La mémoire d’une forme « occupation »

1Que reste-t-il de la forme « occupation », après cette période très récente qui a vu naître un contre-mouvement jugé satisfaisant pour ceux qui défendent une politique de l’environnement ? Les circonstances actuelles de l’Anthropocène semblent donner raison aux occupants de l’actuelle zone, dont les projets sont compatibles avec un projet gouvernemental et rendent visibles un affect écologique. La zone d’expérimentation solidaire en cours à NDDL1 et à laquelle adhèrent l’État, les riverains et les agriculteurs qui ne sont pas prêts à renoncer au cadre légal mais à le réformer, prend la voie consensuelle de la « transition écologique » ou d’une politique écologique localisée. La néo-zad, proche de l’« utopie réelle » décrite par Olin Wright2, permet de rendre tangibles des enjeux, comme le ralentissement de l’usage de la terre, les méthodes manuelles, la présence de restaurants. Elle rend possible des « marges de manœuvre comme la débrouille et le bricolage » (Des habitant-e-s de la zad, paysan-ne-s…, 2019). Au terme d’une lutte quadridécennale, elle permet donc d’« atterrir » en politique (Latour, 2017) sur un sol partagé et commun. Cette stabilisation s’est effectuée au détriment d’une forme politique communale. Elle a cependant des principes et a supposé un accord inespéré pour une organisation commune des terres, se traduisant en 2019 par des dispositifs comme « Terres en commun » et « Zad en vie ». Ceux-ci permettent de transformer une occupation en un espace écologiquement gouvernable, voire en un nouveau régime de gouvernementalité3. Naturellement, les occupants ayant quitté le lieu ne sont pas engagés en faveur de ce scénario au cours duquel l’authenticité s’est disputée avec la stratégie. Pour que s’impose un maintien dans les lieux, il a fallu en effet que d’autres pensent de façon exigeante le rapport non pas entre lieu naturel et institutions de l’aménagement d’un aéroport, mais entre milieu et organisation sociale, un agencement complexe entre autodéfense et construction de formes de vie, que certains présentent déjà de façon nostalgique comme révolues.

2Pour arriver à ce point, il a fallu un socle irréductible, celui de la « première zad », affirmant, aux côtés ou en parallèle des habitants historiques, une puissance des attachements, mais détachés de tout encadrement. Pour produire cette forme « occupation », il fallait se réclamer de l’ingouvernable, se désencastrer de l’État, mettre en avant la communalité avant l’esprit du lieu, penser une portée politique des communes. C’est cette sociologie d’une autonomie perceptible dans la « première zad », et en train d’écrire sa propre trajectoire, qui est à prendre en compte dans une sociologie des expérimentations politiques. La zad originelle et en partie détruite représentait un imaginaire de rupture radicale voire révolutionnaire, qui semble avoir été converti en nécessité ou en réalisme politique dans la temporalité politique la plus récente. C’est ce processus réflexif qu’il s’est agi de traduire conceptuellement pour en montrer les cadres intellectuels et pratiques, susceptibles de témoigner d’une histoire modeste.

Devenir écologiquement gouvernable ou demeurer ingouvernable

3Au final, l’histoire d’une forme « occupation » comme outillage conceptuel aura été celle d’une tension critique résolue par le réalisme des uns au détriment de l’irréductibilité. La tension entre réalisme et irréductibilité se manifeste, au-delà du cas de la zad, dans le devenir d’autres formes « occupation ». Elle s’apparente à une opposition entre critique en extériorité, que nous avons explicitée comme se rapprochant de la dissociation de tout modèle capitaliste et gouvernemental, ­ dont les anarchistes révolutionnaires seraient porteurs, et critique en intériorité. Cette dernière peut s’exprimer aisément dans les îlots alternatifs qui croissent à l’intérieur de la démocratie et du capitalisme. Autrement dit, la première polarité signifie que seul le régime d’un « communisme » ou « communalisme4 » permet de construire un champ politique autonome, séparé des institutions étatiques et de l’économie néolibérale, un « hors-monde » assumant la rupture avec le système industriel et les utopies capitalistes. La seconde, qui a cours sous nos yeux, voit la forme « occupation » se transformer au profit de sa longévité à travers une série de gestes réalistes et stratégiques, parmi lesquels la recherche de complémentarité avec les voisinages et de règles. La critique de l’acquisition, au cœur des grammaires de l’anarchisme autonome, perd de sa centralité au profit d’un régime de composition des biens, d’un projet alternatif qui, selon ses détracteurs, dégrade l’idée de commune, c’est-à-dire d’une véritable autonomie. Il a le mérite de favoriser un type de commun concret et réaliste sous forme de partenariat entre habitants, agriculteurs, interlocuteurs de l’administration, évitant à ce jour toute prédation et tout retour d’agriculteurs expulsés, pressés de reprendre un butin.

4La matrice actuelle inspire en retour une blessure symbolique pour ceux qui voulaient maintenir des fragments sans logique d’intégration, opaques et révélateurs des potentialités de coexistence, ou une simple configuration des attachements faisant eux-mêmes lieu ou milieu. Mais la blessure implique déjà une refragmentation des mondes de la part de ceux qui se nomment déjà « anciens combattants », « archéologues », « perdants », et qui relancent ailleurs le grand mouvement des associations réticulaires. C’est ce que rappellent les occupants de l’ancienne zad lorsqu’ils déclarent : « Nous ne voulons pas vivre dans les ruines de la zad, ni dans les ruines du capitalisme. » Cependant, ces deux options consistant dans un cas à rallier un projet agricole et dans l’autre à ouvrir ailleurs d’autres fronts offensifs permettent dans chaque cas de faire lieu, c’est-à-dire d’affirmer une puissance des attachements au moins territoriaux, avec des alliances à géométrie variable, plus ou moins configurantes de modes d’être et d’un « devenir zad ».

Pour une sociologie pragmatique des humanités environnementales

5Une expérimentation comme celle de la zad offre des potentialités pour la connaissance en sciences sociales à partir de la seule observation des pratiques et des formes de vie. Celles-ci mettent en évidence la nécessité d’aborder un régime de la politique autrement qu’à travers une « sociologisation du politique5 » en entrant dans une pensée par cas. Celle-ci est nécessaire à l’heure où des exigences écologiques, démocratiques, se font jour.

6D’un point de vue scientifique et conceptuel, qu’a signifié un tel mouvement ? Il est rare qu’une expérience appelle autant de réflexions, de relecture de la nature et de la modernité, comme en témoignent les nombreux écrits dédiés depuis cette période à la zad. L’un d’entre eux s’intitule Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD (Lindgaard, 2018). Initié conjointement par le monde des sciences sociales et par des militants, il affirme que la ZAD est vivante sous nos yeux, et qu’il suffit d’en reconnaître le dispositif ou l’agencement entre des conventions humaines, écologiques et naturelles. La position de ce recueil tient globalement à l’organisation de l’expérience collective, dans un maillage indifférencié de non-humains et d’humains. Au point que celle-ci est une évidence, les « zadistes » entrant dans l’ordre des savoirs et des ontologies multiples à l’ère de l’Anthropocène, sans que des particularités sociales ou politiques puissent être différenciées. On sait en effet que la célébration des ontologies et de la vulnérabilité terrestre est au cœur d’un nouveau régime théorique des études environnementales, désireux de rompre avec tout modèle explicatif, dualiste et sociologique6. Cette célébration a le mérite de valoriser l’environnement et les productions non humaines. Mais nous touchons aux limites du paradigme de l’anthropologie quand elle promeut la non-différenciation des êtres sociaux et de la nature, en contournant ce par quoi une zone d’expérience arrive. Celle-ci est constituée de désirs hétérogènes, intègre des éléments sociaux, et seule une enquête parvient à montrer l’objectivation des acteurs et la lecture qu’ils ont du réel, tout comme leur tentative de composition de mondes communs7, qu’il s’agisse de la « zad », de l’« ex-zad » ou de la « contre-zad ». Faire parler l’expérience de la zad n’équivaut pas à faire parler « les zadistes », tous réunis sous le même vocable, mais leur puissance désirante, différenciée de l’est à l’ouest de la zone.

7Pour rendre compte de cette expérimentation, il a fallu effectuer une opération essentielle. Il s’agissait de rendre compte de la puissance de cadrage effectué par des acteurs, ce cadrage n’étant ni aléatoire, ni « naturel », mais patiemment construit pour ce qui concerne le stade de l’expérience de la première autonomie. Passons sur ce que nous avons laissé de côté : la dureté des échanges, les limites de la description tenant au refus de toute objectivation des acteurs, l’indescriptible de scènes situées, familières, dépassant le gros grain de l’analyse. La zad, dans sa forme maintenue jusqu’en 2018 tout comme dans sa forme actuelle, est une critique des deux piliers qui ont constitué les sociétés occidentales : d’une part la Nature chosifiée ou objectivée par la rationalité, d’autre part l’activité économique devenue projet sociétal. Par conséquent, l’histoire d’une forme « occupation » est d’abord une synthèse intellectuelle de différents courants allant de l’anarchisme à la wilderness et aux utopies, des relations à la nature, elles-mêmes dépendant de visions sociales et économiques. Elle suppose d’avoir à disposition les outils de la philosophie, de la théorie critique, propres à décrire les conditions d’aliénation ou d’émancipation. Elle suppose de défaire, au moins au stade méthodologique, une théorie de l’action, les fils entremêlés qui lient politique, milieux vivants, critique, afin d’éviter toute errance idéologique. Mais si un appareil conceptuel est nécessaire, car il permet de saisir des héritages politiques, des règles de vie, ce type d’expérience fait voler en éclat les oppositions classiques entre théorie et empirie, constructivisme et réalisme. C’est d’une révolution axiologique de la science sociale dont il s’agit, qui tient à la nature des données collectées, et qui impose de réfléchir à une sociologie praticable, au sens où elle ne cherche aucune idéalisation.

8Le social, dans une expérience de ce genre, correspond à l’idée que l’on se fait de la sociologie, incluant des grammaires, des règles de fonctionnement social et un art du conflit, autant de dénominateurs communs d’un travail sociologique. Mais celui-ci impose d’opter pour le pragmatisme sociologique, qui correspond à deux nécessités.

9La première raison est d’exclure une connaissance prédéterminée des catégories du social, dans la mesure où, comme dans d’autres situations, là où la critique est forte, les acteurs sont en avance sur les sociologues. Comprendre un monde qui s’invente revient donc à dépasser les outils d’objectivation mobilisés en routine par les sociologues pour basculer dans l’inconnu, ce qui nécessite un travail ambulatoire et fragmentaire. En proposant une grille de lecture pragmatique, il est possible d’éviter la tentation naturaliste et l’aplanissement des niveaux et des acteurs au seul profit de « dame nature » ou d’une lutte contre l’aéroport ­ sans son monde. Loin d’opposer une dimension visuelle, psychologique et objective, le pragmatisme comme théorie de l’action permet que soient réunis deux éléments : un processus critique et un appareillage cognitif qui aident les acteurs à s’orienter. L’action qui en découle n’est ni l’alerte ni la mobilisation, mais le repli offensif et la prise critique.

10En ce sens, l’approche esquissée dans cet ouvrage peut effectivement se réclamer du pragmatisme si celui-ci permet un « empirisme radical », au sens où des idées réelles se traduisent par un agir, ou même des états psychologiques proches de l’éblouissement, si l’on prend certains collectifs « authentiques ». Car, au sein des occupations de milieux, l’immanence côtoie sans discontinuer la stratégie, le dialogue avec la force de la tactique, mais tout cela reste imprévisible, correspondant en cela à un empirisme radical8. La conscience de la puissance de vie et la persévérance dans l’action sont l’aboutissement de formes de vie qui consistent à créer des mondes propres, fractaux, mais reconnaissables et habitables. Il faut donc regarder ce moment autonome comme celui de la parole errante et de la conquête de nouveaux désirs. Ses acteurs cherchent à créer à partir de leur vagabondage un langage nouveau et indiciaire, non pas visible mais repérable à partir des multiples pratiques reliées les unes avec les autres9. À l’image du régime d’action de l’exploration10, toute recherche d’expériences résonne par rapport à d’autres, est configurée par un ensemble de signes à travers lesquels les intéressés se reconnaissent. L’exploration est aussi un basculement psychologique et émotionnel11 que permettent l’aventure et la puissance du geste, qu’il s’agisse de l’appropriation d’espaces, d’objets, de rythmes de vie et de l’attention.

11En ce sens, il est rare qu’un milieu où enquêtent les sociologues produise autant de savoirs sans que ceux-ci soient à appuyer sur une approche explicative, déterministe ou englobante. Mais la présence de dispositifs modaux et les rapports d’interdépendance, tout comme l’horizon émancipateur, font que ces programmes politiques ne peuvent être assimilés à une stricte « performance12 » ou à une contre-culture écologique. Il est utile ici de se rappeler que l’autonomie est susceptible de déconstruire patiemment les systèmes symboliques qui l’entourent : l’histoire politique, les mouvements politiques et sociaux, les cultures visuelles. Car, contrairement aux récits subalternes, minoritaires, rebelles ou discordants, bien mis en valeur par la sociologie politique allant de Scott à Thompson (2015), l’autonomie, même chargée des signes de la reproduction sociale13, ne raconte pas une histoire en négatif du système dominant. N’ayant rien à démontrer à l’extérieur, ni en termes de controverses, ni en termes de positions ontologiques, la dimension politique et sociologique affleure au premier plan, renvoyant au second plan, où s’effectue la redescription du monde.

12La seconde nécessité de recourir au pragmatisme réside dans sa vocation critique, que la sociologie française des épreuves14 a permis d’éclairer. Celle-ci rend compte des articulations de différents langages, ordinaire et métacritique, assimilés par les acteurs. La notion de « geste critique » que nous avons développée est un exemple de cette métacritique ordinaire. Car, pour être théorique, il est également pragmatique, le geste, y compris celui de désœuvrer, appartenant au régime de l’action. D’une certaine manière, c’est ce qu’évoque également la notion de praxis, voire de poesis, dans la mesure où cette grammaire devient paradoxalement une stratégie, sinon une finalité.

13On ne pourrait d’ailleurs se contenter d’une analyse qui ferait d’une occupation un élément de plus dans l’histoire des luttes environnementales – la thématique de l’environnement n’y pesant d’ailleurs que de façon mineure et tardive. L’autonomie, même fragile et éphémère, y écrit sa propre histoire, et celle-ci ne peut du reste être dissociée de l’histoire de la pensée sociologique, elle-même en cours d’écriture.

14Depuis les années 1970, le langage de l’auto-institution semblait révolu. Mais le projet inachevé et que nous avons tenté de saisir est celui de la capacité des sociétés ou des communautés à autodéfinir leurs normes d’existence, à se reconcevoir elles-mêmes, ce qui explique leur faible degré d’extériorité et de conciliation avec d’autres « mondes ». Il s’agit sans doute d’une nuance avec l’autonomie pionnière, structurale, comme celle de Castoriadis, moins géographique et moins pratique que l’actuelle. Car l’idée générale de l’autonomie était celle de la sortie des structures hiérarchiques par leur dévoilement, associée à la construction de nouvelles règles. L’autonomie s’entendait comme un rapport d’altérité, ou en tout cas une interaction, ­ par laquelle les autres sont présents, cette interaction étant susceptible de modifier les institutions sociales et la société instituée.

15C’est une différence avec la fragile autonomie telle que nous l’avons examinée, dans son irréductibilité, et au sein de laquelle les êtres cherchent à définir leur propre existence. Le rapport social est contenu à l’intérieur d’un groupe affinitaire ou se donne à lire comme rapport de force quand il entre en contact avec l’extérieur (« eux »), sans chercher à modifier ce qui est institué dans ce dehors.

16L’ancienne zad n’avait-elle pas comme visée la « commune », voire des « levées de communes », préférées à toute assemblée représentative et participative, de peur de voir revenir le risque d’entités constituées ? Est-ce sur ce point que l’on peut lui reprocher son échec, dans la mesure où l’affinitaire définit le collectif sans extérieur, ni même sans bord, dans le repli de sa propre expérimentation ? Cette hypothèse est plausible dans la mesure où, dans le régime que nous avons étudié, ­ l’auto-institution d’une occupation demeure volontairement aux marges de la société déjà instituée. Un mouvement d’occupation comme celui de la zad n’est pas destiné à contaminer la société qui l’entoure, ni les différentes brèches ouvertes par l’écologie ou la marchandise verte15. Cependant, une prophylaxie sur la base d’alliances existe par le biais des territoires et montre que des confrontations et donc des échanges ont eu lieu avec les voisinages ou l’« extérieur ».

17Émerge alors une question que des auteurs comme Gorz et Illich avaient placée au cœur de leur réflexion : celle de la place faite à l’environnement comme résultant de la critique de la marchandise, sans que celle-ci débouche sur un projet sociétal. La forme « occupation » réinstalle profondément cette interrogation sur la défense des milieux de vie de l’écologie de proximité, et à ce titre pourrait être comparée aux modèles, eux aussi peu éprouvés, des communes vertes de Bookchin ou de l’anarchisme de Proudhon. Au sein de ces deux références, des lieux s’autoproduisent entre eux, sans retour à la terre ou au conservatisme, mais comme point d’ancrage de la praxis.

18Il faudrait cependant prendre en compte l’apparition d’un affect climatique comme la projection plus ou moins avouée d’un plan politique, non pas seulement pour les occupants et de leurs soutiens, mais pour des acteurs pour qui le spiritualisme ou la théorie de l’effondrement sont présents. Si le réchauffement climatique donne lieu à de nouveaux mouvements écologistes, il suscite aussi la formation de passerelles entre militants catastrophistes et autonomes. Dans ce type d’approche, les collectifs mêlent sans doute plus que d’autres le langage de l’autarcie et de l’antiautoritarisme, dans la mesure où une écologie radicale n’a de sens que parce qu’elle permet d’appuyer la dénonciation des rapports de genre et de classe.

19Du point de vue de l’histoire, concevoir un monde autonome ne vise pas seulement à une authenticité écologique que d’autres mouvements se réapproprient16, mais à un engagement dans la déconstruction des rapports sociaux, qui était à la base de l’autonomie pionnière. Mais ce qui diffère d’elle est en fin de compte l’inscription temporelle d’une finalité révolutionnaire, dont n’était pas dépourvu le projet de Castoriadis, et l’idée que l’époque moderne ou postmoderne est révolue. Cela va implicitement de pair avec une autre idée : l’autonomie n’est rien d’autre qu’une autotransformation et un appareillage de formes de vie dans le régime du présent. Elle incite à sortir des mythologies sur la violence illimitée des acteurs et, historiquement, à ne pas retourner aux années de plomb.

Modéliser le régime politique de l’autonomie : vers un régime de la localité ou de l’irréductibilité ?

20« Label ZAD et autres sornettes » (2015) était un texte issu de l’occupation et tendait à faire figurer des principes concernant la non-labellisation d’une « zad » et sa non-généricité. Partons de cette idée pour la retraduire sociologiquement. On l’aura compris, une sociologie de l’autonomie et de l’ancienne zad ne peut être que située, fragmentaire, visant à la désidentification des êtres aux catégories, y compris celles des luttes politiques. Elle surgit par l’événement et par l’opportunité. Et ne peut être apprivoisée par le nouvel esprit du capitalisme comme idéal sociétal ou comme fourmillement d’initiatives. Elle suppose enfin de savoir si elle est compatible avec une nouvelle politique locale (Latour, 2017) à la lisière entre local et utopie.

21Objectiver la réalité en demeurant inappropriable, maintenir la coconstruction de fragments sans logique d’intégration et penser leur rapprochement par la seule force désirante semble être une des logiques à venir, voire celle d’un « devenir zad ». Les visées sont celles de la refragmentation (Rafanell i Orra, 2018)17 des mondes ou des luttes, quand celles-ci dessinent trop nettement les contours d’une unité de résistance ou territoriale, y compris quand des sols, des bocages, sont menacés. Qu’on prenne à la lettre cette vision et on retrouvera celle des communs éparpillés dans les ruines du capitalisme (Tsing, 2015). Cette expression entend désigner ces communs latents, disséminés partout, à l’« état de bourgeonnement », bouillonnants de possibilités non réalisées et insaisissables. Elle suppose un art de l’observation. Comme l’écrit Tsing, les tentatives pour transformer les communs en politique traduisent un courage digne d’éloges, mais elles ne captureront pas l’effervescence propre aux communs latents. Les communs latents s’insinuent dans les interstices de la loi : ils se forment par le biais de l’infraction, par infection, par faute d’attention. Cette image, à contresens de toute professionnalisation de la politique des communs, contribue à creuser le sillage d’une inventivité politique et du vagabondage. Celle-ci contribue à son tour à créer des zones désirables, sans que ce désir puisse être l’objet de nouvelles emprises illimitées.