1L’idée d’adaptation n’est pas nouvelle, dans la mesure où elle correspond de façon générale à celle d’un ajustement entre deux entités, que ce soient des objets ou des êtres vivants. Elle a en conséquence été chargée de sens extrêmement divers, souvent énoncés sous d’autres termes. C’est d’ailleurs relativement tard dans l’histoire intellectuelle que le mot a été repris dans le discours scientifique et aménagiste. Il est toutefois intéressant de noter, avant toute chose, que le terme peut renvoyer autant à une action qu’à un état. C’est pourquoi ce retour sur l’histoire des idées nous invite à ne pas perdre de vue que cette notion s’est construite à la fois dans le travail scientifique et dans l’action, et donc à nous placer à la croisée de la pensée aménagiste et de la pensée géographique, l’une comme l’autre étant prises non pas sous leur seul angle disciplinaire mais plutôt comme des champs de préoccupation et de pratiques. Pourquoi a-t-on à une époque fait un recours privilégié à la notion d’adaptation ? Et pourquoi celle-ci a-t-elle connu une éclipse presque complète avant de resurgir dans le contexte actuel ?

2En examinant les grands avatars de la notion d’adaptation au cours des deux derniers siècles, on peut voir comment, et avec quels antécédents et emprunts, elle a resurgi récemment. Nous allons d’abord nous concentrer sur deux creusets particulièrement féconds à partir desquels la notion a émergé : le creuset naturaliste et le creuset colonial. Science et action y sont concernées dans l’un comme dans l’autre, quoiqu’évidemment à des degrés très différents. Nous nous attarderons ensuite un peu sur le néolamarckisme. Il a en effet beaucoup inspiré les réflexions sur le rapport du vivant (y compris de l’homme) avec la nature dans de multiples sphères de l’activité scientifique et aménagiste. Nous verrons ensuite comment le géographe Paul Vidal de la Blache en a produit une synthèse particulièrement cohérente pour donner à l’adaptation une place et un rôle tout à fait fondamentaux dans la pensée géographique et aménagiste. Si enfin nous nous pencherons sur le rejet de la notion d’adaptation, c’est bien sûr pour en comprendre les raisons, mais aussi pour noter qu’elle n’a jamais tout à fait disparu des préoccupations géographiques et aménagistes. Ces avatars de la notion sont ainsi riches d’enseignements sur les conditions de sa résurgence contemporaine.

Le creuset naturaliste

3L’idée d’adaptation s’est précisée lentement, surtout à partir de réflexions mobilisant la notion et le terme de climat. Il faut toutefois attendre la deuxième moitié du xix^e siècle pour que le terme même d’adaptation se répande, notamment en écho à la pensée évolutionniste à laquelle Darwin a alors donné une impulsion considérable. Cependant, il ne s’impose que lentement (Puyo, 2015). Lamarck lui-même était réticent vis-à-vis du terme d’adaptation, le trouvant trop connoté par la physicothéologie et le finalisme qui l’accompagnait. Le transformisme que Lamarck impulsa ne se révéla donc pas un lieu privilégié de diffusion du terme, à la différence de l’évolutionnisme reformulé par Darwin.

4Il faut d’ailleurs noter que l’idée d’adaptation ne requiert pas nécessairement un cadre de pensée évolutionniste. Il est en effet possible, à propos de l’adaptation, de penser la planification dans un univers fixiste : ne peut-on planifier pour que fondamentalement rien ne change ? Or, cette question a son analogue dans un univers évolutionniste : comment planifier pour se mouler dans le cadrage imposé par les données environnementales ? Ainsi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y a des analogies dans la façon de penser l’adaptation à partir des points de vue fixistes et évolutionnistes.

5La réflexion scientifique s’était d’abord centrée, dès le xviii^e siècle, autour des termes « accommoder », puis « acclimater », pour se focaliser ensuite sur les distinctions à faire entre « acclimatement », « acclimatation », « transplantation », « naturalisation », la plupart des débats tournant autour des limites imposées par le climat à la mobilité des espèces (Puyo, 2015). Ce sont principalement des botanistes, mais aussi des physiologistes et des biologistes spécialisés dans d’autres disciplines, qui approfondirent les débats. Quoiqu’exprimant des points de vue très divers, ils se déployèrent longtemps dans un cadre fixiste, mais où la notion de climat laissa progressivement place à celle de milieu, pour attirer l’attention sur la complexité des facteurs dont il faut tenir compte. Les botanistes abandonnèrent la « chimère de l’acclimatation » des espèces végétales à un climat différent, pour la conception de la « naturalisation », c’est-à-dire le processus par lequel un nombre relativement réduit de plantes arrive à s’établir définitivement hors de son milieu d’origine et à s’y reproduire spontanément (Puyo, 2015). Cette vision plus modeste de l’adaptation des végétaux attire cependant l’attention non seulement sur l’influence du milieu, mais aussi sur la nécessité d’une action humaine soutenue pour y maintenir la reproduction de plantes importées d’ailleurs.

6Dès que l’on touche aux populations humaines, on retrouve des préoccupations analogues, quoique les termes employés reçoivent des significations différentes. Ainsi, le terme d’acclimatement désigne l’« accommodation spontanée et naturelle à des conditions climatériques nouvelles », et celui d’acclimatation, l’« intervention de l’homme dans cette accommodation » (Jousset, 1884, cité par Puyo, 2015, p. 45). La distinction montre bien que l’on avait conscience de l’importance d’une intervention délibérée pour assurer des conditions d’existence appropriées à de nouveaux venus dans un milieu particulier. Et ce n’est qu’après le milieu du xix^e siècle, dans une ambiance scientifique où étaient débattues les idées exprimées par Darwin, que le terme d’adaptation commence à être occasionnellement utilisé, comme par l’anthropologue Armand de Quatrefages, sans toutefois modifier profondément le point de vue. Ce qui change, c’est la place croissante accordée à l’acclimatation plutôt qu’à l’acclimatement. C’est avec le néolamarckisme de la fin du xix^e siècle que se diffuse l’emploi du terme adaptation, consacrant l’accent mis sur son aspect volontaire ou délibéré. Analyse scientifique et action aménagiste allaient s’y entrecroiser de façon relativement structurée.

7Avant d’aborder ce sujet, reportons notre attention sur l’autre grand creuset de la pensée aménagiste, à savoir celui de la colonisation. Le creuset colonial, tourné vers l’action, vers l’aménagement de terres nouvelles, a effectivement beaucoup apporté à la réflexion et aux pratiques concernant l’adaptation.

Le creuset colonial

8On a vu qu’un des grands défis actuels posés par l’adaptation au changement climatique est de faire face à l’incertitude qu’un tel horizon impose. On peut mettre cet enjeu en perspective en examinant comment il a été abordé à propos des colonies, où le colonisateur devait faire face à un milieu différent et mal connu. Pensée géographique et action aménagiste se rencontraient, ou s’interpénétraient, à son propos. La question de l’incertitude attachée au milieu à coloniser et celle de l’adaptation allaient de pair.

9L’enjeu colonial apparaît ainsi comme révélateur des diverses façons dont la pensée géographique – comme recherche de connaissances et pourvoyeuse de solutions – a abordé la question de l’adaptation à un milieu climatiquement différent. À cet égard, l’exemple de la colonisation française au xix^e siècle et au début du xx^e présente un intérêt certain. Ce cas s’insère bien sûr dans un mouvement international, mais il présente l’avantage de concentrer le débat, parce qu’il correspond à la volonté de reconstituer un empire colonial, le précédent s’étant effondré au xviii^e siècle, et de le faire sous des climats plus chauds qu’en Europe. Il y avait donc un défi climatique à relever.

10Les théories élaborées au xix^e siècle par les propagandistes de la colonisation, proches ou non de la discipline géographique, prennent généralement en considération le paramètre de l’adaptation. Elles le considèrent certes à des degrés divers, mais elles le font pour conférer une crédibilité géographique à leurs projets.

11Il est admis que l’Européen peut s’adapter à des climats froids ou aux variations extrêmes de la zone tempérée (Canada, Asie russe, Australie, etc.). En revanche, beaucoup d’auteurs prennent acte de ce qu’ils perçoivent comme une impossibilité pour l’Européen blanc de coloniser les zones intertropicales chaudes et humides. Il y aurait des limites physiologiques à l’adaptation de l’Européen, qui non seulement en empêcheraient la multiplication mais surtout engendreraient au niveau local une dégénérescence sociale et culturelle. Cela servit de fondement à la distinction popularisée par Paul Leroy-Beaulieu (1874) entre colonies de peuplement et colonies d’exploitation (au sens de « commerciales »). Les premières reposaient sur l’adaptation des Européens, tandis que les secondes misaient sur celle des autochtones.

12Mais il faut nuancer le point de vue. On ne manque pas de signaler qu’il existe dans les pays tropicaux des terres hautes qui permettent à des Européens de s’y établir, voire de récupérer leur santé lors de brefs séjours (Rambaud, 1888). De plus, on lit de façon croissante des recommandations d’aménagement à buts hygiéniques et médicaux (drainage, constructions saines, modification du couvert végétal, etc.), de sorte que la malaria et d’autres fièvres puissent épargner tant les populations locales que les colons européens, qui pourront alors tenter de s’y établir.

13L’idée d’une colonisation de peuplement sous les tropiques n’était toutefois pas avancée de façon sérieuse à l’époque. Certes, la faiblesse démographique de la France ne permettait pas d’envisager une émigration suffisante ; mais les exemples britanniques et hollandais nourrissaient la même conviction.

14Le cas de l’Algérie introduisit une vision plus complexe (Foncin, 1888 ; Leroy-Beaulieu, 1887 ; Reclus, 1886). En dépit d’une mortalité très élevée (supérieure à la natalité) chez les colons européens pendant la première vingtaine d’années de colonisation, l’Algérie s’affirma progressivement comme une colonie de type mixte, à la fois de peuplement et d’exploitation. Certains auteurs s’appuyèrent sur la réussite de cette colonisation pour y voir l’amorce d’une adaptation possible dans des zones plus méridionales. Plus rares furent ceux qui, tel Onésime Reclus (1904), systématisèrent cette idée. Pour lui, l’adaptation au milieu réussie par le mélange des Français métropolitains, des Espagnols, des Italiens et des Maltais y préfigurait d’autres métissages avec les indigènes, créant un peuple qui, progressivement et moyennant d’autres mélanges avec les Africains subsahariens, deviendrait adapté à la colonisation de toute l’Afrique intertropicale.

15En revanche, Onésime Reclus relève d’un groupe plus nombreux de propagandistes de la colonisation, qui ne manquait pas de souligner le défaut de vision des opposants à leurs idées. L’exemple de l’effondrement de l’empire colonial français au xviii^e siècle servait à justifier l’importance de ne pas raisonner sur ce qui pouvait paraître une certitude sur le moment, car le temps long révèle des retournements de tendance. La perte de « quelques arpents de neige » (le Canada) plutôt que de Saint-Domingue (et ses plantations de canne à sucre), ce dont Voltaire se félicitait, montre que l’incertitude doit être intégrée dans la réflexion prospective. Onésime Reclus le rappelle à propos du Sahara, dont on ne peut donner pour certain qu’il ne possède pas de valeur à long terme (Reclus, 1904, p. 99-105).

16La question de la colonisation peut ainsi servir d’analyseur de celle de l’adaptation. Le grand défi était de faire face à l’incertitude que présentent un milieu devenu différent et les réactions humaines à celui-ci. On remarquera que le contexte autoritaire dans lequel se déploie la colonisation n’est pas sans rappeler la facilité avec laquelle le thème de l’adaptation peut être saisi par une démarche planificatrice « rationnelle » qui se moque de la consultation des populations locales. Certes, cette relation a pu facilement se mettre en place, mais il ne faut pas la voir comme la seule à l’œuvre, car les administrateurs coloniaux ont dû composer avec les pouvoirs locaux pour imposer leur propre autorité. Si l’effondrement du régime colonial a corroboré l’insuffisance de l’horizon participatif dans l’élaboration des politiques d’adaptation, un regard attentif sur la colonisation française comme creuset de pratiques et d’expériences diverses montre l’étendue des innovations dans la façon de penser l’aménagement (Marié, 1989 ; Rabinow, 2006 [1989]).

17Or, dans le cas de l’attitude à adopter face à un environnement climatique très différent de celui de l’Europe, on constate que la démarche s’est révélée loin d’être toujours typique du modernisme (Berdoulay & Soubeyran, 2000). C’est que le sens de l’incertitude et de la complexité des territoires où intervenir requérait des approches et des pratiques qui devaient être adaptées. La compréhension des particularités naturelles et humaines locales était ainsi étudiée en rapport avec l’action aménagiste pour assurer les conditions de son succès. C’est la notion de milieu qui exprime le mieux ce qui retenait l’attention pour guider les décisions. Ainsi liée à la prise en compte de l’incertitude et de la complexité, la notion de milieu, malgré la volonté du modernisme de l’annihiler, a constitué dans le contexte du creuset colonial une préoccupation majeure dont nous allons retrouver des traces ultérieurement, et sur lesquelles nous reviendrons à plusieurs reprises.

18En somme, pour les partisans de la colonisation, l’adaptation pose le problème de l’incertitude, qu’ils placent autant dans le milieu physique que dans le milieu humain présent ou en émergence. Or, les préoccupations aménagistes qui en découlaient ne pouvaient qu’entrer en interaction avec l’orientation néolamarckienne que prenait alors nombre de travaux scientifiques.

L’orientation néolamarckienne

19L’idée d’adaptation se trouve au cœur des débats entourant le transformisme et, de façon plus générale, l’évolutionnisme. Les deux grandes références emblématiques sont, pour le premier, Lamarck (1744-1829) et, pour le second, Darwin (1809-1882), mais celles-ci ne doivent pas cacher le fait que l’idée d’évolution, même du strict point de vue naturaliste, engageait une grande diversité de points de vue. Il est même extrêmement difficile d’identifier ce qui revient à un courant ou à un autre (Conry, 1974). Dans la pratique, les idées que l’on rattache (parfois à tort) à l’un ou à l’autre sont combinées au sein de la vision évolutionniste de chacun. Darwin lui-même, dans L’Origine des espèces (Darwin, 2013 [1859]), ne critiquait pas la croyance dans la transmission des caractères acquis (comme le feront plus tard les néodarwinistes). Il déplaça plutôt le cœur de l’explication de l’évolution, en accordant un rôle clé à la sélection naturelle et à la survie du plus apte.

20Pour y voir plus clair au sein des diverses interprétations et de leurs combinaisons au tournant du xx^e siècle, qui se multiplient après le succès de l’ouvrage de Darwin paru en 1859, il est bon de se référer à deux orientations – toutefois non mutuellement exclusives –, le « darwinisme » et le « néolamarckisme », en général très éloignées de leur auteur de référence. Ce sont comme deux grands tropismes agissant sur la façon d’approcher la question de l’adaptation.

21On aurait pu penser que le tropisme darwinien allait donner à l’adaptation un rôle crucial dans l’étude des interactions entre l’être vivant et son milieu ainsi que dans l’approche de l’aménagement. Certes, ce rôle n’est pas négligeable, mais il figure plus au niveau de la légitimité de la préoccupation qu’au niveau de la démarche analytique ou opératoire. En effet, l’adaptation est plus vue, alors, comme un état que comme un processus. L’être vivant est adapté, ou bien il ne l’est pas et alors sa survie n’est pas assurée. C’est le côté « mécanique » ou « matérialiste » qui, à tort ou à raison, a souvent été reproché au darwinisme. Il est vrai que le facteur aléatoire à l’origine des mutations ainsi que l’instabilité du milieu attirent l’attention sur l’incertitude qui plane sur le futur. Mais comme c’est la sélection naturelle – c’est-à-dire l’environnement – qui décide in fine sur le fait que l’être est adapté ou non, il n’y a pas de véritable marge de manœuvre pour l’action.

22C’est pourquoi, au sein de la pensée géographique, le tropisme darwinien conduit à résorber l’idée d’adaptation dans celle de déterminisme environnemental : l’attention doit être portée à l’analyse des contraintes exercées par le milieu, car ce sont elles qui expliquent les formes actuelles de l’organisation sociale, c’est-à-dire celles qui ont survécu, les autres ayant disparu ou étant nécessairement en perte de vitesse en raison de leur manque d’adaptation. On sait les dérives prises par cette orientation, que ce soit le « darwinisme social » britannique ou la « géopolitique » allemande, et qui ont servi à légitimer la domination de certaines catégories de population sur d’autres. Le fait est que le tropisme darwinien n’encourage pas l’étude de l’adaptation comme processus, ni celle des moyens d’agir sur elle.

23L’adaptation prise dans le tropisme darwinien perd alors de sa portée aménagiste. Ou, plutôt, elle conforte une approche déterministe de l’aménagement : il s’agit de concevoir des environnements qui détermineront le comportement des gens, ceux-ci n’ayant d’autre choix d’adaptation que de se conformer à ce qui a été planifié. On retrouve là l’approche dite « rationnelle » ou « frontale » de la planification, où la concertation avec les populations concernées n’a pas sa place, question sur laquelle nous reviendrons ci-après.

24Il en va différemment à propos du tropisme néolamarckien. Celui-ci se caractérise par la très large audience des réflexions qu’il suscitait, tant en France qu’à l’étranger. En effet, elles ne se limitaient pas au strict champ naturaliste, mais débordaient sur la manière d’aborder la modernité que l’on voulait développer (Rabinow, 2006). De plus, en France, le néolamarckisme se combinait fort à propos avec le républicanisme qui installait un nouveau régime politique à partir des années 1870 : les valeurs d’effort, de transformation, de liberté d’action, voire de solidarité, les réunissaient aisément. Certains des grands bâtisseurs de la nouvelle république et de la modernité française sous la Troisième République, tels Paul Bert ou Lanessan, étaient d’ailleurs d’éminents scientifiques ouvertement néolamarckiens.

25Fidèles à l’inspiration tirée de Lamarck, les personnes sensibles au tropisme néolamarckien insistaient sur l’idée que c’était non seulement l’être vivant qui se transformait sous la pression du milieu, mais aussi celui-ci qui se modifiait sous l’action de cet être vivant. C’était une perspective interactionniste qui prenait le devant de la scène. Ainsi, le milieu comme l’humain, quoique possédant leurs logiques propres, étaient considérés comme malléables au sein d’une interaction continue. Il en résultait que la conception de l’adaptation était fort différente de celle induite par le darwinisme.

26Dans l’approche des relations entre le milieu et les êtres vivants (y compris l’homme), le tropisme néolamarckien favorisait donc une conception de l’adaptation comme réciproque. Elle devait alors se penser et s’approcher en termes de processus interactifs. Il était clair que, dans le cas humain, les processus pouvaient être volontaires, fruits notamment des intentions et de l’inventivité humaines, et qu’ils se révélaient de façon privilégiée localement, là où les interactions les plus fortes pouvaient être observées.

27On comprend alors pourquoi le néolamarckisme a pu attirer dans sa perspective les désirs de transformation et de modernisation de la société française. Le tropisme néolamarckien anima ainsi les politiques coloniales sous les tropiques, insistant sur la transformation réciproque du milieu et des hommes. Mais il anima des démarches analogues dans la métropole. L’hygiénisme, l’aménagement, l’urbanisme sont tous des champs d’action où l’adaptation plus ou moins réciproque constitue l’enjeu central en tant que processus à accompagner.

28Cette façon néolamarckienne d’aborder les relations homme-milieu lui assura un succès et une durée excédant de loin les coups de boutoir qui lui ont été assénés dans les sciences de la vie. Il faut en effet souligner que plusieurs pierres d’achoppement vinrent progressivement découpler de ses racines naturalistes l’inspiration néolamarckienne en aménagement. Deux d’entre elles méritent tout particulièrement d’être mentionnées ici.

29Il y avait d’abord la difficulté de caractériser l’adaptation physiologique lors d’un changement de milieu. Adaptation physiologique est d’ailleurs le sens scientifique restreint du terme adaptation (celui d’une modification organique) que lui donnait Darwin en 1859. Difficile à expliquer comme à prouver, elle se perdit, de fait, dans les brumes qui entouraient la notion de race, tout aussi difficile à documenter. Cette difficulté constitue le point aveugle qui contribua à séparer le néolamarckisme comme principe d’action et le néolamarckisme comme principe analytique.

30Il faut aussi faire intervenir la montée du paradigme pastorien, dont le rôle s’exerça tant dans l’analyse scientifique que dans l’action. La recherche médicale en fut bouleversée, changeant complètement la façon d’aborder l’étude de certaines pathologies, déplaçant l’effort loin de tout paradigme transformiste et contribuant d’ailleurs à sa disqualification. Mais, plus important encore pour l’action aménagiste, on pouvait se servir du paradigme pastorien pour faire l’économie de l’étude de la complexité de l’adaptation réciproque entre l’homme et son milieu. Ainsi, l’action aménagiste n’avait qu’à se borner à accélérer l’immunisaton de l’homme vis-à-vis des contraintes de milieux pathogènes, immunisation qui repose sur l’identification des vecteurs de maladies pour soit s’en protéger par vaccination, soit les détruire. L’importance accordée à la géographie médicale diminua alors beaucoup, car l’étude du milieu comme moyen de connaissance et d’action perdait son intérêt, ce qu’illustre bien la controverse entre le tenant de l’approche géographique de la santé, le docteur Franck Clemow, et le docteur Just Navarre, tenant de l’éradication des vecteurs pathogènes, comme le moustique porteur du paludisme (Soubeyran, 2000a). Cette question de l’immunisation comme approche de la planification va s’avérer centrale par la suite, comme nous allons le voir ultérieurement.

31Il n’en reste pas moins que l’inspiration néolamarckienne constitua à la fin du xix^e siècle et au début du xx^e un cadre de pensée fondé sur l’adaptation pour étudier les relations homme-milieu et pour agir sur celles-ci. C’est Paul Vidal de la Blache, reconnu comme le fondateur de l’école française de géographie, qui en fournit la synthèse (appelée ensuite le « possibilisme »), développant la plus grande portée scientifique et aménagiste.

Le « possibilisme », ou la synthèse vidalienne

32Grand partisan de l’expansion coloniale française, Paul Vidal de la Blache a forgé ses idées géographiques non seulement au contact de l’histoire (sa discipline de formation) et de la géographie allemande, mais aussi au contact des sciences naturelles qu’il n’eut de cesse de fréquenter. Son approche de la géographie reflète cette fréquentation, notamment à travers ses recours aux conceptions évolutionnistes de son époque, telles que le néolamarckisme et le darwinisme (Berdoulay, 2008 ; Berdoulay & Soubeyran, 1991 ; Soubeyran, 1997). Sa façon d’aborder la question de l’adaptation porte la marque de ces cadres de pensée.

33Si l’on sent chez Vidal une vision très darwinienne d’un milieu à la fois complexe et instable, porteur d’incertitudes quant à son devenir, on y retrouve aussi une démarche très néolamarckienne par l’intérêt qu’il porte à une adaptation réciproque entre l’homme et son milieu. D’une part, Vidal souligne l’initiative et la volonté des êtres humains pour modifier leur milieu : il s’agit d’une adaptation du milieu effectuée par l’homme, en fonction de ses besoins et de ses valeurs. D’autre part, Vidal est attentif à ce qui, chez l’homme, peut être dû aux influences du milieu : dans ce cas, c’est bien l’homme qui s’adapte au milieu. Cet aspect de la géographie vidalienne est souvent passé sous silence : c’est qu’on a associé sa pensée (à tort) à une conception des relations homme-milieu selon laquelle le premier serait libre vis-à-vis du second, qu’il modifierait selon ses besoins. Le « possibilisme » de Vidal s’intéresse aux interactions, faisant de l’adaptation un processus à double sens (Berdoulay, 2009).

34Pour mieux saisir la contribution de Vidal à propos de l’adaptation, trois compléments doivent être apportés. Premièrement, Vidal privilégie l’étude des phénomènes géographiques construits par les interactions réciproques de l’homme et du milieu (comme des villages, des champs, des villes, des genres de vie, des contrées, des paysages, etc.), c’est-à-dire des « environnements » issus de l’éventail immense des possibilités présentes dans la complexité du milieu naturel ou social. L’adaptation qui retient l’attention de Vidal est au moins autant un résultat qu’un processus, ce qui l’empêche de s’embourber dans des domaines de recherche trop incertains. Deuxièmement, attentif à l’incertitude corrélative de la notion de milieu, il fait une large place aux contingences provenant autant de la nature que du cours de l’histoire ou encore de l’action géographique de l’homme (dont les conséquences non intentionnelles sont légion). Troisièmement, en ce qui touche plus particulièrement à l’être humain, l’adaptation comporte une part active qu’il ne faut pas négliger : « […] dans ses relations avec ce qui l’environne, il [l’être humain] est à la fois actif et passif, sans qu’il soit facile de déterminer en la plupart des cas jusqu’à quel point il est soit l’un, soit l’autre » (Vidal de la Blache, 1922, p. 104).

35Même si Vidal paraît fasciné par l’aspect physiologique de l’adaptation de l’homme au milieu, il n’en reste pas moins qu’il montre que celle-ci passe par la voie de l’organisation sociale (Vidal de la Blache, 1911). Il reprend à ce propos une distinction entre accommodation et adaptation proprement dite, la seconde étant plus permanente que la première parce qu’inscrite dans la reproduction du phénomène émergent. La « transmission héréditaire » dont il parle concerne en général des procédés ou des comportements transmis par l’habitude ou les coutumes. La colonisation de milieux différents de celui dont sont originaires les colons est notamment présentée selon cette gradation entre accommodation et adaptation.

36Par ailleurs, l’attention portée à la contingence lui fait rejoindre certains théoriciens de la colonisation quant à l’incertitude qui touche le devenir des phénomènes ou tendances actuels : « On risque fort de se tromper quand on fonde ses pronostics sur l’état actuel » (Vidal de la Blache, 1922, p. 98). Il y a chez Vidal un souci de la prospective qui fait directement écho à ses conceptions géographiques. C’est pourquoi la prospective doit tenir compte des contingences d’origine humaine ou naturelle. Cela explique aussi pourquoi l’action aménagiste doit tenir compte de la relative autonomie respective des mondes humains et naturels, qui ont chacun leur logique propre n’empêchant pas leur interaction. Cette approche de la prospective inspirera aussi bien ses propositions sur la réforme régionale en France que son soutien aux débuts de l’urbanisme français (Berdoulay & Soubeyran, 2002 ; Vidal de la Blache, 1910). Pour Vidal, ou pour un urbaniste comme Léon Jaussely qui s’inspirait beaucoup de l’école vidalienne, l’existence de tendances lourdes n’exclut pas l’occurrence ou le déclenchement volontaire de bifurcations dans le devenir des faits humains ou naturels (Berdoulay, 2004).

37Cette pensée s’inscrit tout à fait dans celle du possible. À cet égard, le possibilisme vidalien n’est pas un probabilisme car, au-delà de la recherche de probabilités, il reconnaît la radicalité du possible. Il accorde une place importance au hasard, saisissable par les contingences « historiques » (révélées dans le temps) ainsi que par les phénomènes émergents qui en résultent et à travers lesquels se manifeste l’interaction entre le milieu et l’action humaine.

38C’est le même point de vue que fait ressortir la géographie coloniale qui cherche à s’inspirer des idées de Vidal (Soubeyran, 1997). Ainsi, comme l’écrivait Marcel Dubois, son disciple et collègue enseignant la géographie coloniale : « Grâce à la réaction intelligente de l’homme, une cause jusque-là secondaire peut devenir cause essentielle, et réciproquement » (Dubois, 1892, p. 141). De fait, cette question de la contingence est au cœur de son projet d’une géographie coloniale. C’est ce qui explique la réticence de Dubois vis-à-vis d’une certaine géographie régionale. D’après lui, la nature qui commanderait l’existence d’une région est assurément « quelque chose de vague », puisque les emplois de la nature varient dans le temps et selon des états sociaux divers et puisque les contrastes régionaux vont en décroissant (Dubois, 1914, p. 858). Dubois croit plus à une géographie générale, portée par la mobilité, la précarité des relations et l’universalisation. L’adaptation est loin d’être stable et circulaire. Les sociétés tentent de s’adapter à ce qu’elles provoquent et qui les dépasse. Dubois fait ressortir ici un point essentiel dans la difficulté de planifier et sur lequel nous reviendrons : les conséquences non intentionnelles de l’action humaine.

39Toutefois, parmi les géographes disciples de Vidal, rares sont ceux qui seront tentés de poursuivre dans la voie qu’il avait ouverte sur une adaptation à double sens. C’est essentiellement Max Sorre qui, des années 1920 aux années 1940, s’efforcera de repérer, à la lumière des avancées scientifiques en biologie, écologie et physiologie, l’adaptation de l’organisme humain au milieu vivant (Sorre, 1943). Les difficultés qu’il constate dans la colonisation de certains milieux par des populations extérieures s’inscrivent dans cette démarche écologique, en lui faisant identifier des milieux pathogènes et proposer des aménagements correctifs.

40Mais tous les autres grands disciples de Vidal resteront en deçà de ce projet ou bien le modifieront radicalement. Peur de s’aventurer dans des domaines de recherche très contestés (comme les dérives racistes de l’époque) et peur d’un déterminisme environnemental trop mécanique se sont combinées pour que la grande majorité des géographes français se tienne à l’écart de l’étude de tout ce que l’adaptation pouvait comporter de paramètres biologiques.

41Malgré son intérêt, la synthèse vidalienne ne s’est donc pas transmise dans son ensemble. Elle alliait pourtant l’analyse scientifique avec le souci de l’action, fournissant un cadre théorique pertinent pour penser l’adaptation. Il faut donc s’interroger sur le pourquoi du relatif échec de ce cadre théorique à orienter les travaux subséquents et sur la signification de la reprise actuelle du thème de l’adaptation.

42Voyons donc maintenant les raisons de ce recul du thème de l’adaptation. En effet, la notion même d’adaptation comme outil analytique a fait l’objet de critiques virulentes. Quant à la portée aménagiste de l’adaptation, envisagée par Vidal à propos de l’aménagement régional et urbain, elle s’est aussi réduite de la même manière, par abandon progressif de l’idée de réciprocité des processus adaptatifs.

Le rejet de la thématique de l’adaptation

43C’est Lucien Febvre qui se fait l’avocat de la rupture vis-à-vis de l’idée d’adaptation. Le fondateur de l’« école des Annales » s’imposa en luttant contre les sciences humaines concurrentes, principalement la sociologie, et en recherchant l’alliance de l’école vidalienne contre celle-ci et contre la manière de faire l’histoire qu’il rejetait (Febvre, 1922). Ce faisant, tout en glorifiant la pensée de Vidal, il la transforma, voire la déforma, selon les besoins de son propre projet d’historien. C’est particulièrement manifeste à propos de l’adaptation.

44Lucien Febvre assimile ce thème d’adaptation à celui de l’influence du milieu naturel sur le vivant et sur l’homme en particulier, et donc au déterminisme de la nature dans les affaires humaines. Pourtant glorificateur de la pensée de Vidal, Febvre la réduit donc considérablement, en ce sens qu’il n’en retient pas la composante interactionniste. Il relègue ainsi l’idée d’adaptation à une préoccupation du passé, erronée de surcroît. Pour lui, même si la question de l’influence du milieu sur les caractères somatiques ou psychologiques d’une population peut présenter quelque intérêt scientifique, elle ne relève pas de ce qu’une méthode géographique peut traiter. Par suite, il critique l’intérêt que des géographes tels que Friedrich Ratzel, Franz Boas ou Ellen Semple ont porté à l’adaptation physique ou de tempérament des Européens aux États-Unis ou des Hollandais dans leurs colonies tropicales. Faute de connaissances suffisantes, « parler de l’influence du milieu géographique ou, plus précisément, de celle du climat sur le caractère des peuples, c’est vouloir expliquer le vide par l’arbitraire » (Febvre, 1922, p. 124).

45Il reprend toutefois des idées de Vidal dès qu’il énonce les cadres naturels de l’action humaine, qui « ne peuvent être que climato-botaniques » (Febvre, 1922, p. 136). En effet, le climat ne peut prendre de l’importance pour l’homme que par l’intermédiaire que constitue le monde végétal. De plus, partiellement en phase avec Vidal, il montre le rôle clé de la mobilité des genres de vie, mais pour en oublier le lieu d’origine, de sorte qu’il évacue complètement ce qu’ils pourraient lui devoir comme façonnement dans un milieu particulier. Il faut, selon Febvre, repérer les multiples possibilités qui existent dans un milieu et voir ensuite comment, selon les époques et les diverses contingences, les sociétés les ont utilisées. Ce qui est important, pour Febvre, c’est que l’homme est actif dans son rapport à la nature, celle-ci demeurant passive. Il veut montrer ainsi que l’idée d’adaptation est inutile. Mais, à son insu, elle n’est pas éradiquée pour autant.

46En effet, il cherche la caution des sciences naturelles qui, selon lui, auraient rejeté la question de l’adaptation comme non pertinente parce que liée au déterminisme du milieu. Febvre évoque alors rapidement la théorie de la préadaptation telle que formulée par Lucien Cuénot (1911), afin de cautionner l’idée de réintroduire le hasard et les probabilités, c’est-à-dire une dose d’incertitude, dans l’analyse. Or, c’était pourtant ce que Vidal et ses premiers disciples avaient déjà proposé lorsqu’ils attiraient l’attention sur la contingence des faits qu’ils observaient (Berdoulay, 2008 ; Lukermann, 1965) ; de plus, le naturaliste Cuénot n’en restait pas moins préoccupé par le thème de l’adaptation. Ce que ce dernier cherchait à montrer était qu’il existe dès le départ une autonomie du vivant. C’est alors que Febvre croit clore le débat : « La structure existe d’abord, écrit le biologiste américain Davenport, cité par Cuénot, et l’espèce cherche ou rencontre le milieu qui répond à sa constitution particulière » (Febvre, 1922, p. 398). Pris à la lettre, quel raisonnement finaliste s’il en est ! À l’extrême opposé de ce que Lucien Febvre voulait ! Maladresse certes dans le choix de la citation, mais contradiction révélatrice de la difficulté de poser la question de l’adaptation.

47En fait, comme Lucien Febvre le sentait, il s’agissait bien d’un tournant pris alors par l’évolutionnisme : l’adaptation est le fait du milieu et non de l’organisme vivant (Rabaud, 1922). En insistant sur le fait qu’a priori, l’organisme n’est pas adapté au milieu, et que c’est ce dernier qui s’adapte, l’idée est d’insister sur le caractère actif et l’autonomie des êtres vivants. L’adaptation devient à sens unique. Et le possibilisme vidalien, ancré dans la prise en compte des interactions, dérive vers un possibilisme radicalement univoque.

48C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que ce glissement progressif semble tout à fait consacré dans les esprits de la majorité des géographes. Dès 1950, Pierre Gourou fait explicitement grief à Max Sorre de son intérêt pour « l’ajustement des groupes humains à l’ambiance géographique » (Gourou, 1950, p. 48). Il est encore plus explicite dans ses publications ultérieures (Gourou, 1971). Son opposition à l’idée d’adaptation procède d’un possibilisme radical où ce sont les faits de civilisation qui déterminent les choix humains et la modification du milieu. Pour Gourou, la civilisation ne doit rien au milieu : « Les changements de civilisation changent les paysages, mais la réciproque n’est pas vraie » (Gourou, 1971, p. 107). Exprimé avec force par Gourou, ce possibilisme radical s’est retrouvé dans la plus grande partie de la géographie française de la deuxième moitié du xx^e siècle. Dans un tel schéma est invalidée non seulement la question de l’adaptation, mais aussi toute préoccupation analogue à celle qui motive les réflexions contemporaines sur les changements climatiques. Par peur d’un déterminisme environnemental, le bébé est jeté avec l’eau du bain. De toute évidence, le problème était mal posé.

49À cela s’ajouta le triomphe de la géographie régionale à la manière de Lucien Gallois, qui orienta la recherche vers l’étude des correspondances entre régions naturelles et paysages (Gallois, 1908 ; Soubeyran, 1997). L’idée d’adaptation, si on tente de l’expliciter dans cette démarche, revient à celle d’un état du système homme-milieu. Le géographe se borne à repérer ce qui, dans le paysage, correspond à un état d’adaptation aux données naturelles. C’est un déterminisme mou, qui ne se reconnaît pas comme tel, tout préoccupé qu’il est de valoriser la liberté humaine (Pinchemel, 1957).

50Quoi qu’il en soit, devenue question mineure ou non pertinente, l’adaptation s’efface devant un certain déterminisme de la civilisation technique. La foi dans le progrès que procurent les techniques semble avoir balayé chez beaucoup de géographes leurs préoccupations initiales pour l’adaptation comme processus réciproque de l’action de l’homme et de celle du milieu. Ce possibilisme radical est évidemment à mettre en rapport avec la croissance du modernisme dans la pensée aménagiste. On y retrouve la foi dans le progrès grâce aux techniques, mais à un degré tel qu’elle évacue toute étude du milieu comme condition de l’action aménagiste. Tout au plus, celui-ci ne peut être qu’une contrainte qu’il suffit d’éradiquer. C’est le présupposé moderniste de la passivité du milieu naturel que l’homme peut transformer à sa guise (Audier, 2019). On a vu aussi qu’il pouvait concevoir de s’en immuniser. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’action ne dépend pas de la connaissance du milieu.

51L’urbanisme connaîtra le même recul de l’intérêt pour l’adaptation. C’est certes ce que consacre le triomphe de l’urbanisme moderniste des CIAM (Congrès mondiaux d’architecture moderne) et de la Charte d’Athènes de 1933. Mais le recul avait commencé avant, malgré des débuts de l’urbanisme, notamment français, marqués par l’importance d’une pensée tournée vers des considérations géographiques et l’écologie urbaine (Berdoulay & Claval, 2001 ; Berdoulay & Soubeyran, 2002). Progressivement, le milieu s’est vu cantonné (sous l’angle des particularités du site) à un rôle mineur lors de l’origine d’une ville, l’évolution de celle-ci obéissant ensuite à des logiques purement socioéconomiques. On retrouvait là, comme dans la pensée géographique dominante du milieu du xx^e siècle, la réduction du possibilisme vidalien à une simple question de déterminisme univoque (de l’homme sur le milieu). Se trouve ainsi invalidée en aménagement la préoccupation pour la notion d’adaptation, la seule différence avec la géographie étant la plus grande sensibilité de celle-ci aux contraintes résiduelles du milieu.

52En somme, après le milieu du xx^e siècle et de façon dominante, l’idée d’adaptation ne réunit plus la pensée aménagiste et la pensée géographique. Si cette dernière a tout de même conscience de l’épaisseur du milieu, de l’autonomie des processus biophysiques, la façon dont la question de l’adaptation est posée (en fait évacuée) conduit à ce qu’elle n’a plus rien d’important à apporter à l’action aménagiste.

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53D’autres conceptions, quoique minoritaires, prolongeant parfois les précédentes, s’étaient pourtant dessinées dès le début du xx^e siècle, et ont contribué à nourrir certaines réflexions actuelles qui entourent le retour à l’idée d’adaptation.