1Cette partie traite de l’occupation comme d’une structure objective, saisissable de l’extérieur et dont les articulations avec les « acteurs » exogènes sont descriptibles. À NDDL, la séquence de régularisation qui se déroule au printemps 2018 après l’abandon du projet d’aéroport est riche d’enseignements, autant sur la fragilité des forces internes que sur la robustesse des épreuves d’État concourant à l’ébranlement de l’autonomie dans son hétérogénéité.

2D’une part, l’espace-temps de la régularisation est un moment critique par lequel le pouvoir, confronté à une effervescence, réaffirme le cadre institutionnel et l’État de droit. Les évictions, procédures judiciaires et évacuations, puis les propositions d’un cadre concerté de régularisation de l’occupation, sont la traduction juridique de ce moment chaud1 à travers lequel l’État veut éloigner une incertitude radicale – non pas celle liée à des revendications d’agriculteurs soucieux de retrouver leurs terres, mais celle liée au « désordre » anarchiste –, d’autant que les forces autonomes ne cessent de croître2. C’est sous la forme d’un test qu’il faut lire les propositions faites par l’État aux « zadistes », qui sont d’offrir la régularisation aux personnes acceptant de rentrer individuellement dans la conformité et dans un cadre environnemental, avec des projets agricoles ou alimentaires étiquetés conformes à l’écologie.

3D’autre part, ce moment contient également des controverses intérieures portant sur l’ethos autonome et son régime d’action. Il importe de rappeler en effet la nature du problème soulevé par l’intervention de l’État lorsqu’il offre une régularisation aux occupants en échange de leur mise en conformité. L’autonomie n’a qu’un lien mineur avec la démocratie représentative ou participative. Elle récuse les compromis avec les organisations syndicales, y compris de la « gauche paysanne ou civile », tout comme avec la majeure partie des institutions de l’État. Elle doit cependant se confronter aux conjonctures politiques, parmi lesquelles figurent les décisions propres à l’exercice de la démocratie, et se doit d’interagir avec des mouvements extérieurs, comme les soutiens et riverains. Les décisions ou interventions politiques et policières qui ont lieu sur NDDL depuis l’abandon du projet d’aéroport, en 2017, sont donc éclairantes. En effet, elles cristallisent les divergences entre différents pôles collaboratifs, appelés « compositionnistes » à NDDL, partisans d’une négociation avec les « différentes composantes des luttes », et ceux refusant tout compromis avec l’extérieur et toute médiation dans la réflexion sur le devenir des occupations. En d’autres termes, si des divergences internes apparaissent, c’est avant tout à cause de différences de positionnement par rapport à la légalité et la normalisation, ce qui peut être résumé par le dilemme « faire le jeu de l’État ou s’en défaire », c’est-à-dire prendre position collectivement ou se désolidariser.

4Si la robustesse d’une communauté se lit dans ses manières d’affronter et de surmonter les crises (Dobry, 1986), et de se souder dans le cadre d’une praxis3 individuelle sans cesse actualisée, l’évolution d’occupation de NDDL, et dans une moindre mesure celle de Bure, sont soumises à des épreuves doubles. L’« épreuve de vérité » (Boltanski, 2009) est celle par laquelle la communauté va devoir éprouver sa robustesse vis-à-vis de l’État soucieux de voir disparaître de tels dispositifs « de non-droit », générateurs d’incertitude, et par conséquent de réaffirmer sa légitimité. Les occupations doivent alors faire la démonstration de la résistance et de l’autodéfense qui ont permis en premier lieu que des individus se soient agrégés et solidarisés. L’« épreuve de réalité », quant à elle, réside non pas seulement dans les justifications à maintenir la forme « occupation », mais dans la façon dont les protagonistes seront en mesure d’en maintenir la configuration initiale ou au contraire de « s’adapter », ou encore de faire semblant de s’adapter. Cette dernière option implique que l’affect collectif peut se transformer devant l’intérêt à faire évoluer la lutte.

5La zad de NDDL est à cet égard une figure émergente, dont le devenir suppose de sortir de son ambivalence pour affronter l’extérieur. Tant que l’action politique au sein des occupations faisait valoir des justifications défensives et offensives, les nœuds de conflictualité portaient sur les « règles » minimales de fonctionnement, le rapport aux riverains, la résistance aux structures de pouvoir et l’auto-organisation. Mais, dès lors que l’horizon de la « normalisation » pointe avec le retrait du projet d’aéroport, des contradictions et des points de rupture apparaissent, qui tiennent au « monde commun » possible ou désirable. Par-dessus tout, le devenir d’une occupation rend brûlante la discussion sur la redistribution des ressources foncières envisagée par l’État et les partenaires de la lutte, entre ceux qui veulent se libérer définitivement des structures « oppressives » du pouvoir et ceux qui, par efficacité, plaident pour une composition et une alliance avec l’extérieur, au risque d’être accusés de dégrader les principes politiques et révolutionnaires dont les premiers sont les porteurs.

6Traversé par différentes lignes de tension et différentes expressions politiques, un régime d’action peut également être rapproché d’un espace social, avec un réseau de positions où s’interpénètrent sens pratique, prises de position et stratégies, rendant visible le sens politique des différents groupes. L’idée maîtresse de cette partie de l’ouvrage est de rendre compte à la fois de l’incertitude radicale que représente l’« anarchisme » pour l’État et des conflits intérieurs engendrés par le retrait du projet d’aéroport, rendant instable l’écosystème humain différencié de l’est à l’ouest de la zone.

7Les épreuves liées à la phase de régularisation de NDDL impliquent, pour les acteurs autonomes, d’opérer la rematérialisation (Pellizzoni & Ylönen, 2012) de la critique ou de la « résistance » selon trois modalités, qui sont autant de sources de frictions. La première suppose de rehausser le niveau de critique radicale attendue de la part d’un bloc autonome ou antiautoritaire, en affirmant le refus de tout interventionnisme et de tout démantèlement de l’occupation. La seconde prend la forme d’une dissimulation (« faire semblant d’accepter les propositions de l’État ») ou d’un calcul, en invoquant un principe supérieur, celui de la sauvegarde de la zone, forme emblématique de l’autonomie. La troisième est la conformation, c’est-à-dire l’acceptation d’un compromis, les acteurs devenant plus politiques, à l’image de ceux qui participent aux comités de coordination4.

8Dénonciation, stratégie, composition : la période tatillonnante de l’« après-zad », une fois l’abandon du projet d’aéroport annoncé, se traduit par une logique de coopération, des agencements ou l’existence de zones de friction entre différents mondes agricoles « citoyennistes » et « activistes ». Elle permet de s’interroger sur la robustesse des luttes et des régimes d’occupation face à des projets institutionnels, y compris lorsque ceux-ci évoquent une politique écologique. Enfin, « faire durer » une occupation peut relever d’une contradiction majeure que les protagonistes doivent affronter, car toute consolidation suppose d’accepter de s’inscrire au sein d’une réalité historique, qui heurte l’insurrection permanente.

L’autonomie dans le contexte d’une lutte environnementale : la forme « occupation » saisie par le dehors

9Dans le décor d’une forme « occupation », il existe des militants, des riverains et des paysans qui sont insérés dans les contraintes productives et marchandes, et qui adhèrent aux structures de la vie démocratique et de la vie en société. À NDDL, une poignée de terres sont encore cultivées et habitées par des « historiques », qui cohabitent ou s’articulent avec une nébuleuse de collectifs. C’est aussi le cas à Bure, où l’occupation s’est greffée sur un projet d’enfouissement des déchets radioactifs et où les occupants (les « hiboux ») sont en lien avec un réseau de militants antinucléaires très installés. Dans ces occupations, les riverains instaurent avec les occupants une relation solidaire, dans la mesure où les engagements de chacun des groupes ne peuvent être réduits à leurs intérêts propres. Mais le rapport à la transformation sociale diffère d’un paysan en lutte à un occupant lié aux franges que nous avons décrites. C’est bien l’absence d’un sens commun de la critique qui pèse sur deux types d’acteurs internes et externes, développant de part et d’autre des impératifs différents de justification sur leur combat. D’un côté, une constante des collectifs autonomes, anarchistes et révolutionnaires est la difficulté de penser stratégiquement les luttes avec d’autres catégories que les leurs. De leur côté, les agriculteurs et les militants se limitent aux objectifs de voir un projet d’infrastructure (aéroport, mais aussi site d’enfouissement) abandonné5. Cependant, un point rapproche les deux types d’acteurs : leur attachement commun à la terre et aux milieux de vie. Celui-ci est composé de moments de félicité, d’apprentissage commun, dans les périodes de lutte ou de rassemblements, mais également de rupture, dans la mesure où certaines convictions politiques ne sont pas partagées concernant le devenir « commun ». Ce point doit être examiné : quel est le type de désir ou de vision que partagent agriculteurs et occupants ?

« L’écologie » : commensurabilité des biens et proximité sociale entre paysans et autonomes

10Malgré l’hétérogénéité des acteurs, il existe un point de convergence, qui consiste à défendre un bocage ou un maquis où sont déposés des attachements. Cela se traduit par un régime d’engagement commun, qui repose sur un principe supérieur : la maintenance de la terre et la préservation des milieux définis comme un bien en soi6. À NDDL, ce point semble évident : l’attachement au proche s’éprouve dans les actes quotidiens ; il est partagé par des parties que tout oppose par ailleurs. L’incertitude créée par le projet d’aéroport a permis de voir, à partir de l’attachement et de la mise en valeur d’un environnement menacé, une « commensurabilité des biens dans le régime du proche », pour reprendre le vocabulaire de Thévenot (1994). Pour les agriculteurs « historiques », en effet, le mouvement d’occupation à l’initiative d’acteurs extérieurs a confirmé leur attachement à la terre et au territoire de proximité. Il a offert l’avantage de mettre en lumière une controverse sur un projet inutile, qui aurait dû relever de la démocratie directe et de la discussion citoyenne dont se passent les autonomes. Pour ces derniers, une occupation est une épreuve de force7, la défense d’une zone menacée impliquant une présence physique et non pas une distance argumentative par rapport à une situation. Malgré l’écart politique entre autonomes et comités de soutiens ou agriculteurs, on peut parler d’une valuation8, au sens où les personnes apprécient un bien et déposent des attachements. Le terme peut résumer le rapport émotionnel, physique, éprouvé par différentes factions, allant des paysans aux autonomes.

11Concrètement, les biens cultivés par des acteurs disparates permettent de mettre en commun des techniques agricoles, de construction, de réparation de matériel, et les protagonistes partagent des techniques de résistance allant de la défense des barricades ou des chemins à l’enchaînement de tracteurs convoyés lors des moments phare, à l’installation des buvettes dans les grands moments, à l’apport de nourriture et de vêtements, ou encore à l’aide au débroussaillage. Lorsqu’ils sont amenés à s’exposer dans l’espace public et médiatique et aux moments « chauds » de la lutte collective, tous les locuteurs, qu’il s’agisse des agriculteurs ou des occupants les plus influents, utilisent le même langage, justifient la lutte par rapport à une grandeur supérieure : en l’occurrence, la défense du bocage. Le langage partagé de l’authenticité, de la « lutte contre le béton », permet de délivrer des messages entrecroisés de la corésistance à destination des tiers (médias ou politiques)9, comme l’inutilité d’un projet d’infrastructure, le souci de préservation des milieux, le déficit de démocratie et l’absence de légitimité des décisions. Ce régime d’engagement, qui permet de mettre en équivalence des perceptions et des modes de faire en vue de la défense d’un bocage, a cependant une portée limitée, dans la mesure où il bute sur des divergences. L’une d’entre elles, soulignée dans la partie précédente, concerne la place donnée à la mécanisation. À NDDL et dans sa partie orientale, les conflits de voisinage sont nombreux avec les agriculteurs « signataires », vus comme des « collaborateurs de Vinci » et comme porteurs d’une agriculture technique et normée. Comme on l’a vu, les disputes concernent le foulage des zones ou la pollution des tracteurs. Les tensions entre les deux parties s’apaisent habituellement par des accords de proximité ou une routinisation des échanges.

Alliances, engagements ou attachements : du caractère prolixe des luttes environnementales

12Au sein d’une résistance commune contre un grand projet comme celui de l’aéroport de NDDL, les intérêts entre occupants et agriculteurs divergent, mais la cohabitation est maintenue. Il peut exister une « mise en équivalence » des « engagements dans le proche10 » à partir d’un concernement commun. L’agriculture apparaît ici comme passerelle relationnelle entre les occupants engagés dans la reprise de terres et les paysans historiques et militants. Ils se retrouvent dans le refus du contrôle des terres par les organismes paysans (chambre d’agriculture, syndicats), tout comme dans la critique d’une conception étroite de la propriété. Ajoutons que bon nombre de paysans-militants, à l’image des membres de Copain, se vivent comme les courroies de transmission générationnelle de la lutte contre l’aéroport, engagée depuis 50 ans11, sans pour autant blâmer les agriculteurs ayant vendu leurs biens par « usure », suite aux pressions. Ils se considèrent comme des paysans indépendants, travaillant la terre selon l’image des « bécheux » révolutionnaires, humanistes soucieux de sociabilité et de bien commun12. Enfin, dans ce qui rapproche agriculteurs militants et autonomes, on trouve également une critique commune de la société industrielle au profit d’une réhabilitation de l’artisanat comme activité humaine et éclairée (Sennett, 2010)13. Elle s’accompagne d’une détestation de la « bureaucratie », incarnée par les contrôles vétérinaires ou sanitaires, tout comme de l’agriculteur rationnel mû par des intérêts capitalistes14.

13Ce rejet des institutions « managériales » caractérise également l’opposition citoyenne, civile et écologique au projet d’aéroport de NDDL, de même qu’à celui d’enfouissement des déchets à Bure, et reflète une « contradiction herméneutique » (Boltanski, 2009) des institutions de pouvoir. Comment croire à la parole de magistrats, enquêteurs et bureaux d’études s’exprimant au nom d’un mandat politique, d’une expertise ou d’une autorité, mais soupçonnés d’agir « en sous-main » pour des intérêts particuliers (une société d’aménagement, par exemple) et d’être en connivence personnelle ou professionnelle avec le pouvoir ? Il existe à cet égard une suspicion vis-à-vis des délégataires institutionnels partagée par les collectifs de paysans et les collectifs occupants. Celle-ci renvoie aux dispositions sociales, voire à une hystérésis consistant à donner la priorité à l’échange direct, interpersonnel. Dans les deux mondes sociaux dont il est question, anarchistes et paysans, le jugement en situation prime sur la verticalité de la structure ou sur le recours à la technocratie, sur la place accordée aux porte-parolats ou aux corps intermédiaires.

14Les collectifs riverains de NDDL n’ont pas de mal à reconnaître leur gratitude vis-à-vis des occupants jusqu’au stade de l’abandon du projet d’aéroport. Sans eux, « il y aurait la première pierre », expriment les représentants d’Acipa, pour qui la « violence vient du concessionnaire », et pour qui la « zad est en légitime défense », les slogans intérieurs et externes étant complémentaires. Les collectifs paysans et les occupants peuvent vouer une admiration pour l’engagement dans le « concret » de jeunes sur la zad, « qui protègent les terres15 ». Cette confiance réciproque est significative d’un engagement dans le territoire, mais ne veut pas dire qu’elle permet des alliances définitives ou un champ social délimitant la lutte environnementale de NDDL. « Les jeunes sont prêts à travailler : ils entretiennent, repartent », note un porte-parole de l’Acipa (NDDL), où sont régulièrement conviés les « éléments dynamiques16 ».

15D’autre part, certains occupants entretiennent des relations avec les agriculteurs politisés, dont les trajectoires éducatives et politiques ne sont pas si éloignées. Le capital savant repérable dans les parcours d’ingénieurs, d’architectes et de forestiers se combine volontiers avec un capital patrimonial propre aux paysans historiques, dans la mesure où ceux-ci connaissent parfaitement le territoire. Des proximités sociales avec le milieu ouvrier sont également communes chez les occupants, sans que cela donne lieu à des alliances objectives. Là encore, le rapport des milieux autonomes aux milieux salariés ne décrit pas les mêmes visions, ni les mêmes engagements. Les syndicalistes perçoivent les « zadistes » comme des jeunes qui vivent hors du monde et refusent la lutte, et les « zadistes » considèrent les syndicalistes comme des productivistes soumis à des bureaucraties. Cependant, des circulations entre ces mondes sont établies à l’échelle individuelle, et furtivement à l’échelle de la résistance. C’est le cas du soutien des cégétistes de Nantes-Atlantique à la ZAD, avec pour effet des visites et des relations ponctuelles dans le cadre des assemblées du mouvement. Ce rapprochement éphémère appartient au langage politique et met en avant un ethos résistant, voire de « classe », qui consiste à entretenir des arguments sur la domination, la violence symbolique de l’État, la mondialisation, mettant en scène l’emploi d’un vocabulaire des luttes. Il sera d’ailleurs possible d’entrevoir des ressemblances entre l’habitus militant et l’ethos autonome, au cours d’actions situées comme les rassemblements contre la loi Travail et pour la défense de la ZAD, les syndicalistes partageant avec les autonomes la pratique des blocages et des piquets de grève, ainsi qu’une hexis corporelle propre aux militants17.

16Au-delà des attachements partagés, il peut exister une solidarité du milieu paysan18, avec des mondes sociaux vastes qui ont été incorporés par l’autonomie, comme les réfugiés, les apatrides ou les personnes privées d’habitation. On peut citer la solidarité qui s’exprime vis-à-vis de ces derniers, à travers les cantines et l’envoi de nourriture. Elle tient à la mise en équivalence possible des modes de vie entre migrants d’origine rurale et paysans, ces derniers pouvant se joindre aux manifestations ou aux convois pour la défense des migrants de Calais. La commensurabilité des luttes apparaît dans ce qui suit :

« Nous, on était des méchants Français opposés à M. Ayrault19. On avait le regard bienveillant des Français qui passaient. » [Les Iraniens de Calais, eux, se demandent si leur lutte est écoutée, même entendue. Voilà aussi pourquoi la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est là,]20 « pour que le mouvement prenne de l’ampleur. Charge à nous de nous mettre en quatre pour que cette action dérange les gens qu’elle vise. Ils fustigent ce monde de violence et de mépris qu’on laisse se mettre en place. »
(Entretien d’un agriculteur « historique » – Richard, 2016)

17Pour autant, toute commensurabilité trouve des limites dès lors que certains principes ne peuvent être mis en équivalence. Cela concerne le rapport à la loi et à la violence, dans la mesure où les soutiens, les riverains et les agriculteurs sont étiquetés comme « citoyennistes », c’est-à-dire inscrits dans une structure des rapports sociaux et politiques basée sur l’application de l’État de droit et la démocratie participative :

« On n’est pas contre l’État mais on a besoin d’autres formes de démocratie. »
(Notes de terrain, agriculteur en lutte, septembre 2015)

18Pragmatiquement parlant, cette formule d’un agriculteur signifie que la résistance paysanne contre un projet d’aéroport n’est pas destinée à fissurer le système, comme dans le régime d’action autonome, mais à atteindre les objectifs ciblés. À l’inverse, le retour à la légalité est un horizon redouté par les acteurs autonomes, quand il n’est pas combattu.

19Concrètement, une corésistance est parsemée d’anicroches, de petits conflits que les collectifs comme l’Acipa se sont efforcés de réguler, voire de pacifier. L’emploi de la violence comme langage métacritique est largement désapprouvé par les comités de soutien et les agriculteurs, comme en témoignent leurs condamnations du vandalisme et du sabotage. Saboter, entraver un convoi, abîmer les voitures de journalistes ou dégrader un bien public sont jugés sévèrement par les agriculteurs dont les répertoires d’action demeurent les chaînes de solidarité, la responsabilité individuelle, le dialogue comme point d’ancrage à une action de mobilisation large. En revanche, l’illégalité voire la ruse sont tolérées dans le cadre de la résistance en situation, comme le non-respect de l’interdiction de convoyer des tracteurs pour soutenir l’occupation ou le blocage de l’entrée d’un juge, qui renvoient aux répertoires militants et paysans. Dans le même sens, les banquets conviviaux, lucratifs, autant de répertoires rappelant eux aussi le militantisme, sont soutenus par les agriculteurs. Le pacte noué entre autonomes et agriculteurs n’a pas été démenti durant toute la période d’occupation, comme l’ont rappelé à différentes reprises les porte-parole des associations anti-aéroport21. Une forme « occupation » contient ainsi pour des agriculteurs une valeur propédeutique, d’apprentissage, voire de « prophylaxie politique dans l’art d’inventer des manières de s’allier en prévision » (Cohen, 2018). Du reste, ces moments de solidarité en public ont été démonstratifs, mis en scène, voire en récit, comme lorsqu’un agriculteur transporte un « gars » de la zad sur son tracteur. Comme l’exprime l’agriculteur concerné :

« On comprend leur radicalité, ils font un travail politique et agricole. […] La qualité de ces gens, c’est beaucoup de temps à parler. […] Ce sont des gens avec des capacités d’organisation exceptionnelles. Ils traient les vaches, cultivent. Avant, on les saluait. On ne les connaissait pas bien, on n’a pas les mêmes façons d’agir, mais on a appris à se connaître. […] Ils nous ont transformés, on discute beaucoup : pas seulement de la lutte, mais du bio, des végans. »
(Entretien, agriculteur, février 2015)22

20En dehors « des moments chauds » liés aux circonstances et permettant d’opérer un rapprochement, les paysans maintiennent une distance, notamment en ce qui concerne les traits culturels, gestuels et alimentaires que l’on trouve en occupation.

21La qualification des occupants-habitants par les agriculteurs dépend des groupes et de leur présentation, comme en témoigne cet occupant :

« Le parasite est celui qui lutte le plus ; mais si tu “passes” bien devant un agri, tu n’t’es pas bourré-e, du coup tu te fais aider. »
(Notes de terrain, janvier 2015)

22Symétriquement, dans cette microsociété, des actes de vandalisme sont considérés comme venant de la part des agriculteurs.

23Au final, il faut prendre acte d’une corésistance comme un ensemble d’agencements solidaires, graduels, variant selon les moments de lutte et selon les buts recherchés et le type d’engagement ou de motivation politique. Ainsi, les composantes extérieures de la lutte, parmi lesquels les riverains, membres ou dirigeants d’Acipa, ou encore les agriculteurs voisins, optent de s’afficher avec certains non pas en fonction des qualifications qu’elles donnent au « commun » ou plus simplement en raison d’une proximité sociale. En choisissant par exemple de s’afficher officiellement et publiquement avec des occupants porteurs des projets ayant trait à l’agriculture hors norme et décroissante, les agriculteurs présents sur la zone ou externes rendent visibles les valeurs solidaires en lesquelles ils croient et s’inscrivent dans la grandeur écologique (Lafaye & Thévenot, 1993). Les fermes productives de NDDL (dans les zones Ouest et Centre), où se concentrent les boulangeries, le groupe « vache », les forges, la tannerie et les coopératives sont en effet celles qui affichent une façade acceptable et bénéfique, où les activités agricoles sont importantes, compatibles avec le projet écologique prôné par « les composantes de la lutte ».

24Cependant, un champ révèle des limites normatives. En l’occurrence, celles-ci concernent les rapports de genre et la politique de non-domination portée en particulier par les féministes, les antispécistes et les queers. Ces enjeux critiques n’attirent pas l’attention des collectifs de soutien agricoles et riverains, dont les représentations sont portées vers la lutte globale, et dont les conduites peuvent encore être empreintes de virilisme. En témoigne le refus de soutenir l’occupation d’une maison par des féministes à NDDL, les motifs officiels évoqués étant l’absence de relation de ces dernières avec les riverains, alors que des motifs sans doute plus politiques ou moraux, ­comme le refus d’afficher un soutien à un « collectif anarchiste féministe radical », sont évoqués par les occupants.

Rendre gouvernable une zone d’autonomie : le retour de l’État et l’épreuve de réalité

25L’histoire courte de la corésistance est à analyser, moins comme une interdépendance que comme une « structure d’opportunité de ressources23 ». Pour les agriculteurs historiques, tout comme pour une partie des nouveaux arrivants, la régularisation apparaît comme une aubaine. C’est en tout cas l’appréciation qui est faite par les occupants critiques par rapport à la possibilité de partenariats avec les « agriculteurs-zadistes » :

« On découvre alors qu’un des paysans historiques de la ZAD, tout heureux de négocier avec l’État la réappropriation de sa ferme et qu’on imaginait positivement perturbé par la capacité des zadistes à bricoler des vies hors de l’État de droit, affirme froidement en assemblée qu’il n’a jamais été contre l’État, qu’il a toujours assumé que sa ferme avait besoin de l’État pour exister… Et l’on découvre que les seuls à avoir fait un pas vers l’autre dans ce travail de composition ne sont donc que ces zadistes négociateurs, qui après 10 ans de composition ont troqué leur costume de black bloc pour trouver une place dans les couloirs de la préfecture. Voilà donc l’âge adulte de la contestation enfin advenu. »
(Collectif d’agriculteur-es contre les normes, 2018)

26On le pressent, la décision d’abandon du projet d’aéroport a été de nature à conforter un discours officiel (c’est-à-dire un « texte public », au sens de James Scott) entre les différentes composantes de la lutte, destiné à renvoyer une image d’unité de la lutte dans l’espace politique et médiatique. Dans les deux dernières années d’anticipation de l’abandon du projet d’aéroport, un discours « commun » entre occupants influents, comités de soutiens, agriculteurs historiques et composantes institutionnelles (chambre d’agriculture, syndicats)24 a exprimé le souhait de voir être véhiculée une vision consensuelle de la « zone », d’un projet en commun susceptible d’influer positivement sur les décisions et l’opinion publique. Cette capacité à rendre acceptable une représentation de la zad a orienté le « texte public » vers les « valeurs » écologiques et de justice. En témoignent la représentation de quelques collectifs dominants médiateurs auprès des organisations agricoles, la création de la Commission de maintien des occupations (CMDO)25 et l’assemblée des usages créée en septembre 2017. Ces commissions pluralistes réunissant toutes « les composantes » et ouvertes sur l’extérieur sont destinées à réfléchir aux scénarios fonciers : délégation de propriété de l’État ou autres hypothèses plus communales. Elles sont animées en très grande partie par des occupants dynamiques et productifs partageant avec les agriculteurs une vision commune de l’agriculture hors normes, de la possibilité d’exploiter sur la base des droits d’usage, du recours aux circuits non marchands.

27L’extrait d’une déclaration écrite, initiée par une partie de la zad, reflète cette tendance réaliste allant dans le sens d’une normalisation :

« Le défi qui se pose maintenant au mouvement de manière brûlante tient à la possibilité d’une gestion collective sur la surface la plus importante possible et de prévenir un risque d’éclatement. Car si la surface de la ZAD se trouvait par trop morcelée, la conséquence pourrait être la fin progressive de la force commune qui bouillonne ici, pour faire place à une somme éparpillée d’individus ou de groupes poursuivant chacun des objectifs propres. On imagine que les plus isolés pourraient être expulsés, et que d’autres seraient acculés à rentrer petit à petit dans les cadres économiques que la ZAD a si bien su faire exploser jusqu’ici. […] ce sont bien sûr les institutions agricoles classiques qui les reprendraient en main. C’est pourquoi dès ce printemps nous devrons continuer à occuper de nouveaux terrains et à y installer des projets à même de rabattre la convoitise des « cumulards » et l’arrogance des gouvernants qui menacent d’expulser des lieux de vie dès le 1^er avril. C’est pourquoi nous avons également l’ambition de faire entrer les terres de la ZAD dans une entité issue du mouvement de lutte. La décision consistant à lui donner une forme légale est l’aboutissement de discussions entre les composantes et l’assemblée. […] Ce choix de se diriger vers une assise légale a été pour beaucoup ici contre-intuitif, remuant au plus profond les prérequis politiques d’une bonne partie des occupants. Il nous a obligés à nous demander sérieusement ce à quoi on tenait. […] Nous sommes bien conscients du fait que toute légalisation comprend bien évidemment des risques de normalisation. »
(CMDO, 2018)

28Bien que le rapport à l’État et à la légalité diffère selon les membres actifs de l’assemblée des usages et du CMDO, l’exigence d’affichage d’une solidarité et d’intérêts politiques partagés entre autonomes et agriculteurs est allée crescendo depuis 2016. Le texte public de la corésistance étant destiné au champ médiatique et aux pouvoirs publics, l’offensive commune paysanne et autonome (pour ceux qui se sont alliés) a consisté à couper court aux images et aux représentations négatives de la « ZAD » et des « zadistes ». La corésistance et le projet d’une néo-zad offrent une image plus acceptable et plus homogène, en raison de la présence des « néoruraux » ou des « arrivants », en gommant du tableau les acteurs les moins conciliants ou les plus irréductibles. Il s’agit de contrer l’image de la violence, de faire surgir de la clandestinité des récits stylisés et convaincants et d’entreprendre un travail médiatique, visuel et politique tenant à la décatégorisation du « zadiste ».

La forme « occupation » sous emprise : le retour d’un régime de gouvernement et les « ennemis intérieurs »

29On le pressent, ce texte public constitue un horizon à partir duquel se joue l’avenir du régime occupationnel et de la zone autonome, celle-ci devant offrir une façade acceptable, charrier des représentations proches de l’utopie des mondes alternatifs. La contre-offensive portée par les occupants « présentables » ou « responsables » s’inscrit dans une démarche visant à couper court aux stéréotypes sur l’occupation, au rang desquels les rumeurs et déclarations négatives de riverains ont une bonne place. Celles-ci sont relayées par les médias, à défaut d’être objectivées. Au rang des « commérages » et du soupçon existe l’accusation selon laquelle les « zadistes » sont violents, ces perceptions étant relayées par une poignée d’opposants (agriculteurs ou riverains), puis reprises par les médias nationaux ou « de préfecture », dans le but d’établir un rapport de force défavorable aux « zadistes26 ». Ce type de dénonciation met en lumière non pas une proximité politico-médiatique, qui définirait un champ, mais des affinités structurales et robustes entre riverains, agriculteurs ou journalistes locaux enclins à décrire les occupations de Bure ou de NDDL comme des foyers de violence. Une seconde accusation répandue dans les voisinages hostiles à l’occupation est celle du vol, allant du larcin dans les supermarchés aux matériaux dans les voisinages, les accusations recoupant ici l’image des gitans et manouches, figures des allogènes et des stigmatisés. Une troisième perception enracinée dans les voisinages est celle de l’illégalité et de la destruction. Comme le déclare un riverain relatant des dégradations de biens à l’entrée d’un village, notamment d’une maison dévastée :

« De toute façon, ils sont doués pour faire tout ce qui est illégal. »
(Notes de terrain, mars 2017)

30Face à ces positions dégradant l’occupant en ennemi intérieur, des riverains sympathisants ont produit à leur tour des contre-récits visant à relégitimer les collectifs, dans le contexte d’une bataille d’images destinée à peser auprès de l’opinion publique et des politiques, notamment dans les périodes cruciales d’éviction. Des rapprochements quotidiens entre voisinages et bases de vie ont donné lieu à des positions publiques par un groupe de riverains dès 2016 (« ZAD de Notre-Dame-des-Landes : des voisins s’expriment », 2016). On pourra encore mentionner d’autres contre-récits ayant trait à la solidarité des voisins, comme la venue en zad pour acheter à prix libre des produits, la participation à l’autodéfense, le soutien de la restauration. Mais le déroulement des événements à NDDL en 2018 montre les contradictions et la fragilité de la solidarité entre habitants, agriculteurs historiques et riverains, tous unis initialement.

31Dès l’annonce de l’abandon du projet, les « coordinations » extérieures et intérieures marquent leur empreinte en vue de redéfinir des principes de fonctionnement de la zone acceptables ou conformes à des pratiques militantes identifiées. L’une des premières interrogations concerne l’emprise organisationnelle au profit de la spontanéité et de la créativité autonome. La seconde concerne l’analyse des rapports sociaux découlant de cette emprise, qui va de pair avec une normalisation.

Ouvrir une route : l’épreuve de vérité

32Le 5 février 2018 qui suit l’annonce de l’abandon du projet d’aéroport marque une date charnière : l’ouverture de la D281, dite « route des chicanes », et l’entrée des forces de l’ordre pour le débroussaillage et la remise en état, acceptées par l’Acipa et plus généralement la coordination des opposants, les collectifs d’agriculteurs et le CMDO, composante interne de représentation et de coordination. La libération de la route 281 puis son nettoyage « sous occupation militaire », selon les détracteurs internes, sont le point de cristallisation de tous les conflits. Décidée en AG du mouvement et au cours de l’Assemblée des usages, demandée de longue date par les différentes composantes de la lutte, la réouverture en 2018 de la route et des barricades par les forces de l’ordre fut le geste pacificateur attendu par les riverains et les comités, auteurs de nombreux plaidoyers en sa faveur (Comités de soutien voisins de la ZAD, 2018). Selon les élus, la route des chicanes, concentrant un grand nombre de barricades, demeurait identifiée à l’univers anarchiste et révolutionnaire. Symétriquement, la route des chicanes a été, durant les deux mois qui ont suivi la décision d’abandon, l’infrastructure sur laquelle les techniques militaires et policières ont été éprouvées27, voire testées dans la perspective d’une répression future de la composante autonome, locale et nationale.

33Ce qui importe ici est la portée symbolique de la « destruction de cabanes28 » entre février et avril 2018, tout comme celle de la route des barricades. Cet ensemble vernaculaire mettait en lumière une architecture de l’occupation articulant techniques de défense et styles de vie à partir d’une multitude d’objets transformés, désactivés de leurs fonctions marchandes. Les barricades relevaient d’un art politique agençant une esthétique ordinaire et un art de la défense propre aux barricadiers, pour qui l’art de la guerre doit rester visible.

34Une première analyse de la raison gouvernementale qui a motivé ces destructions est possible. Celle-ci n’est pas l’effet exclusif du pouvoir d’État, mais de la rationalité portée par un ensemble de forces souhaitant organiser un espace et y définir un régime de gouvernance. Celui-ci doit permettre d’homogénéiser les parties de la zone d’autonomie en supprimant des forces contradictoires et réfractaires aux changements, comme le furent les barricadiers et les habitants de la zone Est ayant tous quitté les lieux à partir de février 2018. Dans une large mesure, si « être ingouvernable » désigne une opposition à toute logique politique, policière et d’encadrement des individus ainsi qu’une phobie de l’État, force est de constater que ce désir d’ingouvernabilité s’est retrouvé pris dans un jeu de normes et de pouvoir.

35L’ouverture de la route des chicanes apparaît, à partir de la suppression des espaces de vie qui la jouxtaient, comme la cicatrice voire le stigmate exprimant non plus le désaccord, mais une faille béante entre les occupants les plus « enragés », par référence aux collectifs antiautoritaires, et les riverains ou les « autres » du CMDO, signataires de conventions d’occupation proposées par l’État. L’épreuve de force avec la gendarmerie et la préfecture masquait, selon les expulsés, la mise en place d’un projet « négocié », à laquelle une partie des occupants étaient préparés pour orienter la nouvelle zone vers un projet plus consensuel et une organisation plus réaliste. C’est en situation, lors de l’épreuve de force, que le brouillage des repères et des valeurs de solidarité au sein des mondes autonomes est apparu, alors que les occupants dont les habitations n’étaient pas menacées étaient peu pressés de défendre les habitats vulnérables des cabanes. C’est aussi dans une phase postérieure que l’effritement des alliances et la désolidarisation ont pu être mesurés. Car ceux qui sont nommés « réformistes » par leurs détracteurs (ou qui ont accepté de « collaborer » avec l’État) sont accusés de s’acclimater avec le système ambiant, incluant le capitalisme vert ou friendly, l’écologie. Ils sont même accusés de se penser comme des « propriétaires » de la zad, au détriment de sa puissance révolutionnaire et subversive. A contrario, les porteurs d’une solution prônant le maintien dans les lieux, et acceptant par conséquent la régularisation d’un certain nombre de bases de vie dénoncent l’intransigeance ou l’inertie contre-productive de ceux qui refusent tout projet d’avenir :

« Devait-on prendre le risque de tout perdre – l’expérience de la ZAD, une défense unie des lieux occupés, un avenir commun avec les autres composantes – pour un symbole ? Nous avons en assemblée décidé que non, sans possibilité pour cette fois de parvenir à un consensus. Certains ont très mal pris cette résolution, et il a fallu de longues discussions, tournant souvent à la franche engueulade, pour finalement démonter les deux cabanes construites sur la route. […] En ce qui nous concerne, nous retenons de cet épisode difficile une démonstration supplémentaire de la volonté de ceux qui ne sont pas occupants de s’engager pour continuer avec nous après l’abandon. Ce n’était pas une évidence à l’heure où l’objectif initial de certains avait été atteint. Ça l’est d’autant moins quand les relations humaines se crispent durement. Mais la continuité de la présence de ces camarades marque, plus que jamais, le désir de futur commun. »
(CMDO, 2018)

36L’hypothèse d’une collaboration et d’une trahison a évidemment une trajectoire complexe, dans la mesure où, pour les porteurs d’une solution négociée avec l’État, le sacrifice d’une partie de la zone tenait compte d’un scénario réaliste, du risque encouru pour toute la zone, au fur et à mesure que les institutions de pouvoir et les organisations extérieures marquaient leur emprise. Le réalisme aux « côtés de camarades comme les associations29 » et l’acceptabilité d’un projet sauvegardé, mais coupé de sa branche la plus authentique (appelée zone des « cabanes ») et de la zone Est, est devenu au fil des mois la marque organisationnelle de l’autonomie sous emprise (voir par exemple « Contre les lèche-bottes et leur monde », 2018). C’est ainsi que des collectifs puissants reprochent à d’autres, passifs ou peu « participatifs », leur incapacité à décider, d’être incontrôlables, d’être un obstacle au déploiement d’une intention politique reposant sur le besoin d’alliance. Inversement, le soupçon du noyautage des différentes assemblées « par des élites de tout bord » est allé croissant pour ceux qui défendaient une auto-organisation de l’occupation, dans la forme qui lui était jusqu’ici dédiée, valorisant la qualité d’échange informel « la réunion des zabs », primant sur l’efficacité de la coordination. Un occupant antiautoritaire exprime encore cette tension interne :

« Sans arrêt depuis 7 ans, illes ont tenté de trouver ces interlocuteurs parmi les occupant-es. Régulièrement, quand ils se rendaient compte que ça ne marchait pas, on avait droit à des coups de pression, des menaces, des dissociations publiques. Les “puissantsˮ pour justifier la place prise disent : “Oups, on n’avait pas vu que vous étiez là. Désolés, ce n’était pas exprès.ˮ Ou bien : “Il fallait le faire, et si vous êtes pas d’accord, c’est juste que ne vous avez pas compris que c’est ce qui est bon pour vous.ˮ Ou enfin : “Bah, aussi, fallait pas vous mettre en travers de notre route.ˮ »
(« Le “mouvementˮ est mort. Vive… la réforme ! », 2018)

37De même, l’importance prise par les médias, les collectifs juridiques et l’organisation hiérarchique entre différentes assemblées, avec différents rôles allant de la « coordination » des occupants et agriculteurs à la « défense » des occupants, au détriment des discussions internes, ont été vues comme des ruptures avec les grammaires intrinsèques à l’autonomie. Ainsi, la présence d’un CMDO regroupant certains des lieux et en faveur d’un projet « commun » a eu pour effet de déposséder de leur puissance de vie les installations les plus autonomes ne parvenant pas jusqu’aux canaux officiels de la coordination. Elle a été critiquée par ces dernières (« la zone Est ») pour avoir unifié les différents lieux de débat interne au profit d’un seul message à destination de l’extérieur.

38Ainsi, l’occupation a effectué un curieux mouvement d’institutionnalisation se traduisant par une officialisation des contacts avec l’extérieur et les alliés médiatiques, au détriment de la conflictualité intrinsèque à l’autonomie, jusqu’à provoquer la rupture avec les occupants rétifs à cette reprise en main. Par-dessus tout, ce type de « collaboration » a été dénoncé comme une forme de mépris social vis-à-vis des authentiques souhaitant sauvegarder la pureté et la sincérité de l’occupation, de ses lieux de vie non productifs, mais également de ses espaces vitaux comme la « réu des zabs ».

Emprises internes et bataille pour « le texte public »

39Un des enjeux à l’issue de la décision d’abandon d’un projet comme l’aéroport est celui de la rationalisation de la prise de décision par « délégation » (Bourdieu, 1984) à des acteurs, pouvant avoir comme effet le sacrifice d’une partie des formes de vie, mais surtout l’apparition d’un contre-mouvement accaparé par des acteurs se présentant comme porte-parole30. Contextuellement, l’importance de l’enjeu (« faire vivre la ZAD ») consiste pour les composantes de la lutte à se présenter comme un front uni devant l’État. Mais cette alliance publique entre occupants « modèles », délégataires et agriculteurs a eu pour effet d’accentuer les tensions avec des occupants peu « négociateurs », orientés non pas vers l’action mais vers l’authenticité. Pour ces derniers, l’avenir se conjugue avec celui de la lutte révolutionnaire ou anarcho-anarchiste, et par conséquent est étanche à toute pression politique31. Les premiers, supposés « stratèges », déploient intrinsèquement une critique certes structurelle de la réalité sociale, mais doublée d’un mode d’agir efficace et réaliste, orienté vers des finalités, organisant et objectivant des accords avec les agriculteurs et les instances légalistes. Représentent-ils un pouvoir sur les autres, c’est-à-dire sur ceux qui s’autodésignent comme les franges ?

40Trois remarques s’imposent. Force est de constater que le paradigme du « réalisme » est appuyé par une large gamme de ressources. Les membres du Comité pour le maintien des occupations (CMDO), qui réunit une trentaine d’occupants, sont en effet ceux qui disposent du capital politique, agricole, tout en étant attentifs à la redistribution et à la dimension collective. Pour autant, d’après leurs détracteurs, ce sous-collectif est assimilé à un club d’intérêt, effectuant des alliances selon les pratiques lobbyistes, sans se soucier des autres parties ou d’une communication sur « ce qu’ils font ». Un occupant opposant au processus écrit à ce propos :

« Ça a senti bon le néoagriculteur qui gardera une place grâce au départ des parias, et pas de problème moral à “sacrifier” une partie des occupant-e-s et leurs lieux de vies… !! Mais pas d’illusions, ceux qui ont gagné leurs places pour rester ici ne seront pas les premières victimes de la répression : du soutien du réseau, du média, de l’agri, de la thune pour les avocats, pour cantiner, des solutions de repli… il y a tout cela qui isole la classe moyenne de la base. “Isolé-e-s”, loin des solidarités de terrain, imperméables aux enjeux de l’autre… »
(« Notre-Dame-Des-Landes, la trahison qui vient », 2018)

41L’acte de la délégation de la parole à quelques personnes est une question de langage, de stratégie vers l’extérieur pour stabiliser les images d’occupants compatibles avec l’action publique, voire pour neutraliser la critique interne. Mais elle a pour conséquence d’effacer du tableau une partie des occupants ne jouant pas ce « jeu » social, parce qu’ils seraient réfractaires aux processus de décision, ou parce qu’ils sont désorganisés et auraient une lecture émotionnelle et enchantée de leur lieu de vie. Est-ce à dire que ceux-ci ne seraient pas réalistes ? En prenant le contre-pied d’un discours dominant, ils s’orientent au contraire dans leur propre monde avec des argumentations symétriques à celles de la rationalisation. Ainsi, ils soutiennent que les opérations de normalisation et de rationalisation des décisions sont devenues des cloisonnements et des étiquetages entre les « paysans », les « bureaucrates », les « appellistes, les « gens de l’Est »…

42D’autres occupants issus de la zone Est décrivent désormais dans les mêmes termes l’État et ses services, et les collectifs, surnommés « manouvriers », « bourreaux de la zad », « apprentis négociateurs », « ceux qui font tourner l’économie » ou encore « pyromanes et complices de l’État », ayant négocié le maintien de leurs privilèges, aucune habitation en dur n’ayant été détruite :

« Qui doit partir de la ZAD ? Ceux auxquels il manque une dent ? Ceux qui boivent des sous-marques ? Ceux qui prennent des drogues pas chères ? Ça fait du monde si on compte bien. À qui doit-on lancer la première pierre déjà ? Aux éléments les plus radicaux, c’est-à-dire les seuls qui se sont mouillés, sur cette zone humide ? Aux empêcheurs de tourner en rond ? Si on réfléchit, ce qui a changé dans les ZAD, c’est le paysage, et notre droit provisoire de rester là où on vit. Avant, pour entendre un chant d’oiseau il fallait louer en caravane des terrains agricoles dont des voisins teigneux nous chassaient à coups de plomb dans le cul. Maintenant on est libre d’un accès ponctuel à la terre. On le savait dès le début, et on a surfé sur la vague tant qu’on a pu : pas si longtemps. Maintenant, il est temps de s’interroger, comme à chaque déménagement forcé, sur l’ensemble de nos objectifs. »
(Texte d’un occupant sur le site antifasciste Les Enragés, janvier 2018)32

43L’idée de la négociation est également décrite à partir du registre normatif, qui est celui de l’abandon de la solidarité. Elle se traduit par une clôture de toutes les discussions sur la visée autonome au profit d’arguments empruntés dans le capitalisme vert. Pire, d’anciens occupants stigmatiseraient leurs modes de vie antérieurs :

« […] le recours aux arguments de “vie normale” pour s’opposer aux expulsions est inacceptable. La promotion d’une zone qui serait un environnement “sûr, ni zone de non-droit ni contre-société, sur laquelle vivent des enfants déclarés, fréquentant les écoles ou les garderies des bourgs alentour” (Communiqué des parents de la ZAD de Saint-Jean du Tertre) est inacceptable ; l’unité à tout prix est inacceptable. Celle défendue par la logique des composantes qui accusent toujours les mêmes composantes de ne pas composer. Celle qui pousse vers des positions toujours plus réformistes. On était là en 2012. Et même avant. On se souvient qu’à l’époque l’Acipa avait exigé publiquement le retrait des forces de l’ordre. On se rappelle que les occupant-e-s refusaient que des personnes identifiées nous représentent et que ça a valu pas mal de prises de tête avec les autres organisations du mouvement. On se souvient aussi que les réponses aux journalistes étaient des prises de parole collectives (et souvent masquées !) pour lutter contre l’individualisation et la personnalisation du mouvement. »
(Des ami-e-s d’ici, des ami-e-s d’ailleurs, 2018)

44Le paradigme de la blessure symbolique revient également pour ceux qui ont été parmi les premiers occupants, depuis 2012, impliqués dans une stratégie défensive. C’est en ce sens qu’il faut lire la zad « perdue » comme une blessure, selon cet ex-occupant :

« Je cherche à soigner mes blessures dues à ce que j’ai mis de moi, avec d’autres, dans la lente et laborieuse construction de cette lutte, et comment elle a été réorientée ces dernières années. »
(« Notre-Dame-des-Landes, la trahison qui vient », 2018)

Vaincus, vainqueurs et zones de lutte

45Au sein du régime occupationnel, l’autodéfense demeure un horizon toujours perceptible, y compris dans les factions « dominantes », au sein desquelles certains membres soutiennent en apparence la nécessité d’un cadre stratégique « de façade » pour le combat, en se rapprochant des composantes externes, notamment la « coordination » du mouvement, réputée autoritaire et hiérarchique. C’est ce rapprochement qui est particulièrement contesté, notamment parce qu’il entraîne dans son sillage un leadership interne, qui se traduit à travers une chefferie, discrète ou non, mais accusée d’être tyrannique et « tirant les ficelles ». Cette sorte de collectif présente froidement un front uni à l’extérieur, par pure tactique, mais ne convainc pas les détracteurs internes comme ceux de la zone Est, sceptiques quant à sa sincérité. En effet, les termes utilisés dans les textes produits par le CMDO, formé par les bases de vie les plus influentes, font appel à la rationalité, à la nécessité de « composer » pour gagner le maintien d’une zone acceptable. Elle peut emprunter la taxinomie institutionnelle, c’est-à-dire la nécessité d’une structure juridique et d’un encadrement de l’occupation exigé par l’État. Mais il est possible de lire cette offre de rapprochement avec les organisations extérieures comme un « texte caché » ou une tactique prenant l’apparence d’un accord.

46Selon James Scott (2009) dans La Domination et les arts de la résistance, il existerait en effet deux sortes de discours politiques ou façons d’apparaître en arène publique. La première est le texte public, qui est défini par le pouvoir, destiné à offrir « les images flatteuses que les élites produisent d’elles-mêmes » et que les groupes subordonnés doivent intérioriser à leur tour33. Au contraire du texte public, le texte caché caractérise les « dominés » portant « un masque » en public, épousant les contours de l’ordre social, produisant une version « purgée » en apparence de toute conflictualité, mais fabricant discrètement des contre-discours, voire des contre-conduites proches de la « riposte » autonome et pure traduction de l’autodéfense.

47Ce niveau infrapolitique réside donc dans une stratégie basée sur la vigilance et un simulacre qui consiste à ne pas se dévoiler au regard d’autres groupes. Ce qui peut être considéré comme une attitude conforme ou placide en public, comme l’anonymat, la dissimulation, l’emploi du discours attendu, est décrit comme une parade ne laissant rien paraître des enjeux et une critique du pouvoir. Plus largement, l’infrapolitique est vue comme l’art de la résistance, prenant forme dans les textes cachés, allant de la ruse à la filouterie, à l’escroquerie et aux chansons populaires moqueuses. À travers elle, la conflictualité sociale est à l’œuvre, et les capacités critiques des dominés demeurent intactes, bien que le modèle de la domination semble s’exercer pleinement en apparence. Enfin, en dernier lieu, la dissémination des actes clandestins parmi les acteurs permet au texte caché de devenir une mobilisation collective, Scott montrant alors que la force de l’infrapolitique fait partie des formes de la participation politique.

48Sans prétendre qu’il y a dissimulation dans la stratégie de rationalisation affichée, on peut attribuer à certains des collectifs « signataires », ayant manifesté leur souci d’adhérer au projet normalisateur de l’État, une ambition infrapolitique et défensive. On connaît en effet l’usage bien réglé qui est fait par les collectifs autonomes de la politesse, de la feinte ou de la possibilité de moduler son mode d’apparaître selon les scènes intérieures et extérieures. Une apparente stratégie peut masquer en réalité un second jeu à l’œuvre, à travers lequel les collectifs fomentent une intensification de leur insubordination, tout en accomplissant « ce qui est à faire ». Cela consiste à maintenir des apparences normales, tout en surdéterminant la réalité34.

Prises de pouvoir et stratégies

49L’autodéfense administrative, par le biais de parrainages, du refus de voir des noms individuels et mais seulement des collectifs prétendre à la régularisation, fait partie de cette hypothèse d’une « riposte ». Elle n’en est pas moins ambivalente ou confuse, notamment dans les perceptions des acteurs internes. D’une part, la « façade » publique renvoie à une prise de pouvoir qui ne se soucie pas de la pluralité des voix. D’autre part, elle peut être une simple référence instrumentale pour rendre invisibles d’autres combats ou éloigner des acteurs peu coopérants, à l’échelle interne. C’est précisément sur ce double axe que s’effectue la critique interne de ceux qui s’opposent à tout rapprochement avec les comités de pilotage et les dispositifs institutionnels appelés la « dynastie des marais ». Enfin, le « légalisme pour tous » voile la critique radicale de l’État, dont la seule fonction pour les non-signataires est de perpétuer sa violence symbolique et physique, et qui peut se perpétuer, dans la mesure où ceux qui acceptent de négocier par pure tactique se trouvent repris en main par la « bureaucratie ».

50On comprend donc qu’une politique d’autonomie sous emprise doit faire preuve de robustesse, en raison des différents enjeux de contrôle politique et social, d’un enveloppement par une série de stratégies, bien au-delà du seul exercice de la rationalité. Un gouvernement alternatif de la ZAD, que nous pouvons définir comme un « contre-mouvement » hégémonique, vise la recherche d’alliances objectives acceptables, la défocalisation des enjeux et des représentations que veulent délivrer l’État et les corporations agricoles, l’autodéfense administrative demeurant un axe principal et consistant à rejeter les propositions fermées et coercitives, l’enregistrement nominal, la déclaration individuelle de projets. Dans ce cadre, et pour qu’un texte public sur la résistance puisse être accepté, les fractions dominantes doivent justifier leurs objectifs et leurs tactiques de médiation et de rationalisation des conduites ou de dissimulation auprès des cooccupants.

Récits médiatiques, contre-récits sur la conflictualité : la narration au cœur des enjeux politiques

51Le champ médiatique fait partie des enjeux pour la lutte symbolique visant à conserver la zad comme creuset d’une pure politique de l’autonomie, ou au contraire comme compatible avec d’autres régimes d’action prônant le « commun » ou le communalisme. Ceux qui sont enclins à accepter des alliances avec les « composantes de la lutte », visent à produire une vision du monde de plus en plus objectivable du social, à travers les médias sociaux, ou quelquefois officiels, qu’ils savent utiliser, à travers des récits romanesques ou des microhistoires, « vendant la zad en librairie35 ».

52À cet égard, les positions prises pour occuper le champ médiatique à NDDL en 2018 n’ont fait qu’accroître les différents clivages internes et les inégalités d’ordre symbolique, dans la mesure où ce sont les bases de vie les plus productives qui assurent l’accueil du public, des médias et des collectifs riverains. Alors que les occupants reprochaient traditionnellement aux collectifs riverains, comme l’Acipa, une collaboration avec les médias locaux de « préfecture », une offensive médiatique symétrique a eu lieu de la part de plusieurs collectifs d’occupants « visibles ». Celle-ci est destinée à offrir une image « respectable » de l’occupation, en délivrant le message public d’une occupation consensuelle portant les « valeurs » alternatives d’un « autre monde ». Ainsi, des promenades fléchées, sorties de naturalistes, info tours, ainsi que l’ouverture de la zad avec de véritables parcours guidés, consistent là encore à produire un texte public36. La création d’un groupe presse est également révélatrice d’une volonté d’organisation et des besoins entraînés par la furie médiatique. Ce faisant, le risque existe de dégrader le projet autonome en un signifiant flottant ou vide. L’hypothèse émise ici d’une déqualification de la forme « occupation » est rendue possible par les messages visuels ou les taxinomies courantes : « utopie », « autre monde » « Larzac », que des « Camille » défiguré(e)s sont chargés de transmettre37. Le dévoilement de la réalité est une possibilité qui s’offre à chaque base de vie participant au récit collectif, d’autant que chacun de ses habitants est conscient de raconter l’histoire qu’il veut selon les scènes choisies. Comme le note un occupant, l’objectivation est un champ des possibles38 :

« Il y a beaucoup de discrimination sur la zad : les gens te regardent de haut, comme drogué, hippie, la misère on veut pas la voir, on montre les belles cabanes. La “com’”, tout ce qu’on montre est un choix stratégique, on montre ce qu’on veut. »
(Notes de terrain, novembre 2016)

53Mais il est possible de suggérer là encore un autre mouvement, dans la mesure où des auteurs collectifs, biographes, peuvent être conscients du degré de distanciation par rapport à leur vie exprimée dans des récits ainsi que de la part d’ombre qu’ils laissent de côté, allant de l’inachèvement au dévoilement. C’est ainsi qu’il faut comprendre la portée de récits critiques de la part de collectifs non publicisés, avec d’autres analyseurs de la réalité.

54En effet, depuis que l’occupation redéfinit une trajectoire allant dans le sens de l’« utopie douce », la promotion univoque de la ZAD de NDDL sur les médias écologiques39 et les réseaux sociaux, voire des sites dédiés, est dénoncée par les collectifs de la zone Est, les « moins stratèges » et refusant une « collaboration40 » avec les riverains et collectifs anti-aéroport. Leur critique porte sur l’accaparement de la forme « occupation », la dévaluation voire la dégradation de la zad à des fins d’écologisation, de « normalisation » et d’homogénéisation. Cette riposte est effectuée de manière virulente par les antiautoritaires peu enclins aux compromis, comme en témoigne la critique d’une « zad vendue à la société marchande ». Sont visées également les alliances avec des collectifs extérieurs ou avec les organisations professionnelles comme la chambre d’agriculture, soucieuse de vouloir instaurer des contrôles sanitaires et agricoles portant sur les installations informelles. La critique interne s’étend au spectacle et au simulacre de la résistance à partir de grandes kermesses comme le « chant des bâtons », que les détracteurs délaissent. Elle porte aussi sur les simplifications langagières, sinon les éléments de langage, effectuées à destination des journalistes et de leurs lecteurs « de masse41 ». Une question posée par un occupant résume cet état des lieux :

« Voulons-nous être compréhensibles par ce qui nous écrase ? Et donc prendre le temps de définir ce qui nous écrase ? »
(« Le “mouvementˮ est mort. Vive… la réforme », 2018)

55À partir de cette contradiction, plusieurs contre-espaces sont apparus, cherchant à réaffirmer la disparité des modèles politiques internes. Dans la mesure où l’expression visuelle, orale, numérique n’est pas réservée aux groupes les mieux dotés en capital, une densité subversive anime tous les collectifs et traverse toute la zad. Les messages délivrés par les automédias, l’adresse aux médias alternatifs ciblés en fonction de leur ligne politique sont devenus un enjeu de lutte symbolique pour la préservation de l’intégrité d’une forme « occupation », c’est-à-dire de sa diversité et de son ingouvernabilité. La communication dissidente s’effectue à travers les sites connus des mouvements autonomes et antifascistes, porteurs d’une autre voie d’objectivation de la réalité, et afin de gagner des publics alternatifs. À la différence des médias non permanents, convoqués à intervalles réguliers, le modus operandi est plus horizontal que celui utilisant les liaisons sociales avec les riverains. En effet, les automédias sont des réseaux réactifs et vigilants et pouvant rassembler des soutiens d’une autre veine : autonomes, étudiants, syndicalistes. À leur tour, des bases de vie plus discrètes délivrent les messages sur des formes de vie authentiques et politiques, à l’opposé du fourmillement de la zad et des approches « citoyennistes ». Entre 2017 et 2018, la résurgence de contre-récits, de graffitis et des banderoles « ACAB » et « citoyennetés fossoyeurs de lutte », les textes signés par les « anciens combattants » ou par le « camp des perdant-e-s », tout comme ceux intitulés « Le “mouvementˮ est mort. Vive… la réforme » (2018), montrent que la résistance interne garde son authenticité et défend une intégralité qui ne peut être dissoute dans les messages dominants et consensuels.

56Ces luttes pour le marquage public sont destinées à réinstaurer la plurivocité des images et appartiennent au vigilantisme interne. Au moment des négociations de 2018 avec l’État, tous les médias alternatifs furent accaparés pour mettre en avant la pluralité interne, le refus d’être représenté par les collectifs négociateurs ou d’être portraituré par les médias conventionnels. Le recours aux automédias a eu en particulier un but ultime : faire entendre les voix dissonantes et silencieuses ; donner un primat à l’autonomie plurielle et antiautoritaire, c’est-à-dire à l’action directe ; refuser l’écologisation.

57Ainsi, l’opposition ressentie par certains entre productifs « autoritaires », « sachants » et « démunis » de la zad fut portée en public. Le média interne à la zone (ZAD News) demeure critiqué pour être devenu bureaucratique et le reflet du prêt-à-penser de la coordination. Aux yeux des acteurs les plus critiques, il y aurait deux occupations, la première tournée vers la victoire, habile et tacticienne, destinée aux médias et « amie des gros pollueurs ». La seconde apparaît non maîtrisable, indomptable, correspondant à l’esprit anarchiste et au régime d’action autonome. Elle est opposée à toute mise en récit sous forme de présentation romantique, pacificatrice, pour substituer un argumentaire froid ou enragé.

58Ainsi, la critique s’effectue sur des bases extrêmement larges qui expriment un ressentiment (Walzer, 1999). Elle incorpore une hantise du mépris social effectué à l’endroit de quelques-uns, qui rejaillit d’autant que les occupants ont une vision intégrale de la lutte, jusqu’à la mort. C’est donc tout le problème de la mise en ordre organisationnelle, cognitive, légale, de l’enveloppement de la zone par une série de stratégies, qui donne lieu à un désenchantement. La pulsion anarchiste entre ici en ligne de compte, dans la mesure où elle est le seul geste direct d’indignation, à l’opposé des injonctions à la normalisation qui marquent l’arrêt d’une forme de vie authentique. Peut-on néanmoins parler d’antagonisme de classes ?

Se défaire de toutes les emprises : la hantise des totalisations et la blessure de la défaite

« Ça y est on a gagné. Oui, oui, vraiment l’aéroport n’a pas été construit. La zad est devenue un quartier autogéré de Nantes métropole. 100 % BIO. 100 % écocitoyen. On y vend désormais des patates garanties sans OGM et sans Vinci. Dans les biocoop de la région on y trouve même un rayon “fruits et légumes à défendre”. […] Les familles nantaises peuvent venir y respirer : “calme et nature à seulement 15 km de Nantes” proclame le prospectus recyclable. Camille qui porte un badge “en 2012 je lançais des cocktails” explique aux petits métropolitains le principe de la pollinisation. Il pleut un peu. Mais ça fait partie du décor. Et puis ça vend des bottes en chanvre équitable, à à peine 45 euros sur le yes marché. Les vaches meuglent, paisibles… Si tout le monde est contre l’aéroport c’est qu’il n’y a plus personne à défier. Le système s’accommode de rebelles, s’ils n’attaquent pas. Parce que si on continue la zad ne dérangera plus personne et c’est ça qui m’attriste. La drogue fait son travail. Le réformisme aussi. Je me souviens m’être battu pour un espace de conflit permanent avec tous les pouvoirs. Pas pour protéger une zone où les dominations s’étalent et où il faut être le moins radical possible pour ne choquer personne… »
(L’anti-monde ou rien, 2018)

59Peut-on donc parler d’un contre-mouvement hégémonique d’occupation, qui se solde par un contrôle interne et compatible avec un projet officiel d’une néozone écologique ? Ce texte rédigé par un groupe antiautoritaire montre les difficultés à définir le ciment politique de collectifs, confrontés à l’emprise extérieure et à une hétéronomie. Il montre l’exclusion réciproque des points de vue et l’impossibilité de défendre un mutualisme, en raison de la conflictualité radicale.

60La dislocation de la zad à l’été 2018 s’est traduite, pour les derniers ou anciens occupants de l’Est ou par certains collectifs de soutien anti-autoritaires, par la crainte d’un assimilationnisme par le « haut », gommant les capacités de certains sur d’autres ou l’inégale contribution à une communauté42. Cette dimension concerne particulièrement l’entrée dans un modèle de la néo-zad, qui peut être comparée à l’entrée dans une alternative rurale et écologique. Cette dimension avait été relevée, du reste par les sociologues Danièle (Hervieu-)Léger et Bertrand Hervieu (1979) dans le cadre de leur enquête sur les Cévennes sur les communautés « utopistes » et néorurales. Si leur analyse était effectuée dans une autre temporalité et dans un autre contexte, les sociologues notaient les fractures internes entre les vrais et les faux néoruraux, et le risque de « parasitage » :

« L’été 1972, il y a eu 150 personnes qui sont passées : des individus, des groupes, ils avaient notre adresse par des circuits de copains. Maintenant les parasites, les grandeurs, moi je les vire. »
(Léger et Hervieu, 1979, p. 15)

61Cette lecture est apparue en occupation, et notamment dans la phase sensible de transformation en « néo-zad », où surgit la hantise de la dépendance alimentaire ou du parasitage par les moins dominants, ainsi que le risque du stigmate ou de l’intimidation ressentis par des derniers. Ces tensions expliquent le départ de l’ensemble des personnes de l’ex-zone Est. En outre, pour ces derniers, la demande de régularisation est une confirmation d’une hiérarchie entre productifs et agriculteurs, appelés « eux » et ramenés donc à l’extérieur, détenteurs d’un pouvoir distinctif43, et les non-productifs. C’est le constat effectué par des occupants, objectivant à leur manière un espace social de la lutte :

« Certains ne luttaient que contre l’aéroport (et pas son monde, l’Acipa n’a jamais voulu mettre sur son autocollant “et son monde”), ne veulent pas mettre en cause le système productiviste. Expulser les jeunes qui se sont battus alors qu’ils devraient être félicités, on leur donne raison et après on veut les punir. »
(Propos d’un occupant sur le site antifasciste Les Enragés, février 2018)

62De même, le fonctionnement des assemblées est objectivé en tant qu’espace inégalitaire, dans la mesure où il reflète les instances municipales avec les mêmes rapports de force et les mêmes inégalités. C’est ce qu’évoque un occupant :

« Ce qui saute aux yeux dans cette assemblée des usages, c’est surtout la ressemblance à une sorte de conseil municipal, certes un peu moderne, avec son ordre du jour prédéfini, sa tribune de cadres et son cercle des participant-es important-es. Et il y a ces « ploucs » dont j’ai fait partie qui sont forcément à côté de la plaque quand illes tentent de participer, avec leur questionnement sur ce qui est train de se passer ou leur coup de gueule, mais qui servent quand même au passage à donner la caution démocratique à la mise en scène. Et pour les quelques-un-es qui siègent déjà ailleurs dans des conseils municipaux et autres instances politiques, ça doit être plutôt confortable et même excitant de vivre cette expérimentation de « démocratie participative. »
(« Le “mouvementˮ est mort. Vive… la réforme », 2018)

63Ainsi, la décollectivisation et la désolidarisation évidentes des parties de la zad qui étaient jusqu’alors liées par le pacte de défense est apparu comme une technique pour subordonner les plus autonomes et anarchistes aux choix majoritaires de la « nécessité » du compromis avec les forces extérieures paysannes, militantes voire gouvernementales, se soldant par le départ des premiers. Il a existé une distribution des places en faveur de collectifs « dominants » accusés d’être des fossoyeurs de lutte. Les occupants de la zone Est, qui ont vu la magie de leur lieu disparaître au motif d’une ouverture de la zone, se sont qualifiés comme étant les victimes de ces coalitions.

64La réouverture de la route, tout comme la destruction des cabanes de la zone Est et la géographie des signataires des conventions, marquent-elles la fin de la forme « occupation » ? Pour les « irréductibles » réduits à l’impuissance, la fin de la zad sonne le renoncement à l’autonomie radicale, à la subversion au profit d’une normalisation. Pour la grande majorité, au contraire, l’action collective réorganisée autour du triptyque composé d’agriculteurs, d’organisations et de nouveaux installés est réaliste, et en cela correspond à la définition pragmatique d’une épreuve de réalité44, destinée à rendre acceptable une utopie réelle, « désirable », conforme aux modèles sociétaux attendus.

Rendre gouvernable le commun : le devenir de la néo-zad

65L’essentiel est de constater que la dernière période, qui signe le retour d’un régime de gouvernement, tient à la présentation de territoires à préserver et non plus à défendre. Ce qui se joue dans la période d’entre-deux est peut-être moins la désirabilité d’une zone autonome, pensée comme une épure (Bey, 1997) que son acceptabilité. C’est ainsi que les mieux positionnés au sein des habitants se sont attelés à démontrer leurs capacités à respecter des normes qui supposent que des terres, pour être mises en état, soient débarrassées des parties non productives45. En tant qu’institution collective, la néozone expérimentale depuis 2018 est présentée comme une alternative, voire une opposition, qui permettrait de limiter les inférences avec l’État, le marché et autres affects de prédation de certains individus46, au profit d’une appropriation contrôlée et réflexive, passant par une solution réaliste. Comme l’indiquaient des participants aux médias :

« L’autarcie, on n’en veut pas. Il existe plein de projets avec l’extérieur. »
« Le mythe du “Grand Soirˮ, de l’avant-garde éclairée et de la dictature du prolétariat, c’est dépassé […]. Mais on se retrouve dans l’idée d’un mitage du territoire par des communes autonomes. »
(Mouillard, Girard & Cailhol, 2015)

66Pour les tenants d’une auto-organisation réaliste, il n’y a pas lieu de remettre en cause et de bannir tous les signes de la forme « occupation », qui ont constitué un programme fort. Ils doivent être préservés, comme trace ou comme promesse d’une forme à venir. Les automédias, bibliothèque, studio hip-hop, atelier-garage, etc., sont des traces « gagées », tout comme les « restes » de principes d’autogestion qui ont prévalu durant des années. Cet ensemble de gestes et de cultures matérielles doivent faire partie d’une zone future au même titre que le vivant, défendu par le CMDO et les Naturalistes en lutte veillant aux différentes appellations du bocage.

67Quel que soit le bien-fondé de cette nouvelle organisation politique, toute sortie de l’invisibilité ou d’un circuit considéré comme officieux et opaque ne fait pas disparaître les ambiguïtés propres aux expériences communales ou de mise en commun, car elles renvoient les modalités de la construction d’une communauté de valeurs, là où différentes conceptions se sont affrontées.

68Le statu quo moins symbolique du commun est à capter, car il doit se traduire dans le moment « post-zad » par la mise en œuvre d’un régime solidaire devant donner du sens à la valeur d’usage et non pas à la propriété, renvoyant ici à différentes traditions communales ou alternatives. Conséquence des événements de 2018 à NDDL, on assiste à l’accélération des discussions pour une zone commune dont les enjeux de définition sont centraux. Concrètement se posent des questions centrales liées à la propriété ou au devenir des terres47. La revendication d’un « commun », véhiculée par tous les acteurs, quelles que soient les perceptions, a en effet un caractère doxique. Présentés comme les formes les plus abouties d’une lutte politique, la « commune », le « commun » sont des termes qui ont proliféré durant les dix années d’occupation, mais qui recouvrent une gamme de positions.

69D’un point de vue théorique et sociologique, tout espace de lutte nécessite de comprendre les enjeux véritables de cette linguistique du commun. Ce terme désigne une promesse collective, allant de la simple mise en commun de biens ou de ressources régis par des conventions d’usage, à l’ingouvernable ou à l’inappropriable, désignant ici le refus de toute hétéronomie ou accaparation (Bollier, 2014 ; Ostrom, 2010). Il suppose donc de prêter attention aux variations de définition. On ne peut manquer à cet égard de souligner l’actualité de la réflexion sur les communs par différentes disciplines (Rochfeld, Cornu & Orsi, 2017) au regard des pratiques alternatives, anticapitalistes, et celles, plus robustes, de l’institution de la coopération48. Une approche des communs telle que prônée par les néomarxistes, à l’instar de Naomi Klein, par exemple, témoigne de l’acuité de la crise capitaliste et du travail, posée historiquement au xix^e siècle par Marx mais également par Proudhon. Rappelons seulement que ces deux auteurs n’ont pas accordé la même place à la praxis, ni à la propriété49, Marx étant à la recherche d’un modèle historique et matérialiste de développement des consciences ouvrières, Proudhon plongeant davantage dans la pratique ouvrière et artisanale ou la coopérative comme apprentissage de la philosophie ou comme praxis non aliénée. Proudhon, hostile à la propriété comme entrave à l’émancipation, valorisait au contraire le travail en commun comme créatif, à la différence de Marx, qui a fait de celui-ci une base de sa science du prolétariat. Les poches d’autodéterminations imaginées par Proudhon à partir des coopératives sont devenues des réalités matérielles actuelles du mutualisme, si l’on pense aux dynamiques d’expérimentations émancipatrices et libératrices à l’intérieur du capitalisme (voir par exemple Latouche, 2012 ; Sauvêtre, 2016). Le paradigme du « commun » est également revenu en force dans les mouvements d’occupation de places, pour rendre plus robuste la démocratie radicale ou une version postmarxienne de la conflictualité. Des mouvements comme Occupy et Nuit debout ont problématisé le commun comme une pratique possible d’autogouvernement, dans la perspective d’une refondation démocratique prenant en compte les inégalités. Enfin, le commun peut être considéré comme un recadrage du politique à travers une pratique gouvernementale ou institutionnelle, comme dans le cas de nombreuses initiatives se réclamant des assemblées populaires50, ou pour réaffirmer le primat du social sur l’économique (Lordon, 2015). Pour résumer, il désigne des pratiques politiques contemporaines balbutiantes et originales, mais variées, portant sur des règles sociales et juridiques propres aux demandes de démocratie des citoyens, jusqu’à l’auto-organisation des communautés autochtones (Gutwirth & Stengers, 2016).

70Quant aux néo-occupations comme celle de NDDL, la question est de savoir de quel « commun » ou « commune » se réclament les agriculteurs riverains, les détenteurs de biens privés, désormais alliés dans les Assemblées des usages. Force est de constater que les qualifications du bien commun ont pour le moins divergé fortement entre les « révolutionnaires » ou autonomes encore présents dans cet entre-deux, et les agriculteurs pensant moins à la coopération qu’au retour à la terre et à une communauté antérieure.

71Nous ferons l’hypothèse que deux conceptions au moins se sont dessinées. La première veut exprimer une montée en généralité du « commun » minimal sous différentes modalités : faire vivre les « composantes », réserver une zone à de nouveaux occupants libres de contraintes et de normes, instaurer des règles d’usage des terres pour les néo-occupants ou les agriculteurs. Ce scénario « dominant » est donc celui de la coexistence des factions, régulée par une assemblée des usages ou une structure de gestion souhaitée par les collectifs agricoles. Comme l’expriment deux paysans, tous deux membres d’un collectif agricole de soutien (Copain) :

« Pour moi l’avenir rêvé de la ZAD, ça serait que les 800 ha, ça soit des Communs. On retire bien sûr là où habitent les gens, on ne va pas les mettre dehors tous les ans parce qu’on veut faire autre chose ! Qu’il y ait autant de gens que maintenant, et qu’on se dise collectivement en assemblée : “Qu’est-ce qu’on fait cette année de tout ça ?ˮ, et que l’année d’après on recommence. Et si des gens veulent partir, ils le peuvent facilement, si des gens veulent s’installer, ils le peuvent facilement. On n’empêchera pas le monde de manger, au contraire »
« L’idéal ? Sans doute un grand village avec plein de lieux différents, où l’on pratique l’entraide et les échanges d’expériences, au sens large. Un grand village qui sera toujours en lutte : on est en lutte contre le capitalisme et le capitalisme aura toujours des projets. »
(Mauvaise Troupe, 2016c)

72Cette conception revient à définir démocratiquement des règles de gestion, notamment pour les terres que l’État décide d’attribuer au terme d’une occupation précaire51. Les acteurs deviennent alors non pas des acteurs de la commune mais de milieux de vie ou de modes d’existence qui satisfont les objectifs de préservation écologique et de l’agriculture. Ils se dotent d’un projet immédiat instituant un commun minimal, selon leurs propres modèles : l’écologie sociale, les pratiques d’échange, une démocratie associative où prime l’action collective et non la question politique de l’autonomie pure52. Celle-ci, en effet, ne se contente pas d’alternatives diluées ou d’une forme « commune » qui vivrait uniquement des interstices laissés par le pouvoir ou qui ne serait pas imaginée autrement qu’une base d’expérimentation inscrite dans le « système », faisant apparaître quelques points d’attaque de celui-ci.

Le commun versus la commune : des ambiguïtés du régime de gouvernement du commun

73Marqué par le mutualisme, le régime d’occupation est également lié à l’imaginaire de la commune à travers des références : certains textes et narrations font référence à la Commune de Paris en exagérant la comparaison avec la tentative d’auto-organisation de la zad53. La « commune » y est interprétée comme un grand récit et, à la question de savoir ce que ce serait la « commune », la réponse est contenue dans le présent existant :

Une commune se forme chaque fois que quelques-uns, affranchis de la camisole individuelle, se prennent à ne compter que sur eux-mêmes et à mesurer leur force à la réalité. Toute grève sauvage est une commune, toute maison occupée collectivement sur des bases nettes est une commune, les comités d’action de 68 étaient des communes comme l’étaient les villages d’esclaves marrons aux États-Unis, ou bien encore radio Alice, à Bologne, en 1977. Toute commune veut être à elle-même sa propre base. Elle veut dissoudre la question des besoins.
(Comité invisible, 2007, p. 90-91)

74Ce vocable de la « commune » comme mise en demeure d’un projet politique fait partie de la puissance d’expression des désirs mais également de la linguistique du champ. Concrètement, la levée de « communes » consiste à rendre concrets des territoires au sein desquels l’autosubsistance remplace la valeur d’échange, et où des engagements ou des attachements, voire des choses, peuvent être mis en équivalence pour qualifier le bien commun. Cette conception, qui insiste sur l’importance de l’autodétermination des groupes qui gèrent des communs, est plus ou moins celle qui a été développée jusqu’en 2018 à travers la forme « occupation », mais également tous les messages extérieurs, et désigne des grammaires globalement partagées par les différentes forces d’un champ. Elle permet d’affirmer, par opposition à toute prévalence de la propriété privée et symétriquement à tout système étatique, une forme communale comme issue des appropriations. Comme on l’a vu, cela va implicitement de pair avec l’immanence des règles de fonctionnement auto-instituées, l’équilibre subtil et précaire entre individuel et collectif, et les principes de mutualité s’opposant à « Babylone » ou au système marchand pour faire reculer le geste libéral. Il y est surtout question d’une structuration de la vie sociale, à partir de la nécessité de penser des rapports sociaux totalement désencastrés du capitalisme, de l’État. Dans ce cas, le principe de réticularisation des communes permis à partir de différents foyers autonomes n’est pas sans rappeler le fédéralisme de Proudhon ou la théorie de Kropotkine inspirant les milieux autonomes.

75C’est en effet par référence au moment révolutionnaire ou à l’anarchisme au début du xx^e siècle que rejaillit le régime communaliste voire fédéraliste (Ross, 2015). Chez Proudhon, la fédération est en effet ce qui permet d’échapper aux emprises conjointes de la Nation et de l’État, à partir de foyers locaux allant des coopératives aux mutuelles, permettant d’expérimenter la démocratie ouvrière. La commune de Kropotkine va dans le même sens, et le principe qui se dégage est celui d’un socialisme libertaire ou d’un anarchisme socialiste qui est repris au xxi^e siècle par Öcalan (2013)54 et Bookchin (2014). Ceux-ci élargissent leur vision au municipalisme communaliste comme base sociale et structuration de la société55. Dans tous ces exemples, les communes contiennent une autonomie des modes de coordination sociale ou une auto-institution des règles pour reconstruire l’ensemble des rapports sociaux désencastrés de leurs sources de domination. De même, le terme de « commune » est rapporté à la prévalence de l’usage collectif sur la propriété exclusive, et de l’autogouvernement démocratique sur le commandement hiérarchique. Enfin, la « commune » ou le communalisme traduisent le lien entre territoire et anarchisme, celui passant par des ancrages dans des lieux.

76Mais il existe également une vision plus ontologique de la commune comme horizon, correspondant à un pacte pour se confronter ensemble au monde avec « une qualité de lien et une façon d’être dans le monde » (Dardot & Laval, 2014, p. 202).

77Quel que soit le cadre référentiel que l’on voudra prendre en compte, une position de principe partagée par une grande partie des collectifs réfractaires est que la « commune » comme forme à venir ne saurait être dégradée en enclave ou foyer bourgeois, ni même en une forme juridique de gouvernance des communs, que le capitalisme peut s’approprier. En d’autres termes, il ne peut y avoir une issue morale et bien-pensante qui réduirait l’expérimentation à un dispositif transitionnel, comme le capitalisme sait en inventer. La démarcation entre « commun de l’autonomie et de l’anarchisme solidaire » et « communs d’usage », que les utopies voire les économies solidaires tendent à vouloir accaparer, doit être soulignée, au sens où ces dernières sont tournées vers leur reproductibilité. Elles tendent à rendre acceptables des transformations sociétales, y compris par l’absorption des milieux naturels, là où une commune « occupation » tend à résister comme fragment irréductible.

78Autrement dit, qu’elle devienne une zone désirable ou définitive, une forme « occupation », doit rester intacte et opaque, car d’elle dépendent la survie et l’organisation d’une communauté. L’inappropriable est peut-être déjà une forme de commune, comme le désignait un texte de l’appel précédent l’occupation de NDDL et de Bure :

« Penser la commune, c’est toujours en réalité penser les communes, articuler l’un et le multiple. La Commune n’est pas une idéologie. Elle n’est pas une idéologie en ce qu’elle n’est pas un absolu universel, mais une multitude de réalités pluriverselles, un archipel de mondes irréductibles et singuliers qu’il nous appartient de relier. »
(« Rencontres sur la commune », 2016)56

79Le paradigme de la raison ne peut en effet faire oublier les questions centrales qui ont fédéré le régime d’action en forme « occupation », comme le rôle des activités individuelles non rétribuées au sein d’une force collective. Dans le cas de NDDL, quelle sera la nature du contrat social liant les occupants aux exploitants ? Quelle est actuellement la part d’acceptation des activités « libres » ? La crainte de la captation individuelle est exprimée par certains, alors que pour d’autres néo-occupants, la culture de terres leur permet de revenir au fondement de la vie paysanne. De même, la perpétuation d’une occupation implique la hantise d’une unification et d’une absorption des singularités par le biais du consensus, du poids des références juridiques et de la présence des institutions d’égalité. Cette réflexivité renvoyant aux critères d’objectivation de la situation par les acteurs est également amplement présente à Bure, zone largement autonome, où s’exprime la hantise de la reproduction des « erreurs » de NDDL. À Bure, les réflexions sont très nombreuses au cours de réunions ou de discussions informelles, pour savoir comment prendre parfois le contre-pied de la zad, en termes de prise en compte des voix dissonantes ou de maintien d’outils d’organisation collectifs et appropriables par le plus grand nombre. Si la zad de NDDL est une référence majeure pour les imaginaires autonomes, et continue d’être une « école de la vie », un espace multiple de socialisation politique, elle devient néanmoins parfois ce qu’il faut éviter de refaire. La violence, et parfois la tristesse des conflits qui l’ont animée, ne sont pas rejetées en tant que conflits, mais en tant qu’ils ont mené à des fractures définitives entre certains groupes.

80Il faut alors tracer un parallèle entre l’évolution de la nouvelle zad et les deux textes qui suivent. Ils dressent une archéologie du présent de l’ex-zad, en prêtant attention au risque d’effacement des traces d’une forme « occupation » que le capitalisme industriel et vert, présent sur les lieux, peut accomplir. Mais ils font également de la forme « occupation » des lucioles ou des survivances pessimistes dans le présent, qui ouvrent un nouvel espace à venir.

« Cette lutte est-elle victorieuse pour le monde des tritons ? On comprend que les salamandres et autres bêtes des prairies humides ont bien du souci à se faire, entre une route normalisée où certains rêvent d’installer quelques crapauducs, et des parcelles qui pourront enfin être remembrées après leur mise en vente par l’État. Que restera-t-il de ce bocage qu’on voulait préserver ? Une mini-réserve ou un écomusée ? Ouvrir la porte à l’état lui donne le pouvoir d’étouffer un par un ces projets qui ne se conforment pas aux normes (impôts, sanitaire, urbanisme…). Les exigences de l’état, relayées par l’Entité interne qui se met en place, feront disparaître ces projets. »
(Des occupants en février 2018 – « Mouvement, où est ta victoire ? », 2018)

« Pour nous la ZAD était d’abord un mythe, c’est-à-dire un récit qui dépasse sa réalité et qui nous touche au-delà d’elle. Une histoire qui se racontait quelque part à portée de main, qui parlait de nous et qui parlait en nous. Par des visites, par des connaissances nous savions que la ZAD existait en tant qu’expérience réelle du communisme. Que derrière la légende s’organisaient des espaces de vies collectives et des moyens matériels pour nos luttes. Plus encore, avec 2012 et l’opération césar, on savait que la ZAD était aussi ce laboratoire de la résistance populaire, de l’affrontement avec les forces de l’ordre. Pour nous, la ZAD était ce mythe complet et existant : « zone de non-droit », une machine de guerre et une machine de désirs, capable de nous faire tenir dans nos luttes quotidiennes. C’est cela que nous sommes venu-es défendre en 2018. Et que nous sommes venu-es défendre, au péril de notre vie : en s’exposant aux blessures et aux mutilations, à la guerre psychologique et à la prison. En risquant notre corps, notre santé mentale et notre liberté. Qu’est-ce d’autre que la vie ? Nous n’avons connu la ZAD qu’en guerre et nous n’y avons vécu qu’en guerrier-res. Si nous n’avons pas de leçon à donner aux habitant-es – dont nous ne connaissons pas la vie quotidienne – nous avons un vécu, et par là, un regard qui compte, qui doit compter et qui peut s’exprimer. […] Pour survivre, nous sommes devenu-es des archéologues. […] Mais nous, les sans terres, les hors-sol, nous ne voulons ni renoncer à comprendre ni renoncer à une position critique. […] Ce que nous croyons, c’est que si la Zad est morte et doit avoir un devenir il faut un deuil et un travail de mémoire. Renaissance et pas blanchissement. Il ne faut pas que la Zad soit « en vies » à tout prix, il faut qu’elle « revive ». Pour que puisse revivre la Zad il faut que son devenir continue de s’inscrire dans un récit collectif et populaire : Nous disons, après la victoire, la défaite. C’est-à-dire penser, exprimer, expliquer la guerre et les divisions internes. Malgré les bonnes intentions qui sont derrière les stratégies communicationnelles et “d’ouverturesˮ on peut se rendre compte que celles-ci visent à omettre, cacher, écraser une partie de l’histoire de la Zad, celle que nous avons vécu. »
(Fédération des ancien-nes combattant-es, 2019)