1Le retour actuel de l’intérêt pour l’adaptation se fait dans un contexte où, nous l’avons évoqué, le rapport à la modernité est ambigu. Cela est bien sûr manifeste dans les mouvements écologistes qui, malgré leurs critiques des excès de la modernité, ne rejettent pas nécessairement tous les apports d’une approche technoscientifique. L’écologie telle que développée par des scientifiques dans la seconde moitié du xx^e siècle a ainsi favorisé le retour au thème de l’adaptation à la fois du point de vue de la science et de celui de l’action aménagiste. Mais la modernité telle qu’elle a prévalu dans les pays économiquement développés a souvent été assimilée à une conception du monde où la technique fait fi du milieu, dont on cherche à faire table rase. La réalité est plus nuancée, voire parfois à l’opposé de cette conception toute moderniste.

Préserver une marge d’inadaptation pour diminuer la vulnérabilité

2Il faut reconnaître en Jean Brunhes, titulaire de la chaire de géographie humaine du Collège de France de 1912 à 1930, l’auteur d’un recadrage potentiellement très prégnant de la question de l’adaptation. Quoiqu’il la développe peu, il en montre la portée en rapport avec des événements environnementaux extrêmes (chutes de température, inondations, feux, etc.). Il reprend dans l’ensemble le point de vue possibiliste vidalien, en laissant toutefois de côté l’intérêt de Vidal pour les aspects biologiques de l’adaptation. Son regard sur les espaces de colonisation lui permet de constater non seulement la puissance humaine dans la modification du milieu terrestre mais aussi les effets destructifs et inconséquents qu’elle peut avoir.

3Jean Brunhes part de la remarquable capacité qu’a l’être humain de s’accommoder aux faits les plus disparates. Mais, en bon tenant de la géographie humaine vidalienne, il insiste pour montrer que l’adaptation passe par l’intermédiaire de la modification du milieu, par l’insertion de l’activité humaine au sein même du fonctionnement de la nature. La créativité et l’ingéniosité humaines le permettent. En somme, selon Jean Brunhes, l’adaptation demeure à double sens : l’être humain s’adapte au milieu et réciproquement, l’invention de techniques sociales et matérielles allant de pair avec la modification des conditions environnementales. C’est en modifiant le milieu que la société non seulement assure sa survie mais aussi se transforme elle-même. Or, si l’adaptation est bien réciproque, est-elle pour autant fermée sur elle-même, dans un jeu où les modifications d’une entité répondent nécessairement à celles de l’autre ?

4C’est tout l’intérêt des intuitions de Jean Brunhes que de montrer l’importance de ne pas voir l’adaptation comme un processus fortement finalisé. Il recommande même que, dans la pratique, il n’en soit pas ainsi. C’est à ce propos qu’il attire l’attention sur les « événements anormaux ou du moins inattendus », ces événements environnementaux extrêmes qui retiennent tant l’attention aujourd’hui. Bien avant ce que l’étude des phénomènes catastrophiques approfondira bien plus tard (Burton, Kates & White, 1978), Jean Brunhes montre combien l’importance des dégâts est directement liée à celle des transformations du milieu par l’homme : les ruptures de digues ou de barrages, les débordements de cours d’eau trop canalisés, les tassements et inondations des marais asséchés ne sont que des exemples faisant suite à une trop grande confiance dans le pouvoir transformateur de l’homme. Le « facteur psychologique », pour reprendre les termes de Jean Brunhes, dans le rapport humain à la nature acquiert alors une importance accrue.

5L’enseignement que Jean Brunhes en tire est riche d’implications : « Mieux vaut se contenter d’une demi-victoire sur les agents naturels plutôt que de s’exposer à des défaites qui sont des catastrophes ; telle doit être une des règles de sagesse de l’adaptation géographique » (Brunhes, 1925, p. 899). Pour Jean Brunhes, l’adaptation n’est pas affaire d’ajustement automatique, optimisé, étroitement fonctionnaliste. Au contraire, même, elle doit tenir compte de l’incertitude et donc préserver un certain écart avec ce que les connaissances du moment auraient permis d’envisager comme solution optimale. Il s’agit là, et toute l’œuvre de Jean Brunhes le montre, d’une façon pour l’homme de préserver un éventail d’actions possibles pour l’avenir. C’est aussi, de façon très possibiliste, reconnaître que le fonctionnement des processus naturels ne doit pas être figé et qu’il faut laisser au milieu sa propre capacité de résilience. Au fond, ce qui est ainsi plaidé, c’est une adaptation qui doit préserver une marge de manœuvre dans le futur, autant pour l’homme que pour la nature : l’adaptation ne doit pas être totale, au sens où elle éliminerait toute autre option ou solution de repli. On retrouve là, d’une certaine façon, la réticence vis-à-vis de l’aspect « mécanique » de l’adaptation telle que perçue par les critiques du darwinisme.

6N’est-ce pas un point de vue analogue que défend Max Sorre dans des textes tels que Les Fondements biologiques de la géographie humaine (Sorre, 1943) ou L’Adaptation au milieu climatique et biosocial. Géographie psychologique (Sorre, 1955) ? Il résume ainsi sa pensée : « […] la survivance d’un groupe, pas plus que celle d’un individu, n’implique une adaptation absolument rigoureuse et parfaite au milieu. Une certaine tolérance existe, une marge d’inadaptation » (Sorre, 1948, p. 6). Il existe en effet toute une gamme de choix possibles dans la façon dont l’homme entre en interaction avec le milieu. Max Sorre exprime là un point de vue très inspiré du possibilisme vidalien, où l’adaptation est réciproque mais relativement contingente, non déterminée, passant principalement par l’organisation sociale (le genre de vie).

7C’est précisément ce que Pierre Gourou ne comprend pas quand il critique Max Sorre. Le premier craint un déterminisme du milieu naturel (qu’il transfère d’ailleurs vers la civilisation dans ses propres écrits), alors que le second ne veut pas non plus y tomber. Ce qui les sépare est donc bien la question de l’adaptation, Gourou la prenant dans un sens d’ajustement déterminé, Max Sorre voulant, par l’intermédiaire de l’expression « marge d’inadaptation », y introduire une incertitude, source de liberté.

8L’incertitude caractérisant le milieu et sa connaissance impose la prudence, une approche précautionneuse de l’adaptation, qui ne doit pas accroître la vulnérabilité de la population face à des dangers imprévus ni lui fermer la porte à la recherche d’horizons nouveaux. C’est pourquoi le degré d’inadaptation auquel il est fait référence ici ne correspond pas à l’idée de maladaptation. Celle-ci renvoie en effet à une vision fonctionnaliste, relativement fermée, d’un système homme/milieu, alors que l’idée de marge d’inadaptation, au contraire, cherche à préserver les options de remédiation à une catastrophe ainsi que des choix de société possiblement différents dans l’avenir. Nous ne sommes pas loin ici de l’idée contemporaine de résilience en aménagement, sur laquelle nous reviendrons. Les analyses de Jean Brunhes et de Max Sorre montrent qu’un degré d’inadaptation peut avoir ses vertus, ménageant la flexibilité nécessaire pour prévenir les événements naturels extrêmes, ou réagir vis-à-vis d’eux, ou encore faire place à d’autres objectifs que se donnera la société. Il s’agit là, aussi, d’une méfiance envers la foi moderniste dans la toute-puissance des solutions techniques. Le possibilisme comme pensée du possible a perduré chez ces auteurs ; incertitude, complexité et milieu engagent une attitude précautionneuse qui, pour autant, ne mène pas à la simple « précaution », car elle ne se réduit pas à l’attitude moderniste d’attendre simplement l’accroissement des connaissances.

L’adaptation comme pensée des limites

9La persistance de l’idée d’adaptation chez certains géographes est symptomatique de l’inquiétude qu’ils avaient sur le devenir de la civilisation moderne dans la mesure où elle repose sur la foi dans la technique. Cette inquiétude concerne les capacités de la Terre à supporter l’impact de l’action humaine dans le long terme. Cela revient à reposer la question de l’adaptation, en l’abordant en termes de limites à la transformation humaine de la Terre. L’adaptation devient une pensée des limites.

10C’est encore Jean Brunhes qu’il faut citer à ce propos. Il est en effet un des premiers à formuler cette idée. Il va au-delà de la simple mise en garde, mentionnée ci-dessus, vis-à-vis de la croyance aux solutions techniques et de la prudence à se contenter de « demi-victoires » sur la nature. Il veille aussi à poser la question de l’adaptation au niveau de la planète entière. Il constate l’importance de l’étendue de ce qu’il appelle l’« économie destructive » à la surface de la Terre. Certes, en cela, il s’inspire d’Ernst Friedrich (1905) et de sa dénonciation de la Raubwirtschaft, c’est-à-dire d’une économie de pillage. Mais alors que Friedrich la dénonçait comme un phénomène localisé et à corriger, Jean Brunhes la constate avec un réel pessimisme quant à l’avenir de l’homme sur la Terre (Raumolin, 1984). À la suite de son frère Bernard, géophysicien qui, en termes d’entropie, pensait que la Terre allait nécessairement à sa fin, Jean Brunhes s’inquiète ouvertement de la destruction apparemment inévitable du support terrestre de la vie humaine.

11Ainsi, dans la pensée géographique, de sérieuses limites environnementales commencent à être placées à la transformation humaine de la Terre, au point que son adaptation aux besoins de l’homme peut mettre celui-ci en péril. Cela s’accompagne chez certains géographes d’une interrogation croissante, et de plus en plus teintée de scepticisme, sur les prétendus bienfaits de la civilisation moderne à base de solutions techniques, comme l’exprime Max Sorre au terme de sa carrière (Sorre, 1954).

12Un grand acteur de ce mouvement fut Carl O. Sauer. Dans ses propres travaux, il prit soin de placer son questionnement dans le temps long, avec des retours aux époques les plus anciennes (par exemple, Sauer, 1938, 1944). Il cherchait par là à stimuler la réflexion sur le devenir de l’humanité au point de vue écologique. Dans sa critique de certaines pratiques, notamment agricoles, se manifeste bien le regard inquiet qu’il jetait sur la transformation humaine de la Terre.

13S’efforçant d’agir par ses écrits, il fit aussi redécouvrir au public intéressé par les questions écologiques les travaux pionniers de John P. Marsh sur l’homme comme agent géographique (Marsh, 1864). D’ailleurs, les mouvements de protection et de conservation de la nature aux États-Unis reconnaissent Carl Sauer comme un de leurs plus grands inspirateurs.

14Carl Sauer coorganisa en 1956 un événement majeur dans ce contexte de prise de conscience naissante des impasses écologiques dans lesquelles les êtres humains s’étaient engagés. Il s’agit du grand symposium sur « le rôle de l’homme dans la transformation de la face de la terre » (Man’s role in changing the face of the earth) qu’il coorganisa avec Lewis Mumford et William L. Thomas (Thomas, 1956). Trop oublié aujourd’hui, cet événement inspiré d’un questionnement géographique eut un grand retentissement dans les pays anglophones pour son interdisciplinarité et le grand éventail des points de vue exposés. Mais, parmi ceux-ci, nombreux étaient ceux qui convergeaient vers l’inquiétude qui était celle de Sauer quant au devenir de l’homme sur la Terre (Leighly, 1967 ; Sauer, 1956). La question de l’adaptation redevenait potentiellement un processus à double sens, mais où la question des limites dans l’action humaine dominait l’attention.

15Des personnalités importantes et nombreuses participèrent à ce symposium (telles que Karl Wittfogel, Pierre Teilhard de Chardin, Clarence J. Glacken, Marston Bates, Charles G. Darwin, Filmer S. C. Northrop, etc.). Les grands thèmes que l’on retrouve plus tard furent débattus, notamment à propos des limites posées par la Terre à l’action humaine et à propos de la prospective dans la façon de concevoir celle-ci : la critique des approches et utilisations de la science, la place à accorder à l’incertitude, à la responsabilité et à la réflexivité, le dialogue entre les cultures occidentales et non occidentales, la critique de la planification faite par les experts, les phénomènes émergents, etc. Plusieurs des idées débattues trouvèrent, et trouvent toujours, un écho dans l’aménagement : les politiques de patrimoine naturel, de conservation et de protection de la nature en portent la marque, ainsi que les questions de valeurs et de responsabilité. On note aussi que les idées résumées aujourd’hui sous le terme d’« Anthropocène » étaient déjà largement formulées.

16Au fond, l’adaptation comme pensée des limites à la transformation humaine de la Terre a conduit à une remise en question des présupposés de la modernité – prise au sens moderniste de civilisation technique – en ce qui concerne le rapport humain à la nature. L’existence de limites écologiques doit conduire à ce que la société envisage sa propre « autotransformation ». Ce qui frappe ici, c’est que cette pensée écologique est fortement réflexive. Elle renvoie, certes, à une idée de l’adaptation envisagée sous l’angle de la vulnérabilité, mais aussi à un dépassement d’un simple « principe de précaution » qui se limiterait à la seule attente de plus de connaissances scientifiques et techniques.

17Ce type de discours demeura relativement minoritaire pendant longtemps, tant du point de vue scientifique que de celui de l’aménagement. Au sein de celui-ci s’était imposée la foi moderniste pour des solutions techniques pouvant transformer le milieu naturel au bénéfice de la société : la notion d’adaptation comme processus naturel et social était ainsi jugée non pertinente pour la pensée aménagiste.

18Il faut noter que la pensée des limites semble avoir connu un changement d’échelle analogue dans l’écologie scientifique et en aménagement. Des notions et outils comme la « capacité de charge » ou la « biocapacité » ont longtemps été envisagés au niveau local ou régional. C’est même un élément clé de l’approche chinoise de la reconstruction après les tremblements de terre (rappelons que celui du Wenchuan en 2008 avait fait plus de 85 000 morts ; voir Fan, 2016). Mais, tout récemment, des calculs se tournent vers l’objectif de caractériser des « limites planétaires » visant à définir un espace d’action qui soit sûr (Rockström et coll., 2009 ; Steffen et coll., 2015). À la différence des limites telles que pensées au siècle dernier à la manière de Jean Brunhes ou de Carl Sauer, cette tentative récente de définition de limites planétaires est conçue comme un instrument quantitatif de gouvernance écologique mondiale, d’ailleurs souvent invoquée comme telle par les organismes internationaux qui cherchent à s’en servir lors de négociations internationales (OCDE, PNUE, Forum économique mondial, etc. ; voir Aykut, 2015). À ce titre, elle demeure très éloignée des multiples échelles et dimensions qui caractérisaient la pensée des limites que nous venons de dégager à propos de l’adaptation dans la pensée géographique.

19Dans le retour actuel à l’adaptation en aménagement, les idées anciennes resurgissent à la faveur d’enjeux liés non seulement au sentiment d’urgence d’agir écologiquement mais aussi à un questionnement éthique. Des signes avant-coureurs, sinon même des formulations, de ces enjeux ont fonctionné comme des relais, au moins partiels, des idées les plus anciennes, pour penser aujourd’hui l’aménagement en matière d’adaptation. Ces relais peuvent être abordés sous l’angle de l’idée de système qui a traversé la plupart des travaux.

Hésitations dans l’approche systémique

20L’injonction de l’adaptation au changement climatique telle qu’établie par le GIEC et reprise par diverses instances gouvernementales s’appuie en partie sur le regain d’intérêt scientifique que la notion a connu depuis un certain temps. De façon générale, elle est formulée en termes systémiques, sans que toutefois on en précise toujours les tenants et aboutissants. Or, l’approche systémique est instrumentalisée de façon très diverse et elle a eu, en conséquence, des implications différentes pour le cadrage scientifique et aménagiste de l’adaptation.

21Dans le retour explicite de l’idée d’adaptation, la pensée géographique notamment a été pionnière. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle l’a fait dans la perspective de l’action face aux défis posés par la nature. La contribution très novatrice de Gilbert White et du courant de recherche qu’il a animé est bien connue : ces chercheurs ont su montrer combien l’ampleur des désastres naturels dépendait de la perception que la population avait des risques qu’elle encourait (White, 1945). Mais il est intéressant de souligner deux aspects de ces recherches qui n’ont pas été mis en valeur.

22Il s’agit d’abord du pragmatisme (au sens de conception philosophique et épistémologique) qui a baigné l’élaboration des idées de White. En dépit de convictions religieuses relativement éloignées du pragmatisme, sa formation à l’université de Chicago l’a fortement exposé à cette philosophie et épistémologie. Il en va d’ailleurs de même des attitudes de l’autre personnalité, Robert Kates, qui était proche de G. White et qui a aussi animé ce type de recherche sur les désastres naturels et le risque (Burton, Kates & White, 1978). Dans la lignée de Dewey, leur conception de l’activité scientifique repose sur la volonté d’agir en fonction d’une réflexivité fondée sur la connaissance pratique du rapport à l’environnement (Entrikin, 2007a). On retrouve d’ailleurs l’importance du pragmatisme dans les nouvelles approches de la planification environnementale élaborées à propos de la durabilité, sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Adopter une démarche scientifique qui intègre sa propre pertinence sociale et qui fait de l’interrogation sur le rapport à l’environnement un des ressorts des discussions fondatrices de la démocratie peut donc conduire, au moins potentiellement, à intégrer la concertation dans le processus de l’adaptation.

23Or, et c’est l’autre aspect qu’il faut souligner, l’emploi par ces chercheurs du terme ajustement (adjustment) plutôt que celui d’adaptation (adaptation) ne correspond pas à une distinction bien arrêtée. De fait, Burton, Kates et White, lors de la rédaction de leur ouvrage fondateur, The environment as hazard (1978), ont fortement hésité : fallait-il parler d’« adjustment » ou d’« adaptation » ? S’ils ont finalement choisi le premier terme, c’est bien pour insister qu’il y a une marge de manœuvre dans la façon d’entrer en relation avec l’environnement, c’est-à-dire dans la façon de s’adapter, comme on le dirait aujourd’hui. La question du déterminisme de l’environnement sur l’action ne pouvait que hanter ces géographes, et il est symptomatique qu’ils se soient orientés vers une conception plus interactive de l’adaptation où celle-ci n’est pas fixée au sein d’un système tout puissant.

24Certes, leurs travaux initiaux souffraient d’une méthodologie d’enquête quantitative trop rigide qui a été fortement critiquée ; mais il n’en demeure pas moins que leur souci de l’action et leur ouverture à la concertation a trouvé une meilleure expression dans leurs travaux subséquents, notamment à propos de la durabilité. Il est aussi très symptomatique que Kates et d’autres scientifiques relevant de ce courant se soient explicitement préoccupés des valeurs qui sont en jeu dans le rapport humain à l’environnement sans qu’elles soient déterminées nécessairement et univoquement par la logique du système adaptatif (Daily et coll., 2000).

25Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que le schématisme des premières publications de ce courant de recherche sur les risques a été critiqué du point de vue d’une « écologie culturelle » (Waddell, 1977). Celle-ci correspondait elle-même au désir de rapprocher l’approche culturelle en anthropologie et en géographie avec les apports récents de l’écologie, et notamment son concept d’écosystème (Brookfield, 1973 ; Stoddart, 1967 ; Vayda, 1961). Or, dans ces travaux, l’idée d’adaptation est très présente, quoique la façon de l’utiliser n’ait pas fait consensus.

26L’« écologie culturelle » des années 1960 et 1970 est fortement marquée par la théorie des systèmes de l’époque, très orientée vers la cybernétique, c’est-à-dire les systèmes fermés (von Bertalanffy, 1973 [1968] ; Odum, 1971). Il en résulte une vision très fonctionnaliste de l’adaptation et, en conséquence, de la maladaptation. Dans le premier cas (l’adaptation), l’organisation culturelle permet d’optimiser les flux d’énergie au sein de l’écosystème, alors que, dans le second cas (la maladaptation), certaines pratiques ne s’avèrent pas du tout fonctionnelles sur le plan écologique. L’adaptation, certes culturelle, se mesure alors à l’aune de l’adaptation biologique, c’est-à-dire en termes de valeur pour la survie du groupe. Les études se concentrent sur l’optimisation des flux d’énergie dans l’écosystème grâce à des institutions ou pratiques culturelles, y compris les rituels (Nietschmann, 1973 ; Rappaport, 1967, 1979). Ce qui domine dans la démarche, c’est la préoccupation pour l’homéostasie du système face à des perturbations de son environnement, c’est-à-dire sa stabilité assurée par son autorégulation, même si une modification de structure peut se produire sur le long terme. Le système est conceptualisé comme relativement fermé, fortement structuré, et en relatif équilibre.

27Ce point de vue cybernétique sur l’adaptation cumule deux inconvénients. D’une part, il introduit une démarche qui, de fait, devient quasi « fixiste » en raison de la stabilité postulée (ou recherchée) du système. D’autre part, ce point de vue confère à la démarche le caractère « mécanique » que l’on a si reproché au prétendu « darwinisme ».

28Il est vrai que les critiques de cette approche cybernétique ont conduit à des positions plus nuancées, notamment en ce qui concerne la stabilité et la définition spatiale des écosystèmes étudiés, problèmes que l’écologie du paysage essayait aussi de dépasser (Berdoulay & Phipps, 1985). En même temps, on constate une convergence d’intérêt de l’écologie culturelle pour l’étude des risques, que les géographes avaient lancée et qui vient d’être évoquée (Vayda & McCay, 1975). Force est toutefois de constater que l’écologie culturelle est demeurée empreinte de ses premières préoccupations pour le maintien de l’homéostasie, et donc d’une isomorphie de la société avec l’environnement. La pierre d’achoppement qui retient ici notre attention correspond à la question de la fermeture du système que l’on modélise ou, de façon plus générale, de son degré de clôture ainsi entériné.

29Au-delà de la perte actuelle d’intérêt pour ce paradigme de la part d’anthropologues ou de géographes en raison des critiques antifonctionnalistes qui lui ont été faites (Sahlins, 1980), deux orientations prises par l’évolution des idées sont à souligner. La première est que certaines études inspirées initialement par l’écologie culturelle sont devenues très proches de la problématique des risques et, par là, réorganisées de façon à contribuer aux politiques publiques, souhait lui-même présent depuis longtemps (Bennett, 2005 [1976]). La convergence avec les besoins actuels de l’expertise en matière d’adaptation est tout à fait notable.

30La seconde orientation à souligner est celle du rejet complet de l’approche de l’écologie culturelle au nom d’une critique d’inspiration marxiste (Watts, 1983). Le point de vue est alors inversé : ce qui préoccupe, c’est non pas la stabilité et le déterminisme de l’environnement, mais le changement des relations de pouvoir, l’appropriation (ou construction) de la nature par la société, les causes sociales de la vulnérabilité. D’une posture relativement univoque (le poids des contraintes environnementales), on passe à une autre qui l’est tout autant (le poids des déterminismes politicoéconomiques). Mais, même ancrés dans une posture critique, ces travaux portent sur les problèmes de risques et d’injustices environnementales, qui sont analogues à ceux qu’essaie de définir à sa façon l’expertise internationale en matière d’adaptation (Agrawal, Lemos & Orlove, 2012 ; Head, 2010 ; Ribot, 2011). Au carrefour de la critique et des avatars de l’écologie culturelle, la question de l’adaptation se retrouve ainsi dans la préoccupation de certains géographes pour l’« écologie politique » (Arnauld de Sartre, Castro, Dufour & Oszwald, 2014 ; Zimmerer, 2006 ; Zimmerer & Bassett, 2003).

31Une retombée importante de cette orientation critique est qu’elle abonde un thème qui est de plus en plus développé, à savoir le poids de l’ultralibéralisme dans la revalorisation de la notion d’adaptation par les politiques publiques contemporaines, nationales et internationales (Felli, 2016). C’est un thème que nous recroiserons ultérieurement, car il s’appuie sur la critique d’une idée systémique, celle de la résilience appliquée aux individus et désignant la capacité de se reconstruire après avoir subi une catastrophe. Il n’est pas douteux que la notion d’adaptation, en insistant sur la responsabilité des individus ou des instances locales de gestion, et sur leurs capacités à innover pour se reconstruire après une crise, vient à point nommé pour conforter l’idéologie néolibérale de gouvernance dans un monde fluctuant et incertain. Des convergences très nettes ont pu être établies entre la résilience écologique proposée par C. S. Holling (1973) et les travaux de l’économiste néolibéral Friedrich Hayek (Walker & Cooper, 2011), et de façon plus large avec le néolibéralisme (Evans & Reid, 2013 ; Neoclous, 2013 ; Roberts, Secor & Sparke, 2003). D’une approche en termes de vulnérabilité, où l’on se préoccupe d’établir des politiques institutionnelles visant à prévenir le risque, l’adaptation se trouve ainsi recadrée par une approche en termes de résilience reléguée à l’initiative des individus ou des collectivités locales. Pour autant, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, c’est-à-dire condamner une réflexion proactive sur l’adaptation en aménagement, car, nous l’avons vu, il s’agit là d’une notion qui dépasse, du point de vue scientifique et aménagiste, l’exploitation particulière qui peut en être faite dans un système néolibéral hautement critiquable.

32On retrouve toutefois, à propos de cet enjeu politico-idéologique, la question des valeurs et de l’éthique lors du cadrage de l’adaptation en aménagement. Le fait que le langage systémique soit mobilisé pour traiter de l’adaptation n’enlève rien à cela. La dimension éthique se manifeste de multiples façons, car elle engage des paramètres tels que les fins poursuivies dans l’action, la fermeture ou l’ouverture des systèmes construits, le rapport à la nature et à la technique, ou encore la place dévolue à l’individu ou à la collectivité.

Ambiguïtés

33En écho aux considérations précédentes sur l’histoire des idées à la croisée des pensées géographique et aménagiste, on peut dire que les heurs et malheurs de la notion d’adaptation se sont produits dans une certaine nébuleuse sémantique. Cela est dû principalement aux façons diverses d’inscrire l’adaptation dans un programme de recherche ou d’action. La notion comporte ainsi bien des ambiguïtés que l’on peut regrouper autour de trois points.

34Le premier est celui de la place accordée à l’homéostasie en rapport avec le degré de clôture des systèmes considérés. Nous avons vu combien l’adaptation pouvait se réduire à une démarche toute fonctionnaliste, établissant une causalité circulaire de type « cybernétique », dont les problématiques d’innovation ou d’émergence se retrouvent exclues et qui ont fait le lit de nombreuses critiques, voire du rejet de la notion.

35Une adaptation partielle selon Jean Brunhes, une « marge d’inadaptation » selon Max Sorre, voilà deux façons d’exprimer le refus de concevoir l’adaptation normativement, ou « mécaniquement », comme étant dictée par les conditions de milieu. Refus d’une façon de concevoir l’adaptation, mais non refus de la notion, ni des enjeux scientifiques et aménagistes qu’elle pose. Et aussi acceptation de l’incertitude caractéristique du rapport humain au milieu. Des géographes ont ainsi su convoquer une argumentation qui fait une large place au poids des valeurs, aux représentations et en même temps à l’incertitude et à la contingence – thèmes qui font écho aux défis de l’action aménagiste.

36Il est significatif que, par-delà les contextes théoriques où surgit l’idée d’adaptation, celle-ci semble tiraillée au sein de la double polarité issue des débats sur le déterminisme. Que le contexte ait été fixiste ou évolutionniste, peu importe, la même pierre d’achoppement apparaît, celle d’un environnement qui détermine les choix principaux (et évacue sur le fond tout recours à la concertation). Et si le contexte théorique invite à s’insurger contre cette approche de l’adaptation, d’autres déterminismes sont convoqués, détournant d’une réelle prise en compte des contraintes ou limites environnementales. Dans une polarité comme dans l’autre, l’adaptation tend à être à sens unique. Cela explique la fortune, mais aussi les difficultés, de l’orientation néolamarckienne et de la synthèse vidalienne décrites au chapitre précédent : la fortune, parce qu’elles font de l’adaptation un processus à double sens entre la société et l’environnement, ouvrant potentiellement un espace à la concertation ; mais aussi les difficultés, parce que l’appui scientifique de la biologie s’est progressivement dérobé et parce que les progrès des sciences écologiques ont tardé à se manifester. Il nous faudra donc revenir sur cette question de l’autonomie relative des systèmes sociaux et naturels et sur l’idée associée de leur coévolution.

37Le deuxième point autour duquel se cristallise l’ambiguïté de l’emploi de la notion d’adaptation est celui de la place et du sens à donner aux actions des collectivités ou des individus concernés. Plus précisément, il s’agit de réfléchir autant aux moyens de l’adaptation qu’à ses fins. René Dubos, il y a longtemps, même s’il se plaçait sur le plan biologique, faisait remarquer que le problème pour l’être humain n’est pas tant le défi de s’adapter à une Terre polluée que sa trop grande capacité à le faire et, par là, à perdre les valeurs essentielles de la vie humaine : « Le plus troublant des aspects du problème de l’adaptation est sans doute, paradoxalement, le fait même que les êtres humains soient tellement capables de s’adapter » (Dubos, 1973 [1965], p. 263). En d’autres termes, il est possible de dire que l’aménagement peut servir à « dresser » l’être humain à de nouvelles conditions qui seraient opprimantes, y compris en « domptant » la nature sans considération pour son fonctionnement propre. À l’inverse, l’adaptation peut être conçue non seulement comme respectueuse des intérêts des populations mais encore plus comme émancipatrice. Elle met alors en question la clôture du système, sa permanence, sa simple reproduction. En outre, cet usage émancipateur de l’adaptation n’implique pas nécessairement un choix entre l’individu et la collectivité, comme le discours néolibéral déjà mentionné pourrait le faire.

38En effet, ce que ce discours fait craindre, c’est une reprise du « darwinisme social » où seules survivent les personnes les plus aptes, les mieux capables de s’adapter, et jugées alors les plus méritoires. Mais il est erroné d’enfermer l’adaptation dans une morale qui aurait l’évolutionnisme de Darwin comme fondement scientifique. D’une part, Darwin considérait que la sélection naturelle pouvait conduire la civilisation humaine à en contrecarrer les formes les plus primitives, et ce, au-delà même du fait que la biocénose au sein d’un biotope implique déjà des dépendances mutuelles entre les êtres vivants qui la composent (Tort, 1983). D’autre part, le prétendu « darwinisme social » se fondait sur une interprétation philosophique générale de l’évolution qu’avait avancée Herbert Spencer et qui devait beaucoup moins aux théories darwiniennes qu’à certains tenants du libéralisme de l’époque, voire de la guerre de tous contre tous dans la lignée de Hobbes (Tort, 1996).

39De plus, dès la fin du xix^e siècle, il existait une vision très axée sur la solidarité ou la coopération qui avait été développée dans la pensée géographique et aménagiste pourtant très sensible à l’évolutionnisme mis en exergue dans les sciences naturelles. Ainsi, Vidal de la Blache n’a eu de cesse de préconiser, face à la concurrence dont il prenait acte, les solutions solidaristes qui avaient cours dans certains milieux républicains de son époque (Berdoulay, 2008). Il insistait par exemple sur l’importance de monter des coopératives dans le monde agricole. Mais cela allait beaucoup plus loin chez ceux qui accordaient à la coopération un rôle moteur essentiel dans l’évolution. Ce sont des géographes pénétrés d’idées anarchistes qui ont défendu ce point de vue, notamment en insistant sur l’entraide (Kropotkine, 1904 [1902] ; Reclus, 1905-1908). Pour eux, l’émancipation de l’individu et sa réalisation en tant qu’être humain passaient aussi par une adaptation reposant sur l’action collective et la construction de collectivités pertinentes. En somme, adaptation et évolutionnisme ne conduisent pas nécessairement au primat de la lutte de chacun contre tous ou à l’oppression d’un groupe par un autre. Ce qui nous conduit au troisième point de cristallisation de l’ambiguïté résultant de l’usage de la notion d’adaptation.

40Ce troisième point correspond à une notion peut-être encore plus polysémique que celle de l’adaptation, à savoir celle de milieu (voir par exemple Canguilhem, 1966). Elle possède déjà, rien qu’en rapport avec l’adaptation, une portée importante par les options théoriques qu’elle implique pour l’aménagement. Soulignons-en ici trois aspects, très reliés entre eux. Le premier correspond à l’intérêt de percevoir le sens double du terme, qui renvoie aussi bien à la totalité du contexte de la vie sur Terre qu’au contexte précis d’une action particulière. C’est d’ailleurs indifféremment le terme d’« environnement » qui est aussi employé pour désigner tous les éléments, tirés du contexte global, qui conditionnent l’action. Simondon (1958) l’a, pour cette raison, appelé le « milieu associé » à une action, c’est-à-dire tout ce qui dans le contexte plus général est pertinent à un projet. Cela correspond aux conceptions, souvent développées en géographie, où l’être vivant n’est pas pensé indépendamment de son milieu (Berque, 2000 ; von Uexküll, 2010 [1934] ; Watsuji, 2011 [1935]). Ce type de milieu ou, plus spatialement, le lieu qui en résulte, ne sont qu’une des possibilités de structuration d’un milieu immensément plus complexe (Berdoulay, Arnaud de Sartre & Laplace-Treyture, 2010 ; Berdoulay & Entrikin, 1998). L’adaptation ne met ainsi en jeu qu’un sous-ensemble d’un milieu beaucoup plus global, quasi infini, ouvert sur le champ des possibles.

41Cela conduit au deuxième aspect de la notion de milieu qui rejoint la question de l’adaptation en aménagement : l’incertitude qui le caractérise et qui, pour cette raison, lui confère quelque ambiguïté. Il est vrai que, pour certains, le milieu est conçu sans cette composante aléatoire, au profit d’une description scientifique des écosystèmes. Mais il faut voir que le milieu est aussi source d’événements imprévisibles, qu’ils soient naturels, politiques, économiques ou sociaux. De plus, impacté par des actions intentionnelles ou non intentionnelles, il devient source de rétroactions souvent tout aussi imprévisibles. C’est le grand défi de l’incertitude, posé à l’adaptation en aménagement, que nous avons déjà introduit. Enfin, un troisième aspect de la notion doit être souligné car il rejoint notre premier point sur lequel se cristallise de l’ambiguïté : l’autonomie d’un système vis-à-vis du milieu. Cet aspect relève d’une problématique plus générale, sur laquelle nous devons revenir, car la question de l’autonomie concerne autant les systèmes à dominantes naturelles que sociales. Rappelons pour l’instant que l’autonomie renvoie à la question du degré de clôture d’un système vis-à-vis du milieu. Pouvant aller jusqu’à l’indépendantisation du système, la problématique de l’autonomie invite ainsi à réexaminer l’adaptation en aménagement à la lumière de l’horizon que celui-ci peut se donner : l’immunisation vis-à-vis du milieu extérieur.

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42Après une longue période pendant laquelle les approches scientifiques et aménagistes ont beaucoup évacué la question de l’adaptation, avec seulement un fil ténu dans la pensée écologique, protectionniste et conservationniste, son retour est significatif d’une aspiration à penser l’action aménagiste en termes de vulnérabilité et d’incertitude, avec une ouverture aux questions éthiques. Mais derrière les propositions qui sont faites en matière d’adaptation en aménagement, ne se cache-t-il pas une aspiration encore plus profonde, celle de rendre la société immune face aux aléas de la nature ?