1L’enjeu actuel de l’adaptation, parce qu’issu de celui du changement climatique, reformule la question environnementale devant laquelle l’aménagement se retrouve fortement confronté depuis la deuxième moitié du xx^e siècle. Non que le défi de mettre en rapport l’action aménagiste avec le milieu naturel soit nouveau, mais la montée en puissance de la menace du changement climatique et sa mise à l’agenda politique lui confèrent une importance de premier plan. Les difficultés dans la façon d’aborder l’enjeu de l’adaptation montrent à quel point la pensée aménagiste a du mal à intégrer pleinement l’environnement dans sa démarche et surtout ce à quoi il ouvre : la pensée écologique. Comme si pensée écologique et pensée aménagiste moderne étaient difficilement compatibles, voire incompatibles, alors que précisément l’adaptation présuppose leur articulation. Il s’agit donc, avant toute chose, de comprendre ces incompatibilités, où et comment elles se sont nouées, leur capacité de survivance au-delà des contextes qui les ont fait naître, et, surtout, à quelles conditions elles sont aujourd’hui dépassables. Pour tracer les grands éléments de réponse, il faut se représenter la pensée aménagiste moderne comme le résultat de l’enchevêtrement de plusieurs strates d’idées et de pratiques plutôt que celui d’une succession de systèmes de pensée où l’un se substitue à l’autre.

2La première strate est celle d’un vieil imaginaire moderniste de la planification, s’appuyant en partie sur l’expérience coloniale, qui est, sous des formes renouvelées, toujours efficace aujourd’hui. La seconde strate est celle de la pensée aménagiste qui se constitue après la Seconde Guerre mondiale, en particulier à partir des années 1960. Cette période est cruciale, parce que c’est là où l’aménagement du territoire s’affirme comme fondateur d’une politique publique forte, consciente de son originalité et de la nouveauté de son existence comme pratique et comme discipline. Or, c’est paradoxalement cette même pensée aménagiste moderne et triomphante qui va participer activement à l’« invention de l’environnement » à la toute fin des années 1960. Dans quelle mesure, alors, l’environnement a-t-il pu constituer un point de passage entre les pensées écologique et aménagiste ? La troisième strate est constituée par l’irruption de l’idée de développement durable au début des années 1990 : une nouvelle vision de l’aménagement du territoire devait lui correspondre, suscitant un réel espoir de rapprochement entre les deux systèmes de pensée – espoir demeurant toutefois encore en suspens. Il se peut bien que se dessine une quatrième strate, plus anxiogène, depuis le milieu des années 2000, reposant sur un constat d’échec des politiques de la lutte contre le changement climatique, de l’impréparation (sociale, politique et technique à des degrés divers) à faire face à des scénarios de plus en plus menaçants et réalistes, qui pourraient d’ailleurs être déjà enclenchés. Mais, avant d’aborder l’enchevêtrement de ces strates d’idées et de pratiques, il est bon de se rappeler combien la pensée aménagiste, notamment telle qu’elle a été mise en exergue en France, s’est nourrie, voire confondue, avec la pensée planificatrice, tout en s’appuyant sur des considérations géographiques, celles-ci fournissant un moyen de concrétiser des préoccupations écologiques. Toute considération sur l’adaptation n’a ainsi pu échapper à un triangle de relations conceptuelles entretenues par la pensée aménagiste, la pensée planificatrice et la pensée géographique.

Aménagement, planification et géographie

3Quand on se penche sur l’acception des termes d’aménagement et de planification, on est frappé de l’enchevêtrement des éléments qui servent à les définir. Tous deux relevant du domaine de l’action, ils s’appuient sur les idées de maîtrise de processus, de mise en cohérence, de mobilisation de personnes et de ressources, de valeurs partagées. En consultant les textes exprimant des points de vue contemporains très répandus sur l’aménagement, on constate cet enchevêtrement. Par exemple, Pierre Merlin écrit que « l’aménagement est une action volontaire, impulsée par les pouvoirs publics (gouvernement ou élus selon l’échelle du territoire concerné) qui suppose une planification spatiale et une mobilisation des acteurs (population, entreprises, élus, administrations) » et qu’il est caractérisé comme « un ensemble d’actions concertées visant à disposer avec ordre les habitants, les activités, les constructions, les équipements et les moyens de communication sur l’étendue d’un territoire » (Merlin, 1988a, p. 29). Ou encore, l’aménagement est désigné comme « l’ensemble des savoirs et des savoir-faire dont la construction et l’application servent à transformer et adapter volontairement des espaces d’échelles (au-delà de celle du bâtiment isolé) et de types variés au bénéfice des sociétés qui les produisent et les occupent » (Lussault & Thibault, 2013, p. 73). Quant à la notion de planification, elle est associée dans les mêmes textes à celle de plan, car toutes deux « renvoient à l’idée de maîtrise d’un processus pour une entité dotée de forte intentionnalité » (Devisme, 2013, p. 789). À son propos, on trouve souvent des remarques analogues : « La planification prend en particulier la forme de plan » ; « planification économique et planification spatiale ne doivent pas être considérées comme distinctes, mais comme complémentaires » (Merlin, 1988c, p. 497). Ou encore à propos de la planification régionale : « On parle de plan tant que l’action menée n’implique pas la localisation précise des implantations décidées ; on parle d’aménagement lorsque les documents élaborés indiquent les lieux, axes ou aires où les interventions doivent avoir lieu » (Claval, 1988, p. 501).

4L’aménagement et la planification se recoupent donc énormément, le premier toutefois ayant l’espace concret (le territoire, les conditions naturelles, les localisations) comme raison d’être et comme moyen, alors que la seconde peut s’en passer, sauf si, bien sûr, elle s’intéresse à lui… Autrement dit, la planification peut incarner un projet de société à différentes échelles sans pour autant penser les modalités territoriales de son opérationnalisation. La perspective aménagiste, quant à elle, embrasse le territoire comme une donnée première de la planification des actions, ce qui induit une prise en compte de la complexité technique et politique, dont il est l’expression, et des nécessaires compromis qu’il exige. Il n’en reste pas moins que dans la recherche contemporaine comme dans l’intitulé des politiques publiques, les termes de planification et aménagement du territoire sont souvent utilisés de façon équivalente. Il n’y a pas fondamentalement de hiérarchie d’échelle territoriale et temporelle stable lorsqu’on mobilise ces termes. Il n’y a pas non plus d’implicite dans la conduite de projet : il existe tout autant de procédures participatives en planification que de démarches autoritaires en aménagement. La dénomination de politiques publiques peut aussi convoquer dans la même expression les deux notions (par exemple, en France, la loi Cornudet de 1919 instituant des « plans d’aménagement, d’embellissement et d’extension des villes », ou le « plan national d’aménagement du territoire » de 1947, ou aujourd’hui les « schémas régionaux d’aménagement » pour encadrer les « plans locaux d’urbanisme intercommunaux »).

5En somme, il y a une grande porosité entre l’aménagement et la planification. La distinction se fait surtout pour connoter la priorité différente donnée à certains moyens ou objectifs. Le fait que le terme d’aménagement ait émergé en France et n’ait pas d’équivalent dans les pays anglophones, où il faut avoir recours au terme de planification pour désigner le même champ de préoccupations, attire l’attention sur le degré d’originalité de l’expérience française et sur la nature des enseignements que l’on pourrait en tirer. Il serait vain de vouloir s’attacher à mettre en exergue une façon absolument différente de penser l’aménagement en France, parce qu’elle dépend là comme ailleurs de la pensée planificatrice qui l’innerve et lui fournit un bon nombre d’outils d’analyse et d’intervention, et parce qu’elle est bien évidemment marquée par son contexte historique comme toute autre expérience nationale. Toutefois, en France, ce contexte a joué comme un miroir grossissant de certains traits de la pensée et de la pratique de l’aménagement, qui présentent un intérêt particulier pour approcher la question de l’adaptation. Quatre aspects nous paraissent les plus importants.

6Le premier concerne le statut de l’aménagement du territoire. S’il est un « ensemble de savoirs et de savoir-faire », il n’en constitue pas moins un « champ institutionnalisé » (Lussault & Thibault, 2013, p. 73), quoique relevant plus de « l’art ou la technique (et non la science) » (Merlin, 1988b, p. 30). De fait, si son institutionnalisation semble faible et mouvante, elle est bien supérieure en France qu’en beaucoup d’autres pays. En effet, sa présence y a été implantée, quoique de façon fluctuante, dans les instances gouvernementales et administratives (Massardier, 1996 ; Pouvreau, 2003). Champ de préoccupation reconnu dans les politiques publiques, l’aménagement du territoire a fait l’objet de nombreux écrits et s’est implanté lentement dans l’enseignement supérieur, souvent sous l’égide d’autres disciplines mais aussi, quoiqu’à un degré moindre, comme discipline à part. Certainement, la genèse de cette présence forte de la préoccupation aménagiste en France est liée à la modernisation à marche forcée du pays après la Seconde Guerre mondiale, son point d’orgue étant la création de la DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) en 1963. Même si l’importance accordée par la suite à cet aménagement du territoire d’inspiration résolument moderniste a considérablement baissé dès les années 1970, cet épisode a établi une légitimation durable de la pensée aménagiste dans la société et les institutions françaises, qui va conditionner la place attribuée à la notion d’adaptation.

7Il en est résulté le deuxième grand aspect de l’aménagement que l’expérience française permet de souligner. Il s’agit des grands défis qu’il doit relever et des notions associées. À cet égard, le livre de Jean-François Gravier sur Paris et le désert français paru en 1947 (et réédité ensuite sans changements) a constitué un élément majeur de mise en cohérence du récit fondateur de l’aménagement du territoire tel qu’il s’est déployé dans l’après-guerre. La notion clé était le déséquilibre entre Paris et la province, avec l’impérieuse nécessité d’y remédier, à une échelle d’intervention et de rééquilibrage privilégiée : l’échelle régionale. Ce récit fondateur tel qu’incarné par la DATAR reposait sur une différence entre les logiques de plan « a-territoriales » (les plans quinquennaux de l’immédiat après-guerre) et la raison d’être territoriale de l’aménagement, entre l’échelle d’appréhension des plans, nationale, et celle, régionale, de l’aménagement du territoire, entre le laissez-faire et l’empirisme des processus de territorialisation associés au « plan » et la volonté forte d’intervention aménagiste pour anticiper et éviter leurs effets pervers. Décentralisation, répartition, régionalisation, équilibre, équité territoriale, solidarité, mise en réseau sont parmi les notions les plus structurantes de l’action aménagiste de l’époque. Mais, contrairement au récit fondateur de l’aménagement des années 1960, la différence de sens entre planification et aménagement s’est progressivement estompée. Les plans quinquennaux sont d’ailleurs abandonnés au début des années 1990. Si la DATAR a longtemps survécu, c’est en recouvrant des sens différents (notamment en avançant l’idée de compétitivité et d’attractivité des territoires plutôt que celles de solidarité et d’équilibre). La pensée aménagiste a ainsi beaucoup évolué, allant vers une approche ascendante où sont prises en compte les initiatives locales. Il faut toutefois se garder de considérer que l’évolution de la pensée aménagiste s’est faite par suite de ruptures. Au contraire, on peut noter une très forte continuité dans les idées, voire les institutions, et dans les luttes et controverses qui les animent, qui bien sûr évoluent, et qui vont conditionner l’approche de la question de l’adaptation. Ces débats révèlent notamment une tension entre deux façons de concevoir l’action – une vision descendante (top-down) et une autre ascendante (bottom-up) – que l’on retrouve tout au long de l’évolution de la pensée aménagiste dans le spectre des positions possibles, par exemple de la position militante (advocacy planning) à l’approche technocratique (comprehensive planning) aux États-Unis, ou de la notion de « ménagement du territoire » aux pratiques les plus frontales (Marié, 1989 ; Paquot, 2005). De même, s’il est vrai que la pensée aménagiste moderne a plus affiché un mépris pour l’environnement que sa prise en compte, cette tendance est à nuancer.

8C’est le troisième aspect de l’intérêt de l’expérience française : elle montre, par-delà ses moments les plus modernistes, un lien jamais totalement rompu avec des préoccupations pour la nature. Peut-être est-ce inscrit dans l’origine même du mot aménagement ? C’est en effet un terme propre à la sylviculture concernant la gestion dans l’espace et le temps de la production et de l’exploitation. Il semble que le terme apparaît pour la première fois dans l’Ordonnance des eaux et forêts de 1659. Par ailleurs, le jardin et la forêt (et donc l’aménagement) furent les analogies fondatrices pour penser la ville, ce qu’elle devrait être, la façon dont elle devrait être aménagée : d’après l’abbé Laugier, il faut regarder la ville comme une forêt ou un jardin (Laugier, 1753, p. 221). Ainsi, la notion d’aménagement ne renvoie pas seulement principalement à un équipement matériel, mais au vivant (la forêt), c’est-à-dire à une ressource localisée dont on doit assurer la reproduction dans le temps. Dès l’origine, la notion même d’aménagement dépend d’une sensibilité au vivant, à l’enjeu de reproduction de la ressource, voire à une forme de « durabilité », et ce, même si la notion au cours des siècles a pu être le réceptacle de visions différentes de l’intervention par l’espace sur les sociétés et ses milieux, comme pendant les années 1960. Ce sens originel de l’aménagement en symbolise toutefois (sans la déterminer) une conception possible, longtemps peu visible. L’analogie forestière que contient le terme d’aménagement a eu aussi un écho tout particulier aux États-Unis chez les théoriciens de la planification régionale, et extrêmement important pour l’évolution de la pensée aménagiste en général. Ce mouvement fut fortement marqué par l’origine disciplinaire et professionnelle de leurs figures de proue, Gifford Pinchot et Benton MacKaye : l’ingénierie forestière. MacKaye, en 1940, résumait ainsi la définition de la planification régionale : « C’est l’écologie humaine. Sa préoccupation est la relation entre l’organisme humain et l’environnement » (Maumi, 2016, p. 41). Et c’est à l’intérieur d’un tel cadre que la planification régionale vise à découvrir les potentialités d’un territoire et à les mettre en valeur. C’est ainsi que MacKaye, dans la ligne de pensée de Pinchot, s’impliquera dans un des grands projets de regional planning du New Deal de Franklin D. Roosevelt du milieu des années 1930, celui de la Tennessee Valley Authority (TVA). Il est remarquable que ce projet couvrant une étendue immense (équivalente au quart de la superficie de la France métropolitaine) ait constitué une référence incontournable (et positive) pour l’aménagement en France, quelles qu’aient été les attitudes vis-à-vis du modernisme (aussi différentes que celles de Gaston Bardet ou de Le Corbusier). On y voyait une condition institutionnelle pour un tel projet : le statut d’administration de mission, et non de gestion (Pisani, 1956). La TVA correspondait d’ailleurs à ce dont rêvaient les tenants de l’aménagement : valoriser l’échelle régionale, reconvertir un territoire à l’abandon et en crise, promouvoir un développement intégré (penser en cohérence la régulation du fleuve, le développement de l’hydroélectricité, l’implantation des industries, le renouvellement des pratiques agricoles, le reboisement, le développement coordonné de l’habitat et des services, tout en assainissant l’environnement). Or, cette démarche ne pouvait se concevoir sans l’aide des disciplines scientifiques déjà constituées, et tout particulièrement de la géographie.

9Le recours notable aux géographes est le quatrième aspect qui vient, en se combinant aux autres, conforter l’intérêt de l’expérience française de l’aménagement. Dès ses débuts dans l’université au tournant du xx^e siècle, l’école française de géographie ne s’était pas enfermée dans une tour d’ivoire ; elle avait tout particulièrement participé au mouvement régionaliste, et plusieurs de ses continuateurs n’ont cessé de s’impliquer dans les aspects territoriaux des grands enjeux de société (Berdoulay, 2008 ; Claval, 1998 ; Claval & Sanguin, 1995). Dès l’après-guerre, beaucoup de géographes se sentiront interpellés par le défi de l’aménagement du territoire tel qu’énoncé par Eugène Claudius-Petit : « En gros, l’Aménagement du territoire, c’est la recherche dans le cadre géographique de la France, d’une meilleure répartition des hommes en fonction des ressources naturelles et des activités économiques » (Claudius-Petit, 1950, p. 3). Certains seront immédiatement réactifs, puisque « l’essentiel de la doctrine ainsi que la documentation la plus importante, tant critique que positive, se trouvent réunis dans les deux livres de J.-F. Gravier » (Pinchemel, 1952, p. 12 ; voir aussi Gravier, 1947, 1949). Gravier, d’ailleurs, était lui-même géographe. « Géographie volontaire », « géographie appliquée », « géographie active » sont autant de variantes, par-delà les divergences, du même effort des géographes pour contribuer à la compréhension des milieux et à l’aménagement du territoire (George, Guglielmo, Kayser & Lacoste, 1964 ; Juillard, 1965 ; Phlipponneau, 1960). Malgré la mainmise par les ingénieurs des ponts et chaussées sur l’exercice de l’aménagement du territoire par l’État, la géographie demeure utile en amont comme en aval de l’action : elle fournit le diagnostic territorial justifiant l’action correctrice de l’aménagement, la connaissance fine du terrain d’intervention et une certaine anticipation des conséquences. Ainsi, Étienne Juillard, fondateur d’un Centre de géographie appliquée dans les années 1960 à Strasbourg, avance « que l’apport spécifique du géographe est sa connaissance intime de l’espace concret, des “lieux” dans leurs équilibres mobiles, que sa reconstitution synthétique et explicative de l’organisation de l’espace part de la base, c’est-à-dire d’une série de cas particuliers, pour tenter, par des généralisations inductives, de caractériser un type de région, sa logique interne, ses perspectives d’évolution, en termes essentiellement qualitatifs » (Juillard, 1965, p. 738). Pierre George insiste sur l’apport de la géographie pour anticiper, car elle sert à « percevoir les tendances et les perspectives d’évolution à court terme, mesurer en intensité et en projection spatiale les rapports entre les tendances de développement et leurs antagonistes, définir et évaluer l’efficacité des freins et des obstacles » (George, Guglielmo, Kayser & Lacoste, 1964, p. 25). Mais, même passé l’hégémonie de la DATAR, la participation des géographes aux structures étatiques de l’aménagement restera modeste en raison de la fabrique d’expertise auprès de l’État (Massardier, 1996). Et leur contribution au développement d’une discipline de l’aménagement rencontrera des résistances, non seulement en raison de la concurrence d’autres disciplines universitaires, mais aussi en son sein, au nom du refus de compromission avec les pouvoirs établis (Claval, 1998). Quoi qu’il en soit, depuis les années 1970, les instituts universitaires de géographie participent activement à la formation d’aménageurs, conservant l’avantage de leur capacité à faire varier les échelles d’analyse tout en conduisant des enquêtes de terrain sensibles aux représentations et initiatives populaires (Brunet, 1990, 1994). Comme le reconnaît Jean-Paul de Gaudemar (1995, p. 1039), « l’aménagement du territoire peut apparaître comme très dépendant de l’état de la géographie et de son évolution ».

10C’est par cette pensée géographique si présente dans la pensée aménagiste que celle-ci est entrée en rapport avec des préoccupations écologiques – elles-mêmes d’ailleurs aux sources de la géographie discipline universitaire. Néanmoins, ces préoccupations eurent du mal à s’insérer dans la pensée aménagiste en raison de la complexité des enjeux disciplinaires (Berdoulay & Soubeyran, 2002). C’est notamment le modernisme qui a réactivé et porté un imaginaire au détriment de la prise en compte de l’environnement, phénomène repérable dans tous les pays où s’est développée la modernité.

Le mépris de l’environnement dans l’imaginaire planificateur

11Si la pensée aménagiste contemporaine doit beaucoup à ce qui s’est passé depuis une cinquantaine d’années, elle demeure pétrie d’un imaginaire planificateur très ancien. Même s’il est souvent en contradiction avec la diversité des approches et pratiques de l’aménagement, cet imaginaire correspond à ce que le professionnel retient du passé de son domaine d’action. Et le courant moderne dominant qui s’est imposé au siècle dernier, et que le terme de modernisme permet de préciser, s’est nourri d’un imaginaire qui a valorisé l’aménagement comme fabrication des conditions d’arrachement aux contraintes de la nature, et qui a conséquemment dévalorisé la connaissance du milieu considéré sous l’angle de sa complexité et de ses fragiles conditions de reproduction.

12On sait que l’ordonnancement du territoire par l’État ne date pas d’aujourd’hui : des centuriations romaines à la grille territoriale nord-américaine de Jefferson, en passant par l’organisation des réseaux de transport, la poldérisation à très grande échelle comme aux Pays-Bas, la création de grandes villes nouvelles comme Saint-Pétersbourg, qui a été construite dans un milieu hostile, tous ces exemples montrent une tradition quasi millénaire en aménagement : le mépris de l’environnement (Corboz, 2007).

13L’expérience coloniale est emblématique de ce point de vue. L’aménagement s’y conçoit le plus souvent comme la fabrication des conditions d’arrachement aux contraintes de la nature. Sa « mission civilisatrice » était censée donner les moyens au colon comme au colonisé de s’émanciper du milieu local, en imposant un milieu souhaité, aux vertus civilisatrices. Or, cette croyance dans la puissance transformatrice du milieu et de la civilisation par l’aménagement s’accompagne d’une attitude épistémologique qui s’est peu à peu imposée comme évidente, de sorte que s’attacher à connaître un milieu dans sa complexité, s’intéresser aux conditions fragiles de sa reproduction, aborder un organisme dans sa relation complexe au milieu deviennent un signe d’ignorance et d’incompétence pour les savoirs liés à l’action. Cette évidence épistémologique s’est instillée d’autant plus efficacement en aménagement qu’elle a colonisé des disciplines connexes.

14Ainsi en est-il de la médecine coloniale qui, dans le sillage de la révolution pastorienne, s’intéresse à ce qu’elle appelle les grandes maladies ubiquitaires, qualifiées jadis de maladies endémiques par la désormais vieille et obsolète géographie médicale (comme le béribéri, la malaria, la fièvre jaune, la tuberculose, ou encore la « fièvre du Texas » et le « chancre du Sahara »). Même glissement pour l’agronomie coloniale, où connaître et agir, c’est se donner les moyens de déterritorialiser des cultures que l’on pensait endémiques. Mais, si la prise en compte du milieu local apparaît comme un signe d’ignorance et d’incompétence, reste à savoir ce que le projet retient du milieu pour que la greffe prenne et que l’action soit jugée efficace (sinon bonne et juste). Or, cette question est d’autant plus importante que dans le contexte colonial, la mission de l’aménagement est d’affronter les limites de l’écoumène (dans ses dimensions physiques mais aussi sociales) pour toujours tenter de les repousser.

15Par conséquent, l’efficacité de l’action se juge à l’aune de la différence, voire de la contradiction, entre le projet et son milieu d’accueil, et donc de la capacité du projet d’apparaître « contre nature », tout en étant, bien entendu, utile. Le besoin de visibilité de la preuve correspond à ce que François Jullien appelle le modèle grec de l’efficacité (Jullien, 1997). L’administration ultime de la preuve de l’efficacité était d’arriver « à la revanche des terres perdues », c’est-à-dire à ce que ces terres impossibles que sont les déserts et calottes glaciaires entrent « dans le monde moderne » (May & Sanders, 1959).

16Or, ces projets « contre nature » avaient leur condition de possibilité, vécue de façon nécessaire et suffisante : l’énergie. Avec d’ailleurs la plus formidable ambition de distribution et de mise en cohérence de celle-ci, à savoir des projets de changement climatique – dans ce cas, tout à fait souhaités et maîtrisés. Le projet de « mer intérieure saharienne » (une vingtaine de fois le lac Léman) envisagé dans le désert tunisien en est une belle illustration (Soubeyran & Bencheikh, 1993). D’autres exemples, d’une tout autre ampleur, reflètent cet imaginaire à l’extrême, comme dans l’entre-deux-guerres le projet de Herman Sörgel (Atlantropa), où il s’agissait d’assécher une partie de la Méditerranée, ou, dans les années 1950, celui de Camille Rougeron, ingénieur et par ailleurs stratège militaire, proposant la création de réservoirs énergétiques et des « rectifications universelles » réorientant le cours des fleuves au centre de l’Afrique au moyen d’explosions nucléaires souterraines. Ce qui fascinait des hommes comme Rougeron, c’était que l’homme était, avant la lettre, dans l’Anthropocène, capable désormais de déclencher des énergies absolument sans commune mesure avec ce qu’il était raisonnable d’imaginer alors. Il s’agissait d’un imaginaire planificateur se nourrissant d’hubris, combinant l’aventure et le sérieux, s’enthousiasmant à l’idée de « s’attendre à l’inattendu » et de « concevoir l’inconcevable » – formules sur lesquelles nous reviendrons et qui renaissent actuellement face au changement climatique, à la différence près qu’elles sont reprises sous le mode de l’angoisse et de la menace d’effondrement des sociétés. En effet, aujourd’hui, on reste plutôt incrédule face aux propositions d’un Camille Rougeron. Mais, pour réduire cet étonnement, il suffit de se rappeler les grands programmes menés aux États-Unis sur l’utilisation du nucléaire comme explosif pour mener des travaux d’excavation. C’est notamment le sens du programme Plowshare au tournant des années 1960 : une des applications possibles du nucléaire était de pouvoir créer des sillons gigantesques de plusieurs centaines de mètres de profondeur. C’est dans cette perspective que fut très sérieusement envisagée la percée d’un second canal de Panama, à partir de 300 explosions nucléaires souterraines.

17Or, cet imaginaire n’est pas mort, bien au contraire ; c’est lui qui nourrit en partie la géoingénierie qui se présente actuellement comme instrument de lutte contre le changement climatique (Hamilton, 2013). C’est ce même imaginaire qui séduit des élus et divers publics, lorsqu’il s’agit de présenter le programme ITER du centre de Cadarache. Sur le site internet qui lui est dédié, on insiste d’abord sur le fait qu’il s’agit d’une énergie nucléaire produite non pas par fission, mais par fusion (donc « naturelle » puisque c’est ce qui se passe à la surface du soleil), et qu’ensuite cela permettrait de produire une quantité d’énergie quatre millions de fois supérieure à celle que génèrent les réactions chimiques liées à la combustion du charbon, du pétrole ou du gaz.

18Dans ces conditions, comment la pensée écologique naissante au tournant du xx^e siècle pouvait-elle s’immiscer en aménagement, au moins du point de vue de sa légitimité ? Cela a pu se passer précisément parce que les deux systèmes de pensée étaient incompatibles et donc fortement dépendants. Ainsi, aux États-Unis, le mouvement préservationniste de John Muir a contribué à l’aménagement dès la deuxième moitié du xix^e siècle en suscitant la création d’espaces sanctuarisés de nature sauvage (wilderness), au détriment des populations indigènes qui y vivaient et qui en furent chassées (Nash, 1967). On retrouve d’ailleurs les mêmes effets et contradictions dans d’autres espaces coloniaux, comme dans les colonies françaises où furent expérimentés les parcs nationaux dès les années 1930 (Calendra, 2000). Dans cette démarche, il s’agissait non pas de proposer un contre-modèle à l’aménagement prométhéen, mais plutôt de compenser certaines conséquences de ce modèle dominant.

19Il en va différemment de l’autre grande perspective écologique d’alors, à savoir le conservationnisme de Gifford Pinchot (1910). Modernisme prométhéen et conservation y paraissent moins incompatibles dans leurs fondements (au point que certains auteurs contemporains y voient une généalogie possible du développement durable ; voir Bergandi & Blandin, 2012). La preuve en est donnée par la participation active de Pinchot au célèbre projet de la Tennessee Valley Authority (TVA) dans les années 1930, dont nous avons déjà parlé plus haut. Il s’agissait d’un projet de planification régionale intégrée, centrée sur le harnachement complet du fleuve Tennessee, et qui constitua une expérience réussie de planification au pays de l’individualisme, célébrée en son temps, et qui constitue encore LA référence fondatrice de la pensée aménagiste, y compris la plus moderniste. Mais, peut-être à cause de cela, la dimension conservationniste a disparu progressivement de la mémoire du projet, trop miscible dans la perspective technoscientiste. La pensée aménagiste moderne a ainsi métabolisé la pensée écologique.

20En somme, dans sa version radicale (préservationniste), la pensée écologique avait eu une certaine efficacité, quoique marginale, en aménagement, restant malgré elle une condition de reproduction du modèle dominant. Quant à la pensée écologique dans sa version conservationniste, elle apparut moins incompatible avec cet imaginaire planificateur, car pouvant se révéler utile pour fonder des projets, mais elle n’en fut pas moins absorbée par lui. Ainsi, sous une forme ou sous une autre, la pensée écologique n’avait pas trouvé la bonne distance vis-à-vis de l’imaginaire planificateur. Il lui restait la posture de recul, renonçant à s’immiscer activement dans la pensée aménagiste. Ce fut le dilemme que certains auteurs géographes, toutefois restés marginaux face à l’imaginaire dominant, essayèrent de dépasser. Nous y reviendrons en raison de l’intérêt de leurs apports théoriques. Ces propositions avertissaient sur les effets pervers du modernisme triomphant, mais finalement elles pesèrent assez peu idéologiquement face à lui. Il en va de même des essais de planifier en tenant compte du milieu, observables autant dans les espaces coloniaux que dans l’urbanisme, mais dont la portée fut généralement submergée par la pensée aménagiste moderniste (Berdoulay & Soubeyran, 2000, 2002). Au fond, la bonne distance, devenue celle de la survie de la pensée écologique face à l’imaginaire planificateur, devint celle du renoncement face à l’action. La géographie humaine de la fin des années 1950 fut particulièrement travaillée par ce dilemme. En y revenant plus loin, nous verrons comment l’adaptation devint paradoxalement un point aveugle scientifique à la croisée impossible de cet imaginaire moderniste et de l’attention portée à l’écologie.

21La puissance de l’imaginaire moderniste, avec sa fascination pour les solutions techniques à tous les problèmes, qu’ils soient énergétiques, industriels ou sociaux, a non seulement amnésié certaines expériences aménagistes plus sensibles à la prise en compte du milieu, mais surtout anesthésié les apports potentiels de la pensée écologique à l’aménagement. Cet imaginaire planificateur qui affiche son mépris pour la nature constitue la première strate de l’évolution de la pensée planificatrice, où celle-ci évacue les interactions possibles avec la pensée écologique. C’est sur ce fond très moderniste que va surgir une nouvelle catégorie utilisable pour mettre en relation les deux systèmes de pensée : l’« environnement ».

22C’est ainsi que, au début des années 1960, la situation va se transformer. Non par mutation de la pensée aménagiste, bien au contraire, mais parce que, paradoxalement, elle « inventera » l’environnement comme domaine de politique publique. De sorte que la situation qui paraissait figée entre pensée aménagiste et pensée écologique, chacune dans son rôle, sans disparaître pour autant, voit l’irruption de la question environnementale. Se superpose à la question de la bonne distance celle d’un élément capable de forcer la mise en relation des deux systèmes de pensée.

Les années 1960 : l’environnement comme politique publique

23Le cas de la France, pays où la tradition de l’action publique en aménagement est fortement ancrée dans les pratiques, est emblématique, dans la période des années 1960, de la nouvelle strate à prendre en compte dans les difficultés à faire interagir pensée aménagiste et pensée écologique. En effet, la période de la reconstruction d’après-guerre s’achève, celle de la modernisation commence et la DATAR (Délégation à l’aménagement et à l’action régionale) en sera le bras armé. La rhétorique se clarifie : il n’est plus possible de laisser aux seuls acteurs économiques l’initiative de la localisation de leurs activités. Pourquoi ? Parce qu’« un second défaut des mécanismes spontanés de l’économie est d’être insuffisamment prospectifs » (Monod & de Castelbajac, 1973, p. 103). De façon quasi concomitante, c’est le même diagnostic qui est adressé à la nature, et dans les mêmes termes : « Le défaut des mécanismes naturels est d’être insuffisamment prospectifs », disait Pierre Massé dans son essai sur Le Plan ou l’Anti-hasard (Massé, 1965, p. 113). En somme, la nature ne peut pas être source de modèle pour penser l’anticipation, et encore moins être source de décentrement épistémologique. C’était tout le contraire d’un courant écologique important qui justement invitait à « penser comme une montagne » (Leopold, 1996 [1949]) ou à tenir compte du fait que la nature sait ce qu’il faut faire (« nature knows best », Commoner, 1972 [1971]).

24De ce point de vue, les pensées aménagiste et écologique semblaient antagoniques. Mais, en même temps, la DATAR, qui à sa création ne se préoccupe pas encore de nature et d’environnement, structure une formulation des problèmes de l’aménagement du territoire (concentration, densité, déséquilibre, encombrement) pouvant être commune à la société et à la nature, et se révéler utile pour cadrer les problèmes environnementaux. Cette formulation est d’autant plus importante qu’elle entre en résonance avec un autre grand courant de la pensée écologique, celui de Paul Ehrlich, rival de celui de Barry Commoner. En effet, pour Ehrlich (1971 [1968]), c’est bien plus la population bomb (la bombe démographique) qui est à l’origine de la crise environnementale que les conséquences du mode de développement industriel. Ainsi, la perspective écologique dans son acception néomalthusienne devient compatible avec celle du modernisme en aménagement, notamment en matière de planification régionale (le problème étant censé résider dans la concentration des activités humaines sur des territoires restreints, en particulier urbains). Cette perspective permet même de dédouaner l’aménagement moderniste de sa responsabilité fondamentale dans la crise environnementale. L’action aménagiste peut alors assumer le fait que le progrès et le développement économique dont elle est le bras armé sont inséparables des problèmes environnementaux qu’ils génèrent. Mais la résolution de ces problèmes s’inscrit principalement dans des logiques techniques.

25Étant donné les conditions de cette compatibilité établie entre une sensibilité écologique et cette époque formidablement moderniste et bâtisseuse incarnée par la DATAR, il restait à « inventer » le domaine de l’environnement en tant que politique publique (Charvolin, 1997). L’élément déclencheur en fut la lettre de commande du Premier ministre Chaban-Delmas à la DATAR, qui allait aboutir un an plus tard aux « 100 mesures pour l’environnement », puis à la création du ministère de l’Environnement en 1971. En effet, dans l’après-1968, Chaban-Delmas prépare son programme de la « nouvelle société » et il a l’intuition que les problèmes environnementaux peuvent être une cause de refus de la société actuelle par la jeunesse, même de façon inconsciente. Pour les chargés de cette mission à la DATAR (en particulier Serge Antoine), le tropisme vers les États-Unis était important parce qu’il incarnait la modernité, mais une modernité où la question environnementale était en train de s’imposer comme un enjeu à la fois politique, académique et de société. Ce pays servit ainsi de sources d’inspiration et de légitimation, car en France le décalage entre cette commande politique et les attentes de la société civile était important. Un autre décalage existait dans le monde académique où, contrairement à ce qui se passait aux États-Unis, la réflexion dominante sur la « production de l’espace », d’inspiration marxiste, concevait difficilement que l’environnement puisse être autre chose qu’un faux-semblant, destiné à cacher les « vrais enjeux » (c’est-à-dire les rapports de classe). Or, la géographie universitaire française aurait pu proposer une réflexion originale sur les rapports entre pensée aménagiste, production des territoires et pensée écologique. En effet, intéressée par l’étude des relations société-milieu, elle avait produit des courants de pensée articulant anthropisation et entropisation du milieu face aux effets pervers de la modernité. Mais elle était alors entrée en crise, se détournant de l’importance des milieux, déchirée par des orientations épistémologiques antagoniques entre un point de vue marxiste et une conception géométrique ou topologique de l’espace, et bridée par le refus d’aborder l’écocide ou plus généralement la question écologique sous un angle vraiment politique (Chartier & Rodary, 2016 ; Rodary, 2003 ; Ropivia, 2007).

26On comprend donc que S. Antoine et son équipe aient procédé de façon empirique, à partir d’un réseau de proximité de hauts fonctionnaires, passionnés de modernité et de protection de la nature, plutôt qu’en s’inspirant d’une réflexion scientifique et académique qui peinait à se constituer (Theys, 1998). Les « 100 mesures pour l’environnement » mirent donc l’accent sur la capacité à produire des solutions visibles et efficaces à court terme et gérables institutionnellement. Tout cela déboucha sur la création d’un ministère de l’Environnement.

L’affirmation de la question environnementale

27Toujours en prenant le cas français comme point de repère d’autant plus intéressant qu’y est créé le premier ministère consacré à l’environnement en Europe, on constate que dans les années 1970 se mettent en place des politiques d’environnement qui demeurent fragiles et peu ancrées territorialement. Le ministère de l’Environnement en France fut récipiendaire des compétences qui n’étaient pas fortement défendues par les autres. Alors que la lettre de mission de Chaban-Delmas stipulait qu’il s’agissait de produire un programme d’action propre à assurer une plus grande maîtrise de l’environnement dans le cadre de l’aménagement du territoire, cette dernière compétence, comme celle de l’urbanisme, échappa au nouveau ministère de l’Environnement. De plus, il ne possédait pas de relais territoriaux et restait sans grande autorité réglementaire ni moyens financiers. Ce « ministère de l’impossible » – selon celui qui fut le premier ministre français de l’Environnement, Robert Poujade (Poujade, 1975) – ne pouvait que minorer les problèmes environnementaux encore peu visibles et dont la manifestation allait parfois être retardée, ou ceux pour lesquels l’efficacité des solutions ne pouvait être apportée que sur le long terme (comme la dégradation des paysages, l’amiante, le stockage des déchets nucléaires, etc.). Par conséquent, même si, en principe, la politique publique de l’environnement pouvait être de nature à faire interagir les pensées aménagiste et écologique, sa mise en application en diminua la possibilité.

28C’est toutefois durant ces années 1970 et 1980 que parurent quelques ouvrages qui ont progressivement nourri et marqué la pensée écologique : de Arne Næss en 1973 à Ulrich Beck en 1986, en passant par Hans Jonas en 1979 (Beck, 2001 [1986] ; Jonas, 1990 [1979] ; Næss, 2007 [1973]). En France, notamment, a émergé tout un mouvement de recherches inspirées d’Ivan Illich, développé en particulier par Jean-Pierre Dupuy (Dupuy & Dumouchel, 1983) et popularisé par Edgar Morin (1977). La question de l’autonomie et le paradigme de l’auto-organisation étaient au centre de la réflexion. Bien que ne s’y limitant pas, ils constituaient néanmoins une réflexion fondamentale sur les effets pervers du modernisme (en matière de santé, transports, modèle industriel, etc.) et sur la portée de la pensée écologique ainsi conçue. Or, ce mouvement scientifique et intellectuel, d’une grande richesse pour la pensée aménagiste, ne fut pratiquement pas exploité, à quelques exceptions près (Barel, 1973, 1979 ; Castoriadis, 1975 ; Marié, 1989 ; Passet, 1979).

29Pourtant, durant ces deux décennies, la pensée aménagiste s’est progressivement ouverte à la réflexion écologique. Les efforts faits, souvent à base cartographique, pour tenir compte des contraintes écologiques dans l’aménagement du paysage ont suscité un intérêt manifeste, mais ils ont eu tendance à se focaliser sur les caractéristiques biophysiques dans la détermination de l’affectation des sols (Dansereau, 2002 [1985]  ; Falque, 1998 ; Jurdant, Bélair, Gérardin & Ducruc, 1977 ; McHarg, 1980 [1969] ; Steiner & Brooks, 1981 ; Tarlet, 1984). De fait, le principal moteur de l’ouverture ne fut ni les politiques de l’environnement, ni la réflexion écologique ; il survint là où l’on pensait que le croisement serait inoffensif du point de vue de l’aménagement : dans les procédures pratiques de prise en compte de l’environnement en aménagement (Domon, Gariépy & Bouchard, 1987). Afin de dépasser les blocages liés aux groupes de pression et aux protestations portant sur les enjeux écologiques, l’aménagement a cherché à incorporer à son approche divers dispositifs favorisant la démocratie participative, comme l’enquête publique, les conférences de citoyens et autres instruments de concertation (Berdoulay & Soubeyran, 1996 ; Bourg & Boy, 2005 ; Mermet & Berlan-Darqué, 2009 ; Salles, 2006 ; Sénécal, 2016b). C’est donc « par la petite porte » que l’environnement a fait son entrée dans la pensée aménagiste, au point qu’il va servir à légitimer les projets. Là encore, le cas français est emblématique de ce rapprochement induit entre pensées aménagiste et écologique.

30La loi de juillet 1976 instaure l’obligation d’études d’impact sur l’environnement dans la conduite des projets d’aménagement. La portée de cette ouverture à la réflexion écologique fut amplifiée par un triple phénomène : une crise de la pensée planificatrice, une mobilisation de la société civile face à des catastrophes écologiques (nucléaire civil, accidents industriels, marées noires, amiante) et la perception de la crise environnementale comme cause, symptôme et conséquence de celle de la pensée aménagiste. Cette loi de 1976 était certes une concession faite aux mouvements écologistes, en particulier à leurs résistances de plus en plus fermes et mobilisatrices face aux projets d’installations nucléaires civiles. Toutefois, l’obligation de l’étude d’impact sur l’environnement apparut comme une réelle nouveauté accompagnant l’évolution de la pensée écologique elle-même. Il ne s’agissait plus de compenser des opérations de développement du territoire par celles, plus exceptionnelles et marginales, de conservation, considérées comme des concessions minimales, mais plutôt de proposer une conduite de projet où développement et protection sont pensés ensemble et vus comme non contradictoires.

31Cependant, d’un autre côté, l’obligation d’études d’impact pouvait apparaître comme un leurre. La prise en compte de l’environnement avait été conçue de façon périphérique, intervenant à la toute fin de la conduite de projet, sans rapport avec la conception même de celui-ci et la définition de son intérêt général. Elle se greffait sur une enquête publique dont la logique et la place correspondaient au besoin de régler les problèmes éventuels d’expropriation, ce qui réduisait à peu de choses la prise en compte du milieu local et la possibilité de questionner l’intérêt général. Au fond, l’obligation d’études d’impact sur l’environnement pouvait apparaître non seulement comme un leurre, mais aussi comme un piège pour la pensée écologique : une façon de détruire la valeur de la participation et de l’environnement comme mesure de l’appréciation du projet par le public.

32Et pourtant, c’est bien la nouveauté de l’obligation d’études d’impact, plaquée sur une conduite de projet en aménagement (pourtant censée la rendre inoffensive), qui provoqua une trajectoire inattendue de la prise en compte de l’environnement en aménagement. C’est en effet ce mixte instable qui servit de cadre aux contestations majeures des grands projets d’aménagement (autoroutes, TGV, etc.), provoquant non seulement la remise en cause des projets mais aussi celle de leur cadre même (par exemple, la loi Bouchardeau de 1983 sur la démocratisation des enquêtes publiques ; voir Melé, Larrue & Rosemberg, 2003). Se trouvent alors progressivement élargies la définition même de l’environnement (identifié progressivement à ce qui peut légitimer une remise en cause du projet par le milieu d’accueil), mais aussi celle de l’intérêt général qui s’ouvre au niveau local, avec des critères donnant prise à la sensibilité écologique et, en même temps, avec la possibilité de fonder une décision locale sur des universaux (comme la diversité du vivant). Se trouve également progressivement élargi et questionné le cercle de ce qui donne sens à l’action aménagiste. À l’aval, comment considérer la question des conséquences non intentionnelles de l’action, et avec quel public ? À l’amont, c’est la source de sens et de légitimation de l’action qui est questionnée, passant du projet au programme et aux politiques. De sorte qu’à la question « Savons-nous ce que nous faisons ? », l’aménageur confronté à la question environnementale n’est plus sûr de pouvoir répondre, sauf peut-être en s’ouvrant à la pensée écologique.

33Or, jusqu’à la fin des années 1980, cette ouverture est fondamentalement freinée par au moins deux éléments : d’une part, la pensée aménagiste dominante longtemps incarnée par la DATAR s’arc-boute sur une perspective moderniste de la prise en compte de l’environnement (dans la trajectoire de la conférence de Stockholm de 1972, la science, la technique et la rationalité instrumentale faisant partie des solutions et non des problèmes) ; d’autre part, la préoccupation pour l’incertitude, voire l’ignorance sur les conséquences redoutées, prend de l’ampleur en s’inscrivant essentiellement dans des controverses environnementales liées souvent à des projets d’infrastructure (lignes à très haute tension, projets autoroutiers, tunnels, lignes de TGV, etc. ; voir Berdoulay & Soubeyran, 1996 ; Soubeyran, 2007). Dans ce cas, l’incertitude sert à déstabiliser l’adversaire dont les rhétoriques sont restées celles de l’intransigeance et de la certitude, alors que déjà à cette époque elle pouvait être une catégorie structurante des conditions de la connaissance et de l’action (Ravetz, 1992), ce sur quoi nous allons revenir.

34En somme, ces années 1970 et 1980, bornées symboliquement par les Sommets de la Terre de Stockholm (1972) et de Rio de Janeiro (1992), voient la question environnementale percoler et interroger de plus en plus fortement la pensée et l’action aménagistes, sans que pour autant le modernisme en aménagement offre d’alternative paradigmatique qui puisse accueillir la pensée écologique et donc une approche renouvelée de l’adaptation.

L’avènement et l’essoufflement du développement durable

35L’avènement du développement durable, tel que consacré lors du Sommet de Rio en 1992, va changer la donne. Il va permettre de réduire les difficultés de montée en généralité évoquées plus haut. Le fait qu’il soit vu en aménagement comme un nouveau paradigme de l’action – « une nouvelle vision du monde qui nous oblige à concevoir autrement l’aménagement du territoire » (p. 1 de la version préliminaire en 1998 de l’exposé des motifs de la Loi d’orientation et d’aménagement durable du territoire, dite loi Voynet) – rend possible des retournements, sans pour autant se substituer à la précédente perspective des rapports entre développement et environnement. Au contraire, il lève en partie les difficultés de montée en généralité auxquelles elle se confrontait. Ainsi se trouve acté le fait qu’on est désormais moins confronté à l’impact des sociétés sur la nature qu’à l’impact de la nature sur les sociétés. La nature monte en généralité puisque c’est à partir d’elle qu’il est possible de juger de la qualité du développement. L’environnement peut être d’abord vu comme question sociale et non exclusivement biophysique (Boyer, Herzlich & Maresca, 2001). Alors que les années 1980 avaient vu la fragilisation des conditions de la planification, le développement durable relégitime la prise en compte du long terme et la volonté de s’y tenir. C’est donc un autre retournement depuis les années 1970 : prospective et modèle de la nature ne sont plus vus comme contradictoires. Autre retournement encore, le Sommet de Rio de Janeiro en 1992, contrairement à celui de Stockholm en 1972, reconnaît que le progrès scientifique et technique fait autant partie du problème que de la solution (ONU, 1972, Principes 14 et 18 ; ONU, 1992, Principe 15)1. De même, l’incertitude change de statut. Elle devient une donnée structurante associée à une épistémologie nouvelle de l’action (comme dans le principe de précaution) et de la connaissance. Du coup, la fragilisation du sens de l’action aménagiste peut être interprétée comme celle de l’épistémologie qui la fondait, pendant que se dessinait une alternative possible. De plus, le développement durable reconnaît l’importance de la participation, du principe de subsidiarité et de l’adhésion des populations locales comme conditions d’efficacité des politiques menées en son nom. Tous ces retournements s’effectuaient dans un questionnement sur les limites du modèle de développement industriel, où l’enjeu paraissait non plus la montée en généralité de revendications environnementales mais plutôt la descente en spécificité d’une action programmatique planétaire. La perspective écologique semblait pouvoir y trouver sa place.

36Il ne faut pas oublier la nouveauté que représenta la notion de développement durable, et l’espoir qu’elle a suscité au début des années 1990, même si elle fut immédiatement interprétée dans des perspectives contradictoires (du néocolonialisme à l’écodéveloppement). L’espoir résidait essentiellement dans la conviction que tout restait à faire, dans un monde où le scénario du changement climatique paraissait certes mobilisateur mais lointain et surtout évitable. C’est ainsi qu’en France la relance des politiques environnementales et des politiques d’aménagement ont été dynamisées par un effort de prise en compte du développement durable : de la loi Voynet de 1998 aux agendas 21 locaux, en passant par la promotions des écoquartiers, la mise en place de différents dispositifs réglementaires, mais aussi la création d’organismes comme l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) ou encore l’ONERC (Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique).

37Cependant, dans l’ensemble, l’introduction du développement durable a plutôt été jugée sévèrement par la suite, comme si la notion n’avait pas résisté à la mise à l’épreuve de sa territorialisation, quelle qu’en soit l’échelle. L’argument éthique en faveur de plus de justice sociale, qui assurait la cohérence du développement durable, se lézardait face à la persistance ou résurgence de problèmes tels que les inégalités socio-environnementales. De même, les quelques nouveautés conceptuelles, comme le principe de précaution, censées guider l’action en contexte d’incertitude, allaient se faire recycler dans les rhétoriques de l’intransigeance à l’œuvre dans les controverses environnementales. Enfin, au plan général, il ne faut pas oublier que le développement durable avait surgi en France dans un contexte de relance de la planification, stimulé par le projet européen en plein essor. Or, cette concordance des temps allait progressivement disparaître du fait de la pénétration en profondeur de l’idéologie néolibérale, des processus de mondialisation et de l’essoufflement du dessein européen.

38Au fond, le discrédit de la notion de développement durable en aménagement place l’action aménagiste face au double risque de soit plaquer sur elle une rhétorique vidée de son contenu novateur, mais permettant d’ignorer d’autres préoccupations environnementales, soit, à l’inverse, s’attaquer techniquement à la réduction de problèmes environnementaux qui relèvent de la rhétorique du développement durable (en particulier le changement climatique), diminuant ainsi sa capacité à incarner une alternative nécessaire et critique du modernisme. Dans l’un et l’autre cas, l’aménagement perd le contact avec la pensée écologique.

Le sécuritaire : une menace ?

39Le contexte récent a fortement évolué. La question du changement climatique est montée en puissance, associée à sa dramatisation. Les inerties de tout ordre, les relatifs échecs des conférences internationales, les difficultés, malgré les efforts déployés, à mettre en place des politiques de développement durable du territoire, font que la lutte contre le changement climatique est ressentie comme un échec, même si la COP 21 et l’accord de Paris ont redonné quelque espoir. Il n’est plus exclu que les perspectives d’augmentation de la température moyenne, qui paraissaient presque inconcevables dans les années 1980 (jusqu’à 4 °C) soient désormais possibles. Et ce qui devient inconcevable, ce sont les conséquences redoutées et la possibilité d’y faire face. En quittant la société du risque pour entrer dans celle de la menace (Papaux, 2013) ou de l’incertitude radicale (Chalas, 2004), des formules telles que « il faut désormais s’attendre à l’inattendu » ou « penser à l’impensable » sont de plus en plus utilisées dans ce cadre et à prendre au sérieux. Elles renvoient précisément à Herman Kahn et à sa théorie sur la dissuasion nucléaire, mais sans que l’on puisse miser sur une réaction rationnelle de l’« adversaire » pour éviter la catastrophe (Kahn, 1962). Cette situation rend ainsi urgent l’appel à la pensée écologique et à son croisement avec la pensée aménagiste, d’autant plus que cette dernière se trouve dans l’obligation de penser l’adaptation des territoires au changement climatique.

40Et là se dessinent trois types de réponse aux difficultés épistémologiques d’une pensée aménagiste dans une société de la menace et de la catastrophe. Les deux premiers types consistent à les éviter, soit à l’échelle locale (en favorisant des expériences d’initiatives citoyennes), soit à l’échelle globale (en misant sur la géoingénierie). Ces deux types de réponse sont évidemment très différents : aux expériences d’une pensée écologique en action répond une pensée moderniste en aménagement où semble s’exprimer l’hubris à son plus haut niveau. Soit, troisième type de réponse, on accepte que le changement climatique, et plus globalement la société de la menace, renvoient à la nécessité de repenser une discipline de l’action en surmontant les difficultés épistémologiques soulevées ci-dessus. Mais alors, comment relever un tel défi où ces difficultés semblent condamner toute possibilité de concevoir une pensée aménagiste ?

41C’est dans ce contexte que la pensée aménagiste s’est concentrée depuis quelques années sur une notion proche de celle de l’adaptation : la résilience. On comprend son intérêt : incarner une réponse à la catastrophe. Nous y reviendrons plusieurs fois. Pour l’instant, notons que les discussions ont en général relevé son intérêt théorique pour l’aménagement, mais qu’elles s’interrogent beaucoup sur son opérationnalité. Or, quand nous nous étions penchés il y a quelques années sur la façon dont les grandes catastrophes naturelles avaient stimulé la recherche sur l’adaptation sous l’angle de la résilience, nous avions remarqué un fait qui peut étonner à première vue, à savoir que la présentation du rapport de février 2006 du gouvernement fédéral américain intitulé The federal response to hurricane Katrina (la réponse fédérale à l’ouragan Katrina) était signée par Frances F. Townsend, le conseiller du président américain à la sécurité intérieure et au contre-terrorisme (White House, 2006). Qu’aurait donc à voir l’adaptation au changement climatique avec le contre-terrorisme ? La réponse logique est que ce cadrage renvoie à la résilience pour affronter les difficultés théoriques soulevées plus haut : si la prévision devient impossible, comment la rendre inutile, et si l’intention initiale ne peut plus donner le sens de l’action, comment la rendre elle aussi inutile ? Mais cette résolution pose au contre-terrorisme, et donc aussi à l’action aménagiste qui s’en inspire, un ensemble de problèmes politiques et éthiques redoutables. Au fond, dans la société contemporaine, deux menaces se dessinent et traversent l’imaginaire aménagiste (le terrorisme et le changement climatique) sans que l’on se rende compte que déjà la première pourrait être en voie de cadrer la seconde. Nous devrons donc revenir sur ce phénomène, mais il faut d’abord voir qu’il est tout pénétré d’une préoccupation incontournable de l’aménagement : l’incertitude.

L’incertitude omniprésente

42Le risque et les catastrophes, quoique préoccupations anciennes, notamment dans la population en général, posent un défi majeur à la pensée aménagiste contemporaine sous l’angle de l’incertitude. En effet, il peut sembler à première vue que planifier corresponde à une stratégie de réduction d’incertitude, maximisant les probabilités d’obtenir des effets attendus. À ce titre, planifier une adaptation fait référence aux risques encourus par la population, et donc à l’incertitude dont l’aménagement cherche à réduire l’impact. La problématique de l’adaptation rejoint bien celle de l’attitude à prendre face à l’incertitude et, en ce sens, elle relance ce que la question environnementale avait déjà installé comme préoccupation majeure. Mais il faut toutefois se rendre compte que le champ de l’exposition au risque ne peut recouvrir entièrement celui de l’adaptation : l’incertitude ne se loge pas seulement dans les données environnementales, car l’enjeu qu’elle représente traverse tout le champ de la démarche aménagiste. Une prise de recul historique sur la pensée aménagiste permet de s’en rendre compte.

43En effet, même si elle s’est beaucoup focalisée sur la maîtrise des conséquences de l’action, la pensée aménagiste ne peut pour autant s’y réduire, à tout le moins se résumer à la seule volonté d’éliminer la surprise. À force de stéréotyper l’histoire de la pensée aménagiste moderne qui a inspiré l’action depuis près d’un siècle, à l’homogénéiser en somme, on en vient à ne plus reconnaître la place que l’incertitude y a occupée. C’est précisément le pas qu’il ne faut pas franchir. L’incertitude y est au contraire tout à fait présente, et ce, sous trois formes.

44Premièrement, l’incertitude constitue une condition de l’action planificatrice. En effet, si celle-ci est conçue comme une activité de réduction d’incertitude, cela suppose que cette dernière existe, et persiste. Pour l’aménageur, il en est ainsi non à cause de lui, qui se voit triomphant, assumant le projet moderne, pensant que le « plan » est l’anti-hasard (Massé, 1965, p. 113), mais parce que la société, avec son volontarisme et ses innovations, est toujours en mouvement, toujours productrice de ruptures et donc d’incertitude. La question environnementale, sous couvert des risques naturels et de la vulnérabilité des populations, a évidemment constitué une source renouvelée d’incertitude que l’aménageur cherche à réduire.

45Deuxièmement, l’incertitude se manifeste comme mode de représentation de la crise de la planification, qui a surgi dès les années 1960 avec la remise en question du modèle « rationnel » de planification (comprehensive planning), ou aménagement « frontal », et de son assise dans les certitudes scientifiques et techniques du professionnel (Friedmann, 1971 ; Marié, 1989). Doutant de leur légitimité scientifique et institutionnelle, prenant acte de problèmes nouveaux (dont l’environnement) qui ne pouvaient plus être appréhendés au moyen des solutions déjà existantes, les planificateurs ou aménageurs à la recherche d’un paradigme salvateur ont privilégié les études de terrain et magnifié les vertus du bricolage (Churchman, 1978 ; Soubeyran, 1986, 1988). S’est ainsi instauré tout un bloc rhétorique entre incertitude, rupture et homogénéisation du passé. Par exemple, en faisant prendre conscience de l’émergence de métiers « flous » dans les sphères de l’action publique en matière d’environnement, d’aménagement et de développement local, Gilles Jeannot montre l’indétermination, la confusion dans la manière de définir le contenu de l’action publique (Jeannot, 2005). En contrepoint, il rappelle à juste titre que la nouvelle forme d’action publique se déploie « dans le creux laissé par d’autres modèles autrefois dominants » (Jeannot, 2005, p. 4). Mais, à peu près vingt ans auparavant, le numéro de Peuples méditerranéens consacré aux « urbanistes dans le doute », prenait acte de la confusion qui règne en matière de pensée urbanistique, manifestant « une crise du regard redoublant la crise des dispositifs économiques et sociaux… Rien ne le manifeste mieux que de voir s’installer de l’indécision et des hésitations, des questions sans réponse sur des champs où pendant longtemps a régné l’assurance d’une pensée technocratique certaine de maîtriser les conditions de l’ajustement entre une forme urbanistique et un paradigme dominant » (Péraldi, 1988, p. 3). Ces flottements dans le discours des opérateurs étaient aussi le signe d’expérimentations nouvelles rompant avec les prétentions universalisantes d’une pensée technocratique, militant pour un « retour à un pragmatisme expérimental, avec ses doutes et ses incertitudes » (Péraldi, 1988, p. 3). Or, ce bloc rhétorique crise-incertitude-homogénéisation du passé perdure du fait que, pour la pensée aménagiste classique, la résorption d’une crise se fait par réduction de l’incertitude (Soubeyran, 1988). C’est pourquoi le modèle rationnel de la planification, quoique reconnu en crise, résiste encore, comme si les vagues de nouveautés aménagistes n’arrivaient pas à éroder suffisamment le roc de la planification moderniste. Or, il est bien évident qu’un cadre de pensée différent – bien sûr étayé politiquement et institutionnellement – positionnerait autrement le rapport du savoir professionnel « normal » à l’incertitude.

46Cela correspond à la troisième forme d’incertitude qui est décelable au sein de la pensée aménagiste, et qui revient à chercher à intégrer le doute radical dans la démarche même du professionnel. En fait, la question, sans qu’il soit fait d’ailleurs référence explicite à l’adaptation, intéresse depuis longtemps les sciences (théorie de la décision en contexte d’incertitude, théorie de l’information et statistiques bayésiennes), mais aussi, entre autres, l’éthique (la prudence) et bien sûr la planification. Or, rappelons-le, il est commun de penser que l’action aménagiste, pétrie de volontarisme, consiste dans la réduction d’incertitude, dans sa capacité à fabriquer un environnement relativement prédictible, et donc à se centrer sur l’élimination de la surprise et sur la possibilité de croire aux effets attendus de l’action. S’il est possible que l’on soit là en présence d’un invariant de la pensée planificatrice, cela n’interdit pas pour autant de le mettre en question. De ce point de vue, le doute radical, l’incertitude radicale, consistent à contester cet invariant plutôt qu’à en constater les difficultés d’opérationnalisation (Rudolf, 1998). Un tel questionnement, correspondant à une « désillusion de la certitude2 » (comme souligné par Christensen, 1999), peut paraître aujourd’hui inédit en aménagement. Or, il ne l’est pas. Sans avoir à remonter aux sources de la pensée aménagiste, il suffit de remarquer qu’il a accompagné les insatisfactions liées à la mise en place de la « planification rationnelle ». Nous y reviendrons, mais signalons dès maintenant que cette mise en doute s’est appuyée autant sur une épistémologie pragmatiste que sur l’étude des pratiques du professionnel dans l’action. Dans cette perspective, l’horizon de l’action planificatrice n’est plus centré sur la réduction d’incertitude, mais sur l’action en contexte de surprise et d’ignorance. C’est à cette situation relativement inédite, ou du moins contredisant la vision classique de la planification, que nous nous attacherons dans les chapitres suivants. C’est d’autant plus nécessaire que le contexte nous y invite : rappelons qu’en passant actuellement d’une société du risque, où l’on cherche à réduire l’incertitude, à une société de la menace, où règne une incertitude radicale, on ne peut échapper en aménagement à cette préoccupation.

47De fait, le retour actuel de l’intérêt pour l’adaptation en aménagement fait irruption dans ce contexte d’incertitude générale (climatique, bien sûr, mais aussi sociale, culturelle, économique et politique), fortement associée aux sentiments de crise ou de menace. Or, il n’y a là rien d’évident pour l’action aménagiste : si s’adapter peut se comprendre comme un ajustement à une situation donnée, comment s’adapter à une situation à venir qu’on ne connaît pas ? Plusieurs options se présentent.

48De façon classique, face à un problème de planification qui est bien souvent reconnu unique par le planificateur, tout le métier de ce dernier consiste à savoir de quelle manière il peut utiliser sa palette de moyens pour le résoudre. En prenant acte de l’écart entre la singularité du problème et l’éventail des méthodes à sa disposition, une adaptation efficace apparaît moins comme la réduction d’un écart que comme sa reconnaissance. Cet écart que l’on ne peut maîtriser totalement, on l’appelle alors de l’incertitude. Celle-ci apparaît donc consubstantielle à l’adaptation et peut se décliner grosso modo selon deux modalités : technique et politique. Ces deux incertitudes sont d’ailleurs en général liées l’une à l’autre, mais pas forcément : une solution technique peut s’avérer inaudible pour le « client » et, réciproquement, une solution absurde techniquement peut se voir imposée parce que politiquement adaptée.

49Mais il se peut aussi que le métier (ou l’art) de l’aménageur échoue dans cet effort d’adaptation entre standardisation des méthodes et unicité du problème, c’est-à-dire que le problème perdure sans que l’on ait trouvé comment le reformuler pour le traiter. L’incertitude n’est plus alors un écart, mais une incapacité à nommer et traiter un problème. C’est un aveu d’ignorance sur ce qui arrive.

50Enfin, l’incertitude peut se loger dans les conséquences (que l’on préfère ignorer ou que l’on est incapable d’apprécier), souvent non intentionnelles, d’une solution que l’on juge adaptée pour le « client ». L’incertitude recouvre alors une ignorance de ce que l’on provoque au-delà de l’efficacité affichée.

51Les problèmes auxquels l’aménageur est confronté face à l’injonction de l’adaptation au changement climatique ne viennent pas en rupture des situations à l’instant évoquées, même si des notions comme celles de risques et dangers, menaces ou catastrophes viennent en préciser la spécificité. Ainsi, l’adaptation, plus qu’on ne le pressentait, est au cœur du métier de planificateur, et l’incertitude ne vient nullement la contrarier. Elle sert même au planificateur à faire montre de son métier.

52L’incertitude, si caractéristique des situations nouvelles provoquées par le changement climatique, n’est donc pas forcément un vecteur de crise de la pensée planificatrice face à la question de l’adaptation. L’incertitude n’est pas nécessairement, pour la pensée planificatrice, inaudible ou triviale. Mais, parce qu’elle peut être présente, comme nous venons de le voir, sous de multiples formes, il faut tenir compte de la façon dont elle a été saisie pour apprécier comment, par elle, l’adaptation au changement climatique a pu, ou peut, modifier la pensée planificatrice.

***

53En somme, si l’adaptation semble avoir du mal à pénétrer la pensée aménagiste (et les pratiques qui en découlent), c’est que celle-ci n’a pas réussi à bien s’arrimer à la pensée écologique qui la légitime, ni à clarifier son rapport à l’incertitude. Pour avancer, il faut approfondir le fond scientifique qui a discuté de l’intérêt de la notion d’adaptation au sein de la pensée d’inspiration écologique, et voir comment ce fond a interagi avec les conceptions aménagistes qui s’affirmaient à la même époque. Quelles ont été les raisons et les modalités du recours (ou du rejet) de la notion ? Un retour sur l’histoire des idées permet de répondre, en portant une attention toute particulière au champ des préoccupations géographiques qui se trouve précisément aux confins des pensées écologique et aménagiste.