Le programme Urbanature est un partenariat public-privé. L’exécution et la mise en œuvre des projets s’effectuent principalement par le Service des espaces verts qui a produit la majorité des plantes et le Service logistique et manifestations de la Ville de Genève. La quasi-totalité des équipements nécessaires à la réalisation des projets 2014 ont été financés par des fonds privés. L’entretien des aménagements temporaires est en partie effectué par une entreprise sociale. (élu, Genève, site Internet personnel, 20141)

1Inauguré en 2014, le programme de végétalisation Urbanature porté par le DEUS est financé en grande partie sur fonds privés. L’entretien des aménagements qui en relèvent est partiellement réalisé par une entreprise d’insertion sociale locale. Inauguré en mai 2015, le parc Gustave et Léonard Hentsch est « offert en donation » à la Ville de Genève. Ce don est accompagné de nombreuses conditions qui restreignent les usages potentiels du parc. En novembre 2015, un congrès intitulé « Quand les acteurs privés font la nature en ville ! » est organisé par le canton de Genève pour discuter du rôle « des acteurs immobiliers, des associations et des entreprises2 » dans le financement, la conception et l’entretien d’espaces de nature urbaine. Le point commun de ces initiatives est de s’appuyer sur les capitaux et les dynamiques émergeant du secteur privé pour produire des espaces de nature urbaine. Et de les visibiliser. Ainsi, les sites Internet du programme Urbanature comme du parc Hentsch valorisent chacun de manière bien visible le partenariat public-privé lui ayant permis d’aboutir3. Quant au congrès organisé par le canton, son titre est assez explicite pour ne pas laisser d’équivoque.

2La présence du privé dans la fabrique des espaces de nature urbaine n’est pas chose nouvelle. La plupart des grands parcs genevois ont été légués – ou vendus – à la Ville de Genève par des familles de notables. Ainsi du parc Beaulieu, acheté par la Ville en 1939, du parc Bertrand, légué à la Ville par la famille du même nom en 1940, ou du parc de la Grange, légué par son dernier propriétaire, William Favre, en 1917. En outre, il n’est pas rare que de grandes entreprises paysagères interviennent pour des tâches ponctuelles de grande ampleur, pour lesquelles les services municipaux n’ont pas la capacité de réaction. Enfin, des contrats de culture existent depuis le milieu du xx^e siècle avec des horticulteurs et pépiniéristes de la région, qui fournissent les services en semis, plantons et jeunes arbres.

3Ce qui change fondamentalement aujourd’hui, et ce sur quoi ce chapitre porte, c’est l’inclusion des privés dans la gouvernance des espaces verts, et la diffusion des principes fondamentaux de ce secteur dans ce qu’il reste de public. En particulier, ce chapitre montre que les logiques du privé viennent s’instiller dans les temporalités de la gestion des espaces verts, orientant cette dernière vers un double mode « projet » et « événement ». Se concentrant en particulier sur le programme Urbanature, et faisant référence ponctuellement à d’autres cas, ce chapitre commence par discuter la manière dont la fabrique par le privé valide l’exceptionnalisme comme mot d’ordre de la production de la nature urbaine. Puis il examine la manière dont l’instillation du mode « projet » vient transformer les formes d’engagement attendues de la part des employés à l’heure de la managérialisation du travail. Enfin, il examine le recours à l’événement pour visibiliser l’action publique, et détaille les types de comportements citadins que cette approche événementielle favorise. Aussi, alors que le chapitre précédent portait sur la manière dont un instrument managérial de l’action publique re-forme les subjectivités travaillantes, celui-ci s’intéresse également à la manière dont un dispositif bien matériel vient travailler les subjectivités habitantes.

Faire avec et selon le privé

4Programme événementiel de végétalisation saisonnière, Urbanature est inauguré en mai 2014 par l’élu (affilié au parti démocrate-chrétien, de centre droit) arrivé 18 mois plus tôt à la tête du DEUS. Comme l’explique un membre de la direction du département, le programme est ouvertement lié à la volonté de visibiliser rapidement l’action de l’élu :

Alors [l’élu], il a initié un programme de végétalisation en ville. C’est un des axes politiques de son programme. Il est arrivé en cours de législature, donc on a eu relativement peu de temps par rapport à la fin de la législature. C’est un facteur quand même important dans la façon d’envisager ce projet, ou ce programme, comme d’autres projets stratégiques. (membre de la direction, DEUS Genève, 2013)

5Guidé par l’idée de rendre Genève visiblement plus « verte » hors des parcs, le programme comporte trois volets : végétalisation éphémère et ponctuelle à travers la ville (arbustes en pots et plantes grimpant le long d’arceaux, bancs-canapés), interventions dites « durables » (végétalisation de pieds d’arbres et micro-prairies fleuries) et élaboration d’« un plan stratégique, qui pose les fondamentaux et les lignes directrices de la Genève verte de 20204 » (membre de la direction, DEUS, Genève, 2013).

6Avec l’utilisation de barils recyclés dans lesquels poussent des plantes grimpantes ici, des fruitiers méditerranéens là, et de bancs concaves couverts de faux gazon, Urbanature a une identité visuelle claire. Une identité nominale et graphique également, développée par une entreprise privée mandatée pour l’occasion : « On a un axe communication, on a travaillé avec un mandataire pour le naming et pour l’identité graphique » (membre de la direction, DEUS Genève, 2013). Les aménagements effectués dans le cadre de ce programme sont identifiés par un logo les distinguant de ce qui relève de l’aménagement et de l’entretien courant des parcs, jardins et espaces publics. Dans l’idée de visibiliser rapidement l’action de l’élu, le logo permet de distinguer ce qui relève de l’héritage de décennies d’investissement de la part de la Ville, et ce qui relève des choix et investissements de l’élu en place.

7Urbanature fonctionne en majeure partie sur fonds privés, un aspect que les responsables du programme placent au cœur de l’identité de ce dernier, et plutôt comme un défi à relever que comme une contrainte :

Et puis [l’autre axe important c’est celui] du pognon. Parce que je pense que c’est une démarche aussi assez originale, parce qu’on part à zéro. On n’a pas un crédit qui a été voté où on nous dit : « Ben vous avez un million et demi pour faire et puis (claquement de doigts), éclatez-vous », quoi ! Donc on doit aussi aller chercher de l’argent, on doit trouver les moyens, dans une situation qui n’est pas très évidente, de faire des choses qui sont soit peu coûteuses, soit justement trouver les moyens financiers, donc essayer d’entrer dans certains partenariats avec le privé. (membre de la direction, DEUS Genève, 2013)

8Si Urbanature est explicitement associé à l’élu en charge de l’environnement urbain et de la sécurité, la philosophie des partenariats public-privé entre en résonance avec l’approche de la direction du SEVE :

Nous venons d’une administration qui gérait 100 % des prestations, et nous allons vers un service qui est beaucoup plus en réseau avec des partenaires privés : des entreprises privées, des financements privés, donc c’est beaucoup plus de partenaires, d’interactions […] dans un cadre beaucoup plus ouvert, et beaucoup moins défini et confiné. […] Donc ça devient beaucoup plus complexe en termes de fonctionnement. Mais je crois que c’est quand même ça qu’on attend de nous, comme service, et c’est aussi ça qui est intéressant. (membre de la direction, SEVE Genève, 2013)

9L’enjeu, comme le note ensuite le membre de la direction du SEVE interrogé, est que le partenariat avec des privés ne commence pas une fois le projet défini. La manière de concevoir les projets est largement conditionnée par le choix de financement :

On ne peut pas vraiment dire que l’argent manque en ville de Genève. Donc c’est juste qu’il faut trouver les bonnes sources, les bons projets, les bons partenaires, qui sont prêts à investir pour l’un ou pour l’autre projet. […] Il faut trouver le bon projet pour le bon partenaire. Vous ne pouvez pas calibrer vraiment des bases, « on fonctionne comme ça », et puis croire que le privé il vous donne de l’argent. À un moment donné, il faut créer des projets qui suscitent l’intérêt, d’un sponsor ou d’un mécène privé, qu’il voie l’intérêt de financer ça. Donc ça nécessite forcément une adaptation, mais je crois que c’est en soi intéressant. (membre de la direction, SEVE Genève, 2013)

10Urbanature est particulièrement intéressant sur ce point. Alors que la dimension partenariale est énoncée comme une caractéristique centrale du projet, il est impossible de trouver les noms des entreprises impliquées : aucun usage publicitaire n’est fait des dispositifs, et aucune entreprise n’est directement citée, ni sur le site Internet du programme ni sur celui de l’élu. Aussi n’est-il pas clair de quelle manière le projet a été « calibré » pour intégrer les demandes des financeurs. En outre, alors que la dimension projectuelle d’Urbanature (voir section suivante) justifie de court-circuiter l’organisation habituelle du service et les relations de hiérarchie classique à travers la mise en place d’un comité de pilotage, les mécènes, sponsors et autres partenaires privés n’y siègent pas5. Aussi leur influence est-elle discrète, bien que notée de manière récurrente par les différents responsables du projet et mentionnée dans les documents de communication.

11L’autre caractéristique qui fait d’Urbanature un projet semi-privé, et celle qui attire le plus l’attention des employés du service, c’est le recours à une entreprise d’insertion sociale pour une partie de l’entretien6 :

Il y a une entreprise qui intervient pour l’entretien [des aménagements d’Urbanature], avec des gens qui sont beaucoup moins bien payés, puisqu’ils seront payés peut-être quinze balles de l’heure. C’est une entreprise de réinsertion. Donc ils vont se payer des esclaves pour faire notre travail. En fait c’est le début d’une forme d’externalisation de notre travail, quoi. Ils nous donnent des choses à faire en plus, mais ils ne nous donnent pas les moyens de le faire. Donc c’est là où on n’est pas d’accord, c’est pour ça qu’on gueule. (horticulteur, SEVE Genève, 2014)

12Entreprise sociale d’insertion par le travail qui propose de « donner du travail à des personnes en situation précaire souhaitant changer de statut7 », l’association en question propose des expériences d’emploi payées à un prix inférieur au prix du marché à des personnes souhaitant sortir de l’exclusion par le biais d’expériences professionnelles. Parfois critiqué pour le discours de responsabilisation individuelle qu’il porte – ici par exemple l’accent mis sur la personne « souhaitant changer de statut » –, ce type de structure est accusé de ne pas remettre en cause les raisons structurelles de l’éviction du monde du travail (Perkins, 2009). Mais pour les jardiniers de la Ville, l’enjeu principal est l’absence de recrutement de personnel qualifié et rémunéré selon les grilles salariales de la Ville de Genève pour un programme pourtant mis en œuvre par cette dernière. En effet, en dépit de la promotion de ce programme comme une approche « ambitieuse » des espaces verts, l’« ambition » ne se concrétise pas par des recrutements, et hormis un architecte-paysagiste en charge du volet conception, aucune ressource humaine ne lui est attribuée spécifiquement. Le choix de la contractualisation à des entreprises de réinsertion en lieu et place du recrutement de salariés fait craindre aux jardiniers de voir leurs conditions salariales tirées vers le bas, et leur corps de métier fragmenté en de multiples statuts (Krinsky & Simonet, 2017). D’autres services ayant récemment été privatisés à la Ville de Genève, les jardiniers sont particulièrement vigilants8, voire inquiets, quant à la pérennité du statut public de leur emploi.

13Ce qui est également frappant avec Urbanature, c’est son apparente déconnexion des politiques d’espaces verts par son usage de pelouses synthétiques et de plantes méditerranéennes. Les couleurs vert – pelouses synthétiques – et gris – couleur des barils utilisés comme bacs de plantation – dominent les réalisations emblématiques revenant chaque été. Alors que le service met simultanément en place la gestion différenciée 2.0, la biodiversité et même l’idée de nature apparaissent comme des objectifs marginaux du programme, décrit comme un effort de « végétalisation » voire de « verdissement » :

[L’élu], son idée ce n’est pas nécessairement de faire de la nature en ville, au sens premier du terme, disons de la biodiversité. C’est intégré, c’est un des éléments du programme, donc ça rentre complètement dedans, mais la vocation du programme n’est en tout cas pas uniquement de faire de la biodiversité. Le programme il a avant tout pour but d’améliorer la qualité de vie en ville. Et un des moyens qui est imaginé dans le cadre de ce programme c’est justement de végétaliser davantage, et mieux, la ville. Au fond, en quelque sorte, de ce point de vue-là, c’est de faire entrer Genève, en quelque sorte, dans le xxi^e siècle. (membre de la direction, DEUS Genève, 2013)

14Cet exceptionnalisme est illustré avec plus de force encore par le parc Hentsch, dont les normes d’usage sont différentes de celles qui régissent les autres parcs de la ville. Situé sur le site qui accueillait l’ancien stade de football du Genève-Servette FC, le parc est offert en donation à la Ville de Genève en 2015. Aménagé sur les fonds de son propriétaire, il est légué à la Ville, qui accepte de prendre en charge son entretien. En contrepartie, les règles d’usage y diffèrent des autres parcs de la ville. Y sont interdits la consommation d’alcool, la diffusion de musique, la présence de food-trucks, l’organisation de vide-greniers ou encore les jeux « bruyants ». Certaines entrées y ferment également la nuit, en contraste avec de nombreux autres parcs de la ville restant ouverts en continu, sur la rive droite notamment. Aussi des riverains mettent-ils sur pied une pétition demandant un assouplissement des règles d’usage. Ils comparent volontiers ce parc à celui, voisin, fourni en animations tout l’été durant9.

15Urbanature comme le parc Hentsch montrent in fine que l’implication du privé dans le financement et la conception de l’espace public contribue à propager des mesures d’exceptionnalité : dans les modalités de rémunération et les formes de contractualisation des agents assurant l’entretien des dispositifs, dans les règles d’usage des parcs et espaces de nature, ou encore dans les types mêmes de nature ayant droit de cité. Cela soulève des questions quant au risque de segmentation du travail dans les parcs (Krinsky & Simonet, 2017), et quant au pouvoir des détenteurs de capital dans la définition de ce qui peut ou non être fait dans l’espace public.

Gouverner par le projet : soyez créatifs, mais pas trop !

[…] Urbanature c’est un peu une excuse, parce que l’idée c’est quand même plus d’entrer dans une mécanique de projet. (membre de la direction, DEUS Genève, 2013)

16Exceptionnalité, mais certainement pas déconnexion des autres transformations touchant le service. La gestionnarisation identifiée dans le chapitre précédent est mise à profit et poursuivie dans le cadre d’Urbanature à travers l’adoption d’un mode projet. Combinant les « avantages de la flexibilité et des actions ciblées avec une capacité symbolique phénoménale10 », le fonctionnement par projet est l’outil par excellence de la gestion flexible et par objectifs, opposée à une approche plus juridique et procédurale de l’action publique (Pinson, 2009). Avec le projet, on n’administre plus, mais on projette, on élabore des stratégies et on fixe des objectifs. Il n’est alors pas étonnant que le projet devienne un des « principaux points d’appui normatifs sur lesquels repose le nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski & Chiapello, 1999, p. 231). Urbanature est décrit comme contribuant à cette projectualisation de l’action publique. Mais plutôt qu’un tournant projectuel, au SEVE c’est dans la dialectique entre programme et projet que s’organise la fabrique urbaine de la nature. En effet, pour répondre aux besoins d’Urbanature, présenté comme « prioritaire », la direction du service a dû rendre sa main-d’œuvre disponible :

Le programme Urbanature il a une incidence sur les parcs parce que ça va mobiliser les troupes. Et là il revient au SEVE de faire des propositions pour changer le fonctionnement dans les parcs, afin de pouvoir répondre aux besoins d’Urbanature, qui est un peu prioritaire. Mais au fond, de ce point de vue-là, Urbanature c’est un peu une excuse, parce que l’idée c’est quand même plus d’entrer dans une mécanique de projet. Donc nous on ne fait qu’accentuer cette mécanique-là. Mais le directeur du service il n’est pas en train de dire que c’était quelque chose à quoi il n’avait jamais pensé. Lui il pense qu’on doit plus travailler aussi dans les espaces verts avec des projets, et essayer de limiter le travail trop routinier, qui est trop consommateur de ressources, de toutes les ressources. Donc tendanciellement, on ne fait qu’accentuer un peu la tendance. (membre de la direction, DEUS, Genève, 2013)

17Aussi n’est-il pas anodin que l’élaboration, depuis 2012, d’un plan 2.0 de gestion différenciée, rationalisant le travail quotidien des jardiniers par la spécialisation, la division et la parcellisation, ait été coordonnée avec l’élaboration du programme Urbanature. Dans cette perspective, la gestionnarisation autorise le dégagement d’espaces de projet dans le travail des jardiniers :

Le premier changement, c’était de dire on va arrêter de traiter chaque espace d’espace vert pour lui-même, on va essayer d’avoir une vision d’ensemble de l’espace vert. […] [Et les jardiniers étaient] encore restés au fait que le changement avait été majeur, de passer vraiment du traitement capillaire de la nature à de la prairie, c’était déjà un changement très important dans leur métier. Donc ça c’était le premier. Puis le deuxième, c’est-à-dire maintenant, on va aller encore un cran plus loin, puisqu’on va sortir des espaces verts. [Les jardiniers jusqu’ici] se sont réparti les choses plus ou moins par parc. Et on va gentiment faire évoluer ça, pour être davantage dans les rues [à travers le programme Urbanature]. (membre de la direction, DEUS, Genève, 2013)

18Par sa temporalité réduite, le projet est porteur d’exigences d’engagement, de volontarisme, d’adaptabilité et de responsabilité, bref, d’un nouveau rapport de l’employé à son travail, face auquel il doit constamment être mobilisé et entreprenant (Boltanski & Chiapello, 1999). Aussi contribue-t-il à une moralité de la disponibilité et de la flexibilité. Au SEVE, outre le fait d’être rendus disponibles physiquement par la réorganisation du travail effectuée dans le cadre de la gestion différenciée, les employés sont invités à se rendre disponibles mentalement et à faire preuve de créativité. À la source des réalisations, en effet, est une consultation des équipes de terrain devant faire « remonter » des propositions :

On a invité tous les chefs de secteur d’un côté, et les architectes-paysagistes de l’autre, puis la direction du SEVE s’est aussi elle-même, entre guillemets, autosaisie, puis on leur a dit : « Voilà, on va faire un programme, on aimerait que vous vous sentiez libres de nous faire parvenir toutes les idées que vous avez. » Alors au début, justement, ça n’a pas été super simple, parce qu’ils disaient : « Non mais on a déjà tellement de boulot, vous donner des idées oui, mais attendez, parce qu’après pour les réaliser, voilà. » Le résultat ça a quand même été qu’on a eu 98 fiches-idées, qui étaient soit thématiques, soit localisées, si on fait court. […] Et puis on en a sorti une quinzaine, qu’on a encore regroupées, puis donc il y en a huit qu’on a sélectionnées pour réaliser en 2014. (membre de la direction DEUS, Genève, 2013)

19Ces propositions, formulées par les agents de terrain et les employés du bureau, ont été soumises au comité de pilotage d’Urbanature. Après validation, elles ont ensuite été développées par l’architecte-paysagiste en charge du projet au bureau d’études, sans aller plus loin dans la co-construction du projet avec les équipes. Par exemple :

Un de nos projets porte sur une petite place qui est au bout des Pâquis ; il y avait déjà eu deux identifications, en fait, par le SEVE, de l’endroit, en disant : « Là il faut faire quelque chose. » Et on n’a encore rien dit à personne, mais on est en train de travailler là-dessus. (membre de la direction, DEUS, Genève, 2013)

20Aussi, si cette mise à disponibilité des corps et des esprits semble rompre temporairement la hiérarchie des savoirs et des positions au sein du collectif de travail, celle-ci en sort finalement renforcée.

Du financement privé à la ville privée, ou : gouverner par l’événement

21Les projets élaborés en 2014 dans le cadre d’Urbanature l’ont été selon une philosophie de la surprise et de l’inattendu. Le comité de pilotage a préparé l’aménagement non seulement sans concertation avec les agents de terrain ayant participé au sondage, mais véritablement en cachette. En effet, le sens de la surprise et du happening a dirigé toute l’entreprise :

Voilà, dans les grandes lignes, ce qu’on peut vous dire, à ce stade. En fait je ne peux pas tellement, on a de la documentation, c’est de la documentation métier, et puis le chef du département il ne souhaite pas trop qu’on parle de ça, ils veulent garder un peu la surprise pour qu’il y ait un peu, de nouveau, de l’effet de surprise. […] Bon, il n’y a pas de secret non plus, mais enfin l’idée c’est de garder un côté surprise, quoi. (membre de la direction, DEUS, Genève, 2013)

22Ce sens de l’inattendu et de la surprise a été particulièrement travaillé, et testé dès l’année précédente à travers les festivités du 150^e anniversaire du SEVE. Étonnamment non rétrospectives, ces célébrations se sont concentrées sur le présent, avec la publication d’un ouvrage mettant en lumière la multiplicité des pratiques ayant lieu dans les parcs aujourd’hui (Ulmi & Girardin, 2013), et avec plusieurs dispositifs visant à mobiliser les sens et le corps des résidents et usagers. Parmi les différentes animations organisées, un « jardin itinérant », déplacé toutes les deux semaines, dans le secret le plus total et nuitamment, d’une place à une autre. Jouant également sur la surprise, plusieurs distributions de « paquets de surprises florales » et de bouquets de fleurs ont été effectuées en différents points de la ville, sans annonce préalable. La direction du service insiste sur le rôle clé joué par l’élu arrivé en novembre 2012 dans le développement de cette approche événementielle :

Avec notre ancien chef de département, il n’y avait pas vraiment l’idée de fêter ce 150^e anniversaire de manière très visible. C’est seulement avec l’arrivée du nouveau chef qui, lui, y portait plus attention, sur ce point-là. Donc nous avons, un peu dans la précipitation, monté un certain nombre de projets, que vous avez pu voir, dans la ville. Donc c’est des projets qui ont été faits vraiment un peu en dernière minute, avec les moyens du bord. […] Et je pense ça c’était vraiment un peu l’approche un peu événementielle qui a bien fonctionné, on a eu beaucoup de retours très positifs, par rapport à ce projet, parce que c’était un projet sur un site très emblématique, et puis très en vue. (membre de la direction, SEVE Genève, 2013)

23Le premier jardin itinérant, auquel fait référence le membre de la direction du service ici, a été aménagé sur la place Bel-Air, place en centre-ville tout juste réaménagée, et concentrant les critiques des résidents et pendulaires. Minérale, traversée de trois lignes de tram et accueillant bus et taxis, cette place était le lieu rêvé pour visibiliser l’action de l’élu. Bancs, couleur verte, arbustes en pots, ce mobilier temporaire assemblait les caractères les plus emblématiques des parcs pour signifier l’investissement du service dans davantage de verdure.

24À l’époque, l’élu expliquait à un journaliste, sans rien dire de précis sur le programme Urbanature en cours d’élaboration, qu’il s’agissait d’une mise en bouche en prévision d’une nouvelle approche du verdissement :

Ce projet de jardin itinérant qui va tourner jusqu’en septembre à travers Genève, en changeant d’adresse toutes les deux semaines, doit profiter à un maximum de personnes. Il s’agit, si l’on veut, d’une mise en bouche en matière de verdissement des lieux publics, hors les parcs existants, avant de répondre, dans le futur, à des ambitions vertes plus importantes. (cité dans Mertenat, 2013)

25Aussi, à l’image d’autres événements analysés ailleurs, les 150 ans du SEVE ont servi d’indicateur de l’acceptabilité de transformations qu’on teste avant de réaliser (Pradel, 2013, p. 90). Cet événement se concentrait sur la production d’un sens de l’attente focalisé sur le futur proche, au moment même des grèves et manifestations des agents du service. Créant un sens de l’attente à travers la manipulation de la surprise, il a évité de mettre la gestion des parcs dans une perspective historique, détournant l’attention des citoyens des demandes et craintes des jardiniers.

26Urbanature fonctionne dans une perspective temporellement symétrique. Il met en intrigue un projet non encore advenu, le rend présent et suscite l’intérêt et le soutien (Matthey, 2011). En effet, alors que la conception du volet stratégique d’Urbanature n’avait pas encore même commencé, le programme prenait déjà vie à travers la remobilisation des aménagements des jardins itinérants qui avaient été conçus pour les 150 ans du service. Désormais fixes, ces jardins sont renommés « places au Sud » en référence aux origines méditerranéennes des essences plantées (citronnier, oranger, bougainvillier). Dans un journal régional, l’élu leur assigne l’objectif de fournir un « verdissement inattendu, généreux et audacieux », et de « continuer à surprendre, tout en veillant à rendre cette campagne de végétalisation pérenne » (cité dans Mertenat, 2016). Mais en créant surprise et attente vis-à-vis du futur proche, Urbanature fait l’économie de la mise en débat du programme à long terme. La possibilité même de décider collectivement ce qui doit faire nature en ville est écartée avant que ne commence l’élaboration de la stratégie.

27Finalement assez peu original – constitué à l’époque principalement d’anciens barils faisant office de bacs de végétation et de bancs couverts de faux gazon11 –, le programme de végétalisation fait événement en venant casser les routines de l’espace public par la mise en scène d’interactions corporelles intenses et inattendues entre individu et végétal. En effet, le dénominateur commun des différents dispositifs des 150 ans et d’Urbanature est de venir directement à la rencontre des citoyens, en leur offrant au passage un bouquet de fleurs, ou en les invitant, au coin d’une rue, à venir s’allonger sur le large banc engazonné installé au pied d’un immeuble, dans un jardin itinérant ou une place au Sud. Plutôt que de se rendre au parc ou au jardin, les citadins sont alors interpellés par des morceaux de parc venant à leur rencontre, leur offrant des prises et demandant leur attention.

28Si le mode projet porte une certaine idée du comportement et de la disponibilité dont doivent témoigner les agents municipaux, l’événementialisation semble ainsi avancer un certain idéal de sociabilité et d’engagement du citadin. Les places au Sud, avec leurs bancs concaves, plus proches des canapés que des bancs en bois que l’on trouve d’habitude dans les parcs, invitent les passants à s’arrêter et s’allonger un moment. Bien loin du mobilier défensif, du mouvement général d’exclusion des corps inactifs de l’espace public, ils témoignent d’une certaine générosité. Ils transgressent aussi gaiment espace public et espace privé. Bien qu’ils jouent le rôle de bancs, et reprennent en cela un motif classique de l’espace public, leur forme concave suggère un focus sur l’intérieur plutôt que sur l’espace urbain environnant, en faisant un objet ambigu qui, dans sa générosité, vient aussi former l’espace public sur le modèle de l’espace privé.

29Cette instillation d’une éthique du privé se retrouve de manière plus frappante encore avec la distribution de bombes à graines effectuée lors de l’inauguration du programme en juin 2014. À l’entrée d’un des parcs les plus fréquentés de la ville, des employés du SEVE distribuent aux passants des petits paquets en papier, dans lesquels se trouvent des bombes à graines, faites de terreau, d’argile et de graines. Armes typiques de la « guérilla jardinière », mouvement jardinier réclamant la possibilité de se réapproprier la fabrique urbaine collectivement par le végétal, ces objets sont renommés « boules à graines » pour l’occasion. Tandis que les activistes à l’origine de la guérilla jardinière jetaient ces boules par-dessus les grillages pour symboliser des formes d’appropriation collective contre la privatisation de l’espace urbain (Adams & Hardman, 2014), les Genevois sont invités à « participer à la végétalisation de la ville » en plantant les « boules à graines » « quelque part sur [leur] balcon, leur rebord de fenêtre, ou dans leur jardin12 ». Équipant les citadins de ces boules à graines, Urbanature les invite à prendre part à la végétalisation de la ville, mais une végétalisation qui se fait par l’individu, à travers son espace privé. Le rôle du citadin est réduit à décorer son chez-soi, tandis que la végétalisation de l’espace public reste en main des autorités… et des mécènes.

30Aussi Urbanature fait-il événement finalement moins par les figures ou motifs qu’il introduit dans l’espace public, que par la manière dont il vient se saisir des corps des citadins, venant à eux dans la rue, leur offrant des prises et demandant leur attention. Les citadins sont encouragés à agripper un bouquet ou un sachet de boules à graines, à s’affaler sur un canapé vert ou à mettre les mains dans le compost. Cette interruption des routines de l’espace public se fait par l’adoption de postures corporelles et d’un engagement actif dans le verdissement de la ville. Mais au-delà de leur caractère « généreux », ces dispositifs invitent les citadins à reproduire des formes de sociabilité traduites de l’espace privé, et à contribuer à faire la ville depuis chez eux. La ville dans cette approche événementielle apparaît comme une collection d’espaces et d’initiatives privés plutôt que comme un enjeu autour duquel organiser l’action collective et la mobilisation.

***

31Loin d’exemples de commercialisation des parcs où le privé se rend visible par des opérations d’affichage ou par la billettisation de l’accès à l’espace public (Smith, 2018, 2019), loin aussi de la dépendance budgétaire des parcs vis-à-vis de revenus événementiels, Genève, à petits pas, témoigne pourtant de la prise d’importance du « privé » dans la production des espaces de nature urbaine : un secteur « privé » qui fournit des financements, de la main-d’œuvre et des référentiels d’action. Avec un budget annuel d’environ 35 millions de francs suisses pour 340 hectares de parcs au moment de cette recherche, ce n’est pas que le service ait fondamentalement « besoin » de financements privés et de main-d’œuvre non salariée. Cette absence du « besoin » illustre d’autant mieux la dimension idéologique et fantasmée de la production privée d’espaces de nature urbaine. Mais cette présence flottante du privé, à peine perceptible à qui n’observe pas vraiment, est valorisée, mise en avant sur les sites Internet et à travers des congrès.

32L’absence de transparence est saisissante. Alors qu’un tiers du budget d’Urbanature est fourni par des entreprises privées, il est impossible de remonter le fil et de les identifier. Impossible aussi, donc, d’identifier les intérêts en jeu. Si le privé est difficilement identifiable, son inclusion dans la production d’espaces de nature n’est pourtant pas sans implications. Ce chapitre a montré comment tant Urbanature que le parc Hentsch instituent un régime d’exceptionnalité : faire la nature en plastique à l’heure de la gestion différenciée, fragmenter le marché de l’emploi, produire des normes d’usage ad hoc… Ce régime de l’exceptionnalité soulève des questions relatives à l’égalité dans l’emploi, dans l’accès aux services publics, et dans les règles régissant l’espace public.

33Mais outre le recours à des financements privés ou à une main-d’œuvre non salariée par l’administration, l’attraction pour le « privé » se retrouve aussi dans la diffusion au sein de l’administration de modalités d’action et de gouvernement issues du privé. L’adoption du mode projet, en particulier, vient réarticuler les temporalités de l’action publique, créer des espaces de travail exceptionnels, transversaux, et temporairement flouter les hiérarchies. Le projet crée une exigence de disponibilité exprimée par les mots d’ordre de flexibilité, de volontarisme et de créativité, bien illustrés dans le cas d’Urbanature par l’invitation faite aux employés du service de faire remonter leurs idées. Pourtant, ce mode de faire renforce en fin de compte les rapports professionnels et la hiérarchie des savoirs existants, en insistant sur l’importance d’une conception descendante pour produire des aménagements temporaires capables de provoquer la surprise. Ce mode d’administration du travail pose la question de la répétabilité et du risque de « fatigue » vis-à-vis de ce genre de démarche.

34Dans le cas étudié, il est en outre intéressant de noter que le projet vient fonctionner en dialectique avec la gestionnarisation. C’est en effet l’adoption de la version 2.0 de la gestion différenciée qui permet d’ouvrir des espaces de disponibilité dans le quotidien des employés municipaux. Aussi, la dimension fortement programmatrice de la gestion différenciée ne s’oppose-t-elle pas au mode projet d’Urbanature, bien au contraire.

35Enfin, l’impératif de visibilisation de l’action publique vient s’incarner dans une approche événementielle de la végétalisation. Prenant à bras-le-corps le citadin, cette végétalisation vient s’immiscer dans les routines de l’espace public. Avec des objets ambigus, à la fois accueillants et individualisants, elle vient instiller du privé dans l’espace public, individualisant l’action sur la ville et restreignant l’action du citadin à son espace propre. Ce sujet du saisissement corporel des citadins va être traité plus en détail dans le chapitre suivant, qui porte sur les politiques récentes d’implication des citadins dans la fabrique et l’entretien des espaces de nature en ville.