1Les années 2013 et 2014 ont été marquées par une intense activité syndicale au Service des espaces verts de la Ville de Genève (SEVE). Durant ces deux années, grèves et manifestations se sont multipliées, les employés dénonçant de profonds changements prenant place simultanément dans l’organisation du service et dans le paysage végétal de la ville. En septembre 2014, le syndicat représentant les employés des services publics publie un communiqué de presse dénonçant le « déverdissement » des parcs genevois1. Le communiqué montre des photos « avant/après » de certains parcs et espaces verts. Sur la partie supérieure de chaque page, une photographie montre un espace engazonné bien entretenu, et ponctué, c’est selon, de massifs de fleurs ou de rosiers. Sur la partie inférieure, une photographie du même endroit, cette fois juste couvert d’herbe. Les deux légendes sont claires : « Les parcs avant, quand il y avait assez de personnel » ; « Les parcs maintenant, sans personnel ». Ironiquement, en dépit de l’accusation de « déverdissement », la couleur verte est bien plus dominante sur les photographies du « maintenant » que de l’« avant ». C’est que le « vert », pour les employés des espaces verts, est bien plus qu’une couleur. Le terme est attaché à leur identité, à leurs compétences et aux relations plus-qu’humaines qui caractérisent leur travail.

2À la même période, durant des entretiens que je réalise avec eux, les responsables administratifs et techniques en charge des espaces verts dans plusieurs communes du canton célèbrent en chœur la fin des « espaces verts » et la (re)naissance de la « nature en ville ». Tous convergent pour critiquer et rejeter ce qu’ils appellent « l’époque des espaces verts » : « Dans les années 1970 c’était “tout beau tout vert” : tous les parcs devaient être entretenus de la même manière. Je pense que c’était erroné, et maintenant, on est revenu en arrière, à quelque chose d’autre », me lance un directeur de service des espaces verts. À l’inverse, insiste-t-il, « la nature en ville, c’est un terme qu’on utilise depuis quelques années et qui nous tient à cœur ».

3Différentes interprétations se cristallisent autour de cette controverse sur la signification des transformations subies par les « espaces verts ». Pour le syndicat et les nombreux employés qu’il représente, le déverdissement renvoie à l’arrachage de dizaines de massifs de fleurs et de rosiers de la ville, la plupart remplacés par du gazon. Il renvoie à l’abandon de certaines des techniques les plus iconiques de la profession, et doit être compris à l’aune d’une diminution sans précédent du nombre d’employés. Pour les responsables de services, le déverdissement prend un tout autre sens, celui de l’abandon des espaces verts « stériles » au profit du « vivant » en ville, et de l’adoption d’un mode de gestion des ressources humaines plus « performant ». Pour eux, les massifs floraux et les rosiers sont devenus les symboles d’un passé horticole inadapté aux défis écologiques, esthétiques, gestionnaires et budgétaires du moment.

4Cette vignette met en évidence la dimension hautement contestée de ce que doit être la nature dans la ville, des relations de travail qui doivent la produire, et des types de compétences qui doivent être valorisées. Cet ouvrage propose d’offrir des clés, conceptuelles et empiriques, permettant de saisir ce qui se joue dans ces différentes façons d’imaginer, faire et entretenir la « nature » dans la ville contemporaine.

Écologisation, participation, néolibéralisation : croiser les problématiques

5Pourquoi parler de la ville contemporaine et qu’y a-t-il de singulier aujourd’hui qui rende nécessaire une monographie sur la nature urbaine ? Au moins trois facteurs se combinent. À compter du milieu des années 1990, les villes francophones ouest-européennes ont vu émerger un mouvement de remise en cause des aménagements végétaux et des modes de gestion qui prévalaient depuis les années 1960. Cette remise en cause est étroitement liée d’une part à l’émergence de préoccupations nouvelles sur le rôle de la ville dans les questions environnementales – eau, air, biodiversité –, d’autre part au renouvellement des esthétiques, avec la médiatisation de paysagistes plaidant, à l’instar de Gilles Clément, pour l’instauration de paysages évolutifs et champêtres dans les villes. Cette nouvelle préoccupation s’incarne dans de nouveaux modes de planification et de gestion visant à favoriser la diversité morphologique et spécielle des aménagements végétaux, et à encourager les dynamiques végétales et animales… dans la limite de ce qui est conçu comme des espèces désirables en ville. La dernière décennie voit également la montée en puissance d’acteurs nouveaux réclamant une légitimité à intervenir sur l’espace public en général, et le végétal urbain en particulier : les citadins eux-mêmes. En effet, ce que ne montre pas la vignette introductive, c’est que les jardiniers municipaux sont aujourd’hui loin d’être les seuls à se soucier des espaces verts. On ne compte plus les programmes de jardinage collectif, de verdissement de pieds d’arbres, de dé-bétonnisation des rues ou encore de micro-parcs éphémères, encore absents du paysage urbain il y a seulement quinze ans, et qui placent le simple résident au rang de coproducteur de nature. Avec des spatialités et des temporalités qui se négocient, ces initiatives s’intègrent aux concepts montants d’urbanisme « participatif », « temporaire », « mobile » ou encore « tactique », et d’une ville « jardinée » et « co-produite » entre administrations et citoyens. Enfin, nul ne peut ignorer la lame de fond néolibérale qui est venue transformer le mode de gouvernement politique des villes – partenariats public-privé, privatisation des services publics urbains, transformations des modes et temporalités du financement de l’action publique, flexibilisation et précarisation du travail dans le secteur public, etc.

6Ces problématiques se croisent dans les parcs et jardins. Pourtant, la littérature académique n’a jusqu’à présent pas cherché à qualifier la manière dont elles le font. Au risque de brosser à trop grands traits ce champ de littérature, on peut affirmer sans trop grand risque que la géographie et l’ethnologie francophones abordent de manière dominante la nature urbaine dans une perspective culturaliste cherchant à saisir les représentations à l’égard de l’objet nature et les manières de construire ce dernier (Arrif, 2009 ; Bourdeau-Lepage & Vidal, 2013, 2014 ; Boutefeu, 2005). Ce champ de recherche a émergé principalement au tournant des années 2000 autour des travaux pionniers de Bernadette Lizet (Lizet, Wolf & Celecia, 1997), Nicole Mathieu (2000), Françoise Dubost (1997) ou encore Nathalie Blanc (2000). À travers une démarche souvent ethnographique, qualitative, donnant la part belle aux représentations sociales, il cherche à décrire et caractériser les rapports entretenus par les urbains à l’environnement matériel non construit. Il s’intéresse peu aux transformations de la machinerie urbaine – restructurations de services, évolutions dans les pratiques gestionnaires, coupures budgétaires, etc. – et leurs incidences sur les représentations et aménagements de nature urbaine. La sociologie francophone ainsi qu’un segment conséquent de la géographie britannique prennent davantage les espaces urbains végétalisés comme des lieux de connaissances naturalistes où se jouent des formes d’expertise variées (Arpin, Mounet & Geoffroy, 2015 ; Hinchliffe, Kearnes, Degen & Whatmore, 2005 ; Hinchliffe & Whatmore, 2006). Inspirés par l’anthropologie de l’environnement, ces travaux examinent de manière fine la production de savoirs naturalistes spécifiquement urbains par les scientifiques, citadins et professionnels des espaces verts. Cette littérature est toutefois, elle aussi, peu intéressée à caractériser l’impact des transformations de la production urbaine sur ces savoirs et modalités d’expertise. Une autre partie de la géographie anglophone est plus encline à analyser l’évolution de la production urbaine, analysant alors les impacts sur les parcs et espaces verts de l’événementalisation (Smith, 2014, 2018, 2019), des partenariats public-privé (Dempsey, Burton & Selin, 2016) ou encore de l’austérité (Krinsky & Simonet, 2017). Mais ces travaux s’intéressent alors relativement peu à la question de la nature elle-même, aux représentations dont elle fait l’objet ou aux savoirs permettant de la penser et la gouverner. Aussi, outre la nécessité de penser ensemble des objets empiriques, cet ouvrage se propose également de créer des ponts entre des approches théoriques et disciplinaires relativement hermétiques.

7À Genève, approcher ces processus par leur intersection s’est imposé du simple fait de leur concomitance temporelle. La gestion différenciée des espaces verts (2004), les jardins collectifs (2003), les politiques de végétalisation événementielle (2013), les parcs à financement privé (2013), ont émergé en l’espace d’une décennie, et sont portés par les mêmes acteurs et justifiés par un même appareil discursif. Aussi le pari de l’ouvrage est-il de prendre à bras-le-corps les intersections entre ces processus d’écologisation, de participation et de néolibéralisation pour dresser, à partir du cas genevois, le portrait des natures de la ville contemporaine.
L’objectif de cet ouvrage peut être formulé sous la forme de questions générales, qui orientent l’ensemble de la recherche :

• Comment les transformations actuelles de la production urbaine impactent-elles ce qui peut faire nature en ville ?
• Comment savoirs écologiques et constructions sociales de la nature interagissent-ils avec les impératifs de la production urbaine ?
• Quelles sociabilités et quelles subjectivités sont encouragées par les instruments de production de la nature urbaine ?

8L’ambition première de l’ouvrage est d’examiner les incidences des transformations profondes de la fabrique urbaine sur les parcs et espaces verts, leur matérialité, les conditions de travail de celles et ceux qui les fabriquent et les entretiennent, et les possibilités d’usage réservées aux citadins. Autrement dit, il invite à comprendre l’insertion de la nature dans les logiques changeantes de production de la ville et des services urbains. On s’intéressera alors à l’appareil discursif, administratif, et à l’instrumentation des politiques publiques urbaines pour saisir la manière dont ils structurent le champ des possibles pour les espaces végétalisés et la place qu’y jouent résidents humains et non-humains. Une des caractéristiques clés des espaces verts urbains contemporains est le recadrage dont ils ont fait l’objet vis-à-vis de la question écologique. On ne peut donc plus les envisager simplement comme des espaces à aménager, entretenir et nettoyer, sans interroger les types de savoirs, d’expertises et de concepts qui permettent à ce caractère « écologique » de voir le jour. On s’intéressera alors deuxièmement à la manière dont les modalités de production urbaine restreignent, transforment et façonnent les types de savoirs qui peuvent être mobilisés à l’heure de l’écologisation des espaces urbains. Enfin, force est de constater que les espaces de nature – parcs, jardins, squares, bords de rivières et de lacs – restent majoritairement décrits comme des « hors-ville », des oasis, ou encore des bastions non capitalistes dans la ville moderne. Or, cette représentation dominante masque les multiples manières dont ils ont été et sont utilisés pour agir sur et structurer les comportements et les subjectivités, dans le cadre de sociétés capitalistes. Cet ouvrage contribue à mieux comprendre, en particulier à l’heure où se développent les processus dits « participatifs », les implications des forces structurantes sur ce que fait la nature urbaine aux sociabilités et subjectivités urbaines.

9Mais l’ouvrage fait aussi quelque chose d’autre, qui est de prendre au sérieux le végétal lui-même. Aussi, par son choix de se concentrer sur les parcs, jardins, arbres, fleurs et autres motifs du végétal, et de laisser de côté, par exemple, la question animale, l’ouvrage prend à bras-le-corps les spécificités de ce domaine du vivant. Ainsi, s’il fait l’objet de représentations, de connaissances, de politiques publiques et de pratiques de travail, le végétal n’en a pas moins son propre mode d’existence. S’inscrivant partiellement dans le « tournant ontologique » des sciences sociales (voir notamment Blaser, 2009 ; Coole & Frost, 2010 ; Demeulenaere, 2014), cet ouvrage défend le parti de reconnaître la contingence historique des savoirs et représentations tout en adoptant un « engagement pragmatique à produire un compte rendu loyal d’un monde “réel”2 ». Loin d’une analyse nominaliste qui ne verrait émerger l’objet qu’à travers l’acte de représentation ou d’institution, il accepte l’existence d’une matérialité non- ou pré-sociale, et en particulier l’idée que les plantes ont bien un mode radicalement distinct d’être au monde. Autrement dit, il remet la différence propre du végétal au cœur de l’analyse à travers une quatrième question :

• Dans quelle mesure les modalités de production urbaine ont-elles des implications sur les manières d’être du végétal urbain ?

10Cette question pointe la manière dont les transformations dans la manière de financer, gérer et entretenir l’espace urbain viennent cadrer les types de comportements acceptables de la part des plantes urbaines, les usages qui en sont faits et leur interprétation.

11In fine, l’ouvrage examine les discours, instruments et modes de gouvernance qui donnent vie à une version spécifique de la nature végétale, légitimant des savoirs singuliers et autorisant des pratiques – professionnelles, habitantes et même non-humaines – bien précises. Outre le dialogue étroit entre géographie, sociologie, ethnologie et anthropologie, dans les espaces académiques francophones et anglophones, il mobilise un cadre théorique inspiré d’un côté par les travaux éco-marxistes d’écologie politique, de l’autre par le concept post-structuraliste et d’inspiration foucaldienne d’environnementalité. Les travaux éco-marxistes, largement impulsés par Henri Lefebvre (1974), Neil Smith (1984) et David Harvey (1996), s’intéressent à la manière dont le mode de production capitaliste recompose les relations humains / non-humains. En particulier, l’écologie politique urbaine qui en est tirée voit l’espace urbain comme un processus de métabolisation marqué par des injustices sociales, raciales et de genre. Ce cadre analytique permettra de poser les fondations à l’analyse de la manière dont la production néolibérale de l’espace urbain recompose les relations humains / non-humains en ville. Alors que la « green urban political ecology » ou « écologie politique urbaine verte », portée aux États-Unis notamment par Nik Heynen (Heynen, 2006 ; Heynen, Perkins & Roy 2006), a mis en évidence l’inégale métabolisation des espaces végétalisés, cet ouvrage suit l’invitation de Jake Fleming (2017) à problématiser davantage les spécificités du végétal : plutôt que de produire une analyse qui serait directement transposable à d’autres aspects de l’urbain (l’habitat, la circulation, par exemple), il s’agit plutôt de préciser ce qui, dans le mode de vie et les capacités singulières des plantes, entre en jeu pour produire des questions sociales propres. Ainsi, cet ouvrage produit une écologie politique du végétal plutôt que du « vert »3. Outre cet appareillage néo-marxiste, les travaux post-structuralistes mobilisant les concepts de gouvernementalité et d’environnementalité (Agrawal, 2005), eux, aideront à saisir l’appareillage discursif et technologique, et les arrangements institutionnels qui permettent l’émergence de la nature urbaine néolibérale, écologique et « participative ».

Inscription géographique et méthodologique

12Le matériau empirique provient d’une recherche doctorale menée entre 2011 et 20154 auprès de jardiniers communaux, des directions des services qui leur sont associés, et de participants à divers jardins collectifs, dans plusieurs communes du canton de Genève. Deux communes, Genève et Vernier, fournissent la plus grande part du matériau empirique. À la marge (du territoire suisse comme du monde francophone) et au centre (des échanges financiers et des décisions internationales), Genève n’est, en ce qui concerne les aménagements de nature en ville, ni particulièrement pionnière ni particulièrement visible. Si elle se veut « Cité des parcs »5, et abrite les prestigieux Conservatoire et jardin botaniques (CJB), elle n’a été en avance ni sur l’adoption de modalités écologiques d’entretien des espaces (largement dictée par l’adoption de l’ordonnance fédérale sur la réduction des risques liés aux produits chimiques, ou ORRChim, en 2005), ni sur l’implication des citadins dans la fabrique de la nature, intervenue dix ans après sa voisine Lausanne. Avec une culture des services publics que Géraldine Pflieger qualifie de « capitalisme public d’inspiration privée » (Paquier & Pflieger, 2008, p. 37), caractérisée par une culture de l’entreprise et de la rentabilité au sein des institutions locales, elle offre une perspective différente des municipalités françaises, tout en ne correspondant pas à l’idéal-type de la ville néolibérale et de la production urbaine dérégulée à l’anglo-saxonne (voir Béal & Rousseau, 2008). Avec ses 769 hectares et ses 34 500 habitants, Vernier est la deuxième plus vaste commune et la deuxième commune la plus peuplée du canton. C’est également la commune du canton qui concentre, au moment de cette recherche, le plus fort taux de chômage et le plus grand nombre de nationalités. Coupée en deux par l’autoroute de contournement de Genève, elle articule zones résidentielles, quartiers de grands ensembles et vastes zones industrielles. Ses caractéristiques morphologiques et sociales bien différentes de Genève permettent d’apporter des éléments de contraste et de comparaison.

13Cette recherche se revendique résolument ethnographique (Cefaï, 2010), combinant des méthodes diverses, dont le dénominateur commun est l’expérience incarnée de l’enquêtrice. La démarche a été structurée autour de trois dispositifs méthodologiques : entretiens individuels, observation participante/filmante et entretiens collectifs de vidéo-élicitation. À Genève et Vernier, j’ai interviewé les responsables administratifs et politiques en charge des politiques d’espaces verts et/ou des politiques sociales se chargeant de superviser les jardins collectifs, ainsi que des employés municipaux des parcs et des citadins investis dans des jardins collectifs. Un certain nombre d’entretiens complémentaires ont également été réalisés dans les communes de Thônex, du Grand-Saconnex, de Chêne-Bougeries et de Carouge, pour faire varier les points de vue et suivre les conseils de mes interviewés. Le postulat était que ce regard multi-situé pouvait permettre de saisir les rencontres et les circulations des idées et des pratiques entre communes et catégories d’acteurs. Au total, 42 entretiens ont été réalisés auprès de jardiniers et 19 auprès de responsables administratifs, politiques et associatifs. Dans une démarche d’observation participante, j’ai passé plusieurs mois avec les agents de terrain de trois services d’espaces verts, de nombreux soirs et week-ends dans des jardins collectifs, et suis devenue membre active d’une association de « guérilla jardinière ». Je me suis intéressée aux pratiques routinières des jardiniers municipaux et des participants à des jardins collectifs : gestes individuels et travail collectif, outils utilisés, pratiques qui marchent et qui ne marchent pas, manière dont les acteurs se laissent surprendre, réagissent. J’ai aussi porté mon attention sur les interactions des jardiniers entre eux et avec les autres – les arboristes-grimpeurs, les botanistes, les fournisseurs, qui représentent chacun un autre corps de métier en rapport avec celui des jardiniers –, ainsi qu’avec les végétaux voire les animaux. Enfin, j’ai essayé de saisir les relations hiérarchiques au travail, la manière dont les groupes de travail sont formés, les pratiques décidées, effectuées, analysées. Un aspect essentiel de ma recherche a été la pratique de la vidéo, outil permettant de capter et enregistrer des pratiques routinières, des gestes et des attitudes passant souvent inaperçus, et de rendre compte de la dimension éminemment visuelle du jardinage. Outre cet aspect heuristique, la vidéo m’a permis de définir ma place au sein des groupes étudiés : actionner la caméra me permettait de montrer que j’étais active, au même titre que les personnes en train de travailler et que je filmais. La caméra m’a accompagnée dans toutes mes observations de terrain et mes entretiens auprès des jardiniers – excluant donc les entretiens avec les responsables politiques et certains responsables administratifs. Dernier volet de ma démarche ethnographique, les entretiens collectifs, organisés autour de la projection des films réalisés à chacun des groupes de jardiniers ayant participé à la recherche. Le film se constitue alors en objet de discussion, permettant de mettre en débat tant les pratiques filmées des participants que la pratique filmique de la chercheure, rétablissant une sorte d’équilibre et permettant aux participants de devenir à leur tour observateurs (voir Durand, 2001). La vidéo devient alors un outil de coproduction de connaissance6.

14Cette thèse a été réalisée au sein d’un projet de recherche collectif financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS)7. Afin de nous nourrir de l’expertise des acteurs de terrain et de contribuer à orienter leur pratique par nos recherches, nous avons organisé deux journées d’études (que nous avons appelées workshops) et un colloque final. Ils nous ont fourni l’occasion de confronter les questions de départ, les analyses préliminaires ainsi que les résultats finaux à un groupe à géométrie variable de praticiens et d’académiques. À la suite de cette recherche, les résultats ont été présentés à l’équipe de direction du SEVE. Certains des films ont également continué à vivre : la direction du SEVE a projeté un des films lors d’une journée de formation du personnel ; certains employés se sont passé des copies.

15Une note importante concerne le degré d’anonymat conféré aux interlocuteurs que j’ai rencontrés dans le cadre de mes recherches sur le terrain. Afin de permettre au lecteur de saisir l’espace social des points de vue à partir desquels les éléments de discours ont été formulés, la position générique de chaque interviewé au sein de son organisation est mentionnée. En revanche, tous les noms et intitulés précis de postes ont été retirés. Ainsi, l’ensemble des responsables politiques interrogés sont désignés sous le terme d’« élu ». Les directeurs, directeurs adjoints et conseillers de direction des différents services sont désignés sous l’appellation générique de « membre de la direction ». Les employés administratifs, qu’ils soient municipaux ou associatifs, sont référés par « chargé de projet ». Enfin, pour les agents municipaux des parcs et jardins, je reprends les catégories professionnelles, distinguant les « aides-jardiniers », qui n’ont pas de qualification horticole ou paysagiste, les horticulteurs et paysagistes, qui disposent d’une telle qualification, et les contremaîtres, qui dirigent une équipe de terrain (qu’il s’agisse de la production horticole, de l’aménagement ou encore de l’entretien).

Six chapitres pour une écologie politique du végétal urbain

16L’ouvrage est structuré en six chapitres. Le premier fait office de positionnement thématique et théorique. Il effectue d’abord un tour d’horizon des travaux sur la nature en ville, puis identifie les apports de deux champs théoriques à une approche critique renouvelée de cet objet. L’écologie politique urbaine permet de théoriser la manière dont le mode de production capitaliste de la ville vient impacter les relations socio-naturelles urbaines. Le concept d’environnementalité, élaboré par l’anthropologue Arun Agrawal (2005) à partir du concept de gouvernementalité, vient en complément pour préciser comment l’urbanisme néolibéral structure les savoirs et instruments qui rendent la nature urbaine gouvernable, et la manière dont celle-ci est instituée pour produire un ordre urbain. Il permet de saisir comment la construction d’une nature urbaine simultanément écologique, participative et ouverte au privé, passe par la mise en mouvement et la conduite de travailleurs, citadins et non-humains, une conduite permise par l’élaboration d’un certain nombre de savoirs, discours, techniques et instruments.

17L’ouvrage se consacre ensuite à cinq chapitres empiriques. Le chapitre 2 analyse la gestion différenciée dans les communes de Genève et Vernier. Mise en place à Genève à partir de 2004 et à Vernier à partir de 2009, la gestion différenciée est un instrument d’administration des espaces verts qui s’est d’abord rendu utile en prévision de l’interdiction de l’usage des produits phytosanitaires dans l’espace public. Par la différenciation des aménagements, il permet de varier les degrés d’entretien et de déplacer les forces de travail, concentrant le travail horticole intensif en certains lieux, et le remplaçant en un travail plus extensif et écologique en d’autres. Souvent analysée sous l’angle de l’écologisation, la gestion différenciée est ici examinée sous l’angle de sa dimension gestionnarisante (Boussard, 2008 ; Daniel, 2010, 2012). À Genève, une version que j’appelle « 2.0 » de la gestion différenciée a été élaborée à partir de 2012, qui insiste sur l’objectif d’améliorer les pratiques gestionnaires du service. Ce chapitre problématise le terme de « gestion » et examine le discours gestionnarisant et ses implications sur les relations de travail dans le service : re-hiérarchisation des savoirs et des regards, spécialisation et parcellisation du travail. Il interroge les types de subjectivités travaillantes produites par cette nouvelle approche gestionnarisante du travail environnemental urbain.

18Le chapitre 3 s’intéresse à l’émergence du secteur privé comme partenaire dans le financement et la gouvernance des espaces végétalisés. Il examine les référentiels d’action importés du privé par le public pour poursuivre l’analyse de l’évolution des instruments d’administration des espaces verts. En particulier, il s’intéresse à l’émergence du projet et de l’événement comme nouveaux mots d’ordre. Il examine un programme saisonnier de végétalisation urbaine élaboré par le SEVE genevois en 2013, pour discuter des enjeux de l’adoption du mode projet ainsi que de la manière dont l’événementialisation renouvelle les modes d’engagement attendus de la part des citadins dans les espaces publics végétalisés.

19Ayant introduit le citadin dans le chapitre 3, le chapitre 4 traite de la construction de figures successives de l’habitant-jardinier à partir de la discussion de trois « offres » de jardinage proposées ou en cours d’élaboration dans les municipalités genevoises et se distinguant du format jusqu’alors dominant du jardin familial. Ces trois « offres » – jardinage collectif, paysagisme bénévole, bénévolat d’entreprise – ont en commun de chercher à « faire-faire » la nature urbaine par les citadins. À travers elles, le citadin est un des nouveaux partenaires de la production multi-acteurs de nature en ville : il est un coproducteur d’espace public, mais aussi de service public. Toutefois, le « faire-faire », incarné, matériel, ne s’articule pas à un faire-décider, et c’est à une géographie décidément inégale du pouvoir que procède cette redistribution des tâches d’entretien de l’espace public, de l’administration vers une société civile « active ».

20Les trois premiers chapitres empiriques ayant identifié l’ampleur des transformations dans le référentiel des responsables politiques et administratifs, et leurs incidences sur les instruments et politiques de production de la nature urbaine, le chapitre 5 examine la construction singulière de la nature qui émerge. Il met en évidence la figure du vivant comme incarnation préférentielle de la végétation urbaine. À partir d’une analyse des catégories du végétal mobilisées par les différents acteurs interrogés, il montre que la figure du vivant s’appuie sur une re-hiérarchisation des catégories, entre un vivant souhaité s’incarnant dans les vivaces et haies vives, un vivant toléré s’incarnant dans la mauvaise herbe, et un vivant inacceptable en la figure de la plante exotique. Le vivant végétal est en outre pensé au prisme de la notion d’intelligence, une intelligence mise à contribution – au travail – pour produire l’espace urbain. Aussi, alors que les services d’espaces verts utilisaient jusqu’alors des plantes horticoles dites « finies », cette nature-horticole-marchandise, quasi inerte, achetée à de grandes entreprises horticoles, se voit secondée par une nature-vivante-travailleuse, partiellement démarchandisée mais mise au travail. Le chapitre détaille les implications conceptuelles et politiques de cette notion du travail végétal, et discute des enjeux à l’utiliser pour penser le rôle de la nature dans la ville néolibérale.

21Le chapitre 6, enfin, rend compte de la manière dont les idées et les pratiques mises en application au sein des services et des administrations circulent entre les lieux et entre les acteurs. Il examine les institutions, les médiateurs sociotechniques et les porte-paroles qui font circuler les idées et les référentiels au sein de la communauté professionnelle du paysagisme et des espaces verts. Il met en évidence le rôle des citoyens, organisés en associations ou en collectifs, pour mettre à l’agenda des visions alternatives. Mais les deux cas étudiés laissent voir une digestion par l’appareil administratif des éléments potentiellement contestataires ou radicaux des projets citoyens, qui sont mis au service d’une production événementielle et déléguée de la ville.

22En définitive, l’ouvrage examine une série de processus – gestionnarisation, événementialisation, projectualisation, privatisation, participation, délégation, marketisation – comme autant de clés permettant d’aborder la manière dont la production néolibérale de l’espace urbain vient définir les termes de la fabrique de la ville vivante. Ayant posé ces bases, la conclusion identifie trois chantiers de recherche pour une écologie politique du végétal urbain : le travail, les compétences des non-humains et les corps et subjectivités.