1Que faire quand un monde se délite ? Telle est l’interrogation de l’anthropologue Anna Tsing, dans son ouvrage Le champignon de la fin du monde (Tsing, 2015), où elle explore les métamorphoses du capitalisme. Celles-ci sont abordées à partir de l’étude des travailleurs précaires cueillant des champignons dans les espaces abandonnés par l’urbanisation américaine. De tels lieux de vie subsistant à l’intérieur des ruines du capitalisme abritent des travailleurs précaires vivant au contact des forêts et susceptibles de « prendre la suite » de mondes stables. À travers cet essai, l’anthropologue interroge le basculement du capitalisme et de ses normes vers « quelque chose » d’instable, qui porte aussi bien sur le monde que sur les catégories de savoir. Tsing propose ainsi une politique d’enchevêtrement, par opposition à toute stabilité ou à toute « scalabilité », définie selon elle comme une logique de fonctionnement susceptible de se maintenir à toute échelle. À cette dernière, l’anthropologue oppose la non-scalabilité s’appliquant aux objets et aux lieux définis par leur résistance à la mondialisation et sa transparence supposée. Elle concerne une foule de collaborations cachées, à l’image d’organisations sociales relevant à la fois du politique et du monde vivant.

2Certains des milieux écologistes critiquant l’Anthropocène (ou « Capitalocène »), ainsi que les mouvements de contestation « appropriationnistes », se donnent eux aussi comme tâche de contester le capitalisme et adhèrent à la thèse d’une vie hors de contrôle. Ils cherchent à instaurer un nouveau cadre de la politique dans les ruines de l’État néolibéral et « autoritaire » (Chamayou, 2018). Ils résistent aux changements d’échelle de la globalisation, à l’insensibilité des contextes que le capitalisme s’emploie à imposer en cherchant à éliminer les éléments inutiles ou réfractaires à la captation et au transfert. On pense en particulier aux objets « zone d’autonomie » ou « zone à défendre » (ZAD), qui ont en leur cœur un ensemble d’agencements. Ces collectifs tournés vers l’appropriation ou l’action directe en prise avec des territoires interrogent en effet la notion d’« état limite » (Pellizzoni, 2016). Ils n’acceptent pas de demeurer dans les limites d’un système, même si ce dernier assume les récents changements de paradigme prenant en compte l’irréversibilité de l’Anthropocène. Ceux-ci se traduisent couramment par le souci écologique, l’émergence des économies collaboratives, une meilleure connexion entre économie et environnement. C’est en effet un autre paradigme qui est défendu par un ensemble de collectifs ou d’expériences que l’on peut ranger dans le courant de l’autonomie « politique ». Ces derniers affirment que des formes politiques et sociales émergentes ou invisibles ne peuvent être absorbées ni par l’écologie et son circuit de valorisation capitaliste, ni par le capitalisme cognitif ayant comme programme l’économisation des conduites (Brown, 2018 ; Dardot & Laval, 2014 ; Feher, 2017). L’affirmation de cette pensée critique ne fait qu’augmenter au fur et à mesure que différentes sensibilités s’opposent dans le même temps à l’idée de progrès. Étant donné qu’il n’est pas possible d’« indiscipliner » le capitalisme, un ensemble de mouvements envisage un autre régime d’action, ne cherchant ni à réparer ou combler des manques, ni à dompter le capitalisme en le recyclant dans différents régimes de gouvernement, y compris ceux qui mettent en valeur les non-humains et les choses (Latour, 1991, 1999). Au contraire, ils cherchent à se séparer de toute forme politique organisatrice, afin de créer un vide politique qui pourra être rempli par d’autres formes politiques. Ce à quoi il s’agit de penser, à travers ce constat, c’est à l’élaboration de formes politiques en « limite » du capitalisme. Qu’il s’agisse de paysans, de féministes ou de migrants1, ces formes politiques permettent de saisir les points critiques de la démocratie lorsque celle-ci est enchâssée dans le capitalisme. C’est la raison pour laquelle des collectifs choisissent non pas la transformation des sals ou de leur politique, ni le ralentissement du capitalisme par l’écologie ou la frugalité, mais la sortie d’un système.

3L’étude menée dans ce livre traite d’un type d’alternative aussi bien politique que scientifique, en prenant comme exemple l’« autonomie » non pas comme théorie politique mais comme milieu de vie. Une telle alternative est visible en partie dans les zones d’autonomie temporaire et les zones à défendre. Opposées aux pratiques politiques habituelles ou à l’idéologie « anticapitaliste », elles évitent dans leur ensemble toute conception paralysante de la politique. La raison en est précisément leur non-scalabilité2, à l’image de la forme3 « zad »4, échappant à la captation par les pouvoirs ou l’opinion publique, ainsi qu’à la science sociale et politique. Car, si ce type d’occupations est généralement inscrit dans des luttes ou des controverses plus larges ayant trait à des projets d’infrastructures (aéroport, enfouissement de déchets, lignes ferroviaires) dont l’État ou le capitalisme industriel sont les porteurs, il n’en demeure pas moins qu’elles sont un point d’entrée pour comprendre comment émergent en leur sein des modes d’agir émancipateurs, répondant grossièrement aux contours de la notion d’autonomie.

4La saisie de tels phénomènes s’adresse en tout premier lieu aux sciences sociales qui se présentent comme axiologiquement neutres, mais qui sont prises au vif par des occupations, des « communes », des insurrections aux ronds-points. Récemment, des universitaires5 ont ouvert la voie des assemblages de champs de pensée et de méthode pour tenter de comprendre les enchevêtrements entre critique du capitalisme, environnement et création d’attachements. Avant eux, des philosophes comme Castoriadis et son essai sur la démocratie radicale (Castoriadis, 2000) avaient saisi l’opportunité d’une critique du capitalisme pour penser le modèle politique de l’autonomie comme mode d’action humaine et comme projet d’une société émancipée mais également démocratique – la démocratie étant pour le philosophe fondée sur l’autonomie. Cette proposition philosophique et politique semble rejoindre le mode d’action des « autonomes » cherchant à mettre en adéquation des enjeux politiques avec une énergie des « affects » et une créativité qui s’exprime dans leur environnement et dans des formes de l’auto-organisation comme horizon de sens. Cette perspective anticipée par le projet philosophique de Castoriadis n’a guère trouvé de débouché dans la sociologie. En matière de lecture sociologique de ce type de courant, l’apport reste incomplet6. L’insatisfaction tient à la nouveauté de processus autonomes, hirsutes et débridés, encore très jeunes, en tout cas dans leur développement récent, et, si l’on met à part les courants autonomistes italiens des années 1970, peu commensurables.

5Soyons plus direct. Le déplacement de la critique sur le terrain d’expériences identifiées comme étant contre l’État ou la société industrielle, comme c’est le cas dans l’expérience encore jeune des zones d’autonomie, renvoie d’abord à la nécessité, pour le sociologue, d’articuler différents champs comme l’écologie politique, la théorie politique et la critique sociale. Mais il renvoie également aux capacités de la sociologie à réunir à la fois une réflexion sur la critique radicale et une description de formes politiques et sociales émergentes, assimilées ici à l’autonomie ou aux formes limites « au bord » de la société.

Un nouveau circuit sociologique ?

6La sociologie est toujours exposée à rendre compte des mondes sociaux et des problèmes échappant aux habitudes qui se posent à elle. Elle désigne même les conditions et les raisons par lesquelles arrivent les choses – et non le fait qu’il soit arrivé quelque chose –, et rien ne la restreint à l’intérieur de son champ : ni les normes scientifiques, ni le biais cognitif des universitaires s’autolimitant à la connaissance d’objets préexistants. Si des objets sont laissés dans la marginalité scientifique, c’est que la science sociale a tendance à ne leur attribuer aucun pouvoir de configuration en termes de connaissances, comme c’est peut-être le cas des mouvements « non scalables » (Tsing, 2015), dont l’émergence n’est guère suivie d’effets en sociologie, alors qu’elle l’est en anthropologie, voire en philosophie7. La raison principale tient sans doute à la difficulté d’articuler la description de ces fractions, de ces « acteurs limites », avec une sociologie des groupes sociaux, dans la mesure où les premiers n’ont pas (encore) de véritable place dans les normes classiques des savoirs. La sociologie continue de parler de franges, au sens où les configurations qui naissent sous nos yeux ne conviennent pas à une sociologie de la reproduction, ni à une sociologie des carrières militantes. Un rapide coup d’œil vers la sociologie des mouvements sociaux suffit à nous donner une idée de la différence d’approches et d’objets. Que l’on prenne seulement en compte des processus classiques et récurrents de la vie politique comme les manifestations, les grèves ou les « rassemblements », ­ y compris les mouvements d’occupation de places durant la dernière décennie ; on verra que leur prise en charge par la science politique ou la sociologie s’est construite patiemment et dans des voies canoniques8. La raison en est que des faits sociaux comme les manifestations, les rassemblements de places, conviennent aux sciences sociales et politiques, qui peuvent facilement les historiciser, soit par rapport aux pratiques politiques habituelles dans lesquelles elles s’inscrivent ou qu’elles dénoncent, soit par rapport au registre de la sociologie, mettant l’accent sur les trajectoires des luttes ou de leurs acteurs et la continuité du militantisme. En cela, la sociologie mobilise des concepts ambitieux comme le « répertoire d’action », la « structure des opportunités politiques » ou « des conjonctures critiques »9, l’« économie morale » de la violence, de la contestation ou des émotions. Élégamment formulée, la notion de « choc moral » (Jaspers, 1997), par exemple, donne toute sa place à la dimension intersubjective et émotionnelle, mais également spatiale, des mobilisations ou de l’engagement politique. Mais elle restreint le champ de l’action comme étant lié à un motif comme l’injustice, la domination, suscitant une réaction.

7L’émergence de mouvements autonomes d’occupations à la fois sauvages et organisées, plus ou moins discrètes et conflictuelles, allant du « bloc » émeutier aux zones temporaires ou définitives, ne répond pas à ce type de politisation ni au cadrage conceptuel rencontré dans la littérature de la science politique. D’une part, il est question d’une diversité de collectifs et de pratiques authentiques et imprévisibles. Les actions demeurent pour la plupart officieuses et, lorsqu’elles sortent de l’ombre, elles ne peuvent être véhiculées en dehors de leur lieu d’inscription. D’autre part, les acteurs engagés demeurent rétifs à toute forme de mise en équivalence, d’entreprise de totalisation, voire d’historicisation.

8Ces traits spécifiques demandent donc de s’adresser à la science sociale autrement que par le biais de catégories scientifiques stables, si elle ne veut pas être condamnée à être une science spectatrice de ce qui se passe. Pour décrire ces émergences, on peut par exemple s’aider de concepts comme les agencements, les « communs latents » proposés par Tsing. Il est également possible de rapprocher des concepts de non-« scalabilité » (Tsing, 2015) et d’« irréduction » (Latour, 2001), dans la mesure où les formes politiques conflictuelles échappent à la démonstration sociologique ou à un cheminement cohérent allant de l’enquête à la preuve, tout comme elles échappent à toute généralisation et prévision. C’est au moins d’une reconfiguration des savoirs eux-mêmes dont il est question : le caractère affinitaire des micromondes « en limite », la dimension d’immanence et d’authenticité, le refus d’une objectivation, peu compatible avec un système de validation scientifique préétabli, nécessitent de faire appel à une science sociale interactionnelle et descriptive, de plonger celle-ci dans le « bain » des acteurs, l’intelligibilité des dispositifs, dépendant en grande partie des forces internes, des narrations des acteurs et de leur critique en actes.

9Profondément ancrés dans l’agir et dans la redescription de la réalité, des collectifs ou des expériences radicalement critiques prennent comme socle de la dénonciation un ensemble d’éléments propres au « système » capitaliste et à l’État. En faisant se rapprocher des éléments saisis dans le cours des choses – comme l’attachement à des êtres menacés d’être broyés par le modèle marchand, représenté par l’aménagement d’une grande infrastructure ferroviaire, aérienne ou nucléaire, par exemple – avec d’autres entités relevant des représentations abstraites ­ comme l’État, ces acteurs, enracinés ou non, parviennent à développer des discours régénérateurs sur la critique sociale ou sur les relations collectives à la civilisation industrielle, notamment. Autrement dit, ils réunissent deux aspects de la connaissance sociologique : critique et pragmatique.

10Peut-on parler, avec ce type de mouvement, d’un nouveau circuit dans la critique et dans le travail sociologique ? Récemment, le sociologue Luc Boltanski appelait à intégrer différentes approches, situées ou expérientielles, abstraites ou discursives, dans un même cadre, nommé « structuralisme pragmatique » (Boltanski, 2017). Celui-ci permettrait de resserrer la critique sans que celle-ci ne puisse être absorbée par les instruments de totalisation, comme les institutions d’État, mais également par l’ordre marchand et capitaliste, avide de recycler les avant-gardes ou la « radicalité chic ». Auparavant, son ouvrage clef De la critique (Boltanski, 2009) distinguait plus fortement les moments critiques à forte réflexivité, correspondant à la critique radicale et consistant à s’interroger sur les fonctions coercitives de stabilisation de la réalité par les institutions, des moments pratiques. Ceux-ci prennent en compte les possibilités pour les acteurs d’accomplir quelque chose ensemble et de réinterroger l’ordre social. Boltanski a raison de souligner à quel point l’état des sociétés actuelles requiert davantage de s’intéresser aux moments critiques. De fait, il s’agit à travers ces derniers de se situer davantage en extériorité des institutions, et de contester par conséquent leur socioéconomie et tout ce qui concourt à l’encadrement de la réalité, notamment lorsque celle-ci est masquée par tout un maillage institutionnel opaque fait de normes, expertises, épreuves juridiques, comme c’est le cas des grands projets environnementaux contribuant à la dislocation du social et de l’environnement. Un type de système de domination gestionnaire à l’œuvre depuis le « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski & Chiapello, 1999) produit, rappelons-le, des fragmentations sociales qui ont pour effet d’étouffer la critique classique et sociale, comme le syndicalisme ou la science sociale, le militantisme, ou même de les épuiser. Elle implique, comme le soutient encore Boltanski dans De la critique, un dilemme interprétatif entre le « monde », ­ où existent pour les personnes des formes de vie, des expériences contrastées ou morcelées que l’on peut appeler épreuves existentielles, mais aussi la réalité toujours plus construite, encadrée ou stabilisée par les instruments « de totalisation » ou le gouvernement gestionnaire. Cette contradiction herméneutique10 entre la réalité froide et le monde profondément bancal, marqué par des embûches, de l’incertitude, est bien présente à la conscience des acteurs ordinaires, à l’image des agriculteurs expropriés par un grand projet et qui, affectés par cette instabilité, réévaluent leurs conditions de vie. Cette incertitude radicale joue un rôle pivot dans l’autonomie anarchiste, tout comme dans la révolte des citoyens « gilets jaunes », jetant un discrédit sur un appareil gouvernemental. Tous oscillent entre d’une part la nécessité de faire entendre leurs voix et d’effectuer des critiques toujours plus robustes de la réalité et d’autre part la désaffection pour le régime de la démocratie. Cependant, s’il y a lieu de remettre en cause l’ordre des choses, il faut prendre en compte les différentes modalités pour y parvenir, allant de l’action directe, prenant comme cible des fétiches du système, à la création de collectifs au sein desquels germe un ordre nouveau humaniste, communiste ou révolutionnaire, en passant par les utopies directes. De la même manière, les controverses (comme celles sur la légitimité d’un aéroport ou d’un site nucléaire) ou l’examen des textes de loi, des statistiques11, assimilables à une lecture de la sémantique des institutions, participent à une sociologie de la critique, avec une place plus ou moins grande laissée à la critique ordinaire, aux récits de ceux qui sont par exemple fragilisés par une domination gestionnaire, administrative ou économique.

Pour une sociologie pragmatique de l’autonomie dans ses milieux de vie

11L’enquête dont il est question ici et menée en milieu de vie autonome prend au sérieux la possibilité d’une approche pragmatique de la critique comme façon de repenser à la fois la régénération de la critique politique et les outils de la sociologie. Non seulement les protagonistes dont il est question se confrontent à une immense remise en cause d’un modèle de société qu’ils rejettent, mais ils se soumettent aussi à la mise en œuvre d’expériences permettant à la fois de qualifier l’état des choses qu’ils entendent quitter et la promesse d’une société autonome qui organise ses milieux de façon singulière. Ce déplacement critique ne s’opère qu’au prix de nombreuses métamorphoses, de doutes et de formes d’actions que l’on pourrait résumer par la formule oxymorique de métacritiques ordinaires12, mais également par la notion d’épreuves (Boltanski & Thévenot, 1991). En effet, l’approche poursuit le geste amorcé par les deux sociologues dans leur ouvrage fondateur De la justification, avec une attention portée aux dispositifs de coordination des jugements et au niveau de réflexivité, découlant d’une activité collective. Elle rejoint également la sociologie des « prises » mise en exergue par le sociologue Francis Chateauraynaud (2011, 2015), qui, partant des controverses et des protestations, examine les moments pratiques dans lesquels des asymétries de pouvoir sont réduites13. Dans tous ces programmes, les environnements physiques mais également cognitifs appuyant la formation des jugements et des capacités critiques sont au centre des activités collectives de qualification de la réalité, appelées aussi régimes d’action, la sociologie pragmatique appuyant le regard sur un certain nombre d’activités qu’il n’est pas facile d’évaluer. S’il en est ainsi, c’est d’abord parce que la tradition intellectuelle du pragmatisme désigne un nouage de relations cognitives, normatives, entre les acteurs et dans leur milieu de déploiement. Il est donc nécessaire d’adosser une sociologie des micromilieux autonomes à la tradition intellectuelle du pragmatisme. Un travail sur les grammaires de l’anarchisme a par exemple été amorcé par Irène Pereira dans Les Grammaires de la contestation (Pereira, 2010), puis dans Le Pragmatisme critique (Pereira, 2016), où l’auteure adopte un point de vue pragmatiste, en se penchant sur l’apport de l’expérimentalisme, au sens de John Dewey, et sur l’antifondamentalisme de Proudhon14, qu’elle situe comme précurseur du pragmatisme et de l’anarchie. Il en ressort une philosophie pragmatique de l’émancipation prenant en compte l’imagination, tout en y mêlant des éléments de grammaire et principes discursifs sur lesquels s’appuient les acteurs. Qu’il s’agisse de la sociologie pragmatique française et ses épreuves ou ses grammaires15, ou de la tradition pragmatiste anglo-saxonne et ses « gestes » ou ses ambiances, elles permettent d’être en prise avec des milieux marqués par une intense activité sociale mais également critique et par des formes d’engagement.

Lire les mouvements « non scalables » en sociologue

12Il y a donc du « jeu » dans la possibilité d’analyser des micromondes occupants et autonomes, au sens où l’on peut parler d’une intelligibilité des situations et des actions observées mais également de leur irréductibilité. « Intelligibilité » dans la mesure où des milieux de vie se construisent dans le désordre, en sécession par rapport à un ordre social, en prenant appui sur une matérialité du monde vivant, qu’ils contribuent à qualifier, symétriquement aux catégories de l’ordre marchand ou aux énoncés abstraits de l’État. « Irréductibilité » dans la mesure où les émergences dont il sera question sont « résistantes » aux catégories de la sociologie, mais aussi résistantes aux représentations qui sont renvoyées dans la sphère publique.

13Plusieurs décalages semblent en effet s’être instaurés au sein de l’espace public et médiatique, voire académique, quand il s’agit des mouvements autonomes occupationnels. Ils proviennent d’abord de la nouveauté de ce type de mouvement qui met en rapport, de façon inédite, des acteurs avec l’État ou ses opérateurs (concessionnaires, agence parapublique d’études sur le nucléaire, préfet de police), comme en témoignent les moments de face à face denses et répétés entre forces de l’ordre, militants, activistes, riverains, sans cesse médiatisés lors des assauts dans une zone occupée, tout comme dans un cortège de tête de Nantes ou de Paris. Le décalage existe avec l’espace de représentation uniforme de tels événements. Un brouillage est opéré dans la lecture de ces affaires présentées et vendues en librairie ou occupant l’espace journalistique. Il relève de l’homogénéisation des « acteurs », allant pourtant, dans le cas d’une zone à défendre, de l’agriculteur historique aux « squatteurs », aux antifascistes, rapidement réunis sous le vocable de « zadiste », « casseurs » ou « militants » lorsqu’il s’agit de narrations hostiles. Au contraire, ils sont des « militants écologistes » ou des porte-parole de l’utopie pour les alliés des causes environnementales ou de la démocratie participative, bien que le micromonde autonome ne se réclame d’aucune voix politique. Cela abaisse les exigences politiques et émancipatrices que portent une partie des acteurs de ces milieux de vie. Ainsi, une « occupation » peut être présentée comme un enjeu transpartisan sans contenu autre que « la fin d’un aéroport » ou du « nucléaire ». L’espace médiatique et quelquefois militant ou académique occulte tout particulièrement les différents courants de la nébuleuse « activiste » et les différentes significations pourtant explicites que les acteurs eux-mêmes donnent à leurs actes et qui ne peuvent être résumés sous le vocable de « résistance ». Dans le cas de Notre-Dame-des-Landes, que l’on compare simplement un agriculteur et un occupant insurrectionnel : ne diffèrent-ils pas, en matière d’horizon d’attente, de réfutation ou d’acceptabilité des institutions d’État, de normes sociales et de culture politique ?

« Le sol commun » : risques et limites d’une pensée du réenchantement

14La normalisation des représentations tient en grande partie à l’affect écologique déposé sur les milieux « terrestres », c’est-à-dire à la fascination qu’exercent en grande partie des milieux de lutte, tels que No Tav, Sivens, Notre-Dame-des Landes, Bure, sur les courants de l’écologie politique, radicale, voire de la collapsologie, et en particulier sur les pensées vitalistes ou anthropologiques actuelles16. Ce sont elles, les nouvelles alliées des territoires en lutte, voyant celles-ci comme un idéal de modes d’existence. Objets de désir qui opèrent une séduction sur tous ceux qui portent une pensée écoréformiste, alternative, ou une vision du redécoupage entre nature et culture, leur appropriation se traduit par tout un appareil descriptif. Pour se limiter au cas de la ZAD Notre-Dame-des-Landes, le monde intellectuel et académique qui se penche sur l’expérience inachevée souhaite avant tout rassurer sur la robustesse d’une « utopie » en train de se faire, ralliant le credo des médias, alternatifs ou non.

15Que l’on prenne le nom de quelques essais : La Recomposition des mondes (Pignocchi, 2019), Un sol commun (Schaffner, 2019), Éloge des mauvaises herbes (Lindgaard, 2018), Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre (Laurens & Zweibaum, 2018). Ils répondent largement à une demande de réenchantement du monde. L’affect utopiste ou écologique se manifeste dans l’attrait pour une vision douce et exotique de nouveaux lieux de vie et qui se matérialise dans les « ontologies » multiples, le tissage d’interdépendances17, valorisant l’imaginaire des acteurs tout comme la présence du monde animal et végétal en alliance avec les humains (« C’est la nature qui se défend »). Ils soulignent la sensibilité à fleur de peau de toutes sortes d’êtres. Cette pensée processuelle ou vitaliste à l’œuvre dans la remise en question automatique du découpage entre nature et culture, entre croyances et réalités, génère une mythologie constituante ou une monade le « sentir-penser avec la terre » (Escobar, 2018), qui peuple des récits bienvenus. Mais le geste « anthropologique » ou « ontologique » est-il toujours approprié ?

16Partant d’une interrogation générale sur les rapports des humains avec la nature et sur l’habitabilité de la Terre, cette anthropologie implique de prendre plus systématiquement en compte les non-humains ou de renverser les hiérarchies de la connaissance en se demandant quels types de mondes, de relations et d’imaginaires s’instaurent à travers d’autres types de pratiques terrestres18. Cette vague, qui est en quelque sorte celle de l’ontologisation des milieux de vie19, induit alors « naturellement » de polisser les mondes vivants. La projection d’un idéal anthropologique mais également écologique de la composition des mondes, avec la célébration des attachements aux milieux ou à « l’habiter », pour être à la pointe d’un mouvement, se traduit par un écart objectif avec ce qui se passe. Elle peut avoir des effets descriptifs ou prescriptifs, comme ceux qui dissipent la rugosité et la conflictualité des êtres et des choses par la célébration excessive des connexions. Dès lors, qu’il y ait lieu ou non de remettre en cause ces lectures, la nécessité d’une analyse conflictuelle et politique des expériences, qui sont du reste non pas seulement des prises critiques, mais des prises sur le monde, s’impose. C’est ce qu’exprime sans doute l’anthropologue subalterniste Escobar (2018), qui voit dans différentes luttes la possibilité de questionner leur dimension ontologique, saisie comme une somme de rapports humains et naturels, et simultanément la dimension politique d’ontologies qui composent les mondes habités. Cela atténue-t-il l’impression de flottement qui caractérise ce type d’énonciation ?

17De cela, universitaires et activistes ont pleine conscience, et toute démarche visant à produire de la connaissance a pour conséquence d’élever le niveau d’exigence descriptive ou d’y renoncer. Lorsque l’on pense aux « collectifs autonomes », on pense à des mondes qui exigent que la réalité se soumette à leurs pieds, que les alliés et amis se plient à leurs propres catégories. Une vie en dehors des sphères du pouvoir, à l’image d’une occupation, exprime l’émancipation par rapport à toute autorité ou tout dogme, auxquels est lié le savoir, et, au-delà, une défiance pour ceux qui de l’extérieur entendent publiciser ou trahir des récits d’expérience. Ainsi, des sociologues et ethnographes, tout comme des journalistes, peuvent être éconduits des milieux de vie « autonomes », parce qu’ils sont associés symboliquement au pouvoir-savoir d’État ou à des logiques universitaires ou médiatiques – et donc économiques –, qui impliquent la perte de leurs repères sensibles, la coupure des mondes entre l’intellect et l’affect et la simplification des récits. Que les acteurs mettent en doute la raison d’être de la sociologie au nom de l’anti-intellectualisme, du rejet des « socioflics » et de l’antiscientisme, cela va sans dire, puisque la sociologie canonique consiste à conceptualiser les rapports sociaux, mettre en relation des structures mentales et des structures sociales, ou à rechercher de la cohérence et de la logique interne. Dans le schéma d’observation habituel d’un mouvement social, l’objectivation suppose de repérer des positions politiques au sein d’un espace social (selon la méthode bourdieusienne), qui est celui de militants, eux-mêmes renvoyés à des univers de référence (Mathieu, 2007). Or, les acteurs dont il est question dans cet ouvrage ne sont ni des fractions de classes déterminées par une appartenance socioprofessionnelle, ni des citoyens inscrits dans la quête d’une meilleure démocratie, ni des militants à l’intérieur d’un champ politique. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas porteurs de leur propre « histoire » politique, qu’ils ne sont pas inscrits dans un univers, mais qu’ils sont avant tout lucides et refusent toute emprise extérieure perçue comme une nouvelle domination par le savoir.

18Si les protagonistes sont méfiants par rapport aux récits venant de l’extérieur, et de surcroît des sociologues, ils valorisent les récits effectués « à l’intérieur », souvent hypostasiés, romancés – si l’on pense à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, peuplée de récits en première ou troisième personne sur les sites alternatifs, mais également dans des textes chantés et rappés. Ceux-ci sont acceptables, car ils sont conformes à des formes de vie ou à des convictions. Ils permettent la maîtrise de la visibilisation des expériences et in fine le réarmement recherché de la critique.

19Nous estimons que le soupçon d’unification des récits, de trahison ou de falsification qui pèse sur les auteurs extérieurs est proportionnel à la valorisation du témoignage et de l’anthologie (Mauvaise Troupe, 2016a, 2016b, 2017, 2019) provenant des acteurs internes ou affiliés et qui sont des processus d’objectivation interne. Ce qui se passe à l’intérieur d’une occupation et qui est retranscrit relève de l’autosocioanalyse, au sens où des collectifs se donnent le pouvoir d’observer (art of noticing – Tsing, 2015), de définir leur propre cadrage et leur « vision du monde ». Ils puisent dans des savoirs ordinaires ou dans une poesis dont témoigne la profusion de carnets, récits « spontanés », effectués à la première personne du pluriel par des auteurs collectifs. Ils vont dans le sens des « descriptions profanes », éclairées par des circonstances particulières – une opération César20, une défense, un moment de félicité autour du feu. Là encore, la dérivation des récits savants vers le témoignage prend le risque de naturaliser les descriptions, risque accentué par le mouvement permanent des formes, le bouillonnement des histoires racontées. De même, l’effet recherché de rupture avec le « savoir » donne quelquefois à des expériences un caractère fictionnel ou fétiche par la recherche de l’enchevêtrement de formes et de signes21. C’est le cas des textes issus de l’occupation qui, au nom d’un effet recherché, unifient les traits des différents collectifs.

20Sans parler d’un « populisme épistémologique » (Jeanpierre, 2012) lié à la nécessité de réhabiliter une pensée « non savante », il n’est pas impossible que les formes posent un problème à la sociologie non pas parce que celle-ci serait le point de vue indésiré de l’objectivation, mais en raison du pouvoir qu’elle a perdu. Le fait que des acteurs ordinaires, à l’image des occupants, ou plus récemment des mutins « gilets jaunes », prennent par surprise le (ou la) sociologue pour décrire ce qui « leur arrive » ne veut pas dire que ce dernier n’ait rien à dire, mais plutôt qu’il doit être en mesure de trouver l’agencement qui convient pour être un partenaire. Comme l’avait remarqué Jeanne Favret-Saada dans ses enquêtes pionnières et embarquées dans un autre contexte (la sorcellerie), on ne réalise l’existence d’un système de places que si on se cogne à ses limites, si l’on se fait « remettre en place » (Favret-Saada, 2004).

Enquêter sur des milieux de vie : stratégie d’écriture

21On le comprend au terme de ce prologue, l’émergence de formes politiques hybrides lance des défis majeurs à la sociologie, dont celui de la description, qui doit être en rupture ou au moins distante avec le savoir « allogène » en raison de l’a priori négatif qui pèse sur toute entreprise de dévoilement sociologique. Pour poursuivre le constat de l’irréduction, cela suppose de rompre avec toute tentative d’objectivation à partir de la connaissance des statuts sociaux et des histoires d’acteurs pour qui l’affranchissement des structures de domination et des emprises marchandes, capitalistes et familiales est un principe. Pour des acteurs qui ne se revendiquent pas comme des sujets politiques, ayant des parcours bricolés aux antipodes de la transparence, la réflexivité ne doit en effet pas sortir d’un cercle « autorisé ». D’autant qu’une question délicate émerge. Si l’autonomie est un outil de libération des forces de domination, elle n’est pas libérée du pouvoir symbolique de certains sur d’autres, comme le montrent les conflits internes à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes qui seront examinés dans la suite de l’ouvrage22.

22Se posent ici des questions relevant de la stratégie d’écriture. Est-il possible de portraiturer des personnages qui ne veulent être ni des témoins de luttes tapies dans l’ombre, ni des reflets de la structuration sociale dont témoignerait leur parcours lorsqu’ils proviennent de la rue ou des squats ? Cette interrogation impose que ni la nécessité de cohérence et de compréhension globale, ni le mouvement atypique tracé par ces trajectoires politiques ne soient écrasés par le souci de respecter l’intégrité des acteurs. Une enquête de ce type exige donc plusieurs choses. D’abord, la construction d’un cadre de description où des situations sont identifiées, mais comme appartenant à « tout le monde », à des acteurs interchangeables ou qui en tout cas ne peuvent se prévaloir de qualités singulières. Autrement dit, plus les situations sont saillantes, plus elles requièrent une désingularisation pour percevoir des formes d’organisation des grammaires générales et structurantes et non des forces particulières. L’anonymisation des faits et des êtres qui découle de ce principe est la plupart du temps incorporée par les protagonistes. Toute personne impliquée est une « non-personne » dans la mesure où les statuts et histoires personnelles disparaissent au cours d’une expérience collective au profit d’une désaffiliation des êtres. L’emploi du « il-elle » à l’échelle interne, dans les récits et discussions, au-delà de l’égalité de genre, correspond à cette désingularisation, les acteurs en situation pouvant être amenés à parler du discours des autres, en tant que « non-personne » et en tant qu’acteur interchangeable, « bloom23 » des luttes, sans identification. De même qu’il n’est pas nécessaire de parler « en personne », il n’existe pas de généralisation des positions (en « nous »), la conception du monde proposée par des collectifs ne relevant ni du discours, ni du porte-parolat, ni de la représentation ou de l’image, mais de l’agir.

23En second lieu, la place de l’ethnographie, du sociologue, voire de l’anthropologue ou du politiste n’existe pas dans le cas des pratiques autonomes, utopistes, anarchistes. La sociologie se trouve dans ces contextes non pas engagée mais embarquée. S’il y a lieu d’employer le terme de « sociologie embarquée », c’est au sens où celle-ci demeure un processus continu tenant en grande partie sur une appréhension cognitive24, c’est-à-dire une observation suivant le cours des choses et les événements, sans excès d’exploration ou d’interprétation. Un mouvement d’occupation rappelle d’autres contextes et renvoie aux débats classiques sur les biais de la sociologie « participante », qu’il s’agisse de la possible naïveté de l’universitaire ou du risque d’illusion sociologique en raison de l’immédiateté des faits pris comme tels et court-circuitant le besoin de médiation sociologique25. Il est donc suggéré ici le terme de sociologie embarquée, qui assume l’ambiguïté des situations. La personne embarquée est en quelque sorte un acteur parmi d’autres26, sans statut, au sein d’un ensemble des participants qui sont en quelque sorte des acteurs collaboratifs, et non des « informateurs ». Aucune place supplémentaire et artificielle, comme celle de « spectateur-ethnographe » n’est à créer, car elle trahirait un fonctionnement au sein duquel le chercheur, le visiteur, prend part ; chacun ou chacune ayant une place parmi d’autres, allant de celle du botaniste au « militant » sociologue et aux étudiants en architecture27. Enfin, l’autonomie comme mode d’autoorganisation nécessite, plus que tout autre objet, un agencement28 entre l’enquête, les personnages et la connaissance, tout en devant échapper à la figuration héroïque et au jugement moral sur des collectifs politiques. Elle demande au sociologue d’être non seulement un partenaire compréhensif et un allié dans le réarmement de la critique, mais aussi d’être un traducteur vers le haut, prenant à la fois en compte l’expérience vécue des sujets et les conditions sociales de possibilité (donc les effets et les limites) de cette expérience qui définissent l’acte d’objectivation29.

24L’étude qui suit s’adresse donc d’abord aux communautés « amies » qui se reconnaissent dans les occupations et dont le souci est de réarmer leur niveau de critique. Il est le fruit d’une enquête de terrain menée entre 2015 et 2018, concernant principalement la zad de Notre-Dame-des-Landes (notée ci-après NDDL) créée en 2009 pour protester contre le projet d’aéroport éponyme dans la région de Nantes, et dans une moindre mesure la zad de Bure contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires dans la Meuse. On entend par enquête les séjours sur place longs ou courts effectués dans un ou des collectifs choisis au gré des rencontres30. Les collectifs suivis sur NDDL et qui ne sont pas nommés se situaient à l’est de la zone et ont aujourd’hui disparu. La venue régulière sur des séjours d’une durée de quinze jours à un mois a supposé de choisir d’occuper une place parmi d’autres, sans identification particulière, en oubliant les conditions de sa venue, en se situant comme quelconque et en participant aux activités (logistique, entretien, tâches domestiques, en l’occurrence).

25L’ensemble des discussions et des observations ont été effectuées sans prise de notes, sans images, dans l’anonymat réciproque. C’est la raison pour laquelle cet anonymat31 a été respecté dans l’ouvrage comme marqueur d’une inappropriation, à l’exception des propos publiés par les collectifs. De même, nous avons choisi de ne pas nommer les lieux et de ne pas restituer des scènes entières qui iraient dans le sens d’un subjectivisme non souhaité. La mise en forme laisse également de côté des parts d’ombre : les situations de tension, de face à face policiers (peu nombreux à Notre-Dame-des-Landes entre 2015 et 2017 et non éprouvées directement), les modalités de l’autodéfense, la confection d’outils de défense et certains microéléments relevant des relations interindividuelles ne sont pas intégrés. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas d’importance, mais qu’ils ne permettent pas un éclairage particulier (comme les disputes ou les scènes agressives individuelles) dans une analyse plus large. Toutes les questions soulevées dans cet ouvrage ont émergé dans les discussions en dehors ou au sein des séjours, ou encore dans le cadre de la participation à des actions concrètes32. Le choix de l’écriture est donc celui de l’entrelacement d’observations, de textes se polarisant sur des éléments clefs d’une lecture à la fois pragmatique et critique pour « faire parler » les êtres.

26L’ouvrage part donc d’une inappropriation. Plutôt que de considérer un sujet collectif anticapitaliste, réduit à être un « zadiste » au sein d’une lutte écologique et solidaire, il se limite à regarder les milieux autonomes, portions de ces luttes, mais qui nous permettent de dessiner leur histoire présente. Rappelons-le, les micromondes autonomes et limites ne se cantonnent pas aux ZAD, de même que ces dernières ne sont pas un monolithe écologique et militant. C’est la raison pour laquelle le terme de « fragment » convient pour désigner à la fois le travail sociologique qui porte sur un espace politique conceptuel mais peu visible, et sur des dynamiques expérimentales où les acteurs sont au contact d’autres, sans chercher à convertir ces derniers à leurs formes de vie. Il convient également de distinguer la vie en zad de la lutte environnementale contre un grand projet inutile, plus large que la première.

27La première partie de l’ouvrage clarifie les fondements politiques de la sphère autonome en cherchant les filiations avec l’autonomie historique des années postmarxiennes, dans les années 1970, qui permettent de construire un cadre général du moment actuel. Elle dresse non pas un panorama historique de l’autonomie anarchiste, mais ses points d’appui théoriques, normatifs et d’une certaine façon moraux, qui ne débouchent pas dans l’autonomie totale de la société prônée par les aînés. Ce cadre conceptuel délimite le champ politique contemporain des mouvements actuels qui ne sont pas fermés. Considérés comme idéologiques alors qu’ils incarnent une sensibilité sociale, esthétique, créative, ainsi qu’une incarnation politique, ils puisent dans des références théoriques ou dans le flux de la vie pour réarmer la critique. En se mettant à distance de tout idéal démocratique, on les retrouve à l’œuvre dans une théorie pratique de l’action basée par exemple sur l’appropriation, la prise sur des éléments du capitalisme, la confrontation physique avec le pouvoir, la stratégie et les techniques pour enrayer le système. Cette partie prépare le terrain empirique, mais également pragmatique, de la compréhension du régime d’action autonome en situation, à la fois utopie et processus incertain et instable. Celui-ci est vu à partir d’une analyse de Notre-Dame-des-Landes dans les trois dernières années (2015-2018), en phase « froide » d’un conflit d’aménagement et environnemental. La période est celle de la reconfiguration d’une lutte après la phase de répression de 2012 par l’opération César. La confrontation avec l’État est ralentie, mais laisse entrevoir une nouvelle phase de maintien de l’ordre en 2018.

28La seconde partie est consacrée à l’« occupation », étiquetée comme théorie politique puis comme régime d’action, étudiée principalement à Notre-Dame-des-Landes. Elle sera vue à partir de trois prismes. Le premier est la « prise » dans la localité et dans des territoires menacés, l’affirmation de l’autonomie contre l’hétéronomie et en vertu d’une théorie générale du retrait, de l’exode et de l’autodéfense. Puis l’occupation est présentée dans ses aspects créatifs, dans sa matérialité, et sa compréhension puise dans la sociologie pragmatique les ressources permettant de déceler les lignes d’action. La forme de l’occupation permet enfin d’avoir une vision des activités agricoles, manuelles, individuelles ou collectives qui témoignent d’une connaissance pratique du monde social par les acteurs.

29Cette partie se prolonge par la troisième, consacrée aux modes d’organisation sociale de telles occupations, régies par la conflictualité interne, définie comme une grammaire essentielle de l’autonomie anarchiste. On y trouvera des acteurs et actrices bigarrés cherchant à voix haute les modalités d’une autoorganisation fragile mais définie collectivement, en tension avec les éléments généraux et extérieurs, comme les riverains et les « composantes de la lutte ».

30C’est de cette conflictualité dont il est encore question dans le dernier chapitre, où une lutte environnementale et son occupation voient revenir l’État, les épreuves de l’éviction, de la régularisation, qui mettent des limites au régime d’action autonome. La contre-occupation proposée par l’État sous les auspices des riverains et des politiques est présentée comme une épreuve de réalité, et il faudra considérer les divisions internes, les dérivations du régime d’action autonome vers un autre, plus acceptable, qui est celui du compromis en phase avec le credo écologique. Ce qui prouve le mieux sans doute la fragilité d’une élaboration politique, amenée au choix de se réarmer, de rester à l’état fragmentaire ou de composer avec des alliés, amis ou opportunistes.