Afin de développer la qualité de vie de son espace bâti, l’État de Genève s’engage en faveur de la nature en ville dans le cadre d’un programme cantonal innovant. De nombreuses mesures sont ainsi mises en œuvre pour promouvoir les actions qui permettent d’offrir aux habitants une nature de proximité à l’échelle du quartier. C’est dans ce cadre que Genève, avec le soutien de la Confédération, a lancé en 2014 un appel à projets s’adressant aux acteurs privés. Entreprises, gérants immobiliers ou associations, ces derniers ont en effet un important rôle à jouer dans le développement d’une ville plus durable et plus agréable à vivre. Cette opération a révélé un réel engouement de la part de ces acteurs à l’égard de ces démarches qui demeurent encore pionnières. (texte d’invitation au congrès « Quand les acteurs privés font la nature en ville ! », 2015)

1Le congrès « Quand les acteurs privés font la nature en ville ! », organisé en 2015 par le Canton de Genève, a été l’occasion de célébrer les projets lauréats de la seconde édition du concours cantonal « Nature en ville ». Représentants de grandes régies immobilières, paysagistes privés, associations de résidents et collectifs de jardiniers urbains y ont côtoyé les responsables administratifs et politiques du canton et des communes. Le point commun de ces acteurs qualifiés de « privés » ? Avoir bénéficié, à l’issue d’une compétition – référée ci-dessus comme « appel à projets » –, du soutien financier du canton pour végétaliser l’espace urbain en complément des parcs, jardins et massifs de fleurs gérés à l’année par les municipalités. Le concours constitue la reconnaissance, à l’échelle du canton, de la légitimité des citadins – comme des entreprises privées1 – à contribuer à façonner la ville par le végétal à travers le jardinage urbain. Cette reconnaissance est le fruit d’un travail d’expérimentation et de clarification engagé depuis le milieu des années 2000 par des résidents, des responsables municipaux et des associations, élaborant des lexiques, mettant sur pied des groupes de travail et testant différentes manières de coproduire les espaces urbains par le végétal. Mais plus qu’une reconnaissance, le concours consacre un cadrage particulier de ce que doit être, et à quoi doit servir, le jardinage urbain : à faire la ville par le partenariat, quel que soit le partenaire.

2Ce chapitre retrace les étapes et les points de rupture amenant à une telle vision. Il poursuit la réflexion initiée avec l’analyse du programme Urbanature sur les modes d’engagement des citadins vis-à-vis de l’espace urbain. Alors qu’à travers certains de ses dispositifs, Urbanature témoigne d’une volonté de « faire-faire » la ville aux citadins dans et sur le modèle de l’espace privé, le concours « Nature en ville », et plus largement les programmes de jardinage urbain, consacrent le droit – voire le devoir – de ces derniers à coproduire non seulement l’espace, mais aussi les services, publics.

3Ce chapitre commence par esquisser un bref historique du jardinage urbain à Genève. Il met en évidence la rupture opérée par les jardins collectifs – ici dénommés « potagers urbains » ou « plantages » – dans la longue tradition des jardins familiauxet souligne le travail de clarification conceptuelle et de construction de politique publique qui a accompagné l’émergence de ce nouveau modèle de jardin urbain. Il examine ensuite l’enjeu de classe qui accompagne cette rupture, s’articulant en particulier autour de la construction discursive d’une opposition entre le jardin familial et ses connotations, et le plantage. Enfin, il examine la construction diachronique de trois figures de l’investissement corporel des citadins dans la fabrique de la ville : d’abord, dans les jardins collectifs, comme agents de production, à moindre coût, de formes urbaines temporaires ; ensuite, dans les parcs, comme pourvoyeurs de travail bénévole pouvant être activés pour l’entretien d’espaces publics pérennes ; enfin, à travers l’entreprise, comme agents d’attractivité et d’animation dans le cadre de politiques urbaines entrepreneuriales. Le chapitre montre ainsi comment l’engouement apparemment exprimé par les citadins pour le jardinage et les jardins est récupéré, refaçonné, pour transformer les manières de produire et d’entretenir la forme urbaine. En fait, sous diverses versions, le citadin apparaît, aux côtés des entreprises finançant et entretenant des parcs, comme l’un des nouveaux partenaires de la gestion multi-acteurs des services publics urbains.

Du jardin familial au plantage

La planification s’oriente prioritairement vers des formes de jardinage plus économes en sol, en développant des projets de jardins familiaux occupant moins d’espace que la forme traditionnelle et en encourageant la création de plantages – jardins potagers sur une surface restreinte – dans les nouveaux quartiers d’habitations ou dans les espaces qui s’y prêtent des quartiers existants2.

4À Genève, comme dans le reste de l’Europe de l’Ouest, les premiers jardins ouvriers voient le jour au tournant du xx^e siècle. Sortant de terre à partir de l’année 1914, ils connaissent leur apogée durant la Seconde Guerre mondiale sous le plan Wahlen. Institué au niveau fédéral en 1940, ce dernier promeut l’autosuffisance alimentaire3, et tout espace considéré en friche ou sous-exploité, qu’il soit en ville ou à la campagne, est alors réquisitionné et mis en culture. Ce ne sont pas moins de 2 500 jardins de 200 à 400 m² de surface qui sont initialement mis à la disposition des Genevois, un chiffre qui va rapidement atteindre 4 000 parcelles, regroupées en 48 groupements4. La moitié de ces jardins disparaissent avec la fin de la Seconde Guerre mondiale et un retour à une politique alimentaire moins autocentrée. Ceux qui restent se maintiennent, et on compte encore aujourd’hui dans le canton quelque 2 220 parcelles5 de jardins familiaux6. Depuis 1960, ils sont protégés par la Loi pour la sauvegarde et le développement des jardins familiaux (M 2 40), qui promet leur sécurisation à travers l’établissement de baux à long terme. La jurisprudence a établi que leur destruction au titre du développement urbain doit être compensée par leur reconstruction ailleurs.

5Le Plan directeur cantonal 2030, adopté en 2011, marque une rupture en stipulant la nécessité de « modifi[er] ou abrog[er] la loi pour la sauvegarde et le développement des jardins familiaux (M 2 40)7 ». La fiche action A16, intitulée « Promouvoir de nouvelles formes de jardins familiaux et encourager la création de plantages », mentionne en effet que les jardins familiaux devront, à l’horizon 2030, être « davantage intégrés dans le tissu urbain8 ». Outre la réduction de la taille des jardins familiaux – « en développant des projets de jardins familiaux occupant moins d’espace que la forme traditionnelle » –, il introduit un nouvel objet, le plantage. Dans cette section, on va détailler l’objet « plantage » et examiner les étapes et les acteurs qui ont mené à le construire comme modèle d’avenir, et, en négatif, à placer le jardin familial comme représentant du passé.

S’accorder : acteurs et groupes se mettent au travail

6Si le Plan directeur cantonal propose des alternatives au modèle du jardin familial, force est de constater l’attrait constant de ce dernier pour la population du canton. La plupart des jardins familiaux du canton sont complets, et les rejoindre nécessite l’inscription sur une liste d’attente et beaucoup de patience. Mais ils sont mis sous pression de toutes parts, puisque des projets immobiliers lorgnent sur ces espaces, généralement situés sur le front d’urbanisation, alors que la réglementation genevoise protégeant l’espace agricole empêche leur extension ou leur transfert. Aussi, en dépit de la loi M 2 40, il est aujourd’hui difficile de compenser la perte de jardins délogés par le développement urbain en les relocalisant9.

7Il est périlleux d’attribuer un effet causal à cette crise, mais à partir du milieu des années 2000, les projets de jardins intra-urbains se multiplient. Le premier jardin collectif (connu) du canton voit le jour en 2003 en ville de Genève dans le quartier de Champel. Il est porté par la maison de quartier, structure associative. Le deuxième projet naît trois ans plus tard dans le parc Beaulieu. Il est porté cette fois-ci par l’unité d’action communautaire (UAC) locale, structure municipale en charge de l’insertion et de la participation à l’échelle des quartiers. Différents services commencent alors à recevoir des demandes de la part des habitants :

Les gens téléphonent assez souvent en disant « on a lu un article » parce que de plus en plus de revues en parlent [des plantages], et puis donc les gens ils en entendent parler, ils passent des fois simplement à Beaulieu et ils disent : « J’aimerais une parcelle, comment je dois faire ? ». Et puis on leur dit : « Regardez avec le Service social, et soyez très patients. » (membre de la direction, SEVE Genève, 2012)

On a eu énormément de demandes, je pense que j’ai eu une bonne dizaine de téléphones de gens qui disaient : « J’ai un projet de jardin, comment faire ? », etc. Surtout suite à l’article qui a été publié dans le Vivre à Genève, qui est visiblement quand même assez lu, parce que ça a suscité pas mal de réactions. (chargé de projet, Agenda 21, Genève, 2012)

8Ce succès du modèle du plantage s’exprime aussi par le taux de réponse aux annonces précédant la mise en place de ces dispositifs. Au sujet du plantage de Beaulieu, la responsable de l’époque explique :

On avait mis une annonce dans le quartier pour savoir s’il y avait des habitants intéressés, puisqu’on ne savait pas, c’était un peu l’essai. Effectivement, la surprise c’est que nous avons eu 120 réponses, et tous les jours il arrivait des téléphones de gens des communes, de gens qui n’avaient rien à voir avec le quartier, puisque bien sûr nous avions délimité un périmètre, hein… Donc on a été un peu dépassés par notre succès, tellement qu’on a dû organiser un tirage au sort, puisqu’on n’avait que vingt parcelles, et puis on n’arrivait pas à se déterminer. (chargée de projet, Service social, Genève, 2012)

9Pour faire face à ces demandes, une politique transversale sur la thématique du jardinage urbain paraît nécessaire aux acteurs engagés. Ils forment en 2011 un groupe de travail, dont les deux principaux objectifs sont de construire une réponse cohérente et coordonnée aux demandes reçues par chacun des services, et de s’accorder sur une stratégie spatiale10 :

Donc écoles, SEVE, Agenda 21 et nous : ça faisait quatre entrées dans l’administration, quatre entrées utilisées par tous les acteurs passant dans la rue, se réveillant un matin en se disant : « J’ai une idée géniale, y a qu’à faire des potagers urbains. » [Donc] moi, c’est vrai que quand on me propose de faire des potagers dans un parc, je dis : « Non, ça c’est un parc. » Par contre, l’Agenda 21 disait : « Oui super ! » Puis du coup, on se retrouve avec quatre politiques municipales dans la même ville, ce qui est un peu gênant. Donc on a fait tout un boulot cette dernière année, c’est assez récent, hein, pour se dire : « Ben au moins progressons là-dedans ». On garde les quatre entrées, il ne s’agit pas de créer un monopole, mais plutôt de s’organiser entre nous pour dire : « Ben voilà, répondons d’une seule voix ». Quand on a une demande, on ne répond pas tout de suite, on attend, on consulte les collègues, on se met en place, puis ça s’harmonise un peu. (membre de la direction, Service social, Genève, 2012)

10Quasi simultanément émerge un nouvel acteur : l’association Équiterre, qui accompagne la mise en place de huit « potagers urbains »11 dans les communes genevoises entre 2011 et 2014. Cette association, dont le but est l’accompagnement aux projets de développement durable en Suisse romande, avait déjà développé le concept des « jardins de poche », mini-espaces publics végétalisés dans des espaces interstitiels. Un financement de la Loterie Romande lui permet d’accompagner les communes dans le développement de projets de potagers urbains. Son principal apport est alors d’identifier, avec la commune, un terrain utilisable, puis d’organiser un processus dit « participatif » au cours duquel la population habitant dans un périmètre de cinq minutes à pied autour du lieu sélectionné est invitée par courrier à participer à une réunion d’information. Les personnes souhaitant s’engager dans le projet sont ensuite invitées à une seconde réunion, durant laquelle ils discutent de l’aménagement du potager urbain : nombre et taille des parcelles, nom du jardin, localisation du coffre à outils, etc. À travers de nombreuses interventions dans les médias et l’élaboration d’une « Charte des potagers urbains », Équiterre a construit un modèle de bonne pratique12.

11Simultanément, enfin, des résidents s’engagent directement dans la création d’espaces de mise en culture. Par exemple, depuis 2010, les serres de l’ancien centre de production horticole du SEVE, situées dans le parc Beaulieu, sont occupées par le Collectif Beaulieu, qui accueille des projets divers incluant la production de plantons pour les coopératives agricoles locales, un jardin de cueillette, un rucher, un poulailler et diverses autres initiatives13.

12Ainsi le début des années 2010 marque-t-il un moment d’effervescence durant lequel acteurs publics, associatifs, et collectifs d’habitants s’organisent pour expérimenter avec de nouvelles formes de jardinage urbain.

Construire l’opposition aux jardins familiaux

13La constitution de ces politiques publiques de jardinage urbain passe par le développement d’un discours en défaveur des jardins familiaux, présentés comme obsolètes. Bénéficiant d’un statut privé, les groupements de jardins familiaux sont généralement clos, et leur accès est en principe réservé aux détenteurs d’une parcelle. Aussi, plusieurs de mes interlocuteurs pointent-ils la contribution de ces jardins à une forme de privatisation de l’espace urbain : « Pour moi, ces jardins familiaux, avec tout ce qu’ils connotent, on privatise un morceau d’espace public au profit d’une poignée de personnes » (membre de la direction, Service social, Genève, 2012). Mais la clôture, selon eux, est autant sociale, voire « mentale », que physique. Plusieurs responsables de services notent ainsi la fermeture d’esprit des jardiniers vis-à-vis des pratiques de jardinage écologique. Ce membre de la direction du Service des parcs et promenades du Grand-Saconnex, alors très actif dans la promotion du jardinage collectif dans sa commune, explique :

La différence entre les jardins familiaux et le potager urbain, elle est impressionnante. Parce que les jardins familiaux, moi j’ai déjà essayé de rentrer plusieurs fois, pour essayer de leur donner un cours, ou leur parler du bio, pas de pesticides, tout ça, Ouhlala ! J’y arrive pas, hein ! Même avec le politique, on essaie, mais c’est fermé ! C’est impressionnant ! (membre de la direction, Service des parcs et promenades, Le Grand-Saconnex, 2013)

14Le discours à l’encontre des jardins familiaux mobilise parfois un vocabulaire particulièrement virulent pour souligner la fermeture qu’ils opèrent :

On est en train de planifier toute une pénétrante de verdure, un alignement de parcs, un espace public de taille majeure, au niveau de la commune, et même au niveau de l’agglomération entière. Cet espace majeur là, il est le dernier chaînon manquant, et puis quand on regarde en zoom out, on s’aperçoit que tout le cheminement, sur lequel on va dépenser des millions et des millions pour finir ce qu’on a commencé, bute sur la muraille de thuyas d’un blockhaus de jardins familiaux qui occupe un parc public. (membre de la direction, Service social, Genève, 2012)

15Les termes de « muraille », de « blockhaus » et d’« occupation » construisent les jardins familiaux comme des espaces de ségrégation et d’entre-soi. Mis en opposition avec l’expression « parc public », ces éléments langagiers donnent l’image de jardins entièrement fermés sur eux-mêmes, en radicale opposition avec la notion d’espace public.

16Au-delà, ces jardins sont présentés comme des endroits pollués, soit du fait de leur localisation qui a souvent été peu réfléchie et est située sur d’anciens sites industriels, soit du fait des pratiques de jardinage riches en intrants que l’on y trouve. Le membre de la direction du Service des parcs et promenades du Grand-Saconnex continue :

[Les jardins familiaux], ce sont les endroits les plus pollués. Pourquoi ? Parce qu’alors déjà, bon, il y a des endroits à Genève, ils les ont mis sur des décharges, O. K., au bout d’un moment. Mais nous, au Grand-Saconnex, on en a fait un, avant c’était une gazonnière, c’était notre gazon de plaquage pour le stade, et puis pour finir on a fait ça. Mais j’ai fait des analyses de sol l’autre jour, mais c’est des trucs de dingue ! Mais ils mettent trois tonnes de compost du Nant de Châtillon, qui est bourré de plomb. Et puis ils en mettent des dosages, ils croient que tout est bon, et puis pour finir, non, c’est pas bon du tout, au contraire même, ça pollue. Et puis vous savez, quand vous avez, même en garden center, acheté un produit, puis vous voyez, pour vos arrosoirs de douze litres, qu’il faut mettre un millilitre de produit, vous vous dites « non, mais ça marchera jamais », puis pfft, ils y vont comme ça ! Et puis ça, c’est le numéro un de la pollution. Et c’est très pollué, ouais. (membre de la direction, Service des parcs et promenades, Le Grand-Saconnex, 2013)

17Enfin, les jardins familiaux correspondent, dans ces discours, à un mode de vie non souhaitable, celui de la ville qui s’étale, en opposition à la valorisation de la proximité et du local. Un membre de la direction du Service social de la Ville de Genève, dont la formation initiale est en architecture, explique ainsi l’inscription des jardins familiaux dans une certaine vision de la ville :

[Le plantage] a l’énorme avantage de sortir du modèle du jardin familial, qui était, lui, totalement périurbain […], qui était lié à une époque, qui était lié aussi à un milieu bâti très spécial. Vraiment, le périurbain, les bords de voie ferrée, à dix kilomètres de l’agglomération, on se tapait dix kilomètres à vélo pour aller arroser ses plantes, mais voilà, ça avait du sens, et c’était ce fameux truc de l’appropriation aussi. (membre de la direction, Service social, Genève, 2012)

18La triple répétition de « périurbain », l’imaginaire visuel négatif du bord de voie ferrée, la précision « qui était lié à une époque », ou encore le verbe « se taper » un trajet, sont autant de signes d’une critique de ce modèle de jardin lié à la ville étalée aujourd’hui montrée du doigt.

19Plusieurs de mes interlocuteurs mentionnent aussi l’apparence désorganisée des jardins familiaux, mettant en avant les règlements stricts du plantage, permettant d’éviter tout « débordement » (contremaître, SEV Vernier, 2012). Au moment où cette recherche était en cours, une équipe de sociologues de la Haute École de travail social (HETS) réalisait une enquête auprès des responsables de jardins familiaux et des promoteurs des jardins collectifs (Frauenfelder et al., 2014). Eux notent, à l’inverse, que leurs interlocuteurs relèvent le caractère trop normé et le paysage répétitif des jardins familiaux, dont les chalets se ressemblent tous. Une des personnes interrogées (membre d’une instance cantonale d’aménagement du territoire) note une « géométrie assez pesante », par exemple, et une autre (travaillant dans la même institution publique) que « tout est normatif, le cabanon doit avoir les tuiles de la même couleur » (ibid., p. 74). On voit donc aussi que, selon l’interlocuteur, la critique est tout à fait relative, mais toujours dichotomique.

20À l’inverse du jardin familial, le plantage est présenté comme un modèle plus adapté aux exigences contemporaines, tant en termes d’environnement que de mode de vie :

Je trouve que [le jardin familial] n’a juste plus sa place, et que maintenant il faut muter vers ce modèle du plantage qui, lui, respecte son environnement, promeut des valeurs de collectivisation, et non une démarche de privatisation de l’espace public, et peut être un des outils qu’on peut avoir pour animer un espace public. Et je pense que dans nos boîtes à outils, le plantage est un des outils qu’on peut avoir pour réoccuper des secteurs qui sont en déshérence. (membre de la direction, Service social, Genève, 2012)

21La notion de proximité est également prévalente dans ces projets puisque, quelle que soit la commune, la plupart des règlements régissant ces espaces précisent que les participants doivent habiter à une distance inférieure à cinq minutes à pied du plantage :

La base pour avoir droit à un plantage, c’est qu’on doit être à cinq minutes à pied de son logement, parce qu’on veut vraiment que ce soit quelque chose qui aille avec la mobilité douce, on veut absolument éviter que les gens prennent leur voiture pour aller cultiver leur potager. C’est vraiment pour ça qu’on utilise le mot « plantage », parce qu’on n’est pas du tout dans un contexte des jardins familiaux. Je n’ai rien contre les jardins familiaux, ils ont leur but, ils offrent quelque chose, et les plantages, nous vraiment, c’est autre chose. Donc c’est vraiment des parcelles déjà beaucoup plus petites, donc on parle entre 8 et 40 m², hein, donc on voit qu’on est dans des dimensions qui n’ont rien à voir avec les jardins familiaux, et puis ça doit impérativement être au pied des immeubles. (membre de la direction, SEV Vernier, 2012)

22Cette distance de cinq minutes à pied répond à la fois à la critique environnementale des kilomètres parcourus, souvent en voiture, pour se rendre au jardin familial, et à celle, sociale, du familialisme (Frauenfelder et al., 2014) des jardins familiaux. En limitant les participants à un périmètre de cinq minutes à pied du potager, c’est une sociabilité de voisinage, plutôt que celle de familles se retrouvant au chalet pour des grillades, qui est proposée.

23Aussi, alors que les sociologues de l’HETS montrent que les jardins familiaux genevois sont en majorité constitués de personnes issues des classes populaires et de l’immigration, la dévalorisation constante de ces jardins soulève la question : les plantages sont-ils des outils d’exclusion et d’invisibilisation des classes populaires ? La réponse est plus nuancée. Face aux enjeux de cohésion sociale et spatiale touchant la commune14, la municipalité de Vernier cherche à susciter davantage de convivialité au sein des quartiers. Depuis 2009, elle a mis sur pied dans cet objectif un programme de plantages. L’élu en charge des espaces verts, affilié au Parti socialiste genevois, et à l’initiative de ce programme, présente ses objectifs, avant tout sociaux et alimentaires :

Le premier [objectif] était d’amener les résidents à se rencontrer. Et la nature offre pour cela de bonnes opportunités. Le second était de leur permettre de cultiver leurs légumes. C’est quelque chose d’important pour les résidents précarisés de ce quartier. (élu, Vernier, 2013)

24Sur les trois plantages existant au moment de la recherche, deux étaient localisés dans des quartiers de grands ensembles (Balexert, Libellules), un en bordure du centre-bourg. Les deux plantages alors en cours de planification devaient être réalisés dans les deux quartiers les plus denses et populaires de la ville, celui du Lignon et celui des Avanchets. L’élu en charge des espaces verts confie faire en sorte que les personnes les plus isolées bénéficient en priorité de l’accès à ces jardins en les plaçant systématiquement, grâce à la collaboration du service social, en haut des listes d’attente15. Enfin, les plantages sont conçus pour fournir aux participants la possibilité de produire une partie de leur alimentation. Le règlement insiste ainsi sur la dimension vivrière en proscrivant la plantation de pelouses ou d’arbres, et la direction du Service des espaces verts cherche à encourager le recours à des systèmes de distribution alternatifs en organisant un marché annuel de semences et plantons de variétés anciennes à destination des bénéficiaires de plantages (voir Ernwein, 2017a). En outre, bien qu’aucune donnée chiffrée ne m’ait été fournie, mes observations au sein de trois plantages dans l’agglomération laissent voir un profil largement constitué de classes populaires et de classes moyennes inférieures – ouvriers, employés de commerce et enseignants –, et une forte représentation de cultures étrangères, notamment portugaises, italiennes et est-asiatiques. Il me semble qu’il s’agit alors moins de supprimer les formes de présence des classes populaires dans l’espace public, que de transformer les valeurs et les normes qui régissent ces espaces populaires, insistant sur leur productivité (pas de barbecue, pas de pelouse), leur proximité à l’habitat, et conditionnant le renouvellement à la participation active à la vie des jardins. Par exemple, alors que les baux des jardins familiaux sont renouvelés tacitement, les parcelles des plantages verniolans ne sont renouvelées que sous réserve de répondre à une sollicitation, et chacun est sommé de faire preuve de sa bonne citoyenneté en participant à l’assemblée générale annuelle.

25En définitive, au-delà de ces discours valorisant un modèle au détriment de l’autre, plusieurs différences principales entre ces deux grandes familles de jardins urbains ressortent des règlements et modes d’organisation des plantages. Leur taille est bien inférieure à celle des jardins familiaux : les parcelles des plantages proposés par la commune de Vernier font entre 8 et 40 m², celles du plantage de Beaulieu font 6 m² ; quant à celles des potagers urbains d’Équiterre, elles ne dépassent pas 20 m². En comparaison, les jardins familiaux proposent des parcelles dont la superficie moyenne atteint les 250 m² (Frauenfelder et al., 2014). Les potagers urbains et plantages diffèrent aussi par la part respective du commun et de l’individuel. La plupart des jardins familiaux proposent des parcelles individuelles, généralement clôturées, disposant de leur propre accès à l’eau, auxquelles sont parfois ajoutés des espaces communs (buvette, terrain de pétanque) ; les plantages, eux aussi subdivisés en parcelles individuelles toutefois non clôturées, offrent des points d’eau partagés ainsi qu’un coffre à outils commun. Quant aux bancs, les parcelles étant petites, ils se situent dans l’espace commun. Les règlements diffèrent également. De fait, en raison de leur héritage philanthropique voulant que les jardins familiaux offrent une forme de substitut à la propriété privée en milieu populaire, les cabanons et petites constructions, ainsi que les arbustes – c’est-à-dire les manifestations durables d’appropriation –, sont consubstantiels à ces jardins. En revanche, les plantages et potagers urbains interdisent les constructions ainsi que les arbustes, qui s’enracinent trop. Si les règlements des jardins familiaux prévoient un certain pourcentage de pelouse, ceux des potagers urbains l’interdisent. Enfin, le statut foncier diffère. Ainsi, les potagers urbains restent des espaces publics, non fermés à clé, et donc accessibles à tous sous réserve de la présence d’un jardinier. Les jardins familiaux, eux, sont souvent fermés par une barrière, l’accès étant réservé aux jardiniers et à leurs proches.

« Faire-faire » la ville par le jardinage : trois figures

26À Vernier, nous l’avons vu, les plantages sont conçus comme un outil d’action sociale. Le Service des espaces verts a joué un rôle actif dans leur mise en place, et y joue un rôle clé d’organisation et d’animation : gestion des inscriptions et de leur renouvellement annuel, suivi du bon déroulement des saisons de jardinage, ou encore organisation de l’assemblée générale annuelle ainsi que de la fête des plantages.

27Le cas de la commune de Genève contraste nettement avec celui de Vernier. Si les jardins collectifs y sont relativement similaires à ceux de Vernier en termes de forme, d’organisation ou encore de règlement, et s’ils y portent aussi le sceau de l’action sociale, l’engagement du SEVE y est forcé et se fait à petits pas. Les premiers plantages y sont réalisés par le Service social, avec un volet technique apporté par le SEVE, une division des rôles dont la direction se satisfait :

Nous, c’est sûr, on est favorables [aux plantages], parce que c’est très sympa, on a envie que les gens se sentent bien dans les parcs, et ce projet on y adhère ; mais ce n’est pas notre mission. On sort de la mission gestion des grands parcs et entretien, donc c’est pour ça qu’on travaille avec le Service social. (membre de la direction, SEVE Genève, 2012)

28Aussi, alors que les responsables du Service des espaces verts de Vernier s’attribuent volontiers une mission sociale, en dépit de leur participation au groupe de travail municipal sur le jardinage urbain, ceux du SEVE genevois préfèrent s’arrêter à l’aménagement et la gestion des parcs et espaces verts, et laissent à l’Agenda 21 et au Service social le soin de se consacrer à l’action sociale. Reste qu’en dépit de ces différences, les deux communes suivent une trajectoire similaire vers l’implication de résidents et locaux dans la production multiforme d’espaces végétalisés.

Le plantage, dispositif d’entretien

29Hormis les quelques-uns qui ont été créés dans des parcs (parc Beaulieu et parc Bertrand à Genève, parc de Balexert à Vernier), les plantages tendent à être situés dans des lieux en attente de réaménagement. À Vernier, par exemple, deux plantages sont situés sur des espaces récemment acquis par la municipalité et en attente d’aménagement, dont l’entretien ne peut être assuré avec les forces de travail déjà occupées à l’entretien courant :

Deux plantages actuels sur trois sont disposés actuellement sur des terrains où il y a des projets de construction. […] Ils sont en attente : quand on fait des projets, on a la demande d’autorisation de construire, on doit attendre un financement, il peut se passer pas mal d’années, donc au lieu de laisser un terrain sans entretien, avec de la mauvaise herbe, pourquoi pas offrir ce terrain à la population pendant 3-4 ans, peut-être plus, souvent on ne sait pas avec certitude combien d’années ça va durer. (membre de la direction, SEV Vernier, 2012)

30Hormis un responsable des plantages chargé de veiller au respect du règlement et de l’entretien des espaces communs (tonte des chemins, taille des arbres pouvant faire trop d’ombres aux potagers), le Service des espaces verts n’y intervient en effet physiquement pas, et chaque parcelle est sous la responsabilité de son bénéficiaire. En l’absence de ces plantages, ces terrains entrant tout juste dans les mains de la municipalité seraient autant de surfaces en plus à entretenir pour le service, alors que, comme à Genève16, les acquisitions de terrains ne sont pas compensées par l’embauche de jardiniers municipaux :

Il faut dire qu’il y a des terrains qui sont arrivés petit à petit. Par exemple, le terrain de Montfleury c’est un terrain qui a été acheté relativement récemment, il fallait bien qu’on en fasse quelque chose, il fallait bien qu’on l’entretienne, puis bon, il y a eu l’idée du plantage : « Eh ben tiens, voilà, on parle de plantages depuis des années, voilà un endroit qui irait particulièrement bien ! » Et puis on a fait un projet, on a regardé un peu comment faire, on a chiffré le projet, on l’a présenté dans le cadre d’un budget, et puis ça a pu se faire, et puis voilà donc ça fait plaisir aux bénéficiaires, on va dire. (membre de la direction, SEV Vernier, 2012)

Automatiquement, quand on a des surfaces qu’on doit entretenir, pourquoi pas les donner, qu’elles deviennent des zones semi-privées, ça j’insiste un peu sur ce mot de semi-privé, parce que c’est plus effectivement comme un parc public où on verra tout le monde […] et puis automatiquement les gens vont plus ou moins s’occuper du plantage. Par contre, c’est clair qu’il y a des zones qui sont, je dirais, qui sont communes, alors là c’est le Service des espaces verts qui fait l’entretien des zones dites communes. (membre de la direction, SEV Vernier, 2012)

31À Vernier, la création des premiers plantages a en outre été concomitante à la mise en place de la gestion différenciée, portée par les mêmes personnes et intégrée dans une même réflexion. Les plantages constituent ainsi une des catégories de surfaces dans le plan de gestion – au même titre que les massifs de vivaces, les pelouses ou les prairies fleuries. Toutefois, la particularité de l’entretien des espaces correspondant à cette catégorie est d’être réalisé non par les employés du Service des espaces verts, mais par les bénéficiaires des parcelles :

[Les plantages] c’est une des catégories de la gestion différenciée […] donc ça peut être un moyen d’entretenir des surfaces, au même titre qu’une autre, dans l’entretien différencié. C’est-à-dire qu’au lieu que ce soient les équipes du Service des espaces verts qui les entretiennent réellement, physiquement, eh bien on le met à la disposition de la population, qui d’une certaine manière va l’entretenir. (membre de la direction, SEV Vernier, 2012)

32Aussi, à Vernier, le deuxième rôle joué par les plantages est d’être un outil d’entretien à bas coût de surfaces nouvellement acquises. Cette approche semble trouver un parallèle à Berlin, où la posture des pouvoirs publics vis-à-vis des jardins collectifs urbains a radicalement changé entre les années 1990 et 2000. Initialement critique vis-à-vis des projets de jardins collectifs, la municipalité les envisage désormais comme outils d’embellissement, de sécurisation et de stabilisation des quartiers reposant sur l’investissement bénévole des citadins (Rosol 2012).

Vers le paysagisme bénévole

33Outre les plantages, un nouveau projet d’implication des résidents de la commune dans la production et l’entretien des espaces verts était également en cours au moment de la recherche, qui ne concernait plus l’acquisition de nouveaux terrains, mais de nouveaux arbres devant être entretenus par des résidents :

– Je vous donne un scoop, mais dans le cadre du budget 2014, j’ai demandé à mon responsable des espaces verts d’acheter 200 arbres, qui seront livrés non pas chez l’habitant, mais là où il souhaiterait pouvoir en avoir, dans l’espace public. J’ai vu ça à Lisbonne, où ils ont des grands bacs, enfin des grands sachets de chantier en fait, dans lesquels ils plantent un arbre. Et puis, ben du coup on peut, si ça ne gêne pas la circulation et la sécurité évidemment, on peut les mettre à disposition des habitants, et ainsi arboriser des parties de la commune, dans des endroits qui ne le sont pas aujourd’hui.
(ME) – Donc après, chaque habitant, un habitant qui a proposé d’avoir un arbre dans sa rue…
– … doit s’en occuper, un petit peu, oui. (élu, Vernier, 2013)

34Là encore il s’agit d’augmenter le nombre d’arbres sur la commune sans avoir à investir dans davantage de forces d’entretien, puisque celui-ci est assuré par les volontaires. Lors d’une discussion informelle en novembre 2014, un membre de la direction du Service des espaces verts me précisait qu’il existait alors un désaccord entre le projet de l’élu, mentionné ci-dessus, et sa propre vision. Lui imaginait en effet la plantation de ces arbres comme un acte collectif fait en étroite collaboration avec le SEV, lors de journées festives, alors que l’élu avait plutôt en tête un dispositif individuel d’adoption d’arbre. Cette dissonance témoigne de deux visions bien différentes de ce type de projet, entre délégation de responsabilité à des individus et la coproduction entre un service municipal actif et des groupes de résidents organisés.

35En ville de Genève aussi, le développement des premiers jardins collectifs et l’adoption de la gestion différenciée ont été concomitants. Mais ce ne sont, à l’inverse de Vernier, ni la même personne ni le même service qui snot à leur origine. Le SEVE n’est au demeurant pas impliqué outre mesure dans le développement de ces jardins. En revanche, ses responsables planchent sur le développement d’autres formes de participation citoyenne à la végétalisation urbaine, et mobilisent volontiers l’expression de « bénévolat » dans la gestion des parcs. Ainsi, dans la liste des grands chantiers du SEVE pour les prochaines années, figure « promouvoir le bénévolat17 ». Il s’agit non point de déléguer, comme c’est le cas à Vernier, pour un temps limité la maintenance d’espaces ou d’arbres nouvellement acquis et s’additionnant au plan de gestion, mais celle d’espaces jusqu’ici entretenus par des équipes de jardiniers municipaux. Un des responsables du service détaille la forme que pourrait prendre ce programme en se référant à ce qu’il a pu récemment découvrir lors d’un voyage à New York :

J’ai visité, à New York, un parc où une association fait tout : récolte de fonds, programme de travail, organisation des équipes. Et la Ville vient juste encore très ponctuellement en appui, pour fournir un peu de logistique. Mais le travail est quasiment à 100 % assuré par les gens. Je ne pense pas que ce modèle soit transposable tel quel ici à Genève. Malgré tout, je suis assez convaincu que l’avenir des services publics n’est plus celui où les services publics fournissent tout et où l’utilisateur est un pur consommateur de prestations. Je pense qu’il y aura un partage des rôles, où les habitants dans les quartiers seront plus impliqués, dans tous les domaines. (membre de la direction, SEVE Genève, 2013)

36Magistralement traités par les sociologues Maud Simonet et John Krinsky (2017), les parcs new-yorkais fournissent un cas emblématique de précarisation du travail public. À partir des années 1980, une multitude d’arrangements institutionnels ont été mis en place pour entretenir et administrer les parcs, le service des parcs n’étant plus qu’une des organisations intervenant aux côtés d’organisations privées à but non lucratif, de programme de réinsertion par le travail et de groupes d’« amis des parcs ». Krinsky et Simonet montrent comment cette segmentation du travail a contribué à réduire la capacité d’action et de revendication des travailleurs des parcs, leurs salaires connaissant des disparités sans précédent et leur possibilité de se syndicaliser ayant été drastiquement réduite. Mais dans les discours du membre de la direction du SEVE genevois, c’est plutôt sur les termes de « partage » et d’« implication » que l’accent est mis, valorisant l’idée de coproduction des services publics par celles et ceux qui en bénéficient directement. L’État, ou ici l’administration municipale, acquerrait idéalement un rôle d’« État activateur » (Wohlfahrt, 2003), mobilisant les citoyens plutôt que leur offrant des services. Pour insister sur la prise de responsabilité des citadins vis-à-vis de la collectivité, les responsables du service s’efforcent au demeurant de distinguer les deux types de dispositifs que sont les jardins collectifs et le bénévolat :

– Ce n’est pas la même approche : dans les plantages, on produit ses propres légumes, alors que le bénévolat dans les parcs, c’est vraiment un travail pour la collectivité. Les plantages, ce n’est pas du tout ça. […]
– C’est vrai que les potagers, ça s’adresse plus à des familles, qui veulent produire leurs légumes, montrer aux enfants comment ça pousse, rencontrer d’autres familles ; c’est souvent un autre public que des bénévoles qui s’occuperont de parcs.
– Les bénévoles c’est souvent plutôt des personnes un peu plus âgées, qui ont du temps, qui ont envie de s’investir quelque part, et puis qui cherchent un lien avec leurs voisins. (dialogue entre deux membres de la direction, SEVE Genève, 2013)

37Alors que les plantages sont généralement encensés au titre de l’alternative qu’ils représentent aux jardins familiaux18, ils sont ici décrits comme l’objet de critiques trop centrés sur la petite production nourricière à destination de la cellule familiale – « s’adresse à des familles », « montrer aux enfants » –, ainsi que trop domestiques – « ses propres légumes » – pour être pertinents pour la collectivité. À l’inverse, le bénévolat est valorisé comme une véritable action collective et un moyen de s’engager avec ses voisins au sein de son quartier – comme en témoignent les expressions « un travail pour la collectivité », « s’investir » ou « un lien avec leurs voisins ». Cette rhétorique de la « collectivité » dans les projets de délégation de services publics est un trope bien analysé. Comme le résume Luke Drake, « en mobilisant la rhétorique de la “communauté”, les décideurs convainquent les gouvernés qu’il est plus efficace et égalitaire de produire eux-mêmes leurs propres services19 », la dimension supposément collective des activités du secteur associatif et du bénévolat devenant alors un argument permettant d’enrôler les habitants dans la production de ce qui leur revient en droit.

38In fine, Genève et Vernier témoignent de deux approches différentes de la participation corporelle des citadins à la production des espaces urbains. À Vernier, le plantage lui-même est conçu comme une manière de faire entretenir à des résidents, de manière temporaire et sans grands frais, un espace en attente d’aménagement. À Genève, le SEVE observe ce type de dispositif avec une certaine distance, et s’investit plus volontiers dans des réflexions sur des formes de gestion bénévole des parcs existants. Dans les deux cas, les municipalités se reposent sur l’action des citoyens sur l’espace public pour résoudre un problème de manque de moyens et de personnel. Mais alors que dans d’autres cas apparemment semblables, « l’idéologie de la responsabilité personnelle à l’égard de soi et de la collectivité à travers le travail bénévole est instillée pour compenser la perte de services sociaux20 », on ne parle ni à Vernier ni à Genève de fermer ou vendre des parcs, ou encore de cesser de les entretenir. En dépit de réductions conséquentes de personnel, les services des espaces verts de ces deux communes disposent toujours d’une main-d’œuvre nombreuse et qualifiée, et font preuve d’une politique volontariste en matière de création de nouveaux espaces publics végétalisés. Mais plutôt que de s’assurer d’avoir la main-d’œuvre suffisante en recourant à l’emploi de nouveaux jardiniers, les communes cherchent à s’appuyer sur l’engouement des citadins pour le jardinage urbain pour légitimer des formes de délégation de l’entretien d’espaces jusque-là pris en charge par l’administration.

Bénévolat d’entreprise

39Avec le taux de chômage le plus élevé du canton et un ratio emplois/habitants plus bas que les communes voisines, la situation économique de Vernier inquiète ses élus. Considérant les grandes entreprises comme des moteurs pour le développement urbain par les emplois qu’elles offrent et les taxes qu’elles paient, la commune cherche à se rendre accueillante envers elles et mobilise un certain nombre de ressources et de stratégies pour les séduire. En effet, du fait de sa proximité avec l’aéroport et l’autoroute de contournement de Genève, la municipalité estime être en bonne place pour capter des flux et attirer des cadres d’entreprises internationales. Elle accueille au demeurant plusieurs sièges sociaux et grands hôtels. Aussi, la volonté de la part des grands groupes de verdir leur image et de promouvoir la cohésion au sein de leurs rangs constitue une aubaine pour le service des espaces verts à la recherche de bénévoles prêts à prendre en charge des tâches d’entretien de l’environnement urbain. Le Service des espaces verts verniolan organise ainsi des « journées de l’environnement » au bois de la Grille. Acquise en 2010 par la commune, cette vaste zone boisée est classée réserve naturelle. Ne disposant pas des moyens humains pour en assurer l’entretien, la municipalité propose aux grands groupes établis sur la commune d’accueillir leurs employés durant certains week-ends pour des travaux d’entretien – désherbage, débroussaillage, construction de chemins et de barrières, etc. Cela lui permet de bénéficier d’une main-d’œuvre motivée et nombreuse pour des travaux qui, sinon, auraient demandé une forte implication de l’équipe jardinière au détriment d’autres tâches. Pour ces journées, la municipalité met à disposition plusieurs jardiniers qui accueillent, guident et accompagnent les bénévoles dans leurs travaux ; elle prête également les serres du centre horticole pour un grand buffet festif.

40Si, à Vernier, l’implication de bénévoles d’entreprises reste ponctuelle – de l’ordre de quatre à cinq week-ends par an –, la direction du SEVE genevois projette d’attribuer la gestion saisonnière de certains espaces à des équipes de bénévoles d’entreprises :

Je pense qu’il y aura à l’avenir toute une série d’offres. Par exemple, pour les entreprises qui veulent créer des jours pour les collaborateurs. […] Et à l’avenir, c’est la Ville qui devra prendre les devants et dire : « Nous créons à certains endroits des équipes faites de bénévoles », et on dit aux entreprises : « Vous pourrez venir tous les jours, on a un potentiel pour dix ou vingt personnes », et certains sites sont à gérer par des volontaires, qui sont offerts ou mis à disposition par des entreprises. Mais ça, ça nécessite vraiment tout un travail de préparation, qu’on n’a pas fait, mais que l’élu nous a demandé de faire. Et je trouve ça bien et intéressant. Mais c’est du terrain vraiment un peu… on explore, hein. (membre de la direction, SEVE Genève, 2013)

41Au-delà des politiques entrepreneuriales classiques cherchant à attirer le capital par la provision d’un cadre matériel et fiscal attractif (voir While, Jonas & Gibbs, 2004), ce type de programme propose aux entreprises de faire de l’espace public, à titre provisoire, une extension de leurs locaux, leur permettant à la fois de démontrer leur engagement pour l’environnement et de resserrer les rangs de leurs employé(e)s à travers une activité physique effectuée en commun. Alors que la réflexion pour passer des plantages à un entretien des espaces verts par les habitants passait aussi par un argumentaire sur le lien social local créé, dans le cas présent, les volontaires potentiels ont simplement comme point commun d’être salarié(e)s d’une même entreprise. Ce type de programme donne aux jardiniers municipaux – agents publics – un rôle d’animation et de team building à destination de grands groupes. Médiant l’engagement environnementaliste par l’entreprise, il contribue à flouter les frontières entre bénévolat environnemental et corporate team building, et à faire voir dans les grands groupes des lieux où l’on peut s’engager pour l’environnement plutôt que des causes de nombre de dégradations environnementales (voir, sur ce sujet, Adams, 2017).

***

42Ce chapitre a mis en évidence la rupture discursive accompagnant le passage d’une politique de protection des jardins familiaux, généralement localisés à la marge de l’espace urbain, à une politique de création de plantages dans l’espace intra-urbain. Il a montré que dans les communes de Genève comme de Vernier, les plantages ont ouvert la voie à des expérimentations avec des formes de participation corporelle des habitants à la fabrique de l’espace urbain : alors que les processus participatifs au sens classique sont connus pour chercher à informer, consulter, faire penser, faire décider ou encore simplement faire consensus, ces dispositifs ont en commun de chercher à « faire-faire » (Orduna-Girot & Jacquot, 2014) la nature urbaine aux citadins.

43Loin d’être des réalités distinctes, jardinage collectif, paysagisme bénévole et bénévolat d’entreprise sont inscrits dans une même trajectoire. Les plantages traduisent l’émergence de formes d’action publique jouant sur des interventions ponctuelles et temporaires impliquant la corporéité des habitants. Ils ne sont pas seulement une manière pour la municipalité d’agir dans le sens d’une plus grande convivialité urbaine, mais aussi de mettre dans les mains de certains résidents, sur une durée limitée, des espaces à entretenir. Par leur petite échelle, leur caractère éphémère assumé et leur utilisation de l’envie d’agir des habitants, ces dispositifs contribuent à « transformer et dynamiser l’espace public urbain grâce à des initiatives citoyennes », en « propos[ant] des interventions légères et fréquemment réversibles, éloignées des modes d’intervention lourds des pratiques traditionnelles de l’urbanisme » (Douay & Prévot, 2016, p. 2). Mais alors qu’il s’agit là de « faire-faire » la ville temporaire aux citadins, le paysagisme bénévole étend ce principe à des temporalités longues et des espaces existants. Il est conçu comme une manière de rediriger l’engouement actuel des citadins pour le jardinage depuis les jardins collectifs vers les parcs en manque de main-d’œuvre. Quant au bénévolat d’entreprise, il est perçu comme un moyen efficace de recruter des bénévoles additionnels tout en fidélisant des entreprises sur le territoire communal.

44L’enjeu principal de ce « faire-faire » est qu’il ne s’accompagne pas d’un « faire-décider » : le règlement, uniforme pour l’ensemble des plantages communaux, est imposé à Genève comme à Vernier par la municipalité, et son respect fait l’objet d’un engagement écrit de la part de chaque participant signant une charte à titre individuel. Spécificité verniolane, les assemblées générales annuelles sont, d’après mes observations, principalement des moments de transmission d’information ; même la fête annuelle des plantages est, à Vernier, organisée de manière descendante par le SEV. Alors que ces dispositifs auraient pu s’accompagner d’un processus d’empowerment permettant à des personnes n’ayant habituellement pas voix au chapitre de faire valoir leurs valeurs dans la conception et la gestion de l’espace urbain, ils prennent une forme paradoxale entre ersatz de jardin privé et prise en charge individualisante de l’entretien de morceaux d’espaces publics. En outre, par leur mode d’organisation et de contractualisation individuel – chacun louant à titre privé sa parcelle ou entretenant son arbre –, les dispositifs existants excluent la possibilité de prise de responsabilité collective sur l’espace public21.

45Parce qu’ils y cultivent des légumes, herbes et petits fruits pour leur consommation personnelle, les titulaires d’une parcelle dans les plantages communaux sont publiquement qualifiés de « participants », de « bénéficiaires » ou d’« ayants droit » ; à l’inverse, ils ne sont, en dépit de la clarté des discours analysés dans ce chapitre, jamais ouvertement qualifiés de « bénévoles ». Ce caractère non dit du transfert de responsabilités publiques à des individus non organisés est problématique. En effet, alors que leurs gestes et leur attention sont focalisés sur la culture de végétaux, les participants prennent part sans en être avertis à une expérimentation touchant aux modalités de provision de services publics urbains. La conduite des conduites (Foucault, 2004a) s’opère à distance – loin de toute forme de coercition, la participation à ces jardins est purement volontaire –, mais elle mobilise très directement les corps et leur capacité à être affectés par les végétaux pour produire du consentement à ce qui est la fois une nouvelle division du travail environnemental urbain et une forme expérimentale de service urbain post-public. Le bénévolat dans les parcs a, lui, le mérite d’être transparent par sa dénomination, entraînant de ce fait une participation informée. De plus, la manière d’envisager le dispositif se veut plus collective, avec des groupes de bénévoles qui prennent en charge un espace. À ce stade, toutefois, s’agissant du programme existant à Vernier comme des projets genevois en cours d’élaboration, l’ensemble des tâches sont conçues et organisées par les services municipaux, qui définissent les lieux prioritaires et les actions à mener.

46Ces transformations des formes d’implication des habitants dans la production des espaces urbains végétalisés – du jardinage collectif au paysagisme bénévole – incitent à penser davantage la dimension corporelle et matérielle de la participation à la fabrique de la ville, lorsque celle-ci intervient hors des processus participatifs et consultatifs classiques. Entre un jardinage collectif pensé sur le mode de l’intervention éphémère, un paysagisme bénévole venant en renfort de jardiniers municipaux en sous-effectifs et un bénévolat d’entreprise conjuguant environnement et entrepreneurialisme, le citadin devient à la fois coproducteur d’espace public et de service public.

47L’évolution de la participation corporelle des habitants à la fabrique des espaces verts participe, enfin, de la transformation des rapports entretenus par le public au « privé ». En effet, les plantages et le bénévolat sont conçus comme une solution d’externalisation comme une autre, en parallèle à la privatisation de certaines tâches d’entretien. À travers le bénévolat d’entreprise, l’engagement du citoyen en faveur de l’environnement – qui est censé être le mot d’ordre des « journées de l’environnement » mises en place à Vernier – est construit dans et à travers l’entreprise. Un glissement s’opère alors entre ce qui relève de l’action de la société civile et ce qui relève du privé à but lucratif. La municipalité, quant à elle, joue un rôle d’animation : elle fournit un service de team building et glisse de la promotion d’une convivialité de quartier à celle d’une convivialité d’entreprise. Cela s’inscrit dans le cadre d’une valorisation plus globale de l’implication du privé dans la fabrique de la nature urbaine – le concours « Nature en ville », le programme Urbanature et le parc Hentsch en offrant d’autres illustrations22.