1Qu’elle repose ou non sur l’immunisation, l’adaptation renvoie à un milieu extérieur dont l’aménageur n’a pas nécessairement la maîtrise et, par là, à l’idée de nature. On entendra ici par nature ce qui fondamentalement échappe à l’être humain dans ce milieu, et que l’incertitude radicale exprime en général. C’est le cas de la plupart des tremblements de terre ou des éruptions volcaniques. Ce sont bien sûr aussi certains phénomènes climatiques extrêmes en termes de précipitations, vents, températures, etc. Modernisme aidant, on a beaucoup insisté sur la puissance de l’homme à maîtriser la nature, au point que certaines sciences sociales ne la considèrent que comme une production sociale, niant par là le concept même. Mais ce que les préoccupations pour le changement climatique expriment, c’est justement un sentiment de perte de maîtrise sur la nature, qui semble se jouer actuellement à des échelles jamais atteintes auparavant. De ce point de vue, la nature existe et l’action humaine doit en tenir compte (Larrère & Larrère, 2015 ; Neyrat, 2016).

2L’engouement pour caractériser une nouvelle ère géologique (l’Anthropocène) marque cette nouvelle conception du rapport humain à la nature, en ce sens qu’elle repose sur la reconnaissance de l’impact humain sur la Terre. Or, l’inquiétude que manifeste l’identification de cette ère nouvelle correspond à la prise de conscience du manque de contrôle de l’impact des activités humaines sur le devenir de la Terre. La question de l’immunité de la société ne devient-elle pas alors aussi celle de la nature ?

3Dès lors, devant les interrogations sur le rapport humain à la nature, les termes de l’action aménagiste doivent être envisagés de façon nouvelle : nature fragile ou nature menaçante ? immunisation de la société ou immunisation de la nature ? Notre réflexion va donc s’appuyer d’abord sur ce qui doit être protégé – ce qui, au fond, fait patrimoine – et ensuite sur la façon de dépasser l’approche immunitaire fondée sur la préemption en insérant la question de l’adaptation au sein d’une conception élargie de la durabilité en tant qu’enjeu de la pensée planificatrice.

Nature et patrimoine : un double retournement

4Des premières mesures de protection de la forêt française sous l’Ancien Régime jusqu’à la création récente de réserves ou parcs naturels, la patrimonialisation de la nature s’est nourrie – et a nourri – tout un imaginaire qui lui est intimement lié. Reconnu par les recherches contemporaines comme construction sociale, le patrimoine naturel est le fruit d’une action aménagiste délibérée. Elle puise dans l’imaginaire les sources de sa légitimation afin de conserver ou protéger les espaces jugés pertinents. Ce faisant, on a observé qu’un jeu de valeurs est plus particulièrement mobilisé au gré des circonstances et des territoires : valeurs esthétiques, scientifiques, économiques, identitaires, etc. (Bouisset & Degrémont, 2013). Le patrimoine naturel est ainsi lié à un surinvestissement de certains espaces de taille variable, qui, par métonymie spatiale, entrent dans la logique de territorialisation d’espaces plus vastes. L’action aménagiste a donc toujours redéfini le sens et le rôle qu’elle accorde à ce que l’on considère comme du patrimoine naturel. Or, elle se déploie à l’heure actuelle à l’intérieur d’un cadre général fourni par le développement durable et, en particulier, dans sa déclinaison de plus en plus incontournable que constitue l’adaptation au changement climatique. C’est dans cette perspective que nous allons nous interroger sur le sens et le devenir de la notion de patrimoine naturel en aménagement.

5Depuis les années 1970, l’imaginaire dans lequel se déploie l’action aménagiste en rapport avec la nature a profondément modifié le sens et le rôle conférés au patrimoine naturel. Ces années marquent à la fois la fin des Trente Glorieuses et l’entrée en scène de la question environnementale. Depuis, il s’est produit un double retournement.

Le premier retournement : la fragilité a changé de camp

6« Chefs-d’œuvre en péril », tel était le nom d’une émission à la télévision française pendant les années 1960. Elle représentait bien l’état d’esprit à propos du patrimoine à cette époque. En pleine croissance économique, la société paraissait triomphante, confiante dans son futur, ayant conscience de se moderniser et d’améliorer le bien-être de ses membres. Par contre étaient en péril, comme le montrait l’émission de télévision, des bâtiments anciens, notamment des châteaux et jardins, souvent à l’abandon. Mais ce n’était pas seulement ces patrimoines matériels qui étaient en péril, c’était aussi ce à quoi ils étaient associés, ce dont ils étaient les reliques, c’est-à-dire une certaine idée du monde rural et d’une nature dont on commençait tout juste à reconnaître la fragilisation face aux coups de boutoir de la civilisation industrielle. L’impression de domination, de maîtrise de la nature induisait un sentiment de nostalgie lié au passage d’un monde dont la nature était la plus haute incarnation à un autre, artificiel et urbanisé.

7Sites ou zones plus vastes, le patrimoine naturel était d’abord, bien sûr, ce qu’il fallait préserver des logiques destructrices et uniformisatrices de la modernisation, voire ce qui pouvait fournir ponctuellement de possibles aires de jeu et de loisirs pour l’homme moderne. Mais aussi, le patrimoine naturel constituait ce à partir de quoi l’Homo urbanicus pouvait réfléchir sur sa condition urbaine et sur ce qu’on pensait être ses pathologies associées, comme la « sarcellite » (Fourcaut & Vadelorge, 2011). De fait, le patrimoine naturel entrait de plain-pied dans la démarche patrimoniale classique, à base de valeurs d’exceptionnalité esthétique ou scientifique, comme en témoignent les lois françaises de protection et conservation ou la convention internationale de 1972 sur le patrimoine mondial préparée par l’UNESCO. Le patrimoine, culturel comme naturel, tel qu’il est alors pensé, résulte pour beaucoup de cette « rupture » spatiale et temporelle que provoquait la façon de vivre et d’organiser la modernité (Rautenberg, 2003).

8Le point important à retenir dans cet imaginaire très moderniste de la fin des Trente Glorieuses est la banalisation de la nature, son peu de poids dans la façon dont la société entend peser sur son propre avenir. La nature, conquise et transformée en ressource pour la société industrielle, est repoussée aux marges de l’écoumène. L’action aménagiste se réduit essentiellement à en patrimonialiser des bribes comme de quasi-reliques d’un monde révolu.

9Or, voici le premier retournement : aujourd’hui, on peut constater que ce sont plutôt les sociétés et leur modèle de développement associé qui sont en péril. La question du changement climatique, la part de la responsabilité anthropique, la montée en puissance de l’urgence de l’intervention pour lutter contre celui-ci, les scénarios assez alarmants qui se précisent face à l’augmentation de la température moyenne du globe, les incertitudes de tout ordre, mais aussi les conséquences bien réelles sur les territoires, conduisent à s’interroger radicalement sur la validité des fondements sur lesquels reposent les sociétés. Le succès de l’ouvrage déjà mentionné de Jared Diamond (2006 [2005]) sur l’effondrement des sociétés illustre ces interrogations fondamentales : quels que soient les désaccords qu’on peut avoir avec cet auteur sur ses explications de cas spécifiques d’effondrement, c’est bien le choix du modèle sociétal de rapport à la nature qui inquiète, car il peut mettre en question l’avenir même de la société.

10Jusqu’alors prédominait une vision du patrimoine naturel comme un élément de l’environnement qu’il fallait sauver, mais de façon, somme toute, relativement résiduelle. On n’imaginait pas qu’un échec de ce sauvetage puisse mettre en péril la société, c’est-à-dire qu’il puisse avoir un impact fondamental sur les conditions de reproduction de la société et de ses territoires associés. Aujourd’hui, ce qui paraît exigé du patrimoine naturel est d’une tout autre ambition et d’une tout autre responsabilité. Le principe de précaution associé au développement durable en a fourni les premiers linéaments, en ce sens qu’il renforce l’idée patrimoniale de transmettre aux générations futures des ressources potentielles pour conduire des actions non encore anticipées, offrant ainsi une certaine épaisseur à la définition canonique de développement durable donnée en 1987 par le rapport Brundtland, mais aujourd’hui devenue presque trop convenue. Cela implique sur le plan stratégique d’accorder une plus grande importance à la logique patrimoniale de l’établissement de conservatoires de variétés ou d’espèces végétales et animales.

11Plus récemment, la perspective du changement climatique est venue lier d’une façon encore peu prévisible, mais très étroitement, les sociétés à leur milieu, comme l’illustre l’hypothèse du cas extrême de l’effondrement. Certains pourraient n’y voir qu’un simple retour à de vieux questionnements de la géographie, mais ce serait manquer l’acuité avec laquelle ils se posent. Dans la perspective du changement climatique, le rôle joué par les crises écologiques, craintes ou avérées, est devenu structurant pour la reproduction des sociétés et de leurs territoires. En d’autres termes, le questionnement porte sur les relations complexes entre résilience écologique et résilience sociale. Cela change bien évidemment le sens et la portée du rôle qui peut être dévolu au patrimoine naturel dans les stratégies d’adaptation.

Le second retournement : des générations futures aux générations présentes

12Il existe un pont logique entre, d’une part, le patrimoine, qu’il soit naturel ou non, qui tente d’identifier les éléments remarquables dont la société doit assurer la transmission et, d’autre part, le développement durable, pour qui la capacité à transmettre aux générations futures un héritage naturel est aussi un enjeu central. En cela, le développement moderne centré sur la rupture, le besoin, le manque, la nouveauté radicale, s’oppose bien au développement durable plus centré sur la conservation d’un héritage. Par conséquent, le patrimoine naturel, de résiduel qu’il était autrefois, acquiert une légitimité et un rôle accru dans une vision de l’aménagement du territoire pensé à l’aune du développement durable.

13Or, il semble que les liens apparemment organiques entre développement durable, aménagement et patrimoine se fragilisent actuellement. Penser aux générations futures était valable dans les années 1980, voire 1990, lorsque le problème du réchauffement climatique semblait lointain, comme une menace, certes, mais à long terme. On pouvait d’abord compter sur la technique (c’est le sens des premières grandes réunions internationales sur l’environnement, comme la conférence de Stockholm en 1972), puis sur l’émergence d’une raison planétaire (comme la conférence de Rio en 1992), quand la foi en la sortie de crise par la science et les progrès techniques seuls commençait à se fragiliser. La force programmatique du développement durable n’avait pas encore été mise à l’épreuve.

14Aujourd’hui, il n’est pas faux de dire que ce que l’on redoutait du risque de changement climatique est en train de se produire sans que l’on sache vraiment comment on pourra y faire face (Aubertin & Damian, 2010). Les scénarios pessimistes du milieu des années 1990 produits par le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat), comme 2 °C d’augmentation de la température moyenne du globe, sont devenus probablement inévitables, sinon carrément optimistes aujourd’hui. Il est possible que les dernières fenêtres d’action pour éviter des situations hors de contrôle se rapprochent, de sorte qu’elles deviennent de plus en plus cruciales. En somme, le futur est déjà là.

15Ainsi, ceux qui sont maintenant menacés très directement ne sont pas d’abord les générations futures, mais bien les générations actuelles. La perception des crises écologiques qui commencent à révéler leurs aspects systémiques, leurs effets de seuil, de temporalités décalées par rapport aux temps économiques et sociaux, avec leurs lots de surprises, mais aussi la perception de la crise financière qui a touché l’Europe, avec ses possibles effondrements, comme en témoigne ce qui s’est passé en Grèce, participent du glissement de l’urgence du futur vers celle du présent. Voilà pourquoi, aujourd’hui, se sont fragilisés les liens que l’on pensait aller de soi entre développement durable, aménagement et patrimoine. L’héritage, la transmission, les générations futures, à la racine de l’idée de patrimoine, sont des préoccupations qui peuvent aujourd’hui se déliter dans le besoin d’assurer la survie au présent. La « rupture » temporelle, déjà évoquée comme condition classique d’émergence du souci patrimonial, s’efface au profit de l’immédiateté.

16Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe pas d’efforts pour mettre en trajectoire la place des sociétés dans les grandes forces physiques qui façonnent l’histoire de la Terre et donc de la nature. C’est tout l’enjeu de l’identification de l’Anthropocène, qui aurait commencé il y a deux siècles, et dont la durée n’est envisageable qu’à l’échelle de milliers d’années (Crutzen, 2007 [2002] ; Grinevald, 2007). D’un côté, cette préoccupation ne semble que reprendre au moyen d’outils nouveaux une problématique déjà ancienne et porteuse de mouvements patrimoniaux. En effet, inauguré par Buffon, tout un mouvement scientifique et intellectuel reposant sur la prise de conscience de l’action modificatrice du milieu terrestre par l’homme a connu de multiples ramifications (Glacken, 1960). Parmi les plus importantes se trouve le corpus théorique de la géographie humaine, notamment dans sa version possibiliste (Berdoulay, 2009) ; on peut citer aussi le courant intellectuel et scientifique, d’ailleurs souvent lié à l’émergence de la géographie humaine, qui a porté la volonté de tenir compte de l’impact humain sur la terre et de développer la protection du patrimoine (Leighly, 1967 ; Ribeiro, 2007 ; Thomas, 1956 ; Turner, Clark, Kates, Richards, Mathews & Meyer, 1990). Mais, d’un autre côté, il est clair que l’effort actuel de généalogie scientifique du changement climatique, qui reconnaît à l’homme un rôle unique de force tellurique, signale qu’on ne pourra plus maîtriser le changement climatique et les crises écologiques et sociétales induites.

17Dans ces conditions, quel sens et quel rôle pourrait-on accorder à l’idée de patrimoine naturel en aménagement dans la perspective de l’adaptation ? On peut distinguer deux orientations qui se dessinent dans les initiatives prises récemment. Elles font écho, de notre point de vue, à deux façons de donner suite à la tentation immunitaire en aménagement.

Le patrimoine résistance : immuniser du territoire

18Le patrimoine naturel peut être abordé du point de vue de la résistance à la pente anxiogène analysée ci-dessus. Cela correspond à une attitude qui prend au sérieux l’ampleur du changement climatique, capable de mettre en péril la reproduction des sociétés et des territoires qui leur sont associés, dans la mesure où l’adaptation n’est pas anticipée. C’est notamment tenir compte de l’hypothèse que des sociétés peuvent prendre des décisions catastrophiques menant à leur effondrement, comme cela a peut-être été le cas des Vikings du Groenland ou les Anasazis d’Amérique du Nord (Diamond, 2006 [2005]). Ces sociétés n’auraient pas su gérer leurs problèmes environnementaux (bien souvent autoproduits) et donc les conséquences politiques de leur vulnérabilité écologique.

19Cette vision des choses revient à dire que des territoires sont amenés à répondre à des problèmes d’une façon telle qu’ils détruisent ce qui les produit et qu’ils produisent ce qui les détruit. Que peut devenir alors, au sein de ce cycle mortifère que l’on craint de ne pas savoir arrêter, le rôle du patrimoine naturel ? Il ne peut qu’apparaître comme un ralentisseur de cette logique de dégradation irréversible, provoquée par des conséquences non intentionnelles de l’action, en partie imprévisibles.

20C’est ainsi que nombre de projets d’aménagement, menés au nom de l’adaptation au changement climatique, peuvent être interprétés dans cette logique de construction de l’immunité : ils cherchent à instaurer des territoires qui échapperaient à cette logique mortifère et qui, en quelque sorte, s’enkystent dans un espace terrestre par ailleurs à la dérive. Ce sont des territoires qui essaient de résister, et donc d’inverser pour eux-mêmes cette logique. Ils le font en fonctionnant non plus en cycle mortifère, mais plutôt en « cycle salvateur », c’est-à-dire qu’ils visent à produire ce qui les produit et à détruire ce qui les détruit. Plusieurs exemples de projets peuvent être vus sous cet angle.

21C’est le cas des écoquartiers (Bonard & Matthey, 2010), ou encore celui des « villes vivrières » (Aubry, 2011), issues des recherches croisant agriculture urbaine et métabolisme urbain. Ces exemples incorporent une part de nature, certes humanisée, que l’on essaie d’extraire, d’isoler de plus grands espaces soumis à une logique jugée mortifère. Ce sont des territoires clos, plus ou moins réunis en réseaux, qui entretiennent le moins de rapports possible avec leur environnement immédiat. On est bien dans une logique patrimoniale dont la forme opérationnelle demeure relativement classique : c’est celle de la réserve ou du parc traditionnels, ou encore celle du conservatoire de fruitiers ou légumes anciens. À une échelle plus vaste, c’est la partition de l’espace qui privilégie, comme on le voit en Amazonie, la juxtaposition de territoires au patrimoine naturel protégé et de territoires livrés à l’économie « développementiste » peu sensible aux préoccupations environnementales (Arnauld de Sartre & Berdoulay, 2011).

22Tout en reprenant la même logique territoriale d’immunisation, certaines initiatives vont plus loin en misant plus explicitement sur le rétablissement de patrimoines naturels. Elles parient en effet sur la « désartificialisation » de certains espaces, les rendant à une fonction écologique de base. C’est ce que l’on observe à propos de la récupération de zones humides et de leur patrimonialisation. Le marais d’Orx, près de Bayonne, est tout à fait exemplaire à cet égard (Baron-Yellès, 2000 ; Gonot & Tran, 2010). La politique de dépoldérisation mise en place depuis un certain temps aux Pays-Bas va dans le même sens (Goeldner-Gianella, 2010). Cette orientation entre en résonance avec la politique de reconnaissance, voire de rétribution, des services écosystémiques, que l’action aménagiste peine toutefois à mettre en œuvre depuis le lancement de l’idée (Gómez-Baggethun, de Groot, Lomas & Montes, 2010 ; MA, 2005). Le raisonnement économique qui structure cette orientation, avec ses difficultés à quantifier certains services (notamment culturels), la maintient relativement éloignée des autres valeurs patrimoniales.

23De fait, la logique de créer des territoires protégés séparés de ceux où l’économie a un fort impact écologique reçoit l’appui de certaines recherches portant sur le maintien de la biodiversité. Ainsi, dans l’état actuel de demande accrue de production agricole pour nourrir la planète, et dans la perspective de maintenir la biodiversité, ces travaux considèrent qu’il est difficile de conférer l’avantage à une agriculture qui ménage l’environnement (et qui exige généralement plus de superficie) relativement à une agriculture à plus hauts rendements (laissant plus d’espaces naturels patrimonialisés ; voir Green, Cornell, Scharlemann & Balmford, 2005). Dans l’alternative entre le ménagement et la partition des terres – entre land sparing et land sharing –, le critère du maintien de la biodiversité fait souvent pencher la balance du côté de la partition (Phalan, Onial, Balmford & Green, 2011).

24Quoi qu’il en soit, on voit que ce qui anime ces débats et favorise l’orientation du « patrimoine résistance » repose sur le traitement de la question de la vulnérabilité. Il s’agit de mettre des éléments d’un système, sociaux ou naturels, à l’abri d’un danger qui leur vient de l’extérieur, de les immuniser en quelque sorte. Mais, si le « patrimoine naturel résistance » peut éventuellement rejaillir positivement sur la société, il n’en demeure pas moins qu’il ne peut suffire à refonder le rapport de celle-ci à la nature. C’est un patrimoine qui correspond à des territoires qui, s’ils n’étaient pas sauvegardés par leur enkystement, se dilueraient dans des cycles mortifères. En somme, ces territoires patrimonialisés constituent des points nodaux identifiés par l’aménagement, dont la destruction pourrait entraîner celle du système territorial qui les englobe. En reconnaissant ces points nodaux, l’action aménagiste cantonne le patrimoine à un rôle de résistance et échoue par là même à en faire un moyen de sortir la société d’un cycle mortifère. Plutôt que de comprendre un système territorial dans toute sa complexité, cette approche du patrimoine travaille à partir d’un modèle réductionniste de la connaissance. Mais actuellement une autre orientation se dessine aussi, qui va peut-être modifier le regard sur un patrimoine naturel pris comme simple résistance.

Le patrimoine résilience : immuniser la nature

25Telle que perceptible dans la façon de connaître et d’agir sur les territoires, à l’aune des politiques d’adaptation, une transformation de perspective est en train de se produire : on passe d’une rhétorique en termes de vulnérabilité (formulation du problème)/capacité adaptative (condition de résolution), qui renvoie au patrimoine résistance, à un autre couple, vulnérabilité/résilience, qui renvoie à un « patrimoine résilience ».

26Face aux menaces environnementales et aux graves conséquences inéluctables du changement climatique, tout se passe comme si la perspective de l’effondrement du sens et de l’échec des politiques de prévention était actée. Comme si l’horizon aménagiste était désormais celui de la reconstruction sociale et territoriale, après la survenue d’une probable catastrophe. L’incertitude qui pèse sur le présent comme sur le futur est telle qu’il faudrait d’ores et déjà anticiper les conditions d’une résilience. Il s’agit moins de prévoir un retour à l’état initial du système suite à sa déstabilisation écologique que de penser à ses capacités d’auto-organisation, d’apprentissage et d’évolution. C’est ce dont la pensée planificatrice rend compte en s’intéressant au passage d’un pilotage a priori d’un projet d’aménagement à un pilotage par les conséquences : la résilience s’identifie alors non pas à un modèle réductionniste (en général, descendant ou top-down) de la connaissance d’un territoire, mais à la capacité d’initiative de la communauté touchée, souvent sous le mode de l’inédit, de la surprise, du bricolage. Que deviennent alors le sens et le rôle du patrimoine naturel face à cet impératif de résilience ?

27Il est clair, tout d’abord, que le patrimoine naturel ne s’inscrit plus dans une logique de rupture, que ce soit avec le passé ou avec l’espace environnant. Au contraire, afin de rebondir, de reconstruire, de s’adapter, la société a besoin d’utiliser, de remobiliser des éléments naturels de son environnement. Or, comme nous l’avons mentionné ci-dessus, il est difficile de savoir précisément ce dont on aura besoin pour sortir d’une crise. Cette incertitude, tant sur les événements catastrophiques à venir que sur les moyens pour s’en sortir, induit une vision du patrimoine naturel qui n’est pas quelque chose de conservé à part. Il devient plutôt une condition de survie ou de récupération de la société à long terme. Il doit rejaillir potentiellement, le moment venu, sur l’ensemble de la société et de ses territoires associés : il ne peut donc être confiné à une échelle particulière et doit pouvoir s’insérer dans une logique complexe.

28Certes, le patrimoine naturel d’un point de vue aménagiste renvoie à des espaces d’exception. Mais l’action ne consiste plus à se concentrer sur la constitution de barrières protectrices, sur l’isolement vis-à-vis d’autres espaces où des cycles mortifères semblent à l’œuvre. Il s’agit dorénavant de concevoir les liens potentiellement régénérateurs entre l’espace patrimonialisé et les autres. L’exemplarité qui est associée à l’idée de patrimoine naturel doit aussi impliquer celle des liens établis avec la société.

29On peut déceler en France les prémices d’une telle inflexion du discours sur la patrimonialisation de la nature dès l’introduction de l’expression même de patrimoine naturel dans un document officiel, à savoir le décret qui institue en 1967 les parcs naturels régionaux (Lefeuvre, 1990). Même si l’idée de résilience est encore étrangère à la démarche, c’est l’ouverture à l’idée d’une interdépendance positive du patrimoine naturel avec la société locale qui est importante. Il est d’ailleurs significatif qu’une démarche aménagiste partant du patrimoine culturel aboutisse tout autant au renforcement de la patrimonialisation de la nature, comme en témoigne l’expérience des parcs culturels de l’Aragon (Bielza de Ory, 2001).

30L’inflexion du discours éloigne ainsi d’une démarche tout axée sur la sanctuarisation d’espaces naturels excluant les hommes et leur organisation sociale, ce qui d’ailleurs se dessinait aussi dans certaines tentatives de résolution de grandes controverses aux dimensions à la fois locales et internationales (Berdoulay, Soubeyran & Pascual, 1999). Ce mouvement a reçu une légitimité accrue avec la généralisation de l’idée que le développement durable doit maintenir la biodiversité. Le discours de la patrimonialisation de la nature fait de plus en plus référence aux liens entre le fonctionnement des sociétés et le maintien de la biodiversité. Du point de vue de la gestion des parcs naturels, régionaux ou nationaux, il est devenu commun dans les politiques suivies d’insister sur le fait que la biodiversité dépend des pratiques traditionnelles qui maintiennent des conditions de milieu favorables à certaines espèces ou variétés. Or, ce type de discours peut facilement être étendu à des échelles supérieures et concerner la société dans son ensemble, tant les acteurs, les savoirs et les territoires s’organisent en réseaux vastes et complexes.

31Surtout, on se rend compte – ou du moins on cherche à tenir compte – du fait que les liens entre société et biodiversité sont évolutifs. Le discours sur la patrimonialisation de la nature fait de plus en plus une place à l’idée de coévolution, ou d’évolution conjointe, entre patrimoine naturel et société. La préoccupation pour le changement climatique peut reprendre cette idée à son compte. Ainsi voit-on apparaître un nouveau récit à propos du patrimoine naturel : il s’agit d’un récit où la coadaptation de la société et de la nature est autant l’adjuvant que l’objectif, c’est-à-dire la condition de la résilience autant naturelle que sociale.

32Loin de l’idée de rupture temporelle, cette approche de la patrimonialisation de la nature cherche à démontrer l’intérêt de préserver une continuité de certaines pratiques, de certains genres de vie, tout en reconnaissant leur aspect évolutif et changeant. À ce titre, le patrimoine retient son caractère précieux de quelque chose à préserver, digne d’intérêt universel. La patrimonialisation de la nature, avec les valeurs, les pratiques ou les genres de vie qu’elle engage, sert à montrer ce qui est ou a pu être exemplaire dans la coadaptation et la coévolution de l’homme et de son environnement. C’est une patrimonialisation qui témoigne des moyens de résilience dont la société peut disposer dans son rapport à une nature toujours changeante et où le changement climatique rend nécessaire le souci de résilience.

33Une des initiatives aménagistes où l’on peut discerner ces idées à l’œuvre (certes parmi d’autres) est celle des SIPAM. Ces « systèmes ingénieux du patrimoine agricole mondial » (ou GIAHS : globally important agricultural heritage systems) font l’objet d’une initiative de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) depuis 2002, visant leur « conservation » et « gestion évolutive » en collaboration avec de nombreux partenaires publics et privés, et notamment avec des organismes internationaux soucieux de patrimonialisation de la nature (comme l’UICN ou l’UNESCO ; voir FAO, 2011). En effet, au-delà de la biodiversité agricole, l’initiative renvoie à la biodiversité locale et aux pratiques et savoirs locaux comme autant de préoccupations entrant dans l’optique patrimoniale. Il est bien affiché que les politiques à élaborer et à suivre doivent tenir compte du fait que les écosystèmes et paysages concernés évoluent « grâce à l’adaptation d’une communauté à son environnement, à ses besoins et à ses aspirations au développement durable », et que, la biodiversité évoluant en fonction de la « coadaptation » des populations et de l’environnement, leur gestion doit conséquemment être « adaptative ». La patrimonialisation concerne des pratiques exemplaires qui, pendant des siècles, ont démontré une résilience au changement climatique et maintenu la biodiversité. L’exemplarité du patrimoine sert à concevoir des solutions pour développer la durabilité et pour construire une résilience aux impacts négatifs du changement climatique.

34En somme, l’idée même de patrimoine (conserver et transmettre) a longtemps conduit à envisager la patrimonialisation de la nature dans des logiques territoriales défensives qui consistaient à immuniser des territoires en les isolant des sociétés et espaces environnants. Le développement durable, et plus particulièrement la question de l’adaptation au changement climatique, ayant déstabilisé la façon d’aborder le patrimoine naturel, nous avons pu discerner des orientations qui, en raison de l’incertitude et de l’urgence posées par la crise environnementale, se dessinent dans la redéfinition du rôle et du sens du patrimoine naturel. Entre résistance et résilience, la patrimonialisation de la nature suit des logiques aménagistes relativement divergentes. Si la résistance s’appuie sur la fabrication d’immunité pour des portions de territoire vis-à-vis des dangers que court la société, la résilience veut pallier les mêmes dangers mais en déportant radicalement l’action vers la nature et l’adaptation réciproque qu’elle entretient avec la société. Dans la perspective de l’interaction entre la nature et la société, l’immunisation de l’une dépend de celle de l’autre, et réciproquement. Toutefois, le patrimoine résilience est celui qui remet le plus en question le rapport humain à la nature tel que la modernité l’avait longtemps entériné. Empreint de coévolution, de coadaptation, d’intime association entre nature et société, le patrimoine résilience fait appel à une modernité renouvelée où prime la réflexivité.

35En ne se construisant plus en opposition à ce qui est humain, cette approche de la patrimonialisation de la nature s’inscrit dans l’objectif d’assurer la durabilité de la société. L’action aménagiste en matière de patrimoine naturel fait ainsi appel à un nouvel imaginaire, très éloigné de ce qu’il a longtemps été. Résultant d’angoisses quant à l’incertitude des catastrophes environnementales possibles, mais aussi d’un désir de renouveler le rapport humain à la nature, le patrimoine résilience est entré en résonance avec le défi de l’adaptation. Mais tout un travail de mise en cohérence des réflexions, des outils conceptuels et des expérimentations reste à faire. Or, sur le plan de l’ancrage scientifique de cette mise en cohérence se distingue un courant de recherches qui a pris forme depuis le tout début de ce siècle, et que résume le terme de « science de la durabilité ».

La science de la durabilité : une invitation à franchir le Rubicon

36Sur fond de recherches internationales sur les rapports entre science et développement durable est née l’idée d’une « science de la durabilité ». De nombreux travaux abordaient déjà certains de ces rapports sous des angles différents, analysant notamment leurs dimensions gestionnaires, écologiques ou épistémologiques (Clark & Munn, 1986 ; Holling, 1978). Les réflexions théoriques faisaient suite à des expériences déjà anciennes en matière d’aménagement (Berdoulay & Soubeyran, 1996, 2000), mais elles se sont tout particulièrement développées au croisement de la question des risques et de la vulnérabilité (Beck, 2001 [1986] ; Burton, Kates & White, 1978 ; Fabiani & Theys, 1987 ; Sachs, 1980). Même si celles-ci n’ont pas été sans influence, l’effort inédit de mise en cohérence que défend la « science de la durabilité » offre l’opportunité d’une rupture conceptuelle.

37Cette expression de « science de la durabilité » est née aux États-Unis au cours des travaux, de 1995 à 1999, de la commission sur le développement durable créée par le National Research Council en coopération avec l’Académie nationale des sciences, afin de réfléchir aux moyens de promouvoir la durabilité. L’expression « science de la durabilité » (sustainability science) est venue spontanément de la bouche du président de l’Académie (Bruce Alberts) pour désigner les travaux de ce groupe de 25 scientifiques présidé par un physicien (Shere Abbott), avec pour vice-présidents un géographe (Robert Kates) et un écologue de formation (William Clark). Il s’est en effet révélé pratique de donner un nom au faisceau de recherches scientifiques qui, internationalement, œuvraient en faveur du développement durable. En essayant de préciser les enjeux scientifiques et technologiques d’une transition qui mènerait à cet objectif, la commission a ainsi contribué à orienter la façon d’approcher scientifiquement la question de la durabilité (Kates, 2000 ; NRC, 1999). Un nombre croissant de travaux et d’institutions de recherche et enseignement se référant à l’appellation science de la durabilité établissent un relatif consensus autour de certains objectifs, principes et méthodes (Clark, 2007 ; Clark & Dickson, 2003 ; Kates et coll., 2001 ; Komiyama & Takeuchi, 2006). Ce que nous allons ici souligner, c’est ce que cette orientation apporte comme rupture par rapport à des pratiques planificatrices établies : face à celles-ci, elle invite à franchir le Rubicon.

38De façon générale, l’utilisation ici du terme de science ne renvoie pas à l’idée d’une discipline fortement structurée et autonome, reposant sur un socle de méthodes applicables partout, même s’il existe quelques velléités en ce sens. Il s’agit plutôt d’un champ de préoccupations scientifiques et technologiques, qui se définit principalement par les problèmes liés à la durabilité. En revanche, ce champ se veut essentiellement transdisciplinaire, afin de saisir la complexité des relations homme/environnement en dépassant les barrières qui existent entre les disciplines traditionnelles. Ce souci d’intégrer ce qui est étudié séparément se manifeste aussi à propos des échelles de temps et d’espace trop souvent réifiées. Il caractérise aussi la volonté, tout à fait centrale, de produire des connaissances utilisables pour promouvoir la durabilité.

39En effet, l’idée est de ne pas distinguer entre savoir, savoir-faire, savoir-agir, ou encore entre science fondamentale et science appliquée. La science de la durabilité vise à produire des résultats que l’on peut mettre en pratique. La complexité des dynamiques qui relient les systèmes humains et environnementaux rend peu profitable la distinction entre connaissance et action. C’est qu’il est souvent impossible de conforter l’une sans l’aide de l’autre. Ce point de vue, typiquement pragmatiste, insiste sur le fait que la connaissance s’établit dans l’action, c’est-à-dire que l’on apprend tout en agissant. Ni purement théorique, ni seulement appliquée, la science de la durabilité promeut une recherche fondamentale qu’on ne peut séparer de sa visée pratique, comme ont pu procéder des scientifiques tels que Pasteur (NRC, 1999 ; Stokes, 1997).

40Il s’agit donc pleinement d’une science de l’action orientée vers la durabilité. En cela, cette science reconnaît qu’elle repose sur des valeurs. Il s’agit autant de celles des scientifiques que de celles de la société en général, qui valorise la solidarité et la sensibilité à l’écologie. Comment décider ce qui doit être considéré comme durable et comment procéder ? Entre l’anthropocentrisme et l’écocentrisme, entre l’esthétique et l’économisme, il existe toute une gamme de valeurs concernant ce dont l’homme comme la nature ont besoin. En conséquence, toute une partie de l’effort de la science de la durabilité porte sur les liens entre valeurs, attitudes et comportements effectifs qui conditionnent l’action en faveur de la durabilité (Leiserowitz, Kates & Parris, 2006). Cela ouvre d’intéressantes perspectives sur la place de l’enjeu éthique au sein du processus de planification. En effet, le discours éthique, en désignant ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas, ceux qui sont responsables et ceux qui ne le sont pas, les bénéficiaires et les éventuelles victimes, conduit à réduire les incertitudes d’un projet. C’est pourquoi l’aménagement au nom de l’adaptation, s’il veut échapper aux ornières de la planification dite rationnelle où certaines valeurs sont plaquées sur l’espace du projet, doit intégrer au sein de son processus même une préoccupation éthique. Celle-ci, parce qu’elle se travaille avec la population concernée, redonne tout son sens à la concertation, au-delà de la simple consultation. Ce sont donc bien à des pratiques réflexives que peut inviter l’adaptation en aménagement.

41Ce faisant, et par souci de l’action, cette approche scientifique de la durabilité reconnaît, à côté d’un système naturel, l’autonomie d’un système humain. Comme la durabilité cherche à rendre compatible le bien-être des humains et la capacité de la nature à faire perdurer la vie : il faut approcher ces deux grands systèmes comme étroitement couplés, c’est-à-dire étudier la complexité de leurs interactions (Liu et coll., 2007). Il s’agit là d’un défi méthodologique mais aussi épistémologique récurrent, qui demeure central dans la dynamique de la recherche, dynamique qui n’est pas seulement interdisciplinaire mais aussi intradisciplinaire, comme le cas de la géographie l’a toujours bien illustré (Claval, 2001 ; Glacken, 2000-2007).

42Ce qui est intéressant dans toutes ces démarches, c’est que, du point de vue de l’action, l’incertitude demeure une préoccupation centrale. Tant en ce qui concerne les systèmes humains que naturels, et a fortiori leurs interactions, il n’est pas possible de prévoir le cours des choses et encore moins de le façonner à l’avance. En ce sens, ces systèmes et leurs interactions sont vus comme contingents. Non seulement les analyses et les modèles mobilisés doivent en tenir compte, mais c’est aussi la façon de penser l’action qui doit être complètement revue par rapport à une anticipation et prévision traditionnelle qui visait précisément à éliminer cette incertitude. Trois aspects peuvent être soulignés en rapport avec la durabilité.

43Tout d’abord, ce qui échappe à un cadrage scientifique classique, c’est-à-dire cette incertitude présente dans la nature et les comportements humains, doit être intégré au cœur de l’action planificatrice. C’est là qu’une certaine conception de la concertation peut jouer un rôle décisif. Il ne s’agit pas tant de faire participer des catégories nombreuses de la société à la construction d’un projet – même si ce souci est légitime et peut s’avérer utile. L’originalité du point de vue de la science de la durabilité est de voir dans la concertation un des moteurs de l’action. L’idée est de s’ouvrir à tous les acteurs possibles, car il est difficile d’estimer à l’avance ceux qui pourraient se révéler les plus performants selon les contingences du futur. Ainsi, la science de la durabilité est intrinsèquement démocratique ; elle ne pose pas des catégories prédéterminées de population qui seraient pertinentes ; elle convie au contraire à reconnaître le potentiel de toute forme d’organisation sociale. Le scientifique, l’élu et tout autre habitant sont potentiellement coauteurs des solutions à mettre en œuvre en faveur de la durabilité. Ils sont importants à toutes les étapes du processus, de la création de connaissances à leur diffusion et utilisation (Lynam, Wil de Jong, Sheil, Kusumanto & Evans, 2007).

44Ensuite, l’attention portée à l’incertitude et la volonté d’en tirer parti se retrouvent dans la façon de penser les espaces d’intervention. Alors que le texte fondateur des politiques de développement durable (le rapport Brundtland ; voir CMED, 1987) procédait de façon sectorielle, la science de la durabilité a vite pris conscience de la diversité spatiale des interactions entre systèmes humains et naturels à la surface de la Terre, au point qu’elle doit être vue comme toute entière « place-based », c’est-à-dire comme reposant sur la prise en compte des lieux (NRC, 1999). Cette façon d’envisager l’analyse et l’action en matière de durabilité ne doit toutefois pas être axée sur des territoires prédéfinis, avec les limites spatiales et les pouvoirs institués qui leur sont associés. Au contraire, le recours à l’idée de lieu renvoie à la volonté de mobiliser librement des échelles différentes pour saisir ce que les contingences peuvent faire survenir comme nouveaux paramètres à intégrer. Cela permet aussi de voir comment ces échelles d’analyse et d’action se combinent afin de relier les préoccupations pour la planète avec celles pour le local.

45Enfin, l’importance à accorder à l’incertitude encourage à adopter une approche de l’action qui reste constamment attentive à la fluidité des événements, aux retournements possibles, aux expériences et aux apprentissages. En somme, faute de pouvoir tracer à l’avance une voie précise pour agir, la science de la durabilité ne se borne pas à accepter cette contrainte ; elle la transforme pour structurer sa démarche. En effet, par la métaphore du voyage (NRC, 1999), elle préconise un apprentissage dans l’action qui passe par une adaptabilité constante aux contingences et aux résultats des expériences. C’est pourquoi elle s’intéresse aux apports de la gestion adaptative (Folke, Hahn, Olsson & Norberg, 2005 ; Holling, 1978). Les systèmes ne se comportent pas toujours de façon linéaire et ne sont pas prédictibles en fonction de leur état d’origine ; ils sont adaptatifs, de sorte que des propriétés émergentes vont conditionner de façon nouvelle la durabilité. Ce qui importe ici, c’est de concevoir la durabilité plus comme un processus à favoriser actuellement que comme un objectif pour le futur.

46Ainsi, la question de l’adaptation qui est posée actuellement, suite à la prise de conscience des effets du changement climatique, entre en résonance avec la démarche de la science de la durabilité. Et toutes deux nous invitent à penser autrement le rapport humain à la nature, c’est-à-dire à le faire en termes de coévolution de systèmes complexes. En écho lointain aux idées néolamarckiennes, la coévolution considère que les systèmes sociaux et les systèmes naturels ont leur autonomie respective et que leur interaction influence différemment les uns et les autres, conduisant à des changements irréversibles pour chacun d’entre eux (Kallis, 2007 ; de Roo, Hillier & van Wesemael, 2012).

47Le point de vue ainsi instillé par la science de la durabilité a des implications importantes pour la pensée aménagiste confrontée au défi de l’adaptation. Que serait-ce alors que franchir le Rubicon pour la pensée aménagiste ?

Un regard différent sur la façon de planifier

48On remarquera au préalable que, dans le champ de la planification environnementale, en France en particulier, la science de la durabilité a eu très peu d’échos jusqu’à présent. Cela peut étonner parce que, depuis le milieu des années 1990, les acteurs sociaux ont subi, tous azimuts, des injonctions au développement durable ainsi qu’un appel à la mutation d’une pensée de l’action qui puisse aider à cette transition, notamment en matière énergétique. Peut-être qu’en France, comme ailleurs, l’institutionnalisation des disciplines scientifiques a freiné l’ouverture transdisciplinaire que réclame la science de la durabilité. Quoi qu’il en soit, celle-ci fournit un cadrage d’autant plus intéressant qu’il se construit sur un ensemble de tensions aptes à nourrir les réflexions sur l’adaptation. Ces tensions, articulées les unes aux autres, se déploient de multiples façons.

49Tout particulièrement, nous l’avons vu, la science de la durabilité se concentre sur l’étude des relations entre systèmes sociaux et systèmes naturels, sans fondre les uns avec les autres. La tension vient du fait que, s’il y a bien transformation réciproque entre la nature et la société, la nature fonctionne bel et bien comme entité relativement autonome, tout comme la société. Il faut se placer dans la logique de coévolution, qui permet de poser en planification la question de l’immunité de la société ou du milieu sans que celle de l’une soit pensée contre celle de l’autre. La tension se manifeste également entre un ethos scientifique et une position très située de cette activité. La science de la durabilité, rappelons-le, ne se veut ni une science fondamentale, ni une science appliquée. Elle correspond à une volonté de faire science en même temps que d’être une aide à l’action : elle se veut utile, guidée par des problèmes pratiques à résoudre, alors même qu’elle se confronte à l’incertitude, aux processus non linéaires, à la complexité. C’est un champ scientifique qui se construit au croisement des compétences, des échelles multiples, des problèmes tels qu’ils se posent différemment selon le niveau de développement socioéconomique, ou encore des lieux et des territoires.

50Replacée dans ce champ en tension, l’adaptation trouve les conditions d’une dynamique heuristique positive. Il faut d’abord voir qu’elle s’inscrit dans une perspective transformatrice. À cet égard, il est révélateur que les travaux pionniers sur les risques naturels aient opté, après quelques hésitations, pour le terme d’« ajustement » plutôt que pour celui d’« adaptation » afin de désigner ce qui était fait ou devait être fait pour pallier les catastrophes (Burton, Kates & White, 1978). Le schéma initial de réflexion sur les risques semblait donc adopter une perspective où les mesures préconisées ne visaient pas à changer la structure fondamentale des systèmes en place, comme le terme d’adaptation aurait pu le faire croire. En fait, et paradoxalement, la perspective des auteurs n’en était pas si loin : ils argumentaient en faveur d’une transformation, voire d’une rupture, dans la façon de gérer l’interface des systèmes naturels et humains, qui, autrement, allaient conduire aux mêmes catastrophes (par exemple, plus de travaux hydrauliques peut conduire à plus de dégâts d’inondation). L’élargissement des réflexions apporté par la science de la durabilité a confirmé cette perspective transformationnelle (Kates, Travis & Wilbanks, 2012).

51En termes de théorie de la planification, il s’ensuit que l’adaptation dépasse la logique de l’« incrémentalisme » (Lindblom, 1959, 1979 ; Soubeyran, 1988). La science de la durabilité ambitionne d’incarner un nouveau paradigme, voire une « seconde révolution copernicienne », loin de la simple recherche d’ajustements mineurs : l’adaptation s’inscrit alors comme l’une des modalités d’un « nouveau contrat entre science et société » (Clark, Crutzen & Schnellnhuber, 2004, p. 23), irréductible à la seule fonction d’ajustement. À ce titre, l’adaptation ne peut que rompre avec une vision incrémentale de la planification.

52Mais ce qui frappe aussi du point de vue de la science de la durabilité, c’est que l’adaptation « incrémentale » (à base de simples ajustements) peut certes réduire la vulnérabilité sur des événements fréquents, c’est-à-dire de faible ampleur ; mais elle produit presque inévitablement un accroissement de la vulnérabilité pour des événements extrêmes. La catastrophe provoquée en 2005 par l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans en a malheureusement été la démonstration éclatante (Colten, Kates & Laska, 2008). Rehausser un peu les digues à la suite de chaque inondation n’a pas permis de contenir un phénomène extrême (l’inondation) et en a aggravé les conséquences, suite à l’endiguement des eaux à l’intérieur de la ville. La possible survenue d’un tel événement exige de repenser autrement l’exposition au risque de la ville.

53L’adaptation devient le moment où l’on franchit le Rubicon, c’est-à-dire où l’on s’adapte en s’attachant à transformer radicalement la vision moderne des relations société-nature, sur laquelle nous allons revenir ci-après. Cela ne veut pas dire que les ajustements sont bannis du vocabulaire de la science de la durabilité. Mais ils interviennent une fois la transition paradigmatique entamée.

54Toujours du point de vue de la théorie de la planification, on pourrait croire que ce rejet de l’incrémentalisme, ajouté à l’ambition de la science de la durabilité de fonder un nouveau paradigme, conduit à un retour à la « planification rationnelle », ce comprehensive planning si critiqué pendant les années 1970 (Soubeyran, 1988). S’agirait-il d’un nouveau comprehensive environnemental planning issu des années 1970 (comme s’interroge Kates, 1974), mais rafraîchi par la rhétorique du développement durable ? En fait, il n’en est rien. Ce sont plutôt les leçons de l’échec de la planification rationnelle qu’ont intégrées les partisans d’une science de la durabilité : pas de visée totalisante (comprehensive), et méfiance vis-à-vis d’une approche par le haut (top-down). C’est que la volonté forte de maîtriser le changement ou de le canaliser par des systèmes de contrôle rigides s’est avérée trop souvent contre-productive. On se méfie donc des politiques censées provoquer les adaptations attendues mais qui, de fait, fragilisent les capacités adaptatives des populations soumises à ces injonctions adaptatives (Folke, Carpenter, Elmqvist, Gunderson, Holling & Walker, 2002).

55Autrement dit, du point de vue de la planification, il semblerait que le lieu essentiel où se joue l’adaptation serait celui de la population locale. Un tel déplacement de perspective s’appuie le plus souvent sur des exemples de catastrophes, à la fois naturelles et sociales, telles Katrina. Par définition, une catastrophe signifie effondrement du sens, de tout ce qui était programmé (Entrikin, 2007b). Elle constitue donc bien la preuve de l’inadaptation des réponses envisagées pour la contrer. Or, on a pu constater que bien souvent ce sont les acteurs non institutionnels, des « répondeurs de l’ombre » (Colten, Kates & Laska, 2008, p. 43), qui ont su trouver des réponses à des situations d’urgence imprévues. Ainsi, l’enjeu de l’adaptation devient celui du renforcement de la capacité adaptative du niveau local, autrement dit celui de sa résilience (Wilbanks & Kates, 2010). Cette façon de concevoir l’adaptation et la résilience est tendue non plus vers le contrôle du changement dans des systèmes supposés stables, mais vers l’amélioration de la capacité des systèmes (sociaux aussi bien qu’écologiques) à faire face, à s’adapter et à façonner le changement dans un monde placé sous le sceau de l’incertitude (Folke, Carpenter, Elmqvist, Gunderson, Holling & Walker, 2002 ; Turner et coll., 2003).

56Du fait même que de telles perspectives d’action ont été renforcées dans leur légitimité par la survenue de catastrophes telles que celle de Katrina, on a pu être tenté d’opposer la planification de l’adaptation à la capacité adaptative locale. La première s’incarne dans les politiques et les programmes construisant les cadres de l’anticipation et imposant par le haut des conduites jugées adaptées. Mais, puisqu’il y a eu catastrophe et crise, c’est que l’adaptation pensée et conduite par le haut a échoué. En revanche, à l’autre bout de la chaîne des événements, il y a la population locale qui subit les conséquences de la catastrophe mais aussi d’une planification contre-productive. Celle-ci n’a pas permis d’éviter la catastrophe et, en plus, elle a souvent neutralisé la capacité adaptative de la collectivité (Folke et coll., 2002, p. 8). Or, le salut de cette population peut venir de sa résilience propre, en particulier de sa capacité adaptative. C’est pourquoi on a pu penser qu’elle seule était capable de faire face à la surprise, à l’inattendu, bref à l’effondrement du sens qui caractérise la survenue d’une catastrophe.

57Mais les études qui ont été produites sur la « résilience communautaire », notamment pour tirer les leçons de Katrina, sont loin d’être aussi binaires (Colten, Kates & Laska, 2008 ; Wilbanks & Kates, 2010). On y discerne une relative imbrication de ce qui relève de l’intervention par le haut avec ce qui procède de l’initiative populaire, comme si l’un était une condition d’amélioration de l’autre et réciproquement. Cela vient faire écho à la démarche valorisée par la science de la durabilité : il s’agit d’approcher l’adaptation non comme simplement planifiée par le haut (une adaptation passive) ou comme reposant entièrement sur l’initiative locale, mais plutôt comme une résultante de leur interaction.

58Enfin, quand on prend en considération l’incertitude radicale – celle qui pèse dans une « société de la menace » –, il convient d’accompagner cette approche de propositions pour la conduite de l’action qui soient plus orientées vers le raisonnement et l’administration de la preuve, ainsi que vers la portée du vrai et/ou du juste. Il faut être capable de proposer des solutions alternatives, une fois déconstruites les positions qui donnaient une source de sens et de légitimation au professionnel de l’aménagement. C’est le sens des propositions qui sont faites autour du savoir conjectural, de la logique indiciaire et abductive, qui ont certes une histoire propre (Corboz, 2007 ; Eco, 1999 ; Ginzburg, 1989) y compris dans celle de la pensée aménagiste confrontée aux limites de la « planification rationnelle », et donc au paradigme moderniste (Blanco, 1985 ; Soubeyran, 1988), mais qui trouvent ici les conditions de leur pertinence (Papaux, 2013, p. 154-157). C’est également dans ce contexte de menace qu’on pourrait tirer parti d’une réflexion sur l’improvisation (Soubeyran, 2014, 2016, 2017). Ce cadrage permettrait d’éviter trois écueils. D’abord, l’improvisation ne doit pas être a priori disqualifiée par une pensée planificatrice toujours bien vivante qui la considère comme la preuve de l’échec de l’action planificatrice. Ensuite, il faut éviter que l’improvisation soit rendue innocuiste par cette même pensée planificatrice au prétexte qu’en réalité tout planificateur n’applique jamais un modèle stricto sensu et qu’il y a toujours une part d’improvisation face à la réalité. Enfin, il faut éviter que l’improvisation ne devienne l’apanage de l’idéologie néolibérale et de l’insécurité sociale qu’elle induit. Nous reviendrons sur l’importance de cette notion au chapitre suivant.

59Pour l’instant, arrêtons-nous sur le fait que ce regard différent sur la façon de planifier présuppose une perspective de transformation mutuelle et de coévolution, c’est-à-dire qu’il faut maintenant essayer de mieux cerner le rôle qui est dévolu à la nature.

Un nouveau rôle pour la nature

60Comme l’examen de la tentation immunitaire l’a montré, de même que l’intérêt pour la coévolution, l’adaptation en aménagement vise à établir une relation d’autonomie qui concerne autant la société que la nature, et ce, malgré leurs multiples imbrications et hybridations. Le milieu qui concerne un aménagement ne se limite pas à celui qui est identifié comme devant être associé au projet, car il dépasse celui-ci par l’étendue de ses horizons et par l’incertitude qu’il comporte et que symbolise la nature. Les conséquences non intentionnelles des projets et la difficulté de les anticiper sont là pour le rappeler. Du fait des interactions recherchées ou non en aménagement, la nature ou le milieu, tout comme la société, ne peuvent être considérés comme statiques et sont nécessairement évolutifs, quoique à des rythmes dont les différences sont susceptibles de créer problème. C’est pourquoi la catastrophe, plutôt que d’être vue comme une rupture radicale, comme la fin de quelque chose, s’inscrit dans une transformation à une échelle supérieure, voire constitue le berceau de nouveaux débuts (comme ce peut être le cas au Japon, voir Pelletier, 1991). Le changement se loge autant dans le climat, ou la nature, que dans les systèmes sociaux et territoriaux, ce qui donne à l’adaptation en aménagement une dimension plus générale.

61On a vu combien l’aménagement moderne, ou plus exactement moderniste, cherchait à s’indépendantiser du milieu, qu’il considérait comme un obstacle. Il le faisait soit par la politique de la table rase, soit en le transformant, soit en trouvant les moyens de s’en immuniser. On a vu aussi que, dans la pratique, des solutions plus ou moins néolamarckiennes ont été utilisées pour agir dans les colonies comme dans les villes, c’est-à-dire en tenant compte des spécificités du milieu (Berdoulay & Soubeyran, 2000, 2002). Mais il est clair que l’aménagement moderne s’est généralement inscrit, quoiqu’à des degrés divers, dans une vision prométhéenne de l’action humaine vis-à-vis de la nature. Ses excès, notamment à la lumière de la question environnementale, qui ont justifié son relatif rejet contemporain, ont fait perdre de vue que d’autres conceptions du rapport à la nature existaient, y compris dans les pays dits occidentaux.

62La contemplation de la nature, de l’ordre et de la beauté qui y règnent, a nourri une longue tradition de réflexions et de travaux à caractère scientifique depuis l’Antiquité grecque (da Costa Gomes, 2017 ; Glacken, 2000-2007). Les aspects paysagers de la nature ont aussi motivé quantité d’études aussi bien naturalistes ou géographiques que littéraires ou artistiques. La polysémie du terme « milieu », renvoyant autant à ce qui entoure qu’à ce qui est entouré, souligne ce que ce rapport à la nature peut constituer : une relation objective ou une relation subjective, sans que l’une soit nécessairement réservée aux « scientifiques » et l’autre aux « littéraires » ou « artistes ». Des humanistes de la Renaissance aux encyclopédistes du xviii^e siècle, les exemples sont nombreux en Europe de la capacité d’allier les deux types de relation à la nature. Mais la même alliance a perduré, notamment dans le domaine de la géographie, où contemplation et analyse, surtout depuis Alexandre de Humboldt, ont été combinées à des degrés divers (da Costa Gomes, 2017 ; Gómez Mendoza, 2005). Cela a conditionné la façon d’envisager l’aménagement de l’espace, domaine dont les géographes se sont rapidement saisis.

63On peut rappeler à ce propos la réflexion de Max Sorre sur le rapport entre compréhension et action dans un article de 1954. En reprenant le thème des limites écologiques à ce que l’homme peut faire sur la Terre, sa critique de l’aménagement s’adresse principalement à ceux qui, « enivrés » par la puissance technique ou impérialiste, s’imaginent pouvoir modifier la nature à leur guise. Mais sa critique de l’aménagement moderniste est plus fine. Inspirée par le possibilisme vidalien, elle passe par la reconnaissance de l’importance de la notion de milieu, c’est-à-dire « l’ensemble des conditions dans lesquelles se déploient les activités de l’homme, son activité psychique et son activité matérielle, son activité physiologique aussi » (Sorre, 1954, p. 117-118). Il juge alors la prévision impossible, « parce que les conditions de milieu sont souvent imparfaitement connues et qu’elles le resteront sans doute longtemps encore » (Sorre, 1954, p. 118). En outre, elles ne sont pas fixes, d’autant plus que l’homme « est inséré dans ce que j’appelle le complexe géographique, non pas seulement comme conséquent mais comme antécédent aussi. Il contribue à le créer » (Sorre, 1954, p. 118). En conséquence, « le milieu c’est l’ensemble des conditions naturelles corrigées et transformées par l’homme, et souvent détériorées par lui » (Sorre, 1954, p. 119). Face aux incertitudes de la connaissance comme de l’évolution des choses, Max Sorre ne cache pas son scepticisme vis-à-vis des ambitions de l’aménagement du territoire qu’une « géographie appliquée » voulait prendre en charge. Mais le plus intéressant de son argumentaire vient de son profond respect de la diversité des civilisations à la surface de la Terre, source d’enrichissement réciproque à mesure qu’on en comprend profondément la rationalité géographique. Intrigué par la complexité du monde, inspiré par le spectacle de la nature et le désintéressement, il manifeste une attitude qui est loin d’être prométhéenne comme dans l’aménagement moderniste.

64Pierre Hadot (2004) a proposé de nommer « orphique » l’attitude envers la nature qu’il identifie dans l’Antiquité grecque et qu’il distingue de celle, prométhéenne, où la science et les techniques sont là pour arracher à la nature ses secrets afin de la dominer et de l’exploiter. L’attitude orphique repose sur la contemplation d’une nature qu’il faut approcher avec patience et précaution, comme dans un processus d’initiation. S’il se range à l’avis courant que l’attitude prométhéenne aurait pris le dessus avec la science moderne, il insiste sur l’intérêt de ne pas opposer les deux façons d’approcher la nature. En écho à sa conception de la philosophie comme manière de vivre, il argumente en faveur de la reconnaissance au sein de nous-mêmes de ces deux voies pour connaître la nature. N’est-il pas possible que les crises environnementales et les enjeux écologiques planétaires, en remettant en cause la vision prométhéenne, encouragent, au moins partiellement, une perspective orphique ?

65La montée en puissance de la pensée écologique encourage ce retournement de perspective. Par exemple, pour Aldo Leopold, quand nous considérons la Terre comme « une communauté à laquelle nous appartenons, nous pouvons commencer à l’utiliser avec amour et respect » (Leopold, 1996 [1949], p. 15). Cela amène à poser différemment les conditions de l’action efficace en relation avec l’exigence d’une connaissance du milieu saisi dans toute sa complexité et donc si rétif à pouvoir justifier le « si A, alors B » de l’aménageur. C’est par rapport à cet enjeu que la position de Leopold est intéressante. Il opère un véritable décentrement épistémologique pour penser en même temps la connaissance et l’action, c’est-à-dire, comme il l’exprime, en apprenant à « penser comme une montagne ». Cette formule assume un point de vue systémique qui intègre l’action de l’homme, mais un homme qui est décentré dans son observation du système. N’est-ce pas d’ailleurs ce décentrement auquel s’exercent certains anthropologues (Viveiros de Castro, 2009) ou géographes (comme y a invité Denis Chartier dans l’exposition « Parcours amazoniens » à l’Espace Krajcberg, à Paris, en 2017) ? Il faut souligner ici que ce décentrement ouvre sur une perspective intéressante, à savoir une façon de dépasser l’option immunitaire où seule est envisagée l’immunité de la société.

66Il nous semble que ce contexte idéel, où pointent des signes d’évolution de l’idée de nature, n’est pas sans quelque résonnance avec l’évolution des termes dans lesquels les grandes institutions ou réunions internationales (UICN, ONU, COP) posent non seulement les problèmes d’adaptation et d’atténuation face au changement climatique, mais surtout les solutions à apporter. Depuis 2015, l’UICN a appelé à valoriser les « solutions fondées sur la nature » (SFN), c’est-à-dire les solutions qui s’appuient sur les écosystèmes (leur préservation, restauration et gestion durable). Elles devront représenter une catégorie explicite d’action, notamment à la suite de la COP 21 de Paris. D’un point de vue théorique, il s’agit désormais non plus de s’autonomiser contre la nature dans une obsession prométhéenne, mais de s’autonomiser avec la nature de cette obsession prométhéenne.

67Est-ce un vœu pieux, un mot creux destiné au public et dont les grandes institutions ont parfois le secret ? Ce n’est pas certain. En effet, d’un côté, il s’agit de mettre sous une même enseigne nombre d’actions de protection des ressources naturelles (préservation des forêts et des zones humides, services écosystémiques, etc.). Mais, d’un autre côté, en les mettant en valeur, en pouvant les quantifier, les organiser, leur donner une place importante dans le suivi des politiques de la nature selon l’accord de Paris de décembre 2015, il est possible qu’elles acquièrent les moyens d’être défendues et accentuées au niveau des États. L’expérience des Pays-Bas le montre : quoique contradictoire selon les programmes adoptés, elle confirme bien qu’une immunisation de territoires (que l’on cherche à rendre « indifférents au climat », voire « indifférents au futur ») est envisageable précisément en ne bridant plus la nature (Garcia, 2015). Il s’agit bien d’une reprise en aménagement régional de solutions déjà mises au point pour stabiliser le trait de côte et lutter contre les inondations : elles consistent à dépoldériser et désartificialiser la zone côtière, en rupture complète avec toute la tradition multiséculaire d’ingénierie de gagner du territoire sur la mer par endiguements et assèchements, approches qui se sont déjà répandues en Europe et ailleurs (Goeldner-Gianella, 2012). D’autres tendances en aménagement régional vont dans le même sens, comme la recherche d’un paradigme de « convivence » avec une nature semi-aride jugée autrefois hostile dans le Nord-Est brésilien (Maciel & Pontes, 2015, 2016).

68Il est vrai que, jusqu’à présent, face aux logiques développementistes, l’arbitrage ne s’est pas fait souvent au profit des écosystèmes. Et la partie est loin d’être gagnée : « les facteurs qui ont empêché l’émergence à large échelle de ces politiques de conservation restent entiers » (Laurans, Ruat & Barthélémy, 2016, p. 4). Ils sont de trois ordres. Tout d’abord, ces solutions fondées sur la nature sont très consommatrices d’espace (forêts, dunes, marais, etc.), ce qui entre directement en concurrence avec les logiques très puissantes de développement de l’agriculture, des villes et des infrastructures de transports. Ensuite, les SFN sont des mesures portées par des ministères qui ne sont pas en général les plus puissants, et il en va de même pour des organismes comme l’UICN ou les ONG environnementales tant au niveau national qu’international. Enfin, les engagements pour ces SFN ne sont pas exempts de contradictions lorsque leur territorialisation se pose face à d’autres enjeux tels que le recours à l’hydroélectricité, au bois-énergie ou aux biocarburants.

69Il n’en reste pas moins que se dessine discrètement un changement profond, et nécessaire, dans la façon d’approcher la nature en aménagement à propos de l’adaptation. Sans que l’on puisse dire s’il pourra s’affirmer, sa portée est potentiellement considérable. Il correspond à une démarche immunitaire réciproque entre la société et la nature, permettant d’envisager une façon d’échapper aux clôtures sociales et territoriales de la préemption. Par le biais de la diversité, qui est nécessaire à la reproduction de la nature, le rapport d’autonomie – non plus contre celle-ci mais avec elle – conforte l’idée d’agir – et d’interagir – avec le plus grand nombre possible de partenaires, qu’ils soient humains ou non. Écologie, démocratie et éthique retrouvent encore, ici, leurs complémentarités.

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70En somme, les perspectives ouvertes par un regard renouvelé sur le rapport humain à la nature et sur la durabilité qu’il présuppose invitent à reconsidérer non seulement certains des cadres conceptuels avec lesquels aborder l’adaptation, mais aussi la démarche aménagiste qui peut la prendre en charge. Quels sont donc les termes de la conversation à établir entre la nature, les autres et soi-même ?