La gestion différenciée a deux objectifs, pour moi. Le premier objectif, et c’est le principal, c’est d’arriver à offrir à la population de Vernier une autre forme d’espace vert, plutôt que d’avoir des gazons tondus, et j’allais dire un peu aseptisés : d’avoir un peu plus de vie, de vie maîtrisée, mais de vie quand même. Puis le deuxième objectif c’était aussi d’arriver à recentrer les forces de travail sur d’autres priorités que de tondre 18 fois par jour la pelouse de la mairie, quoi. (élu, Vernier, 2013)

1En décembre 2016, invité à présenter l’expérience genevoise en matière de gestion différenciée lors de la journée technique suisse romande de l’Union suisse des services des parcs et promenades (USSP), un membre de la direction du SEVE de Genève résume : « Le SEVE est un “Service En Voie d’Évolution”. D’un service d’entretien, avec une vision localisée et des pratiques standardisées, il est en passe de devenir un service gestionnaire1 », transition en vue de laquelle la gestion différenciée constitue une étape clé. Aussi, la gestion différenciée n’est-elle pas seulement porteuse d’un certain nombre de valeurs et de discours sur ce qui constitue la « bonne » nature urbaine – sauvage (Lizet et al., 1997), champêtre (Aggeri, 2004) ou biodiverse (Arpin, Mounet & Geoffroy, 2015) –, mais aussi sur la « bonne » organisation d’une administration municipale et du travail de ses employés.

2En prenant au sérieux la « gestionnarisation » (Daniel, 2010, 2012) voulue à travers la gestion différenciée, ce chapitre entend mettre en lumière la version singulière de l’écologie urbaine qui émerge dans la ville néolibérale, dont l’administration est marquée du sceau du new public management (NPM) (ou néo-managérialisme). En effet, le discours gestionnarisant qui accompagne l’adoption de la gestion différenciée est marqué par un champ lexical de la performance et de l’optimisation, et par un ensemble de procédés et de normes fournissant un exemple particulièrement parlant du basculement de « l’administration […] d’une culture d’application des règles à une culture de la performance » (Bruno, 2008, p. 36).

3Ce chapitre analyse donc le conditionnement de la fabrique de l’action publique par l’adoption de modes de faire, de normes et d’instruments liés au tournant néo-managérialiste de l’administration. Définissant leur projet comme étant tout autant idéologique que praxéologique, « les promoteurs du NPM véhiculent non seulement l’idéal d’un "État-stratège", devenu dominant dans les années 1990, mais aussi l’ingénierie administrative, la boîte à outils qui permet à ses agents de le réaliser » (ibid.). On va, comme nous y invitent Lascoumes et Le Galès, utiliser l’analyse détaillée d’un instrument dans cette boîte à outils pour « révéle[r] la transformation des modes de gouvernement/gouvernance et la restructuration de l’État [local] » (Lascoumes & Le Galès, 2005, p. 360).

4Après avoir contextualisé et introduit les principes généraux de la gestion différenciée, ce chapitre examine les discours qui président à cette évolution gestionnaire, puis la manière dont les restructurations qui l’accompagnent et les caractères de l’outil de gestion reconfigurent les savoirs légitimes à faire la nature urbaine et transforment les rapports de travail. En effet, si l’écologisation a pu s’accompagner de la création de nouveaux métiers (Bouleau & Gramaglia, 2015) ou de nouveaux collectifs intégrant des acteurs jusqu’ici exclus de la sphère « environnementale » (Daniel, 2010), ici elle reconfigure les relations à l’intérieur des collectifs de travail existants, et rehiérarchise savoirs, manières légitimes d’observer et rapports à l’espace. Aussi cette analyse permet-elle de revenir aux sources de l’écologie politique pour examiner les relations de travail qui produisent la nature urbaine.

La gestion différenciée, variations à la genevoise

5Comme en témoigne la littérature à son sujet (Aggeri, 2004 ; Arpin, Mounet & Geoffroy, 2015 ; Le Crenn-Brulon, 2010 ; Legrand, 2015 ; Menozzi, 2007), la gestion différenciée n’est pas un concept nouveau. Pour nombre de collectivités, il s’agit d’une histoire déjà relativement ancienne, remontant aux années 1990 ou au début des années 2000. En effet, le concept s’est construit et diffusé graduellement au fil des années 1980 à 2000 à travers le monde du paysagisme francophone. Les thèses respectives de Gaëlle Aggeri (2004) et Patricia Le Crenn-Brulon (2010) effectuent un travail de reconstruction généalogique du concept, en remontant le fil des différents colloques qui ont permis de l’instituer. À Orléans, dès 1982, le directeur du service des espaces verts engage une vaste enquête publique sur les espaces verts. Il en ressort une demande des répondants de bénéficier d’espaces de nature moins figés, moins « en cage » (Allain, 1997). En réponse, le chef de service met sur pied une nouvelle organisation de l’entretien : en introduisant quatre catégories d’espaces et d’entretien, il cherche à diversifier les espaces verts communaux. À Rennes, le directeur du service des parcs travaille dès les années 1980 à intégrer des références champêtres, rurales, dans l’esthétique des espaces verts, et à prendre en compte les apports des travaux d’écologie du paysage. Là aussi, cette nouvelle démarche prend la forme d’une catégorisation des espaces et des modalités d’entretien. À partir de ces expériences pionnières s’est construit sur une dizaine d’années le modèle de l’entretien différencié. Plusieurs événements clés ont participé à cette structuration. Aggeri (2004) et Le Crenn-Brulon (2010) reviennent en détail sur cette construction historique, ce qui n’est pas l’objet de ce travail. Notons toutefois les principaux événements constitutifs auxquels elles font référence :

6En Suisse romande, Lausanne adopte la gestion différenciée dès 1992. Mais ailleurs dans la région, son adoption est bien plus tardive. Dans le canton de Genève, elle n’est ainsi pas mise en place avant la seconde moitié des années 2000. En ville de Genève, durant les années 1990, plusieurs initiatives avaient commencé à accompagner le développement de pratiques d’entretien moins orientées vers l’horticole. Mais l’adoption systématique de la gestion différenciée est associée à la nomination, en 2004, d’une nouvelle directrice à la tête du SEVE. Recrutée en France, elle s’est fait connaître pour son expertise sur la gestion différenciée dans le département de Haute-Savoie voisin. Elle est présente dans le service de 2004 à la fin de l’année 2007, période pendant laquelle elle s’emploie à développer la gestion différenciée, avant d’être remplacée par un nouveau directeur en 2008. Pendant les quatre premières années de son mandat, ce dernier s’attèle à restructurer la direction et le bureau du service. Il se dote de directeurs adjoints, recrute des architectes-paysagistes et une historienne des jardins. Une fois le service restructuré, il mandate à partir de 2012 son directeur adjoint pour la mise en place d’une version révisée de la gestion différenciée, que je nommerai dans le reste de l’ouvrage « gestion différenciée 2.0 ». La même année, ces transformations internes se couplent à une réorganisation inter-services portée par l’élu à la tête du département public dont dépend le SEVE2.

7Ce chapitre présente d’abord le contexte de l’élaboration de la gestion différenciée à la genevoise, puis se concentre sur la gestion différenciée « 2.0 » mise en place à partir de 2012, afin de saisir la manière dont elle incarne une écologisation par la managérialisation.

Années 2000 : le tournant

8La nomination initiale en 2004 d’une nouvelle cheffe de service se fait dans l’optique de préparer le service aux conséquences de l’adoption à venir (en 2005) de l’Ordonnance fédérale sur la réduction des risques liés aux produits chimiques (ORRChim)3. Celle-ci a été un élément déclencheur majeur pour la transformation de la manière d’entretenir les espaces végétalisés en ville, puisque son annexe 2.5 interdit d’utiliser les produits herbicides sur la plupart de la voie publique :

Il est en outre interdit d’employer des produits phytosanitaires destinés à éliminer des plantes ou des parties de plantes indésirables, ou à influencer une croissance indésirable :
a. sur les toits et les terrasses ;
b. sur les emplacements servant à l’entreposage ;
c. sur les routes, les chemins et les places, et à leurs abords ;
d. sur les talus et les bandes de verdure le long des routes et des voies ferrées.

9Les espaces verts horticoles tels qu’ils étaient conçus depuis les années 1960, avec leurs pelouses monospécifiques, leurs massifs de plantes annuelles et leur intolérance à l’égard desdites « mauvaises herbes », étaient fortement dépendants de ces intrants chimiques. À partir de 2005, les services d’espaces verts font face à la nécessité de repenser leurs pratiques de désherbage. Si des techniques alternatives de lutte contre les « mauvaises herbes » ont été expérimentées (brûlage au chalumeau ou à la vapeur, arrachage au râblais…), les services ont dû se résoudre à cesser de lutter contre elles partout et en tout temps, et se sont résolus à une plus grande tolérance vis-à-vis des herbes folles. Cela a nécessité de repenser, dès l’amont, la conception des espaces, afin d’avoir une plus grande diversité de surfaces pour avoir moins à désherber. Désormais, en ville de Genève, seule une « équipe volante » intervient encore très ponctuellement sur des végétaux nécessitant absolument un traitement. C’est à la même période qu’une prise de conscience se fait vis-à-vis de la vulnérabilité des espaces verts classiques face aux parasites et espèces envahissantes. En particulier, leur caractère monospécifique est pointé du doigt. La pyrale du buis apparaît en 2006 à Bâle et est rapidement identifiée à Genève. La dimension envahissante de la laurelle, dont nombre de haies étaient composées, est diagnostiquée. La solution, là encore, apparaît être la diversification4.

10Ce registre de l’écologisation et de la bio-diversification s’articule à partir de 2012 avec celui des moyens à disposition. Durant la seconde moitié du xx^e siècle, les effectifs du SEVE sont allés croissants, accompagnant l’acquisition de nouveaux terrains par la ville. Si jusqu’aux années 1980 le recrutement se fait sur des postes fixes et à temps complet, à partir des années 1990 la situation reflète les évolutions du marché du travail, avec un accroissement de l’emploi temporaire et des stages de retour à l’emploi5. Mais l’année 2012 marque une rupture avec le projet dit « Ogiaz ». Porté par l’élu responsable du Département de l’environnement urbain et de la sécurité (DEUS), il prévoit le transfert de 23 postes du SEVE vers le service de la voirie. Pour la première fois depuis que le service existe, ses effectifs vont être coupés. Les syndicats appellent à la grève pour soutenir les onze premiers horticulteurs dont le service prévoit le transfert vers un service gérant les poubelles et le balayage. Un an plus tard, le service se lance dans une politique de végétalisation hors parcs et acquiert un nouveau parc, financé sur fonds privés6. Les syndicats se mobilisent à nouveau : aucune embauche n’est prévue pour faire face à ces surfaces supplémentaires et compenser la précédente réduction des effectifs. En définitive, entre 2010 et 2016, les surfaces ont augmenté de 10 %, tandis que de 2011 à 2016 ce sont les effectifs qui ont baissé du même pourcentage, passant de 228 à 204 postes (équivalents temps complet) se partageant les 310 hectares de parcs, 40 hectares de forêts et 40 000 arbres à la charge du secteur7. Aussi, la gestion différenciée apparaît-elle comme une manière de redistribuer le travail à effectifs réduits.

11Enfin, la différenciation de l’entretien des espaces verts est aussi une réponse à l’évolution des usages de ces espaces par les citadins – qualitative comme quantitative – que certains voient comme une conséquence de la crise financière :

On voit quand même une évolution dans l’utilisation des parcs. Clairement l’été, avant, c’était la période la plus tranquille. Parce que les gens étaient en vacances, et puis les gens qui venaient là c’était pour se détendre, donc voilà, juillet-août, c’était assez tranquille au niveau entretien. Et là, maintenant, c’est le deuxième été où c’est la catastrophe. On voit que les gens ne partent plus en vacances. Ils n’ont plus de pognon, ils ne partent plus en vacances. Ils utilisent le parc du matin au soir, à la nuit ! (contremaître, SEVE Genève, 2013)

12Les slacklines – réputées pour endommager les troncs –, les grills jetables – faisant des pelouses des « damiers » – ou encore les cyclistes ont récemment fait l’objet de nouvelles réglementations, pas toujours favorablement accueillies par la population. Certains jardiniers et leurs responsables font le choix d’une certaine résignation :

Le parc il est aux mains de la population. Si les gens veulent, ils nous l’abîment. Ils l’utilisent intensivement, certains l’abîment, du coup l’optique à long terme d’avoir un endroit très soigné, très beau, perd de son attrait, parce que j’arriverai pas au but. Un de mes anciens chefs m’avait simplement dit : « De toute façon, ici, on ne peut rien avoir de joli. » Et ça s’est un peu vérifié, parce qu’il y avait des choses cassées, des plantes volées, etc. (horticulteur, SEVE Genève, 2013)

13La décision de différencier l’entretien des parcs tient ainsi compte de la spatialité de ces usages : il n’est pas question d’installer des gazons intensifs et des massifs fleuris dans les espaces utilisés par les grands rassemblements de groupes, où des gazons extensifs – non arrosés, tondus moins régulièrement – seront privilégiés.

14Aussi, si l’enjeu écologique a été l’élément déclencheur de la première version de la gestion différenciée, la nécessité de gérer des surfaces croissantes à effectifs réduits et de faire face à l’accroissement des usages des parcs marque davantage la seconde version.

Diversifier, mais comment ? Procédures

15Avant d’examiner la dimension managériale de la gestion différenciée 2.0, il convient de présenter plus précisément les étapes de conception du plan de gestion différenciée. Pour pouvoir procéder à son élaboration, toutes les surfaces à charge du service sont d’abord répertoriées et classées : surfaces plantées, surfaces herbeuses, éléments végétaux ponctuels, zones boisées, eau. Chaque catégorie est ensuite divisée en types. Dans la catégorie « surfaces herbeuses » viennent par exemple se trouver les « gazon », « gazon fleuri » et « prairie ». Une fois catégorisées, les surfaces sont ensuite diagnostiquées : caractérisation des usages (élevés, moyens ou restreints), de l’histoire et de la valeur patrimoniale du lieu, et de sa « valeur écologique », recoupant la biodiversité et l’environnement plus généralement. Selon les parcelles, l’un ou l’autre de ces aspects va être davantage favorisé. Par exemple, un gazon dit intensif va plutôt se trouver sur une parcelle dont on favorise l’aspect historique et culturel, tandis qu’une prairie correspond plutôt à une surface dont on cherche à valoriser la valeur écologique. Chaque parcelle se voit alors attribuer un code, énonçant un horizon d’attente. Genève utilise un système à trois codes : niveau 1 : « intensif », niveau 2 : « fonctionnel », niveau 3 : « extensif ». Le premier niveau correspond à des espaces très fréquentés, « à fort intérêt touristique, historique et horticole », mais à faible niveau écologique. L’entretien doit y être intensif, incluant fertilisation et arrosage. Le niveau 2 correspond à des espaces très fréquentés au quotidien, devant avoir une fonctionnalité d’usage pour les résidents. L’entretien doit y être effectué à une fréquence moindre, avec une fertilisation « limitée » et un arrosage « raisonné ». Enfin, le niveau 3 correspond à des espaces moins fréquentés. L’entretien doit y être réduit et exclut tout arrosage et toute fertilisation. Chacun des codes précise à la fois le type de végétal et d’aménagement, le type de pratiques d’entretien, leur fréquence, etc. Une « carte de priorisation » est enfin produite pour chaque parc, servant de base aux contremaîtres pour distribuer le travail aux jardiniers et aides-jardiniers de leur équipe. Elle offre deux couches d’information : le type de surface et le code qui lui est attribué (par exemple « gazon à niveau d’entretien fonctionnel » ou « massif fleuri à niveau d’entretien intensif »).

Quand le logos gestionnaire modèle l’écologisation

16L’adoption de la gestion différenciée vient donc changer les pratiques d’entretien des espaces végétalisés. Mais elle poursuit aussi le but de transformer la gestion du personnel et d’« optimiser les ressources humaines8 ». Elle est en effet la dernière-née d’une série d’efforts de « rationalisation » de l’entretien des espaces verts. Soulignant déjà l’inadéquation entre l’augmentation des surfaces et le nombre d’employés, le service met en œuvre une politique de mécanisation et de standardisation au début des années 1980 – achat de machines de tonte et de traitement, plantation de « séries homogènes » d’arbres et de « grandes plantes » –, avant de restructurer dans la seconde moitié de la décennie les équipes en concentrant les forces sur les 27 plus grands parcs9. À partir des années 2010, une troisième vague de rationalisation est amorcée, qui intègre cette fois le discours managérial ambiant et procède à une nouvelle restructuration des équipes et des savoirs. La gestion différenciée est alors conçue comme un pivot pour passer d’un « service d’entretien » à un « service gestionnaire ». Aussi, la version révisée de la gestion différenciée, mise en place dès 2012, est-elle fortement marquée par les discours, rationalités et modes d’instrumentation managériaux. Elle s’accompagne de la mobilisation d’un « logos gestionnaire » (Boussard, 2008), articulant les champs lexicaux de l’objectif, de l’optimisation et de l’évaluation. On va le détailler ici, avant d’analyser ses implications sur les rapports professionnels qui président à la production d’une nature plus écologique en ville. Cette dimension discursive importe parce qu’elle vient associer un certain nombre de valeurs à des évolutions généralement présentées comme purement techniques, et vient cadrer la réception que peuvent en faire les jardiniers.

17Dans leur ambition de devenir un « service gestionnaire », les responsables genevois s’efforcent de distinguer l’approche par l’« entretien courant » de l’existant, caractéristique selon eux des décennies passées, et la poursuite d’une « orientation claire » qui caractériserait désormais leur pratique :

La ville, ces dernières décennies, a peu investi dans le renouvellement, et a misé uniquement sur l’entretien courant. Ce qui fait qu’il y a pour conséquence une certaine banalisation des parcs, parce que chacun fait un peu dans le quotidien ce qu’il pense être utile, sans qu’il y ait eu vraiment une orientation claire de la part de la direction du service. Et ça, il faut le dire, cette banalisation je trouve qu’elle est assez avancée, et le but maintenant c’est de revenir un peu en arrière […] pour arriver à quelque chose qui fait un peu plus sens. (membre de la direction, SEVE Genève, 2013)

18Cette « orientation », poursuit le membre de la direction interviewé, doit permettre de « répondre aux défis de demain » – autant d’expressions témoignant d’un travail sur ce qui doit advenir plutôt que sur ce qui existe. L’objectif général est la différenciation des espaces végétalisés, dans la perspective de laquelle des objectifs particuliers sont assignés à chaque parcelle par le biais des codes prescriptifs. Faisant référence à l’état dans lequel il est attendu que soit une surface, ceux-ci signalent un horizon d’attente.

19En outre, si l’espace est décrit comme « banalisé », cela serait lié à un personnel à la compétence trop « moyenne » qu’il s’agirait désormais de professionnaliser10 :

Nous nous rendons compte que le service a besoin de compétences de pointe pour répondre aux défis de demain. La compétence moyenne n’est plus suffisante, donc on s’est entourés de toute une panoplie de personnes qui ont une compétence qui nous intéresse, pour être plus pointus, puisque nous souhaitons aller un peu plus loin que juste gérer une sorte de moyenne médiocrité. Ça, ça ne m’intéresse pas. (membre de la direction, SEVE Genève, 2013)

20Opposant la « moyenne médiocrité » d’hier aux « défis de demain », les responsables du service ont radicalement réorganisé la structure du département : alors que les effectifs de terrain (horticulteurs et paysagistes) ont été fortement réduits (baisse des effectifs de terrain entre 2011 et 2016 : -10,95 %, soit de 207.3 à 184.6 postes équivalent temps plein), les postes stratégiques (architectes-paysagistes) ont été renforcés (augmentation des effectifs du bureau entre 2011 et 2016 : +18,60 %, soit de 8.6 à 10.2 postes équivalent temps plein)11, et un nouvel échelon de contremaître de terrain a été introduit. Sur le terrain, une distinction croissante est également opérée entre les tâches effectuées par les jardiniers, formés et diplômés en horticulture ou en paysagisme, et les aides-jardiniers, non qualifiés. Enfin, alors que les agents de terrain étaient jusqu’ici amenés à être polyvalents et généralistes, les équipes sont en cours de réorganisation par compétences (voir section suivante).

21Il est enfin attendu que l’accomplissement des objectifs (la mise aux normes de l’espace entretenu avec le code qui lui est attribué, et l’économie de moyens pour y parvenir) soit évalué, ce qui sous-tend l’identification de facteurs d’« efficacité » permettant la comparaison des agents et des équipes :

Avec un outil de gestion, je peux objectiver la charge de travail de chaque équipe, et montrer aux chefs d’équipes : « Là on a un problème, si on compare ton domaine d’activité et celui de ton collègue, comment ça se fait qu’y ait un tel écart en termes du nombre d’heures ou du prix ? » (membre de la direction, SEVE Genève, 2013)

22Cet outil d’objectivation et de comparaison vise à fonctionner comme un « outil d’autoévaluation et d’aide à la décision » (Bruno, 2008, p. 35). Comme tant d’autres, il est conçu « par la science managériale dans un souci de rationalisation organisationnelle » (ibid.). Aussi :

Qu’il s’agisse d’organisations publiques ou privées, d’individus ou de territoires, tous sont passés au crible de grilles d’indicateurs chiffrés qui sont censés évaluer leurs performances, non pas dans l’absolu ni dans le temps, mais toujours relativement aux « autres » – les pairs faisant à cet égard davantage figure de concurrents que d’homologues ou d’égaux. (ibid., p. 28)

23Ce suivi est effectué d’une part individuellement par les agents de terrain eux-mêmes par le biais d’une application de saisie (incluant notamment les heures de travail et d’éventuelles alertes à faire remonter), d’autre part par remontée par le contremaître faisant le lien entre les agents de terrain et le chef de secteur, et, enfin, par des visites terrain de la part du bureau (introduites en 2013).

Transformer les rapports de travail pour produire le jardinier écolo et docile

24Le reste du chapitre examine les savoirs, manières de voir et manières d’être dans l’espace que la version néo-managériale ou « 2.0 » de la gestion différenciée légitime. Il détaille les rapports de travail induits par ce couplage entre gestionnarisation et écologisation, et en discute les implications.

Re-hiérarchiser les savoirs

25À Genève, l’adoption de la gestion différenciée 2.0 a été l’occasion d’un rééquilibrage entre niveaux hiérarchiques. Comme nous venons de le voir, le « bureau12 », organe stratégique du département, a vu ses effectifs augmenter de 18,60 % entre 2011 et 2016, tandis que les équipes de terrain voyaient réduire leurs effectifs de 10,95 % :

Avant, il y avait deux architectes-paysagistes dans le service qui collaboraient à des projets de manière un peu ponctuelle, mais maintenant on a carrément une structure, qui prévoit des projets à beaucoup plus long terme, qui gère des investissements, qui collabore beaucoup avec d’autres services de la Ville. (membre de la direction, SEVE Genève, 2012)

26En effet, la mise en place de la gestion différenciée a nécessité le recrutement d’employés pour le recensement, le diagnostic, la cartographie et l’analyse des différentes surfaces, et l’élaboration de plans d’action :

Le fait d’avoir développé le service avec des unités bien définies simplifie quelque part le travail, nous permet de réfléchir maintenant à faire un entretien beaucoup plus écologique, donc beaucoup plus différencié, et puis donc il fallait la mise en place d’une structure qui nous permette de gérer ça, parce que ça sous-entend une planification, une géolocalisation des éléments, créer des outils de gestion, des plans d’entretien, c’est quand même assez lourd à mettre en place, hein. (membre de la direction, SEVE Genève, 2012)

27Relativement à la taille du service, la proportion occupée par le bureau est donc de plus en plus importante. Cette prise d’importance du bureau d’études s’est accompagnée du transfert du travail organisationnel et de design du terrain vers le bureau. La conception des massifs floraux était jusqu’aux années 2000 de la responsabilité des contremaîtres, ayant une connaissance quotidienne et sensible, vécue, des espaces à leur charge. Avec la première version de la gestion différenciée, leur choix a été limité à des séquences proposées par le bureau. Depuis 2012, les contremaîtres veillent à la réalisation de séquences qu’ils ne participent plus à concevoir. Pour les agents de terrain, dont beaucoup sont formés en horticulture et paysagisme, la tâche se réduit à la mise en place :

Tout ce qui est les plantes qu’on reçoit pour les massifs et tout, ça arrive, c’est déjà tout pensé. Sur les quais c’était déjà tout pensé. C’est normal, parce qu’on a des architectes, on a tout un… Nous on est là un petit peu pour mettre en place. (aide-jardinière, SEVE Genève, 2013)

28Cette évolution dans la conception des massifs est représentative de la hiérarchie des savoirs qui guide l’action de la direction du service. Les administrateurs considèrent que désormais, la priorisation des tâches et l’organisation du travail doivent se faire par le haut, par opposition à l’expérience de terrain :

[Les jardiniers] traitent tout, tout est prioritaire pour eux… Ils sont fondamentalement presque trop consciencieux dans beaucoup de domaines, et puis c’est à nous de leur dire : « Attention, ça, c’est juste pas prioritaire, c’est ça, et ça, et ça, les priorités. Et dans un deuxième temps, c’est peut-être ça, et ça, et ça. Et seulement en troisième lieu, c’est encore ça. » Donc eux, de manière intuitive, ne définissent pas forcément les priorités où moi je les mettrais. Donc là aussi un outil de gestion permet d’orienter les personnes, dans une bonne logique, au bon moment, aux bons endroits. Et si vous devez faire ça de manière manuelle, purement dans le cadre, en termes d’organisation des équipes, c’est mission impossible. (membre de la direction, SEVE Genève, 2013)

29Les connaissances théoriques l’emportent alors sur l’expérience incarnée et la connaissance de terrain qui, bien que liées à un travail « consciencieux », sont jugées trop éparpillées et « intuitives ». Les connaissances du bureau, elles, sont jugées plus légitimes pour définir des priorités grâce à la vision d’ensemble dont elles se font le reflet, permettant notamment de calculer pour chaque tâche et de manière centralisée le « bon moment » et le « bon endroit ».

Spécialiser, déconnecter, parcelliser

30Parallèlement à l’avènement d’un bureau d’études puissant, les équipes de terrain du SEVE ont été restructurées. Depuis le milieu des années 1980, le service, « très décentralisé », était, outre la direction et les postes stratégiques, divisé en 27 équipes-chantiers, chacune attribuée à un des grands parcs de la ville, complétées par quatre équipes volantes intervenant dans les plus petits parcs, et une dizaine d’équipes spécialisées13. La norme voulait donc que les équipes aient à charge un parc, y prenant en charge l’ensemble des tâches horticoles et d’entretien. En 2012, les équipes ont été refondues : réparties en trois secteurs, elles sont regroupées au sein de 13 unités. Par exemple, l’unité Rive droite 1 (RD1) – également connue sous l’appellation « Pâquis-Lac » – réunit les équipes auparavant attitrées respectivement aux parcs Brunswick, Moynier, La Perle et Barton. Dans les termes de la direction du service, ce regroupement permet « d’offrir une plus grande souplesse dans l’attribution des ressources14 » – par exemple, d’obtenir une masse critique pour les travaux majeurs, comme les plantations de massifs qui occupent les jardiniers durant plus d’un mois entre la mi-mai et la fin juin. Mais cette restructuration a aussi permis de redistribuer les rôles et de répartir les jardiniers par compétences plutôt que par espaces :

À l’intérieur des secteurs, nous avons de plus en plus une logique par métiers et par compétences. C’est un phénomène qu’on observe déjà depuis un certain temps, et c’est un peu l’équivalent de ce qu’il se passe au bureau d’études : il y a quelques années encore, ce n’étaient que des architectes paysagistes15. (membre de la direction, SEVE Genève, 2013)

31Au sein de la RD1, par exemple, plusieurs horticulteurs et paysagistes ont développé la compétence du fauchage, tandis que d’autres se spécialisent dans le soin aux vivaces. Des sessions de formation ont été organisées pour mettre à jour les connaissances pratiques et théoriques des agents de terrain qualifiés qui souhaitaient ainsi se spécialiser. Pour les autres – entendre les aides-jardiniers –, la spécialisation a aussi lieu, mais sur des tâches moins techniques : aussi, certains passent-ils aujourd’hui la plupart de leur temps à tondre la pelouse, débroussailler les chemins et balayer les allées. Ainsi, les pratiques présentées comme « nouvelles » ou « innovantes », telles que le fauchage ou le soin aux vivaces, entraînent-elles de nouvelles distinctions au sein des équipes, entre celles et ceux qui bénéficient des formations, et celles et ceux qui se sentent laissés en arrière et dépendent du bon vouloir des nouveaux « experts » pour comprendre les changements :

Il y a aussi plus de connaissances à avoir par rapport [aux vivaces], donc ce sera plus pour des personnes spécialisées là-dedans. Parce que si on n’a pas spécialement de connaissances là-dedans, on peut avoir des doutes, pour ceux qui n’ont pas suivi de formation spéciale. Parce qu’on a certaines collègues qui ont fait ça à fond, qui adorent ça, ce qui est très bien parce que comme ça elles peuvent nous sauver. Mais pour tous les autres qui n’ont pas fait ça, ou qui ne sont pas spécialement passionnés par ça, comme moi et d’autres, eh ben c’est vrai que des fois c’est un peu compliqué. Parce que les annuelles, c’est un peu pour toutes la même chose, puis on connaît peut-être mieux parce qu’on voit plus souvent. Alors que les vivaces, des fois c’est spécifique, il y a des choses spécifiques à faire à certaines, et pas à d’autres, et ça c’est vrai que si la communication est des fois un peu bizarre comme chez nous, on n’aura pas une formation par rapport à ça. Ce qu’il faudrait, c’est avoir une personne qui nous dise, à la limite même un plan : « Telles sortes de vivaces qui sont là, là et là, faudra faire ci, ça, par rapport aux autres. » Puis ça on ne nous le dit pas, on ne nous fait rien de spécial, donc même si on avait envie, et puis qu’on avait le temps, enfin qu’on partait dans cette idée, on a de la peine à savoir. (horticulteur, SEVE Genève, 2013)

32Avec cette division croissante entre la conception et l’application, et entre les différentes spécialisations, apparaissent de nouveaux rapports de travail où les professionnels, déjà qualifiés, sont distingués des autres, réorientés vers les tâches moins techniques de nettoyage et d’entretien.

33La spécialisation entraîne un besoin accru en déplacements. C’est à la fois ce qui limite aujourd’hui son aboutissement et ce qui fait craindre aux agents de terrain de perdre le lien affectif au travail :

En termes de logique métier, ce serait plus logique qu’on ait une équipe qui intervienne sur l’ensemble de la rive, et en même temps, les déplacements prennent tellement de temps, qu’à un moment donné ça devient vraiment inefficace. Donc c’est un peu un jonglage pour trouver un bon équilibre entre les deux approches. (membre de la direction, SEVE Genève, 2013)

Il était arrivé une politique où ils voulaient nous déplacer beaucoup. Et puis on avait tous peur, tu sais. Enfin, peut-être pas tous, parce qu’il y en a qui aiment bien bouger. Mais il y en a comme moi et d’autres collègues qui avons fait des petites choses, on a planté, c’est un petit peu nos bébés, on aime les voir pousser, on va les voir tous les jours, et tu sais, le fait d’avoir de l’attention pour ce que tu as fait, et en plus c’est végétal, eh ben ça se sent. Du coup, on aurait été mal de partir, d’aller ailleurs, que quelqu’un vienne ici et soit pas forcément aussi attentionné, de voir tes petits coins, enfin tes choses que t’as mises en place, qui grandissent – parce que c’est quand même du vivant –, péricliter ! Ça aurait été lamentable. (horticultrice, SEVE Genève, 2013)

34Aussi, plus spécialisés, plus mobiles au sein d’un vaste espace de travail, les jardiniers voient leur travail devenir moins collectif et moins polyvalent. Actuellement, toutefois, les agents de terrain travaillent tous aux mêmes horaires et partagent des locaux qu’ils utilisent ensemble. Aussi, la pause de 9 heures est-elle une institution qui permet – outre les conversations personnelles – à tout un chacun de faire le point sur la partie du secteur dans laquelle il a travaillé durant les deux premières heures de la matinée. C’est un moment clé pour le sentiment de cohésion sociale et de cohérence du travail au sein du secteur. L’idée de différencier les horaires était pourtant, au moment de cette recherche, en train de faire son chemin, notamment pour assurer un niveau de propreté plus élevé :

Actuellement, toute l’équipe, ça vous l’aurez peut-être vécu ici, nettoie le matin, et après la pause de 9 heures, grosso modo, ils se mettent à faire leur travail de métier. Avec le résultat que d’une part, du personnel trop qualifié, y compris les encadrants, fait un travail de main-d’œuvre ; et deuxièmement, on a en fait une propreté parfaite à 9 heures, et à partir de là ça se dégrade jusqu’au soir, et lorsque vous rentrez du travail, vous trouvez déjà des parcs qui sont sales. Et ça c’est une situation qui ne va pas, on ne peut plus fonctionner comme ça. Donc l’idée que nous avons, c’est de créer, à l’intérieur du service, des spécialistes, en quelque sorte, de la propreté, qui ne sont là que pour ça, qui veillent tout au long de la journée à ce que la propreté soit garantie dans les parcs, et font que le personnel qualifié, les horticulteurs, puisse faire un travail de professionnel dès la première heure du matin. […] [On envisage que les personnes] travaillent peut-être même en deux temps : une première personne qui s’occupe de la propreté, je sais pas, de 6 heures du matin jusqu’à 2 heures de l’après-midi, et puis une deuxième qui prend après à 2 heures, et qui est en place jusqu’à 20 heures ou 21 heures, pour vraiment, sur les sites stratégiques, assurer la propreté jusqu’à tard le soir, le week-end y compris. Parce que c’est là où le public est dans les parcs, et c’est là où il faut que les parcs soient propres. (membre de la direction, SEVE Genève, 2013)

35Enfin, le travail est non seulement spécialisé et individualisé, mais il est aussi parcellisé, avec des interventions beaucoup plus ponctuelles, et la division de chaque tâche en sous-tâches. Par exemple, tondre la pelouse n’est plus venir avec sa tondeuse, tondre deux hectares et repartir avec le sentiment du travail accompli. À Vernier, où la gestion différenciée a également été introduite à la fin des années 2000, un paysagiste explique :

En gros résumé, avant on allait dans une école, on tondait tout, on repartait. Maintenant on va dans une école, on doit tondre telle et telle parcelle, revenir la semaine d’après ou deux semaines après, refaire. […] Du coup, de temps en temps, tu te retrouves à, par exemple, tondre le gazon universel une semaine, et deux semaines après, alors qu’on aurait pu tout faire en une fois, ben on va devoir revenir tondre le gazon fleuri, par exemple. Donc ça nous fait retourner deux à trois fois au même lieu. Mais bon, comme je dis, ça permet d’avoir des prairies fleuries, etc, donc c’est peut-être un mal pour un bien… Bon il faut quelques années pour des résultats, quoi. On les attend encore. (paysagiste, SEV Vernier, 2012)

36À travers la dichotomisation entre connaissances théoriques et pratiques, et le double mouvement de spécialisation et parcellisation des tâches, se dessine la figure du néo-taylorisme. Loin certes de la chaîne de travail, cette nouvelle appréhension du travail jardinier reprend pourtant les principes d’une organisation rationnelle et scientifique du travail. Pour paraphraser Durand, on assiste à une division poussée entre préparation et exécution du travail, dans le cadre de laquelle le jardinier « a été désapproprié de la connaissance rationnelle de la matière, du produit, de la technique, devenus l’apanage de spécialistes » (Durand, 1978, p. 63). Mais, à l’inverse d’un taylorisme qui fondait la division des tâches sur la non-qualification de l’ouvrier (ibid.), les responsables mobilisent l’argument du professionnalisme pour justifier que les jardiniers, en se spécialisant, renouent avec leur cœur de métier. En spécialisant et professionnalisant ses jardiniers, le service renforce les divisions internes, entre ceux qui ont accès au niveau stratégique, ceux qui appliquent des techniques horticoles ou écologiques pointues, et ceux qui s’occupent des tâches d’entretien.

« On aurait cru que tous les jardiniers étaient morts » : redistribuer les visibilités

37De nombreux agents de terrain relèvent le manque de continuité tant spatiale que temporelle des aménagements floraux qui ont vu le jour avec la gestion différenciée. Pour eux, la parcellisation du travail est en cause. En effet, différencier des petites parcelles au sein des parcs, intervenir par petites touches dispersées, donne le sentiment d’un manque de continuité du travail et de lisibilité de l’espace :

Pour nous, ça ne passe pas très bien d’avoir des petites zones laissées en prairie et des petites zones plus entretenues. Ça passerait mieux, de ce que j’ai entendu, d’avoir toute une grande zone tout en prairie, puis un autre parc complètement bien entretenu, pas de fêtes, quelque chose de beaucoup plus structuré. Parce qu’on a toujours envie de faire de notre travail une œuvre d’art, quoi, c’est ça ! C’est ça le truc très gratifiant. Là ce n’est pas le cas. (horticulteur, SEVE Genève, 2013)

38Il n’est pas évident pour les jardiniers de visualiser leur « œuvre d’art » quand le travail du jour a été dispersé dans quatre parcs différents. En outre, la question de l’échelle à laquelle la différenciation est opérée est posée, la possibilité de pouvoir visualiser le travail accompli étant rendue ténue par une différenciation à l’échelle fine. Par ailleurs, alors que les fleurissements plus classiques faisant recours à des plantes annuelles régulièrement remplacées s’accompagnent d’un fleurissement permanent à travers l’année, avec les vivaces et graminées introduites dans les espaces en entretien extensif, certains jardiniers notent une absence de continuité saisonnière :

Bon, à mes yeux je préfère un beau gazon tout vert plutôt qu’un truc on ne sait pas trop ce que c’est, suivant les périodes de l’année, quoi. Mais suivant les endroits, c’est joli, hein, quand c’est tout violet, avec du jaune et tout, c’est joli quand y a de la couleur. Tout dépend du lieu après encore. (paysagiste, SEV Vernier, 2012)

Il y a quelques zones comme ça, des gazons fleuris, il y a des périodes où c’est très joli, après c’est sûr que c’est souvent au printemps, jusqu’au début de l’été, puis après ça devient beaucoup moins joli par la suite. (paysagiste, SEV Vernier, 2012)

39Ainsi, « suivant les périodes de l’année », le fleurissement est plus ou moins lisible. En hiver, en particulier, « on ne sait pas trop ce que c’est ». Derrière cette absence de continuité spatiale et temporelle, l’enjeu est non seulement ce que le jardinier peut voir mais aussi la double visibilisation/invisibilisation de son travail. D’un côté, les outils à disposition de la direction pour visualiser le travail requis à travers les parcs et suivre l’avancement des travaux des jardiniers la met dans une position d’omniscience, et rend les jardiniers hypervisibles. De l’autre, ces derniers se sentent rendus invisibles aux usagers. Un des jardiniers du SEVE en donne un exemple. Me parlant du parc Barton, cet horticulteur m’explique à plusieurs reprises beaucoup y apprécier l’introduction des prairies. En effet, celles-ci ont permis à une petite faune de venir se réinstaller, faune qu’il se fait un plaisir d’observer :

— Le parc Barton, ça c’est l’endroit que je préfère parce qu’il y a peu de monde, puis beaucoup de nature, enfin, plus qu’à Brunswick ou comme ça. Donc c’est vraiment sympa.
(ME) — Et qu’est-ce qui te fait dire qu’il y a plus de nature, enfin c’est quoi concrètement qu’il y a en plus ?
— Ben moi je m’intéresse beaucoup à la faune, plus qu’à la flore. Donc au niveau des petits animaux, des oiseaux et de ce que j’ai pu voir, c’est sympa à ce niveau-là. Puis depuis quelques années, ils ont fait des prairies fleuries, je ne sais pas si tu as vu, dans plusieurs coins. Donc ça c’est aussi bien moi je trouve, quand c’est en fleurs. (horticulteur, SEVE Genève, 2013)

40Toutefois, et de manière apparemment paradoxale, il exprime également sa crainte que son travail soit rendu invisible par la végétation proliférante :

Il ne faut pas que ça devienne après sauvage, parce que moi, franchement, au niveau de Barton et de leur herbe toute haute, là, je n’ai pas entendu que des trucs positifs. Déjà, pour moi-même, ça m’a fait un peu de la peine, parce que, ayant travaillé avant dans ce parc tout tondu tout joli, ou en tout cas en général, tout tondu tout joli, c’est vrai que c’est un peu dommage, de le laisser comme ça. Parce que là ça fait vraiment abandonné. Il y a eu une période où c’était en plus pas arrosé, on aurait cru que tous les jardiniers étaient morts. (horticulteur, SEVE Genève, 2013)

41En effet, imiter des paysages champêtres, si ce n’est sauvages, nécessite un travail de fauchage et de suivi régulier, mais moins visible au quidam qu’une tonte hebdomadaire. Aussi, cette approche de l’entretien fait craindre aux jardiniers que ces espaces soient perçus comme laissés à leur sort. Or cette problématique de l’invisibilité des jardiniers s’ajoute à un sentiment de n’être vus qu’en négatif par la population :

Dans une ville, c’est important qu’il y ait un maximum d’espaces verts, même s’il y a des gens qui ne s’en rendent pas forcément compte. Je pense que s’il n’y avait plus aucun arbre, aucun espace vert, je pense qu’ils s’en rendraient très vite compte, et puis si on n’entretenait rien non plus, je pense que ça ne leur plairait tout de suite pas, quoi. (paysagiste, SEV Vernier, 2012)

42Ainsi, de nombreux jardiniers craignent que les pratiques d’entretien différencié et leur esthétique renouvelée ne participent à les invisibiliser davantage, ou même à les rendre plus mal vus qu’ils ne se pensent déjà en tant qu’employés de la fonction publique.

43Le nœud du problème est donc le paradoxe voulant que la gestion différenciée rende les travailleurs et leur travail plus visibles à l’administration, avec un travail rendu plus quantifiable, le suivi d’objectifs, et la cartographie des surfaces, et dans le même temps les invisibilise aux yeux de la population et des usagers des parcs. Aussi, si la gestion différenciée permet au service de mieux rendre des comptes, elle soulève un certain nombre d’enjeux sur la manière de le faire – par les chiffres, ou par l’expérience visuelle et incarnée des parcs eux-mêmes.

***

44Née et consolidée en France dans les années 1980 et 1990, diffusée plus tardivement en Suisse romande et dans le canton de Genève, la gestion différenciée est adoptée en ville de Genève en 2004. Elle est, alors, largement conçue en prévision de l’adoption de l’ordonnance fédérale sur la réduction des risques chimiques (ORRChim 2005), et se concentre sur l’objectif de réduire les tâches de désherbage et la dépendance vis-à-vis des intrants. Ainsi, « la gestion différenciée, son objectif c’est d’amener plus de nature en ville, là vraiment on est dans le concept nature en ville » (membre de la direction, SEVE Genève, 2012). Mais, révisée à partir de 2012, la gestion différenciée est aussi conçue comme un pivot pour passer d’un « service d’entretien » à un « service gestionnaire ». Aussi, la version révisée de la gestion différenciée est-elle fortement marquée par les discours, rationalités et modes d’instrumentation managériaux.

45Ce chapitre s’est concentré sur l’élaboration et le vécu de cette gestion différenciée 2.0, qui hybride impératif d’écologisation et « gestionnarisation » (Daniel, 2010, 2012). À l’instar des politiques environnementales néerlandaises (idem) et du travail dans les espaces protégés français (Granjou, Mauz & Cosson, 2010), l’administration néo-managériale genevoise vient conditionner la manière dont la « naturalisation » des espaces verts peut se faire. Le « logos gestionnaire » qui façonne la gestion différenciée articule gouvernement par l’objectif à travers l’élaboration des codes ou standards qui fixent des horizons à atteindre, « optimisation » et « professionnalisation » des ressources humaines, et suivi et comparaison des performances individuelles et collectives. Avec la distinction accrue entre tâches de conception et d’application, la spécialisation croissante des tâches sur le terrain, la déconnexion spatiale et temporelle des agents, et la parcellisation du travail, j’ai montré que cette gestionnarisation s’incarne dans une forme de « néo-taylorisation » du travail jardinier. Mais l’essentiel est bien que le changement de paradigme, d’une approche horticole à une approche plus écologique de l’entretien du végétal urbain, sert de justification à la production d’une série de différences et de hiérarchies au sein du collectif de travail. Ce qui fait la spécificité du cas ici analysé, par rapport par exemple au cas new-yorkais traité par John Krinsky et Maud Simonet (2017), où le travail jardinier a connu de profondes restructurations, segmentations et précarisations dans le cadre de la néolibéralisation des services urbains, c’est la conjonction entre gestionnarisation et écologisation, et le rôle d’une nouvelle spécialisation écologique dans la fragmentation du travail. Autrement dit, on ne peut prendre la mesure des changements si on ne prend pas en compte le fait que le travail s’est aussi spécialisé davantage sur une gestion naturelle.

46Ce chapitre s’est également interrogé sur les types de savoir mobilisés et leur hiérarchie. La procédure de recensement, de diagnostic et de cartographie qui préside à l’élaboration de la gestion différenciée repose sur un idéal du savoir désincarné. Les savoirs théoriques de bureau l’emportent sur le savoir quotidien, incarné, porté par les agents de terrain, qualifié de trop « intuitif » et dispersé. Ce savoir de bureau, quel est-il ? Aux compétences planificatrices des architectes-paysagistes et aux recherches de l’historienne des jardins viennent s’hybrider les standards, graphiques et jargons des sciences gestionnaires. Les savoirs écologiques sont, de l’aveu des administrateurs, les plus difficiles à élaborer et mobiliser. La mesure de la « valeur écologique » des surfaces d’entretien relève le plus souvent davantage de présomptions de causalité que de mesures effectives16. Des naturalistes sont amenés à produire des expertises localisées sur des endroits où le service suspecte un enjeu écologique particulier. Par exemple, lorsque le service programme la végétalisation des surfaces de ses cimetières en 2012, il fait appel à un spécialiste des lichens pour s’assurer que couvrir le gravier de sol ne mettra pas en danger d’éventuelles espèces menacées17. Mais outre les lichens, les autres potentiels indicateurs d’espèces et d’habitats n’ont pas fait l’objet d’aussi profondes investigations. Aussi, si ailleurs la gestion différenciée est explicitement mise au service de la biodiversité (Arpin, Mounet & Geoffroy, 2015 ; Legrand, 2015), à Genève, sa mise en place est liée à la nécessité légale d’écologiser les pratiques d’entretien (davantage en résonance avec Le Crenn-Brulon, 2011). C’est une version singulière de l’écologisation qui est mise en œuvre, plus orientée sur l’absence (de produits phytosanitaires) que sur la présence d’espèces ou d’habitats. Cette écologisation devient prétexte à refonder la gouvernance d’un service urbain et à transformer les configurations sociales (Daniel, 2012) en son sein. Les savoirs produits, collectés et condensés pour informer les plans de gestion produisent en fin de compte une vision panoptique du travail des jardiniers à destination des échelons de direction et de stratégie. L’exhaustivité de ces informations devait être atteinte d’ici 2019, avec l’adoption d’un outil de gestion informatique du personnel, permettant de distribuer et suivre la distribution spatiale des employés18. In fine, la gestion différenciée 2.0 recentralise savoirs et visibilités, et met les jardiniers dans l’inconfortable position d’être plus vus par la direction et moins par les usagers avec qui ils interagissent pourtant au quotidien.

47La gestion différenciée apparaît donc comme une manière de structurer et gouverner un collectif en le fragmentant et en le rendant visible, afin de faciliter la conduite des conduites des 185 agents de terrain éparpillés dans la ville. Aussi est-il attendu qu’en mettant « la bonne personne, au bon moment, au bon endroit » (membre de la direction, SEVE Genève, 2013), et en rendant les différents spécialistes déplaçables à l’envi au sein de leur secteur, chacun·e soit mis·e en condition de faire preuve « de discernement et de bon sens dans ses choix19 ». Ici s’agit ici d’une intervention environnementale au sens le plus purement foucaldien : le bon professionnel en mesure d’effectuer les bons choix et de faire preuve de discernement est produit par un système de conditionnement managérial. C’est par la réduction-spécialisation de la panoplie de leurs pratiques professionnelles que les nouveaux spécialistes peuvent élaborer un nouveau « bon sens ».

48Cette version 2.0 de la gestion différenciée est à nouveau en évolution. Ainsi, un communiqué de presse publié en 201720 annonce l’adoption par le SEVE de la gestion différenciée à l’horizon… 2020. Une gestion différenciée pourtant en place depuis 2004 ! La gestion différenciée « 3.0 », à laquelle le SEVE est en train de travailler, en collaboration avec l’école d’ingénieurs hepia et les Conservatoire et jardin botaniques, prévoit d’ajouter une nouvelle couche d’information au diagnostic et au suivi des tâches : les données biodiversité. Il s’agit d’avertir les jardiniers de la présence d’espèces clés, et d’assurer le suivi des impacts des modes d’entretien sur la survie, l’amélioration ou la détérioration de communautés animales, végétales et d’insectes. Aussi faudra-t-il examiner les implications de la prise en compte de données biodiversité dans l’élaboration de protocoles d’entretien sur les dynamiques gestionnarisantes. Comment cet usage du chiffre biodiversité va-t-il se conjuguer à la gestionnarisation du travail ? Arpin, Charvolin et Fortier (2015) montrent que construire des inventaires biodiversité, ce n’est en effet pas seulement « récolter et stocker des données sur le monde vivant à des fins de connaissance. C’est aussi instaurer un certain type de relation avec ce vivant et exercer, sur lui et à travers lui, un certain pouvoir » (p. 20). Aussi, ces inventaires et ces données sont-ils des instruments de gouvernement des populations humaines et non-humaines (idem). C’est que la manière de réaliser et mobiliser les données reflète les conditions sociopolitiques du moment. Se penchant sur la constitution récente d’un marché des inventaires et des données naturalistes, Alphandéry et Fortier (2015) montrent ainsi bien la mise en concurrence croissante des différents producteurs de données naturalistes – une manière pour l’État, notamment, de gouverner les associations productrices de données naturalistes. Il reste donc à examiner ce que l’utilisation de ces données comme instrument de l’action publique municipale va faire au travail de celles et ceux qui se retrouvent contraints d’agir en fonction de et avec elles.