incombe de gérer eux-mêmes leur production et d’en assurer la qualité. C’est l’avènement du modèle biographique des trajectoires professionnelles, où il faut constamment faire sa place plutôt que l’occuper, et construire sa carrière hors des schémas linéaires de forme standardisée. Ce mouvement idéologique très puissant s’accompagne, depuis la fin des années 1970, d’une très forte régression des formes de sécurité sociale. La fabrication de cette insécurité sociale, de cette incertitude profonde, nourrit d’ailleurs une demande irréaliste de sécurité absolue qui, comme le remarque Castel, dilue la possibilité d’être protégé. Cela fait écho à la diffusion du paradigme sécuritaire dont nous avons déjà parlé.

43Mais l’idéologie néolibérale présente évidemment un autre portait de ce qu’elle revendique, en le rendant désirable : l’abolition des protections sociales existantes et des corps institués qui les défendent « libérerait un individu qui n’attendrait que cette occasion pour déployer enfin toutes ses possibilités » (Castel, 2003, p. 66). Dans cette perspective, on glorifie l’« impermanence continuelle », le fait de « sortir de sa zone de confort ». Cela suppose de se mettre en danger, de se vulnérabiliser et d’être en état permanent d’insécurité. Comment ne pas voir que l’improvisation pourrait se mouler à merveille dans un tel discours ? Elle constitue une des pièces du puzzle des notions qui donnent corps au « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski & Chiapello, 1999) : la « critique artiste de la fin des années 60 », avec son point d’orgue que furent les événements de 1968, a été métabolisée par ce nouvel esprit du capitalisme. Désormais, il s’agit de comprendre le « portrait de l’artiste en travailleur ». La boucle est bouclée : c’est la « cité par projet », qui s’appuie sur la « libération des énergies créatives et inventives », consubstantielle d’une « flexibilité, d’un don de soi », associée à la glorification du déséquilibre, de l’instabilité comme source de créativité. Dans cette idéologie, on promeut un fonctionnement démocratique de l’organisation du travail (horizontale et non plus verticale), puisqu’il est la condition de l’éphémère, de l’instabilité, de l’émotion, d’un futur totalement ouvert et enviable.

44L’improvisation pourrait donc s’inscrire sans peine dans ce nouvel esprit du capitalisme, car elle incarne le moyen de vivre positivement avec l’incertitude et de naviguer au travers d’inévitables situations critiques. On comprend que cette idéologie néolibérale puisse innerver, vivifier, cautionner des conceptions et des pratiques liées à la planification. Par exemple, cette incertitude « heureuse », en lien avec l’idéologie néolibérale, peut être liée en aménagement à la valorisation des notions de bricolage, d’expérimentation, et donc d’improvisation. Surtout, comme nous l’avons vu, en ce qui concerne la question environnementale et en particulier la question du changement climatique, c’est la notion de résilience territoriale qui profite le plus de ce contexte néolibéral. Certes, les façons de la décliner peuvent s’inscrire dans des idéologies différentes, mais le néolibéralisme la récupère facilement. Par exemple, le community empowerment (la capacité à agir de la collectivité) ou le community organizing (l’organisation collective) développés par Saul Alinsky, connu pour ses idées très à gauche, ont été intégrés au vocabulaire de la Banque mondiale. Dans ces fortes résonnances entre résilience et désengagement de l’État, c’est la responsabilisation des individus qui est mise de l’avant.

45Il y a ainsi une forte probabilité pour que la reconnaissance de l’improvisation passe par la résilience, c’est-à-dire un cadre d’interprétation déjà là, réduisant alors l’improvisation à un simple équivalent, permettant de valoriser l’incertitude et l’initiative individuelle. Mais il y a plus, car la récupération néolibérale de l’improvisation apporte aussi des réflexions qui s’écartent du seul tropisme de la résilience. N’est-ce pas ce qui a tendance à se passer dans les écoles de « management » ? Dans ces lieux emblématiques de la reproduction du nouvel esprit du capitalisme (comme au MIT), l’improvisation, quoique n’étant pas au cœur des enseignements, est souvent explicitement présente. La métaphore de l’improvisation en jazz y est utilisée pour produire une rupture paradigmatique dans le champ de l’innovation organisationnelle. Elle permet de renouveler, pour ses partisans, une réflexion sur les questions de leadership, d’apprentissage, d’innovation et de design collectif (Barrett, 2012). Or, se saisir de la porosité entre le management et l’aménagement permet depuis longtemps de se saisir de la métaphore de l’entreprise pour concevoir la gestion d’un territoire. Si, dans les écoles de management, l’improvisation (en particulier en jazz) devient un mot clé pour aborder les processus de design collectif, on en parle aussi, en aménagement du territoire et en urbanisme, mais le plus souvent sous d’autres termes, comme la coconstruction ou les savoirs partagés, sans que l’improvisation intervienne pour le moment de façon explicite et opératoire. Toutefois, rien n’empêche que des transferts intéressants puissent se produire prochainement.

46Mais, sans renier l’intérêt de ces transferts, il faut être attentif au risque qu’ils font courir. En effet, ils amènent à faire de l’utilisation de l’improvisation en management, qu’on le veuille ou non, l’horizon à l’intérieur duquel il faudra la concevoir. Même si l’analyse peut être critique, le cadre de référence à partir duquel penser les différences reste. Ce serait une autre réduction de la portée de la notion d’improvisation en aménagement qui, comme nous l’avons vu, doit dépasser le formatage néolibéral qui la soutient. Or, il existe actuellement diverses initiatives, pertinentes pour l’aménagement, qui montrent qu’il n’est pas nécessaire de conférer à l’improvisation un cadre disciplinaire ou idéologique particulier. Il s’agit par exemple des recherches et réflexions concernant les innovations discrètes, les compétences topiques, les utopies concrètes, les multiples formes de développement d’autonomie locale basées sur l’association, la solidarité et la sensibilité écologique, et l’importance accordée au faire ou à l’habiter (Albaladejo, 2005 ; Bourg, Dartiguepeyrou, Gervais & Perrin, 2016 ; Demeulenaere & Goldringer, 2017 ; Ferreira & Marandola, 2017 ; Gwiazdzinski, 2016 ; Sénécal, 2016a  ; Turco, 2010).

47On a pu remarquer que des questions éthiques étaient soulevées à propos de l’improvisation et qu’elles recoupaient en cela beaucoup de considérations antérieures. La conversation à laquelle invite l’adaptation en aménagement ne peut éviter d’en tenir compte.

Agrandir la boussole éthique

48La présence de la dimension éthique tient beaucoup au fait que lorsque l’on traite des conséquences territoriales du changement climatique, et donc que l’on formule des propositions d’action pour mieux les anticiper, on s’adresse d’abord à des « victimes » (Godard, 2010, p. 292), et ce, contrairement aux stratégies d’atténuation. Plus les scénarios plausibles d’élévation de la température moyenne sont à la hausse, plus ces territoires seront atteints sévèrement. Il y aura des perdants et des gagnants, des sacrifiés, avec des lignes de partage de plus en plus clivées, voire violentes. Mais à quoi faut-il s’adapter et au nom de quoi ? Comment redéfinir une « ligne réelle de partage entre solidarité et responsabilité individuelle dans nos sociétés ? » (Godard, 2010, p. 296). On comprend que les questions éthiques liées à l’adaptation au changement climatique n’ont pas de réponses techniques, puisque c’est précisément ce sur quoi la rationalité technique admet ses limites. D’un côté les faits et de l’autre les valeurs : la question éthique prendrait en quelque sorte le relais de la question technique. Mais, en même temps, comme nous l’avons remarqué à plusieurs reprises, un autre agencement entre éthique et rationalité technique est en train d’émerger. Et ce, d’autant plus que les récits post-catastrophe reposent sur des jugements normatifs ancrés dans des interprétations du monde et redistribuant les responsabilités et la gravité des conséquences subies par les sinistrés (Journet, 2010).

49Alors que l’éthique du paquebot de croisière fait écho à des stratégies de clôture des systèmes jugés utiles, à des stratégies morales immunitaires du type anesthésie, amnésie, voire amnistie, à des stratégies néolibérales et sécuritaires de résilience glorifiant la responsabilité individuelle, il est clair qu’il existe d’autres considérations éthiques liées au dialogue avec la nature et avec la société. Comme nous venons de l’illustrer à propos de l’improvisation, ce qui prime, c’est l’ouverture à l’altérité naturelle et sociale, le partage dans l’action, et l’acceptation de la réciprocité dans un processus de changement continu. De même, nous avons vu qu’il était possible d’envisager l’immunité sous l’angle de la solidarité démocratique. Il s’agit donc bien d’une éthique de solidarité qui résulte non pas d’un positionnement ontologique, mais qui émerge de la façon même de concevoir en aménagement l’adaptation aux changements environnementaux, en particulier climatiques.

50Il existe des recherches portant sur la dimension éthique de l’adaptation au changement climatique (Adger et coll., 2009 ; Arnold, 2011 ; Thompson & Bendik-Keymer, 2012). Mais, montée en puissance récemment en aménagement, elle requiert une prise de distance. En effet, en contexte d’incertitude et d’ignorance des conséquences non intentionnelles, on ne peut se limiter à des qualifications éthiques généralement invoquées dans le discours rationnel (responsable, victime, coupable). Il faut qualifier autrement les acteurs en fonction des conséquences de l’action.

51C’est par exemple le cas lorsque la prise de distance vis-à-vis de la dimension éthique est implicite : on agit avec le postulat que l’adaptation est positive et la résistance négative, comme si la vulnérabilité d’un territoire ou d’une population était la preuve des erreurs commises et, en tout cas, de la prise de décisions correctives de cette situation. Par là même, l’instance de décision de l’aménagement à faire s’en trouve légitimée, excluant toute autre approche de prise en charge de la vulnérabilité.

52Mais la prise de distance vis-à-vis de la dimension éthique est tout aussi nécessaire quand elle est explicite. L’identification de « bonnes pratiques », la référence à des « comportements vertueux » et l’invocation du fait d’être « responsable devant les générations futures » tirent le plus souvent, de fait, vers la préconisation de mécanismes de responsabilité individuelle au détriment de celle d’autres acteurs. De plus, il faut être attentif au fait que, si l’action planificatrice est pensée comme réduction de l’incertitude, elle est souvent une redistribution de l’incertitude. C’est ce que la gestion de la catastrophe produite par l’ouragan Katrina a montré : l’efficacité de l’action dans les quartiers socioéconomiquement favorisés a été rapide, rejetant toutes les incertitudes dans les zones pauvres, soumises à l’aléa supplémentaire d’un traitement sécuritaire sans pitié.

53La question de l’incertitude des conséquences des actions menées au nom de l’adaptation, celle aussi qui caractérise le climat, c’est-à-dire celle de devoir « s’attendre à l’inattendu » et donc d’être contraint de piloter par les conséquences, posent de redoutables défis à ceux qui sont chargés de dégager des pistes d’action crédibles et fiables. Il est alors possible que les expressions qui qualifient la place qu’occupent les acteurs dans les stratégies d’adaptation participent de la réduction d’incertitude sur les conséquences de l’action. Tout au moins, cela sert à pondérer le coût de l’erreur lors du pilotage par les conséquences.

54Certes, l’adaptation au changement climatique s’adresse prioritairement à des territoires et des populations que l’on considère comme victimes, ne serait-ce que potentielles. Mais le discours aménagiste qui agit dans ces territoires au nom de l’adaptation doit hétérogénéiser le monde des victimes et enrichir les catégories utilisables pour caractériser les autres populations. Il s’agit pour lui, en somme, d’agrandir la boussole éthique pouvant lui servir à s’orienter dans l’action.

55En considérant le coût et le bénéfice de l’action aménagiste, les catégories que l’on peut construire s’inscrivent dans de grands couples d’opposition. Ces qualifications fonctionnent comme des points de repère, en ce sens qu’elles ne sont pas exclusives les unes des autres. Tout dépend des situations et des échelles où on se place. Ainsi, il y a les gens qui peuvent être considérés classiquement comme « victimes » ou « responsables », ou bien « coupables » ou « innocents ». Mais il faut aussi mettre en tension les « sacrifiés » et les « préservés », et les « cobayes » et les « passagers clandestins » (c’est-à-dire les bénéficiaires des externalités positives fournies par ceux qui agissent). La boussole éthique peut être conceptualisée de la façon suivante :

56En théorie, cette boussole éthique peut s’appliquer aux trois types d’espaces auxquels recourt l’aménageur : l’espace diagnostic, l’espace projet ou l’espace de validation (Soubeyran, 2010).

57En augmentant ainsi la palette des points de repère éthiques qui nouent le planificateur et les publics visés, on rend plus complexe l’appréciation des situations concrètes dans lesquelles l’adaptation est appelée à intervenir. Or, en identifiant les populations impactées par le changement climatique et celles qui profitent de la solution adaptative, plusieurs enjeux – notamment l’injuste, l’intolérable, l’impensable – vont ressortir et, par là, renforcer l’appel aux débats démocratiques. De cette façon, l’éthique du paquebot de croisière ne peut plus fonder l’action aménagiste.