1Comme nous l’avons vu, le terrorisme a pu passer du statut de cause extérieure d’un événement catastrophique à celui d’un paradigme de l’action pour penser la résilience territoriale : le contre-terrorisme, la sécurité intérieure. Mais n’est-il pas également fécond de s’intéresser à la désadaptation de territoires ? Il s’agit d’une forme de préemption qui consiste à neutraliser ce (et ceux) dont vient la menace. Les stratégies d’adaptation reviennent à créer intentionnellement des processus destructeurs, suicidaires et non intentionnels dans des territoires rivaux ou hostiles afin d’en freiner ou d’en empêcher la résilience. Ce sont des stratégies de désadaptation programmée de territoires, où le métabolisme de ces territoires est pris comme cible militaire. C’est ce que Stephen Graham dans ses recherches nomme la « démodernisation ». Quasiment inconnue des chercheurs qui travaillent sur l’adaptation au changement climatique, la problématique de la démodernisation mérite que l’on s’y attarde. Comme modèle d’immunisation par préemption agressive, elle présente l’intérêt de tisser des liens entre catastrophe naturelle, effondrement des sociétés, paradigme de la sécurité, approche de la résilience, et aussi de revenir, à partir des suites de l’ouragan Katrina, sur les implications du lien évoqué précédemment entre sécurité civile et contre-terrorisme.

La « démodernisation forcée », ou l’adaptation par la désadaptation

2Bien avant les attentats du 11 septembre 2001, des travaux anglo-saxons d’écologie politique s’étaient intéressés au rôle joué par les infrastructures dans la vie quotidienne des grandes métropoles à l’heure de la mondialisation et de la mobilité (Coaffee, Murukami Wood & Rogers, 2009 ; Watson, 2003). Dès la fin des années 1990, de nombreux exemples témoignaient de la possible fragilisation de ces métropoles par l’effondrement des systèmes techniques complexes : la peur du bug informatique de l’an 2000, mais aussi les tremblements de terre de Los Angeles en 1996 à la suite de celui de Kobé en 1995, les orages de glace dans la région de Montréal en 1998, les inondations, les révolutions… sans oublier les guerres de la fin des années 1990 qui ont ravagé les infrastructures de grandes villes européennes comme Belgrade ou Sarajevo (Graham & Marvin, 2001). Cependant, ces travaux menés dans les années 1990 reconnaissaient leur difficulté à sortir de certaines ornières. Même si certains d’entre eux prétendaient être pionniers, notamment ceux sur les réseaux sociotechniques, des blocages de nature à la fois culturelle et disciplinaire étaient identifiés, freinant l’épanouissement des recherches et leur reconnaissance universitaire. Parmi ces blocages, le manque d’interdisciplinarité et la prégnance du déterminisme technologique empêchaient d’appréhender l’étude des réseaux d’infrastructures urbaines comme un tout, alors même que ce type d’étude aurait dû, selon les auteurs, se trouver au centre des débats sur la vie urbaine contemporaine (Graham & Marvin, 2001).

3Or, ces arguments recevables, qui paraissaient pointer des facteurs à forte inertie, ont été balayés par le traumatisme du 11 Septembre. Subitement, l’actualité et l’intérêt de ces travaux devenaient évidents et incontournables. Et, réciproquement, l’écologie politique qui y était développée trouvait alors un terrain d’une richesse exceptionnelle pour analyser l’importance stratégique des réseaux d’infrastructures des grandes métropoles mondiales. Dans ces travaux, la question de la ville résiliente est posée, mais autrement que chez David Godschalk (2003). Elle est dénoncée comme incarnant une idéologie à la fois ultralibérale et sécuritaire de l’Amérique de Bush (Neocleous, 2013). Et, en fait, lorsque cette ville résiliente, avec sa « résilience des communautés » et celle des infrastructures, prétend arriver à réduire le « risque d’urgences » au point que les gens pourront poursuivre leur routine habituelle en toute liberté et confiance, c’est un « nouvel urbanisme militaire » (Graham, 2011) qui se met en place dans les grandes métropoles du monde développé, celui qui lutte contre le terrorisme international. Mais qu’en est-il des métropoles et populations qui sont situées « dans l’axe du mal » et qu’il faut « punir » parce qu’elles alimentent le terrorisme international et menacent indirectement la sécurité intérieure ?

4C’est là qu’intervient la « démodernisation forcée ». Le 11 Septembre a montré à quel point les réseaux d’infrastructures urbaines banales (le transport aérien, mais aussi la poste, le métro, le réseau d’eau, etc.) pouvaient instantanément se retourner en arme de destruction contre ces villes par des actes de terrorisme mobilisant peu de moyens. En fait, on pense à une ville dont on déclenche l’autodestruction. Les nouvelles stratégies militaires contemporaines, en particulier celles appliquées dans les deux guerres d’Irak, tentent de tourner à leur profit cette même stratégie, mais évidemment avec d’autres moyens, ceux qui rendent la guerre asymétrique et permettent la « démodernisation forcée » des territoires ennemis.

5Les tenants de l’écologie politique anglo-saxonne évoquée plus haut vont y trouver un nouveau terrain d’expérience et de vérification de la justesse de leur approche : les réseaux techniques urbains (eau, électricité, gaz, information, communication, etc.) sont des parties constitutives de la ville. Ils sont les médiateurs cruciaux par lesquels la nature se transforme en ville. La preuve est qu’il existe des doctrines militaires qui tentent d’opérer intentionnellement une rupture de cette transformation de la nature en ville, voire, si l’on accepte une caricature évolutionniste, une « décivilisation », un retour de la ville vers l’état de nature. Stephen Graham avait déjà employé le terme « démodernisation » pour décrire essentiellement les ruptures d’approvisionnement de réseaux électriques et leurs conséquences économiques et sociales dans certaines régions de l’ancienne URSS, depuis la chute du communisme (Graham & Marvin, 2001). Mais, ici, la démodernisation incarne une doctrine de stratégie militaire destinée à produire l’effondrement des villes des États ennemis en s’attaquant aux métabolismes urbains et territoriaux plutôt qu’en les détruisant en totalité sous un tapis de bombes.

6Les stratégies de démodernisation forcée sont prises entre trois ordres de contraintes : l’efficacité demandée, bien sûr, mais aussi l’évitement des effets pervers de la médiatisation et le respect des règles internationales de la guerre. On comprend ainsi l’intérêt des stratégies militaires, en particulier grâce à la force aérienne, de miser sur la « guerre propre », avec un vocabulaire choisi : des « frappes chirurgicales », minimisant au mieux les « dommages collatéraux » possibles. Cette « guerre propre » est rendue possible parce qu’elle est asymétrique. À ce propos, la suprématie militaire mondiale des États-Unis repose sur deux axes.

7Le premier consiste à développer de nouvelles technologies qui assurent une surveillance et un ciblage de l’information à l’échelle planétaire, rendus possibles par une domination absolue de l’espace aérien (Harris, 2003). Le second axe consiste à développer des technologies capables d’immobiliser les sociétés ennemies à n’importe quel moment ou lieu estimés nécessaires, en neutralisant leurs infrastructures. C’est là où l’idée de démodernisation forcée s’applique. Il ne s’agit plus essentiellement de détruire les sites industriels militaires, les soldats et les populations civiles sous des tapis de bombes, mais d’opérer un découplage : le bombardement maintenant, la mort après (bomb now, die later). Ce découplage, qui passe par la destruction du métabolisme urbain – « cibler les moyens d’existence, pas les combattants » (target the means of life, not combatants ; Hinkson, 2005, cité par Graham, 2011) –, s’appuie sur l’idée suivante : la plus grande partie des réseaux qui sont consubstantiels à la reproduction urbaine (communications, électricité, transports, eau) sont extrêmement vulnérables à des perturbations intentionnelles. Cela veut dire qu’un tout petit nombre d’attaques sur des nœuds (hubs) bien choisis peut mener à l’effondrement de tous les réseaux. Par conséquent, les cibles privilégiées deviennent les moyens qui assurent la reproduction sociale et territoriale, et beaucoup moins les soldats. Pour y parvenir, il faut détruire les infrastructures « à double usage » (militaires et civiles) et en particulier les « points critiques » des infrastructures. Leur neutralisation (et pas forcément leur destruction physique) déclenche alors des processus non linéaires et des effets en spirale qui mènent à un chaos sociétal complet. Et c’est par la puissance aérienne que peuvent être exploitées ces vulnérabilités, provoquant ainsi un choc systémique sur le tissu de la structure sociétale visée.

8Comment les stratèges militaires modélisent-ils ce qui permet de détruire le métabolisme urbain ? Un mémoire du lieutenant-colonel Edward J. Felker montre bien que le cadre théorique n’est pas celui des systèmes linéaires (qui serait pour lui une erreur stratégique majeure parce que donnant un faux sentiment de sécurité et poussant à une recherche d’information sans fin, puisque les conditions initiales sont imprédictibles), mais celui des systèmes complexes (Felker, 1998). Cela veut dire que la question des propriétés émergentes et celle de l’imprédictibilité des systèmes auxquels ils s’attaquent constituent la base de la réflexion stratégique, et que la réponse théorique est la théorie du chaos (Felker, 1998, p. 9-18). Autre point intéressant : la puissance destructrice ne provient pas de la destruction de multiples cibles, mais seulement de celles qui régulent les systèmes complexes et qui interviennent constamment lors des perturbations et des demandes normales de régulation. Or ces systèmes, d’après Felker, sont autant culturels que matériels. Et cela pour la raison suffisante qu’une « théorie pratique est culturellement spécifique, parce que la culture détermine la valeur accordée aux éléments des systèmes de l’adversaire, leurs formes et leurs dynamiques1 » (Felker, 1998, p. 18).

9Enfin, ces modèles tentent une systématisation des effets d’une action sur les infrastructures. Felker commente d’abord le modèle des cinq anneaux concentriques de Warden (Felker, 1998, p. 19). C’est un modèle hiérarchique composé de cinq anneaux (les sous-systèmes) se présentant comme une cible. Au centre, on trouve le cercle du leadership, puis, successivement, les anneaux des infrastructures, des organes essentiels, de la population et des forces armées. Tous ces anneaux sont assez étanches les uns par rapport aux autres. Felker propose une amélioration du modèle graphique de Warden en positionnant les infrastructures de façon à ce qu’elles traversent les quatre sous-systèmes et ainsi les relient entre elles. Enfin, les sous-systèmes ne sont plus hiérarchisés, de sorte que toucher l’un est aussi important que toucher l’autre, pour la raison suffisante que toucher l’un fait toucher les trois autres (bien sûr avec des temporalités propres à chacun des sous-systèmes). Felker donne quelques exemples : « attaquer le nœud d’un réseau de fibre optique peut simultanément affecter les banques, la production industrielle et les télécommunications (organismes essentiels) ; les capacités de commande et de contrôle militaire, la diffusion du renseignement et l’intégration des bases de données logistiques (forces militaires) ; la communication des autorités de commandement, le renseignement stratégique et la production de la propagande (commandement)2 » (Felker, 1998, p. 22).

10En s’attaquant aux infrastructures critiques, le processus de démodernisation forcée permet de déclencher des effets en cascades ou indirects. Stephen Graham mentionne le modèle de Cristina M. Paterson (tableau 1) qui va jusqu’à des effets indirects d’ordre trois (Graham, 2006b ; Paterson, 2000).

11Ce modèle des impacts indirects d’ordres 1, 2 et 3 rencontre ce que nous appelons le « cycle mortifère du territoire ».

Cycle mortifère ou cycle salvateur ?

12Pour enclencher un cycle mortifère, il s’agit, d’une part, de détruire ce qui produit le territoire (ou conditionne son métabolisme) et, d’autre part, de produire ce qui le détruit. Les deux boucles de ce cycle, qui mènent à l’effondrement des territoires, se superposent aux effets d’ordres 1, 2 et 3 du modèle de Paterson. Lorsque l’on va des effets de premier ordre aux effets de troisième ordre, on passe en effet de « détruire ce qui produit le territoire » à « produire ce qui le détruit ». Mais, dans cette perspective, il faut aussi garantir la « durabilité » de ce cycle mortifère. C’est le sens même des mesures d’embargo prises avant et après une guerre. Cet embargo contribue à produire ce qui produit ce cycle mortifère et à détruire ce qui pourrait le détruire (le rendre inopérant). En somme, pour garantir l’efficacité et la durabilité du cycle mortifère, l’embargo représente le « cycle salvateur »… du cycle mortifère (et non des populations !), comme cela est illustré dans les tableaux suivants.

13En somme, la planification de la démodernisation forcée correspond au cycle mortifère CM1 et au cycle salvateur CS1 qui lui est associé. La résilience correspond donc à la capacité à assurer un cycle salvateur CS2 (c’est-à-dire, encore une fois, à détruire ce qui pourrait détruire le cycle mortifère, comme les stratégies d’embargo) et à continuer à produire ce qui produit le cycle mortifère CM1 (par exemple, favoriser des luttes intestines ou confessionnelles, ou provoquer un état d’abandon et de survie qui favorisent la fragilisation des structures de solidarité et augmentent les possibilités de violence, etc.). Et ce, alors que, pour les populations, victimes de la démodernisation forcée, la résilience consisterait à briser ce cycle salvateur. Mais qu’en est-il de la résilience pour le pouvoir en place ? Il s’agit probablement pour lui, comme le signalait Jared Diamond, de continuer à ne pas subir les conséquences de ses actions…

14D’un point de vue théorique, lorsque l’on pense à la façon dont la planification, confrontée à la question environnementale et plus encore à celle du changement climatique, sous les contraintes d’incertitude, d’imprédictibilité des phénomènes et des comportements, peine à maîtriser le sens de son action, les stratégies de démodernisation ont quelque chose de fascinant. Elles aident à réfléchir à la question de la résilience et à la façon dont se reconstruisent la légitimité et l’efficacité d’une pensée planificatrice. Mais dans une finalité précise : ces doctrines militaires donnent une leçon, si l’on peut dire, d’urbanisme destructif. Comment faire de la planification urbaine par de la désadaptation programmée, sur le temps long (quelques décennies), et qui passe essentiellement par la maîtrise des effets indirects, atteignant les conditions de vie et de santé des populations civiles à travers des crises environnementales ? C’est une sorte de calque inversé du modèle de Diamond : un effondrement programmé de l’extérieur, plaçant les populations dans des situations environnementales et sociales qui les forcent à adopter des décisions suicidaires à long terme. Dans ce cadre, la résilience peut se concevoir de deux façons : pour les populations civiles, elle se résume à l’« art de végéter », c’est-à-dire d’être juste au-dessus de ce que Giorgio Agamben nomme la « vie nue » (Agamben, 1997) ; et, pour l’État qui planifie cette désadaptation durable, la résilience consiste à produire des mécanismes qui continuent à rendre possible et efficace la désadaptation.

15L’exemple le plus saisissant que livre de Graham nous offre est celui des conséquences dramatiques de ces stratégies militaires sur les populations civiles en Irak (Graham, 2006b). On a estimé que la guerre de 1991 avait fait plus de 200 000 morts. Or, les effets directs auraient causé la disparition d’environ 56 000 militaires et 3 500 civils ; mais les effets indirects sur la santé publique, eux, auraient entraîné le décès de 111 000 individus. Et c’est véritablement à l’effondrement d’un pays que l’on a assisté : quelques mois après la guerre de 1991, l’approvisionnement en électricité avait été réduit à 20-25 % du niveau antérieur, soit à peu près la situation que connaissait l’Irak en 1920, avec cependant deux phénomènes aggravants : d’une part, les types d’infrastructures qui avaient été atteints rendaient la population très dépendante de l’approvisionnement extérieur, lui-même compliqué par les embargos ; d’autre part, la société irakienne avait été démodernisée, renvoyée au début du xx^e siècle en ce qui concerne son approvisionnement énergétique, alors que son fonctionnement quotidien était devenu plus dépendant que jamais d’une importante consommation d’énergie. Graham rapporte l’existence de mémorandums de la Defense Intelligence Agency prédisant les effets attendus de cette démodernisation, bien que très indirects dans le temps, par exemple à travers la dégradation totale du système d’eau. L’embargo sur le système de traitement des eaux mènerait inévitablement à des ruptures massives d’eau et de nourritures, particulièrement dans les aires urbaines, à un effondrement de la médecine préventive, à une incapacité à éliminer les déchets et donc à une propagation d’épidémies et de maladies comme le choléra, les diarrhées, les méningites et la typhoïde. Il s’agissait de créer intentionnellement les conditions favorisant l’irruption de maladies transmissibles. Et il est noté que la majorité des décès provenant de maladies liées à la qualité de l’eau, pourtant évitables dans un pays moderne, a été grandement accrue par la malnutrition généralisée. Ces effets indirects sur la population ont été d’autant plus dévastateurs et inévitables que les blocus avant et après la guerre avaient privé les Irakiens des moyens de réparer, même de façon précaire, les infrastructures touchées.

16En somme, à la différence d’une préemption défensive reposant sur l’instrument territorial (contrôle du territoire intérieur), cette préemption par agression d’espaces extérieurs privilégie le réseau et ses nœuds critiques, c’est-à-dire une pensée de l’espace sous la catégorie de la réticularité. De territoriale, la préemption devient à dominante réticulaire. Cela pointe l’importance de réviser les catégories habituelles pour penser et agir par la préemption en aménagement. On ne peut, d’ailleurs, éviter de rappeler à ce propos combien la catégorie de territoire a pris d’ampleur dans les politiques d’aménagement en France, au point qu’elle en obscurcit les aspects réticulaires et leur efficacité potentielle (Piolle, 1991 ; Tesson, 2017).

17Nous avons ainsi remarqué les liens qui se tissent entre conception de l’espace, catastrophe naturelle, prévalence de la sécurité, résilience et effondrement des sociétés. Cela permet de revenir sur ce qui avait provoqué notre étonnement initial – le rapprochement dans les conceptions et les pratiques entre le contre-terrorisme et le traitement des dégâts occasionnés par l’ouragan Katrina – et sur la fabrication de ce paradigme.

Retour sur Katrina : démodernisation à La Nouvelle-Orléans

18Si l’ouragan Katrina (et surtout ses conséquences humaines), fin août 2005, a été perçu dans le monde comme une catastrophe, il a provoqué aux États-Unis un véritable traumatisme, plus important par certains aspects que celui du 11 Septembre. Ce n’est pas ici une question de nombre de victimes. Si, dans un premier temps, le 11 Septembre a été émotionnellement fédérateur, c’est surtout par son ambivalence qu’il pouvait l’être. Il relançait tout à la fois trois éléments : (1) une machine idéologique (paradigme sécuritaire et ultralibéral) ; (2) une sensibilité écologique sur l’effondrement des sociétés (en opposition avec le premier élément) ; (3) un courant disciplinaire critique [l’écologie politique, en opposition radicale par rapport à (1) et circonspecte par rapport à (2)]. Chacune des positions pouvait trouver dans le 11 Septembre un fondement et non sa remise en cause.

19La catastrophe de Katrina a fait remonter à la surface ce que l’on ne voulait pas voir : l’Amérique des pauvres et des laissés-pour-compte, l’incapacité des États-Unis à relever le défi d’une situation de catastrophe naturelle, pourtant relativement prévisible (alors que dire d’une attaque terroriste qui est plus imprédictible ?), avec des scènes de pillage, une désorganisation totale, des morts et mourants, des populations abandonnées et des pouvoirs publics se voyant contraints d’accepter l’aide internationale. Cela donnait aux journalistes couvrant les événements l’impression de revivre les terrains somalien ou sri lankais (Lakoff, 2006). C’était le vacillement d’un mythe : « la capacité du peuple américain à se confronter à la nature, et donc à anticiper, affronter et agir au moment des catastrophes » (Huret, 2010), bref à être résilient. Mais c’était aussi celui d’une Amérique triomphante et de son indissociable American way of life. Contrairement au 11 Septembre, le choc émotionnel ne se retourna pas en sentiment de fierté d’être américain, mais bien en son contraire, comme l’exprime ce message envoyé par le représentant du DHS (Department of Homeland Security) pour La Nouvelle-Orléans à ses proches au soir du 1^er septembre 2005 : « J’ai passé une grande partie de ma vie à servir ce pays et je connais la désespérance humaine pour en avoir causé dans le passé, mais je n’aurais jamais pensé la voir dans une ville des États-Unis d’Amérique, et quiconque placé dans une position identique à la mienne et voyant tout ce désespoir aurait le même sentiment que moi, j’ai honte d’être américain » (Terry Ebbert, cité par Huret, 2010, p. 13).

20Pour comprendre l’étendue de ce désastre, Romain Huret (2010) livre une hypothèse qui va dans le sens de nos analyses : le scandale civique de la gestion de la catastrophe est essentiellement la conséquence logique d’un mode de gestion des catastrophes naturelles voulu par l’administration Bush et qui s’est déroulé suivant les modalités prévues. C’est ce mode de gestion qui est à l’origine d’un hiatus incommensurable entre le visible et l’efficace d’une part pour les populations, d’autre part pour l’administration Bush. Alors que les populations qui étaient dans l’impossibilité d’évacuer la ville comptaient désespérément sur les opérations de secours de la FEMA (Federal Emergency Management Agency), son invisibilité durant la semaine cruciale et donc son inefficacité étaient dans l’ordre des choses, car la priorité revenait au DHS : « Avant de devenir efficace et visible d’un point de vue humanitaire, l’État devait d’abord se montrer visible et efficace d’un point de vue sécuritaire dans le cadre des dispositifs imposés par le DHS » (Huret, 2010, p. 219). C’est donc la tension entre le domaine de la sécurité intérieure (DHS), s’occupant en particulier de contre-terrorisme, et celui des secours d’urgence (FEMA) qui apparaît hautement problématique.

21Cela remontait aux conséquences de l’attentat du 11 septembre 2001. Le DHS a été créé peu de temps après, en novembre 2002. Puis, il intégra la FEMA (voir Democratic Staff of the Committee of Homeland Security, 2005), conduisant ainsi à sa marginalisation (démissions massives devant les réductions drastiques de moyens financiers et humains et devant le changement de philosophie imposé). Étant donné les délais d’intervention qu’on lui imposait et le peu de moyens humains et financiers qui lui restait, la FEMA était condamnée à faire la preuve de son inefficacité, provoquant son impopularité. Et c’est précisément ce qui s’est passé lors de l’ouragan Katrina, ce qui était d’ailleurs prévisible avant cette catastrophe (Elliston, 2004). La mise sous tutelle de la FEMA par le DHS avait laissé sans moyens d’autres enjeux de sécurité intérieure pensés hors terrorisme, comme précisément les catastrophes naturelles (Graham, 2006a). Mais le sens de ces grandes réductions budgétaires, à l’origine de désorganisations institutionnelles, de changements de compétences et de privatisations des services, se trouvait dans le néolibéralisme attribuant un rôle réduit à l’État, tel que voulu par l’administration Bush (Waugh, 2006). Désormais, l’État « sécurise l’espace et délègue aux structures locales et associatives le soin de prendre en charge les coûts sociaux de la catastrophe » (Huret, 2010, p. 192). Il n’en reste pas moins que l’absence de la FEMA durant la première semaine cruciale et son remplacement par les forces armées se sont révélés désastreux.

22L’évidence du désastre à la fois civique, humanitaire et organisationnel a poussé le gouvernement fédéral à réagir, notamment en produisant le rapport The Federal Response to Hurricane Katrina évoqué au chapitre 1 (White House, 2006). Mais on peut remarquer, avec Andrew Lakoff, que les leçons et les conditions d’apprentissage ne se sont effectuées qu’au travers d’un cadre lui-même sécuritaire et peu modifié sur le fond (Homeland Security Council, 2005 ; Lakoff, 2006). Quant à l’abondante production universitaire sur la question, elle semble prendre acte de l’association entre FEMA et DHS, qui tend à être présentée – notamment dans l’article de David Godschalk (2003) – comme une évidence. En somme, le paradigme sécuritaire ne crée plus la surprise : « Il y a une dizaine d’années, un observateur aurait trouvé réellement étonnant d’associer risques naturels et attaques terroristes dans une même problématique. Et l’image, trois semaines après Katrina, de G. W. Bush s’envolant pour le centre de commandement nord au Colorado (une installation militaire destinée à être utilisée en cas de crise pour la sécurité nationale), pour suivre l’évolution de l’ouragan Rita alors en train d’approcher du Texas, aurait pu paraître encore plus étonnante3 » (Lakoff, 2006, p. 3-6).

23De fait, concevoir dans un même cadre problématique les catastrophes naturelles et le contre-terrorisme s’inscrit dans l’histoire contemporaine de la prise en charge des catastrophes de toute nature aux États-Unis, et plus particulièrement dans une trajectoire hésitante entre deux types de perspectives : celle de l’emergency management (gestion des secours), qui s’est renforcée à partir des années 1960 à la suite d’une série de catastrophes naturelles, et celle de la civil defense (protection civile), issue de la guerre froide. Le all-hazards planning (planification face aux catastrophes), qui va des catastrophes naturelles aux attaques ennemies en passant par les catastrophes technologiques, s’est construit en tension avec ces deux pôles très différents dans la façon de concevoir la sécurité des populations et le rôle des différents paliers de gouvernements. Ce qui se joue dans cette tension, ce n’est pas seulement un arsenal de techniques et de protocoles, mais plus fondamentalement un ethos : « L’injonction d’être préparés4 » (Lakoff, 2006, p. 4-6). L’enjeu pour la planification n’est pas de savoir s’il y aura une catastrophe ni quand, mais d’être préparés quand elle aura lieu. Pendant près d’un quart de siècle, le rôle de la FEMA a oscillé plutôt vers le pôle de la défense civile ou vers celui de la gestion des désastres naturels, au gré de l’alternance politique. Mais l’administration Bush, plus encore après le 11 Septembre, a privilégié largement la défense civile et donc la lutte contre le terrorisme, en réduisant la FEMA à un appendice du DHS.

24On note, à propos de Katrina, des relents saisissants de l’idée de démodernisation forcée. La première semaine de la catastrophe a été vue comme quasiment insurrectionnelle. La loi martiale a été proclamée et 22 000 militaires ont été envoyés. Il fallait « sécuriser », intervenir contre les pillages (qui relevaient plus de la rumeur que de la réalité, mais qui, dans cette atmosphère, étaient tenus pour vrais). Or, de nombreux soldats avaient déjà servi en Irak et, au moins par la rhétorique utilisée, se considéraient en territoire quasi ennemi. L’ouragan a lui-même été présenté par un général participant à l’opération « comme un ennemi qui a effectué une “manœuvre militaire classique”, accélérant à travers les terres avec une force impressionnante, surprenant et paralysant la ville et les campagnes alentour, détruisant les communications, l’accès à l’eau, l’électricité et les routes dans un désastre aux proportions bibliques » (cité par Huret, 2010, p. 210). On trouve notamment dans l’ouvrage de Douglas Brinkley (2006) cette citation très révélatrice du superintendant Warren Riley : « En tant que commandant, en tant que capitaine, vous vous préparez à trouver des armes de destruction massives, à une situation terroriste, à des prises d’otages. Nous avons prévu que des terroristes s’emparent du Superdome. Nous nous étions préparés à l’arrivée de terroristes sur Bourbon Street pendant Mardi gras. Mais cette tempête a été l’ennemi ultime. Elle nous a enlevé la nourriture, l’eau, les moyens de transport, les lumières. […] Comment peut-on se préparer à cela ? » (Huret, 2010, p. 223). Il est ainsi frappant de constater cette convergence entre des militaires qui reviennent d’Irak et qui font un véritable « transfert » d’un territoire à l’autre, et la présence de l’ennemi ultime (l’ouragan), qui produit un processus de démodernisation (destruction des infrastructures, y compris celles qui auraient permis de gérer l’urgence). En somme, le traitement de la catastrophe naturelle a trouvé son analogue dans la démodernisation forcée.

25Deux conséquences, déjà entrevues, pour la pensée aménagiste retiendront maintenant notre attention. L’une est la puissance de l’urgence comme justificatrice des décisions devant mener à la résilience ; l’autre est, dans le même contexte de l’urgence mais aussi dans celui de la démodernisation préemptrice, l’apparente inutilité de la prévision.

Anticiper sans prévoir ?

26Les fondements sécuritaire et militaire sont en général oubliés des généalogies de la résilience en aménagement du territoire et en géographie. Pourtant, avec eux se sont créées les conditions d’une résilience qui posent, certes, de redoutables problèmes éthiques, mais fascinent la pensée aménagiste. Car ces fondements permettent de dépasser ce sur quoi elle bute face à l’incertitude radicale qui est au cœur de la question environnementale, et en particulier au cœur du changement climatique : comment faire lorsqu’il faut désormais « s’attendre à l’inattendu », « penser à l’impensable » ? Comment faire, donc, lorsque la prévision fine et l’intentionnalité sont difficiles à établir ? La solution qu’implique et véhicule la résilience est de produire un monde dans lequel prévision et intentionnalité deviendraient moins utiles à l’anticipation, voire même inutiles. Nous avons déjà remarqué cette même tendance dans l’imaginaire de la ville résiliente issue du 11 Septembre, construit sur l’ineffable, l’imprévisible, l’angoisse, la peur, où n’importe quel objet ou personne, à n’importe quel moment, peut se transformer en menace : l’objectif est alors de passer de la prévention à la préemption. C’est une figure possible de l’anticipation.

27Cette idée d’une pensée planificatrice qui n’aurait plus besoin de s’appuyer sur la prévision et l’intentionnalité pour fonder en raison l’action est, certes, contre-intuitive. Elle rejoint néanmoins ce qui a été dit plus haut sur la « justice préventive » (c’est-à-dire, de fait, préemptive) et la sécurité, et ce qui aujourd’hui en donne, ou augmente, la possibilité même : le « nouveau pouvoir statistique » lié à l’exploration de données (data mining ; voir Rouvroy, 2011 ; Rouvroy & Berns, 2010). Cette technique, reposant sur l’enregistrement massif et systématique de données, et sur l’analyse statistique de telles mégadonnées, opère une révolution du mode d’exercice du pouvoir. Elle rend en effet inutile la prévision classique qui cherchait à comprendre le pourquoi des choses et des comportements, à saisir l’individu dans son intentionnalité, dans sa trajectoire individuelle, dans ce qui le constitue comme individualité. L’exploration de ces mégadonnées vise à repérer des événements qui sont susceptibles de se produire et dont on doit empêcher l’occurrence. Inutile pour cela d’avoir des modèles explicatifs pour pouvoir prédire, prévenir et orienter des comportements. Au fond, plus que de prévenir des comportements, il s’agit d’agir en amont, par préemption, sur l’espace des possibles, sur « ce que peuvent les corps » (Rouvroy & Berns, 2010). La planification revient alors à faire en sorte que l’événement redouté ne se produise pas, qu’il soit forclos avant même de pouvoir se produire. Le savoir obtenu par l’exploration de mégadonnées peut alors devenir purement prédictif, en ce sens qu’il s’écarte beaucoup de ce que l’on considère spontanément comme un savoir des causes ou des justifications des comportements.

28Ce qui frappe ici, c’est un rapport différent au savoir : au lieu d’être pensé comme indispensable pour orienter l’action (comprendre l’individu et les sociétés dans leur milieu), il devient le signe de l’ignorance à l’aune de son inutilité. Cela n’est pas sans rappeler la position de Navarre, ce médecin colonial fervent partisan de la médecine pastorienne, déjà évoqué au chapitre 2, qui dénonçait l’inutilité de la géographie médicale qui associait connaissance du milieu et traitement des grandes maladies. Jugeant celles-ci « ubiquitaires » car pouvant se développer n’importe où, il considérait qu’il n’y avait aucun intérêt à chercher à comprendre les « complexes pathogènes » (comme celui du paludisme) pour agir. Selon lui, il suffit de se vacciner, c’est-à-dire de s’immuniser face à eux. Et si le vaccin n’existe pas, mais que l’on sait que le vecteur est un moustique, il suffit de tous les éliminer. C’est, certes, une approche moins fine, moins réticulaire, que celle de la démodernisation, mais elle relève de la même démarche en ce sens qu’elle repose sur un savoir entièrement tendu vers la pure efficacité, dépréciant un autre qui serait plus situé, complexe, écologique. C’est une décorrélation entre les phénomènes et leur localisation qui sous-tend la démarche de Navarre, comme celle de l’exploration de mégadonnées actuellement, et qui peut donc être critiquée en fonction des mêmes arguments, au nom du rapport au milieu, ce sur quoi nous reviendrons au chapitre suivant.

29Dans cette approche ubiquitaire de l’immunisation, l’espace est également pathogène, de sorte que l’action préemptive implique un espace virtuel, celui où il aurait pu y avoir occurrence des événements redoutés. La figure de l’anticipation par la préemption au moyen de l’exploration de mégadonnées vise à immuniser le territoire de ce qui le menace, à l’intérieur comme à l’extérieur, mais elle se fonde sur le pouvoir statistique et sur le fait que les événements possibles qu’il faut préempter sont et doivent demeurer virtuels. L’aménagement consiste alors à intervenir peut-être autant sur du réel que sur du virtuel. Mais les conditions qui engendrent les événements redoutés, avec leurs populations menaçantes, peuvent aussi être extériorisées, dans des espaces de relégation, là où la difficulté à anticiper n’a plus d’importance.

30Une autre façon encore de rendre la prévision inutile est de restreindre l’action aménagiste au contexte de l’urgence. Comme nous l’avons vu, les attentats du 11 septembre 2001 avaient déjà mis sur le devant de la scène l’urgence de repenser la planification… de l’urgence, avec cette question implicite : jusqu’à quel point était-elle destinée à devenir un modèle de la planification ? Il paraissait alors nécessaire de repenser l’articulation entre planification et urgence en associant des enjeux tels que la surveillance, le contre-terrorisme, la régénération urbaine et les pratiques participatives (Coaffee, Murukami Wood & Rogers, 2009 ; Heynen, Kaifa & Swyngedouw, 2006).

31En effet, en planification, la logique implicative est fondamentale pour croire en sa légitimité et efficacité. Le raisonnement « si A, alors B » est crucial pour convaincre l’interlocuteur (le citoyen, l’usager, le promoteur, l’élu, le politique, l’administrateur, etc.) du bien-fondé du projet, c’est-à-dire pour donner crédibilité aux effets attendus de l’action. Mais nous avons vu que ce cas de figure ne correspond qu’à celui du modèle moderniste en aménagement et qu’il est en crise, notamment en raison de l’imprédictibilité en matière environnementale, de sorte que le sens accordé à une action est de moins en moins sûr, et soumis à une perte de maîtrise de l’aménageur. De ce point de vue l’urgence règle le problème : il devient évident d’intervenir là où l’action et son effet ne souffrent d’aucune incertitude (au moins pour l’aménageur). Mais le « si A, alors B » ne représente que la moitié de la logique implicative de l’aménageur, car, bien souvent, justifier une action passe aussi par un énoncé contre-factuel : « Si non A, alors C » (argument souvent employé en prospective). Or, c’est un argument dont on use peu lorsque la pensée planificatrice est sûre d’elle-même. Mais lorsqu’elle ne l’est pas, l’énoncé contre-factuel peut aussi être fragilisé : on n’est pas du tout sûr que l’implication contre-factuelle se produise si l’action prévue n’est pas entreprise. Or, dans l’injonction à agir dans l’urgence, il devient évident que, si on n’agit pas maintenant, le résultat sera pire. Autrement dit, l’action en état d’urgence annule les deux types d’incertitude (énoncés factuels comme contre-factuels) avec ce raisonnement a priori étrange pour la pensée planificatrice : « Il faut intervenir, quelles que soient les conséquences. » Toute autre considération, notamment éthique sur les moyens employés ou les choix effectués, pourraient paralyser l’action, voire, en la retardant, mettre en danger la vie d’autrui.

32Dans l’urgence, en contexte d’incertitude, le temps manque, et pas seulement pour la réflexion éthique, que celle-ci porte sur les convictions ou sur les conséquences de l’action. Il faut agir sans que l’on ait le temps de réfléchir aux causes de la catastrophe comme aux conséquences de nos décisions. Ainsi, cas limite de préemption, l’urgence fournit à la pensée aménagiste l’opportunité de rendre inutile la prévision pour fonder l’action. Mais, en même temps, se reposer exclusivement sur l’urgence revient à esquiver tout paramètre éthique de l’action aménagiste et à solliciter plus de mesures préemptives. En effet, comme montré à propos des suites du 11 Septembre et de Katrina, l’appel à des mesures liberticides typiques d’un « état d’urgence » a été ressenti comme nécessaire. N’est-ce pas alors déclencher la possibilité d’un cycle mortifère ?

33La préemption vis-à-vis de catastrophes naturelles semble légitime mais, en même temps, notamment parce qu’elle relève d’un horizon immunitaire au sein de la pensée aménagiste, elle peut conduire au contraire de ce qu’elle vise, la préservation des conditions démocratiques des systèmes territoriaux.

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34Produire ce qui nous détruit et détruire ce qui nous produit : tel est le cycle mortifère auquel peut conduire la tentation immunitaire. Un peu comme dans le cas des maladies auto-immunes, la préemption ne sait alors plus cibler les attaques ou contre-attaques pertinentes car, à la limite, tout peut paraître virtuellement dangereux pour un système, de sorte qu’un cycle mortifère est enclenché. La société de la menace, plus que celle du risque où celui-ci est probabilisable, est baignée dans l’incertitude radicale qui rend la préemption politiquement et socialement acceptable, au point où il se pourrait que les sociétés finissent par produire leur effondrement par incapacité culturelle à s’adapter aux crises écologiques qu’elles ont provoquées. Le problème est alors que des sociétés en viennent à fonctionner en cycle mortifère : elles produisent ce qui les détruit et détruisent ce qui les produit. C’est d’autant plus inquiétant que la préemption peut induire une perte de démocratie et une normalisation des comportements, liée à l’incapacité des élites immergées dans leur monde virtuel à voir ce qui peut vraiment mener à l’effondrement, y compris à leur propre perte.

35Comment alors sortir des cycles mortifères que la préemption peut induire ? Un simple rejet de la notion serait inadapté au contexte de la menace qui la légitime. Il s’agit plutôt de la dépasser. Ne faut-il pas alors revenir, mais autrement, au fonctionnement immun des territoires ? Il s’agit en effet de produire ce qui nous produit, mais aussi de détruire ce qui nous détruit. C’est un programme que ne dénierait pas la modernité aménagiste animée par les idées d’émancipation et d’arrachement aux contraintes du milieu, ce qui serait une stratégie maximale d’adaptation en contexte d’incertitude. Mais cela, en raison de ce que nous avons vu, doit passer par une réflexion renouvelée sur l’autonomie relative des systèmes sociaux et naturels et sur leur auto-organisation. Cette réflexion sur les systèmes fait d’ailleurs écho à une certaine conception de l’écologie politique qu’avaient déjà nourrie, principalement en France, certains auteurs comme Jean-Pierre Dupuy, Yves Barel, René Passet, Ivan Illich ou Edgar Morin (Dupuy & Dumouchel, 1983). La tentation immunitaire comporte ainsi une ambivalence à même d’activer des perspectives différentes, voire adverses. Celle qui est la nôtre ne peut pas faire l’économie de la prise en compte du milieu sur lequel s’exercent les conséquences non intentionnelles de toute action aménagiste et avec lequel il faut agir. De façon plus générale, il s’agit en aménagement de repenser l’autonomie en relation avec la nature.