Habiter post-apocalyptiquement le monde1
p. 5-22
Dédicace
À Madame la Professeure Danièle Chauvin, sans qui rien n'aurait été possible ! Qu’elle trouve ici le trop faible tribut de ma gratitude !
À mon fils, Matthieu-Michel-Joachim qui m’a fait voir « un ciel nouveau, une terre nouvelle ».
Texte intégral
1Le post-apocalyptisme est de saison. La récente pandémie de la Covid-19 a suscité un regain d’intérêt pour le sujet apocalyptique et la fin des temps parmi les écrivains, les illustrateurs de bandes dessinées et les cinéastes aussi bien que parmi les chercheurs en sciences humaines et sociales. Beaucoup de romans et de recueils de nouvelles parus en 2020 et en 2021 (2028 The Awakening de Carrie Russell ; The Premonition: A Pandemic Story de Michael Lewis) ou à paraître en 2022 porte(ro)nt sur la crise sanitaire et ancre(ro)nt leur intrigue dans un univers post-apocalyptique, à la suite d’une pandémie. Ajoutons qu’aucun des supports culturels et artistiques n’échappe au genre post-apocalyptique ; ces dernières années bon nombre de films et de séries télévisées (Planète des singes : suprématie, 2017 ; Bird box, 2018 ; The Rain, 2018-2020 ; dixième saison de The Walking Dead, 2019-2021 ; la série sur Netflix Snowpiercer ou Le Transperceneige, adaptation de la bande dessinée française de 1982 de Jacques Lob et de Jean-Marc Rochette, dont la première saison a été diffusée en mai 2020 et dont la troisième saison est en cours de production) ou de jeux vidéo (Horizon Zero Dawn, 2017 ; The Last of Us i et ii, 2013 et 2020 ; Project Zomboid, 2021) ont pris place dans un univers post-apocalyptique. Comme l’explique François Hartog, le schéma apocalyptique « n’a jamais cessé d’être actif dans toute l’histoire occidentale, avec des moments de réactivation et d’intensification, qui correspondent évidemment à des périodes de crise, quand des groupes ont la conviction de vivre dans des situations sans issue, c’est-à-dire sans autre issue qu’un total bouleversement2 », la littérature apocalyptique étant à l’origine associée à un contexte de crise. Comme le rappelle Danièle Chauvin,
les flambées apocalyptiques s’expliquent par l’Histoire : quand Israël est menacé dans son existence par les guerres araméennes puis par l’avènement de la puissance assyrienne, surgissent les visions d’une histoire bouleversée […]. Plus tard, l’exil, les persécutions, les prophéties non accomplies, l’opposition romaine, l’attente prolongée de la parousie, invitent à repenser le salut hors d’une histoire qui n’apporte qu’humiliations et que persécutions3.
2La Bible, hypotexte privilégié selon le sens genettien du terme, grand réservoir d’images, de thèmes et de mythes, intarissable source pour nombre d’exégètes, de philosophes, d’artistes et d’écrivains, n’a cessé d’inspirer l’imaginaire occidental de diverses manières. Le post-apocalyptisme est un genre bien particulier qui trouve son origine dans la Bible et plus particulièrement dans le dernier livre du corpus biblique, l’Apocalypse. Ce livre étrange et redoutable du Nouveau Testament offre à l’imaginaire autant de brèches où déployer ses réappropriations interprétatives et ses réécritures. Pourtant, le genre post-apocalyptique ne tient compte que d’une étape du livre de l’Apocalypse, celle de la fin du monde : violences, désordres cosmiques et catastrophes naturelles4 tels qu’ils sont décrits non seulement dans le livre johannique mais aussi dans les prophéties de l’Ancien Testament et les écrits pseudépigraphiques. L’Apocalypse de Jean se déroule selon un mouvement qui va des fléaux, des combats, du jugement et des catastrophes cosmiques à la création du nouveau monde et à l’instauration de la Jérusalem céleste. « Imaginer le paradis eschatologique sous les catégories de la cité, c’est bien refuser le retour en arrière, c’est accepter qu’entre le jardin naturel des origines et la ville à venir, l’histoire de l’humanité soit prise en considération5 », d’où cette obsession de l’émergence de l’apocalyptique, et du post-apocalyptisme dans les temps troublés, en période de crise.
3Cependant, bien que le post-apocalyptisme puise dans l’Apocalypse johannique et la littérature apocalyptique, il ne postule pas l’instauration d’un nouveau monde hors du temps et des vicissitudes terrestres, il ne propose pas non plus, comme certains mythes antiques, la restauration à son état originel du monde ancien. Jean-Paul Engélibert, après le philosophe Günther Anders, souligne que si la Bible promet l’Apocalypse et le Royaume, « les grands récits des Lumières, en deçà de leurs différences, promettaient le royaume sans l’apocalypse. Seule notre époque, depuis Hiroshima, à cause de la menace nucléaire, vit dans l’attente d’une apocalypse sans royaume, c’est-à-dire d’une destruction absolue qu’aucun salut ne viendra racheter6 ». Mais à l’opposé de la réflexion pessimiste et athée d’Anders, Mircea Eliade pense que nous trouvons dans « l’eschatologie comprise comme une cosmogonie de l’avenir, les sources de toutes les croyances proclamant l’Âge d’or non seulement (ou non plus) dans le passé, mais également (ou seulement) dans l’avenir7 ». Pourtant, dans les productions d’anticipation post-apocalyptiques (bande dessinée, littérature, film, etc.), cet Âge d’or soit ne viendra qu’après un choc purificateur, soit ne viendra pas du tout et sera suspendu, selon les cas, à une situation du au moment où8, du juste après et/ou de l’entre. Ces trois moments des récits post-apocalyptiques trouvent leur application, entre autres, dans La Route de Cormac McCarthy (le juste après), où les protagonistes sont en quête d’un paradis à tout jamais perdu, dans Le Fléau de Stephen King (le au moment où et le juste après), dans Je suis une légende de Richard Matheson (le juste après avec des flashs-back du moment où) ou dans la trilogie de Margaret Atwood, le film américain Prédictions (entre le déroulement de la catastrophe et le rétablissement final avec un nouvel Adam et une nouvelle Ève retournés à un champ naturel), dans Ravage de René Barjavel qui réunit les trois moments temporels (l’au moment où, le juste après et l’entre). Bien d’autres œuvres pourraient encore être sollicitées.
4Pour le post-apocalyptisme, contrairement à la révélation johannique, l’eschatologie et l’apocalypse sont sécularisées : l’eschatologie traite, ainsi que le souligne le théologien André Gounelle, de « la fin de la vie terrestre de l’individu9 » ; après la destruction de ce monde terrestre, l’Apocalypse révèle (du verbe apocaluptein en grec) non seulement les horreurs de la fin des temps mais aussi l’éternité promise. Mais si le temps disparaît, la possibilité du récit disparaît avec lui. C’est pourquoi le post-apocalyptisme se réinstalle dans le temps et dans l’histoire. L’après-catastrophe devient alors tour à tour un déclencheur du récit, un opérateur de cadrage et de lisibilité de la peur existentielle, récepteur et révélateur des modifications du présent qui ont des incidences sur la Planète et sur la vie humaine. C’est l’ère de l’Anthropocène. Richard Bégin fait remarquer que la situation post-apocalyptique du survivant « demeure bien une “situation” qui, plutôt que de permettre d’historiciser dans la peur l’événement à venir, évoque plutôt l’hystéricisation de la plénitude, soit la persistance structurelle du réel et l’angoisse vécue d’une “véritable” fin à venir10 ».
5Ce monde, où l’invasion du réel raconté fait peur, ce monde en pleine apocalypse, la plupart du temps sans espoir ni rétablissement de l’ordre, est l’un des topoï les plus courants dans la littérature du xixe au xxie siècle, le cinéma, la bande dessinée, les jeux vidéo. Sans évoquer les nombreuses allusions ou références littéraires qui, de tout temps, se sont inscrites dans une perspective apocalyptique, et si l’on exclut de ce corpus les récits inspirés du déluge qui, sans être apocalyptique, a pu inspirer certains auteurs, il convient de citer le premier roman apocalyptique de la littérature moderne et contemporaine : Le Dernier Homme de Jean-Baptiste-Xavier Cousin de Grainville, qui date de 1805.
6Comme il a été précisé, la littérature post-apocalyptique est intimement liée à un contexte de crise, de malheur, de catastrophe, l’apocalypse se transformant ainsi « en crise sans fin : elle est la réalité de notre présent11 ». Christophe Meurée révèle un lien fort du sujet apocalyptique avec l’Histoire. Le sentiment d’imminence de la fin du monde est en effet inextricablement lié à l’Histoire. Les xxe et xxie siècles, qui sont des siècles particulièrement traumatisants, semblent avoir réveillé des fantasmes apocalyptiques, voire eschatologiques. Selon Christophe Meurée, « la seconde moitié du xxe siècle et le début du xxie, encore marqués par les catastrophes planétaires que furent les camps et la bombe atomique, perçoivent peut-être avec plus d’acuité que d’autres époques la dimension de l’apocalypse à nos portes12 », ce qui explique le retour quasi obsessionnel des écrivains aux fictions de l’apocalypse, qui « présentent l’intérêt incomparable de figurer le présent en fabulant la fin du monde13 », de présentifier l’avenir tout en ouvrant, « dans le présent, un espace messianique14 ». En d’autres termes, le récit de l’après-catastrophe doit être, selon Christian Chelebourg, « un événement toujours déjà accompli afin qu’elle apparaisse bien comme une réalité et soit traitée comme telle15 », ce que Gilbert Durand appelle, dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire, une « hypotypose future : le futur est présentifié, l’avenir est maîtrisé par l’imagination16 ». Pierre Schoentjes, dans son essai d’écopoétique, tisse les liens entre les événements du xxe siècle et la littérature soucieuse de représenter la nature, l’environnement et les enjeux écologiques : d’une part, précise-t-il, « la menace nucléaire oblige à prendre conscience du fait que la vie sur Terre n’est peut-être pas éternelle ; de l’autre, les leçons tirées de l’univers concentrationnaire conduisent à imaginer pour l’homme une nouvelle place dans le monde, qui n’est plus celle que lui assignait l’humanisme traditionnel17 ». Les événements inexplicables de pure science-fiction (apocalypse souterraine, comme dans le film Le Règne du feu, astéroïde qui entre en collision avec la Terre, contamination interplanétaire, invasion extraterrestre, etc.), les changements climatiques ou naturels (tremblements de terre, volcanisme, réchauffement climatique, chaleur torride ou froid glacial – le Big Chill ou le Big Freeze, comme on les appelle –, ouragan, tsunami, etc.), les crises sanitaires (épidémie et pandémie destructrices, etc.) et l’avancée de la technologie, le développement du progrès technique (holocauste nucléaire, crise malthusienne, Cybergeddon, etc.) sont les grands thèmes de la littérature et de la production artistique post-apocalyptiques.
7Force est de constater que les événements du xxe siècle ont contribué à nourrir l’imaginaire ou les imaginaires post-apocalyptique(s) de manière vertigineuse, dans toutes les formes d’expression. Dominique Viart rappelle cet envoûtement des œuvres contemporaines tout en soulignant, dans son ouvrage La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, « le risque de la myopie » : « ce sont des textes qui, tous, s’originent dans un après de la catastrophe, mettent en scène un monde détruit, survivant mal, encore en proie à la violence déchaînée, aux exactions de tous ordres18 ».
8Ces « interférences temporelles de la révélation19 » sont le moyen de présenter l’indicible qui perce progressivement le réel. Le thème apocalyptique crée un univers au centre duquel se trouve l’homme contemporain, cet homme qui a vu les catastrophes et l’atmosphère apocalyptique pénétrer dans le réel. Frank Kermode, dans son ouvrage The Sense of an Ending, fait mention d’une fascination humaine, à la fin du xxe siècle, pour l’horreur, l’autodestruction, les images de destruction liées aux deux guerres mondiales, à la Shoah, aux catastrophes naturelles/écologiques, biologiques, nucléaires, etc. Il avance que « les moments que nous appelons crises sont des fins et des débuts20 ». Il rappelle ainsi la structure de la Bible dont le récit en forme de U a été mis en valeur par Northrop Frye dans Le Grand Code : La Bible et la littérature21. Le critique américain y voit notre désir, ou notre besoin c’est selon, d’imaginer le début et la fin, leur mutuel et réciproque enfantement.
9C’est à partir des pistes esquissées ci-dessus que se sont effectivement déployées les différentes contributions. Loin de prétendre à l’exhaustivité, cet ouvrage collectif rassemble les réflexions de chercheuses et chercheurs qui s’attachent ici à repérer, à étudier et à analyser les différentes manifestations du post-apocalyptisme et leurs enjeux dans des productions culturelles (littérature, séries, films, bandes dessinées, vidéos, jeux vidéo, etc.). À part l’actualité brûlante du sujet au regard de la pandémie de la Covid-19, l’objectif que s’est fixé cet ouvrage collectif est de relier méthodologie, théorie et applications dans l’étude de ce genre bien particulier, et de montrer qu’il est propice à la réflexion comparatiste littéraire et plus généralement culturelle/artistique. L’écriture post-apocalyptique, cette littérature de l’« après », est un moyen efficace pour interroger le présent et alerter l’opinion publique sur l’état de notre société actuelle. Comment dépeint-elle l’homme d’aujourd’hui, ainsi que son rapport au monde ? Quel est le lien de cette littérature à l’Histoire des xxe et xxie siècles ? La science-fiction américaine, les films, les jeux vidéo ainsi que les bandes dessinées offrent de quoi (faire) réfléchir. Les perspectives anthropologiques et/ou narratologiques ne sont pas absentes de ces propos et permettent de s’interroger non seulement sur le contenu de ces fictions apocalyptiques mais aussi sur leur forme. Il faut dire que la forme si particulière du récit en quelque sorte fondateur (l’Apocalypse de Jean) y invitait. L’approche comparatiste, et c’est en cela que consiste par ailleurs l’originalité de l’ouvrage, permet de mesurer la présence de l’imaginaire post-apocalyptique dans plusieurs textes littéraires et plusieurs formes d’expression comme aussi dans plusieurs pays, les contributions dépassant les monographies sur un ouvrage ou un auteur. Malgré la production foisonnante des livres déjà publiés sur le sujet, l’ouvrage se penche également sur les éléments post-apocalyptiques dans les bandes dessinées étrangères (mangas, comics), mais il fait aussi sa place à la bande dessinée d’expression française qui est souvent mal connue et rarement prise en considération par ce type d’ouvrages.
10La première partie du recueil, intitulée « Lire et appréhender le réel », réunit des contributions qui portent, comme son titre l’indique, sur l’immanence de l’apocalypse dans différentes productions culturelles. L’imaginaire post-apocalyptique fut longtemps considéré comme étant opposé au réel ou à la spéculation philosophique qui limite son déploiement esthétique au seul « imaginaire de la fin », alors que, depuis quelques décennies, il se fait l’instrument permettant d’interroger le réel, de penser l’après dans l’histoire, « de restaurer de l’histoire dans le présentisme contemporain22 ». Non seulement le monde post-apocalyptique est le miroir de notre monde – l’après est présentifié –, mais il favorise aussi la rencontre entre la catastrophe et le sentiment croissant d’un risque global et globalisé qui met l’humanité en état de précarité. La fiction post-apocalyptique est ainsi implantée dans l’ère de l’Anthropocène et devient un lanceur d’alerte, un mécanisme régulateur pour l’humanité en universalisant les conséquences des activités de celle-ci. Les fictions d’apocalypse anglophones ou francophones étudiées par Anaïs Boulard sont liées à des catastrophes naturelles, comme l’ouragan Katrina, et interrogent le rapport à la nature, la société et, en général, à l’individu ; elles dépeignent l’après-catastrophe dans le contexte de l’Anthropocène et finissent même par détraquer le réel. Christophe Meurée construit son étude sur le diptyque renouveau/agonie : comme l’Apocalypse est le pendant de la Genèse, le récit post-apocalyptique n’est pas seulement le récit d’une fin, d’une après-catastrophe, mais il invite aussi, comme en écho, à repenser la génération, la fragilité de l’être humain, l’essence de la féminité, la stérilité. En donnant voix au féminisme par l’intermédiaire de la Sibylle, Cécile Hussherr-Poisson donne aussi voix aux femmes à travers The Last Man de Mary Shelley, roman de la science-fiction post-apocalyptique caché sous le mode du conte philosophique très cher à Voltaire, et deux siècles plus tard à Sleeping Beauties de Stephen et Owen King, afin d’interroger post-apocalyptiquement la condition féminine. Dans les deux œuvres, une pandémie redonnera la voix et la parole aux femmes tourmentées par l’oppression masculine décrite directement (Sleeping Beauties) ou indirectement (The Last Man, qui donne à Mary Shelley l’occasion de se faire entendre dans le cadre de l’Angleterre du début du xixe siècle où les femmes ne sortent pas de la sphère familiale et sont placées sous l’autorité des hommes). L’horreur de la science-fiction post-apocalyptique, de la dystopie reflète la réalité, celle du xixe siècle dans un décor historique européen bien concret de l’époque de Mary Shelley, que nous reconnaissons aisément (par exemple avec la guerre gréco-turque), bien que le narrateur se trouve au xxie siècle, en 2073 ; puis, celle de l’époque contemporaine, d’une petite ville aux États-Unis assaillie par une pandémie qui aura pour objectif d’explorer la toxicité masculine et la dynamique des relations, voire de la politique, de genre contenant aussi cette facette sociologique. C’est sur la poésie américaine post-apocalyptique que se penche René Dietrich qui analyse la fonction réparatrice et thérapeutique de la poésie : le monde déjà effondré, réduit en débris, dans lequel vivent les poètes est recréé par le biais du langage poétique. Les visions ou les revisions post-apocalyptiques sont chez Merwin et Forché indissolublement liées à la situation historico-culturelle (guerre du Vietnam, Hiroshima, Seconde Guerre mondiale, etc.). Un monde défait, surgi de ses ruines, conduit le lecteur à apprendre et à comprendre comment faire du monde à partir des débris, voire du néant. Le jeu de l’obscurité et de la lumière chez les deux poètes, mais aussi en général dans les fictions post-apocalyptiques (presque tout se passe la nuit, alors que les premiers rayons du soleil montre cette transition et donne de l’espérance), marque à la fois le moment de la destruction complète et la sortie du néant : défaire, faire, refaire sont trois situations clés tant du paysage post-apocalyptique que de la poésie elle-même. Mais, cette remise en cause de l’humanité des débris ou en cours de (re)construction ne provient que de la mise à nu de nos doutes et peurs. Les représentations des peurs communes face à un monde obsédé par les modifications dues aux catastrophes (surexploitation des ressources, pénurie, etc.) déterminent et conditionnent, selon Nadine Boudou, notre perception de l’avenir présentifié et de l’avenir post-humain à l’ère de l’Anthropocène. Pour avertir le public des conséquences néfastes de la présence de l’homme sur la Terre, la série télévisée Il était une fois… l’Homme prédisait à la fin des années 1970 l’imminence de la fin du monde dans son générique même. Jean-Noël Lafargue propose une réflexion sur la dimension éthique de la culture (toutes productions confondues) par le truchement de cette série télévisée culte qui aborde la fin du monde tout en mettant les jeunes générations en garde contre les guerres et les catastrophes environnementales qui devaient s’abattre sur le monde.
11Le second ensemble de contributions regroupées sous le titre « Anéantir par la toile blanche, annuler la caritas, suspendre l’apocatastase » permet de voir se dessiner les manifestations de la menace post-apocalyptique lorsque le renouvellement et l’ouverture à une nouvelle situation après la catastrophe ne sont pas envisagés : rien ne peut sauver le monde car il n’y a rien à sauver, alors que l’espoir constitue une absence présente. Le post-apocalyptique reflète les peurs et les angoisses sans pour autant s’accrocher au rétablissement ; c’est une simple fin du monde ou comme l’appelle Günther Anders une « apocalypse sans royaume23 » qui exclut le renouveau d’espoir. Cet aspect du genre post-apocalyptique annule l’amour du prochain et de l’humanité parce que c’est la survie qui se met au premier plan. Dans un monde inhospitalier ou de froid glacial, les individus luttent pour survivre dans un état transitoire suspendu à jamais entre la destruction irréversible et le désespoir de la restitution. De surcroît, une autre particularité du genre post-apocalyptique, l’autoréflexivité, invite le public à interpréter de manière pessimiste les fictions post-apocalyptiques, voire à s’engager activement dans le développement d’un récit de science-fiction qui met en valeur le fossé qui se forme entre la fin du monde et la restauration finale ; tout se joue pourtant au seuil de cette restauration et non pas sur l’après positif et optimiste. Franck Thibault élabore sa réflexion sur la bande dessinée d’expression française à partir de l’album d’Hergé, Tintin au Tibet, et de sa mise en scène d’un « hiver » post-apocalyptique. Dans une perspective comparatiste, il met en évidence les lignes de convergence de certaines bandes dessinées post-apocalyptiques d’expression française sur presque trois décennies. La neige en tant qu’anéantissement apocalyptiquement hivernal, la « mort blanche » et la « page blanche », sont quelques facettes de cette apocalypse blanche qui représente l’angoisse de la disparition, du silence ou de l’hybridation, et qui invite à un travail de l’image et sur l’image. C’est sur cette image, cette toile infinie que se concentre Robert Yeates qui étudie la contexture narrative et la façon dont les mondes post-apocalyptiques y sont créés ; il s’attache à montrer que les pages de certaines bandes dessinées concilient le spectacle visuel de la destruction et l’immobilité nécessairement muette d’un monde après l’anéantissement de la civilisation. Cette autoréflexivité est très manifeste lorsqu’il s’agit de bandes dessinées en ligne (corpus anglophone) : le lecteur est appelé par le biais des outils technologiques à contribuer au développement de l’intrigue en faisant une immersion dans le décor post-apocalyptique, comme dans une sorte de réalité virtuelle immersive. Non seulement la fin du monde se déroule devant les yeux du lecteur/spectateur, mais il en fait partie : l’interactivité et l’animation de la bande dessinée en ligne aident à entrer dans cette réalité de l’après. La neige et le décor glaciaire font aussi tache d’huile glacée dans le corpus anglophone et francophone étudié par Elaine Després ; les productions culturelles auxquelles elle a recours présentent un monde en proie à une ère glaciaire où la mort est inscrite au cœur de la nature, parce que liée à une catastrophe climatique, et où la survie et/ou (l’absence de) la communication créent une entropie à laquelle les individus tentent de faire face. Ces derniers sont disloqués de leurs communautés qui ne se forment que pour faciliter la survie et qui, au lieu de renforcer les liens sociaux et personnels des individus, finissent par les dissiper à cause de la crise de communication qui s’instaure. Le chaos futur est difficile à être conjuré surtout dans la bande dessinée américaine à laquelle s’intéresse Alex Nikolavitch. En s’orientant vers les comics américains post-apocalyptiques apparus au début des années 1970, il s’interroge sur les univers post-apocalyptiques qui se présentent comme les échecs d’un monde en désordre et tenant lieu d’appel à l’attention, à la prudence. La réflexion de Peter Paik se fonde sur la théorie élaborée par Claire Colebrook dans son essai Death of the PostHuman. Essays on Extinction (2015) et se construit à partir d’exemples filmiques. L’existence humaine est criminelle en soi et doit être réduite à la mort, l’extinction étant une étape nécessaire pour la prise de conscience de la part de l’humanité, à l’ère de l’Anthropocène. Le monde doit périr car ce sont les libertés libérales, et par extension personnelles, qui ne peuvent pas être compromises, l’apocatastase ne constituant pas une solution devant les conséquences désastreuses de l’activité humaine. À son tour, Bertrand Vidal se réfère au film Mad Max pour parler des apocalypses sans apocatastase, c’est-à-dire sans salut, sans espérance et sans restauration de l’état primordial. Mais, il va plus loin en élargissant de façon comparatiste son corpus à un roman, une série de jeux vidéo et un comic book. Comme le concept d’avenir se vide de toute substance salvatrice et régénératrice, le dénominateur commun des héros est la survie, parfois même la survie contre l’humanité elle-même.
12Les travaux consacrés à la post-humanité sont regroupés, quant à eux, au sein d’une dernière section dont le titre « Représenter le corps et l’oikos post-humains » clôt les trois parties et moments du post-apocalyptisme : l’ancrage dans le réel (présent), la limite entre l’anéantissement et la (non-)apocatastase, c’est-à-dire entre le présent et le (No)future (moment suspendu) et le monde d’après (futur). Ces moments reprennent d’ailleurs, et toute proportion gardée, la structure même de la Bible, cette forme en U dont il a été question plus haut : le début, le déroulement et la fin des temps/restauration de l’histoire biblique et humaine. « Imaginer la fin consiste d’abord à envisager un phénomène ontologiquement inadmissible, son propre effacement du réel24 ». Dans les imaginaires dystopiques du post-humain, après l’effondrement civilisationnel, les êtres humains par l’intermédiaire de leur corps (« substance singulière de la chair du sujet25 ») disparaissent physiquement et/ou mentalement, alors que l’habiter (en tant que mobilité dans l’espace ou enclavement), leur oikos se trouve en perpétuelle tension : « l’oikos interroge l’homme sur sa capacité et ses moyens d’habiter le monde26 », surtout le monde post-humain. Dans l’ère post-humaine, le corps dans les fictions post-apocalyptiques est en constate négociation avec la limite entre la vie et la mort, la destruction et l’impossible, le traumatisme et la métamorphose, à cause aussi bien de l’emploi de nouvelles technologies (cyborg qui est un corps-objet) que de la dégradation physique (souffrances, dérèglement, altération) et de la zombisation. Les grandes villes, l’oikos de l’homme, sont « perçues comme les espaces par excellence de crises et de changements, qui peuvent parfois prendre des proportions démesurées. On associe souvent l’espace urbain au mouvement, au chaos27 ». Entre destruction et révélation, entre décréation et recréation, le rapport à l’individu, au corps et à sa matérialité est mis en lumière par Jean-François Chassay et Laurence Pagacz. Selon la réflexion de Laurence Pagacz, au centre de ces fictions, l’être humain, décrit le plus souvent comme le dernier homme ou le dernier Adam, subit une chute, tant physique (dégradation, déformation, monstruosité) que symbolique. Les troubles d’identité, la temporalité et l’absence de mouvement déterminent le rapport ontologique du sujet (et du corps) au monde post-humain dans les romans étudiés par Jean-François Chassay. La mortalité du corps marque la chute de la nature humaine, le lieu de la lutte d’une unité perdue qui éclate en morceaux. La sensation du désespoir et le désastre (physique, naturel, climatique) sont inséparablement associés à l’état du corps. Mais l’imaginaire du désastre trouve son apogée dans le cinéma post-apocalyptique. Richard Bégin s’attache à faire ressortir la « mobilité médiatique » actuelle à travers les films et les vidéos captées à l’aide de téléphones portables, qui circulent sur Internet à la suite d’un événement dramatique et qui instaurent en sons et en images la présence corporelle du survivant (vidéos « somatiques », selon le terme employé par Richard Bégin). Christophe Duret examine ce qu’il appelle « l’habiter urbain » dans deux jeux vidéo post-catastrophiques qui oscillent entre « eutopie et dystopie ». Le vivre-ensemble harmonieux dans le même espace est remplacé par l’enfermement (voulu ou subi). À part le risque global qui sévit, comme l’a signalé également Nadine Boudou, à cause, entre autres, de l’insoutenabilité écologique, l’habiter comprend deux phénomènes contradictoires : « la mobilité généralisée » et la « multiplication des formes d’enclavement ». Ces fragments de la ville, le démembrement du corps et de la ville représentent et activent la psychogéographie imprégnée par l’effet Armageddon qui déstabilise les fractures, les états physiques et psychiques et la construction des devenirs post-humanistes dans la Black science-fiction. L’étude de tobias c. van Veen interroge les fictions d’apocalypse qui appellent à réhabiliter certains phénomènes sociaux et/ou politiques. L’effet Armageddon, tel qu’il se manifeste dans la littérature afrofuturiste post-apocalyptique (de langue anglaise ici) qui est un modèle culturel destiné à guider la société, se trouve à l’intersection de l’imagination, de l’avenir et de la technologie, et allégorise, pour tobias c. van Veen, l’esclavage, le colonialisme, la xénophobie, la disparition des peuples autochtones, etc. ; il ne s’agit plus alors d’événement biblique, de lieu ou de situation pour les dystopies de science-fiction, mais de la réalité historique de l’enlèvement et de l’esclavage.
13Tout en questionnant la fin des temps et ses avatars post-apocalyptiques, les imaginaires étudiés ici « recomposent des mondes qui apparaissent comme des collectifs hétérogènes, complexes, où les rapports entre soi et soi-même, entre soi et autrui et entre soi et le territoire sont nouveaux et redéfinissent ce qu’est l’humain28 ». Ils interrogent donc aussi et peut-être surtout notre capacité à « habiter post-apocalyptiquement le monde » d’aujourd’hui.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 C’est une paraphrase à la croisée du vers de Hölderlin tiré de son poème « En bleu adorable » (« Riche en mérites, mais poétiquement toujours, / Sur terre habite l’homme », F. Hölderlin, Œuvres, éd. de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 939) et de la conférence donnée à Zurich, en 1951, par Martin Heidegger qui reprend ce vers de Hölderlin.
2 R. Agnese et F. Hartog, « Des images pour penser la catastrophe : dialogue sur la photographie et le présentisme (entretien) », dans C. Coquio, J.-P. Engélibert et R. Guidée (éd.), L’Apocalypse : une imagination politique, Rennes, PUR, 2018, p. 18.
3 D. Chauvin, « Apocalyptiques (littératures) », dans S. Parizet (éd.), La Bible dans les littératures du monde, Paris, Éditions du Cerf, tome 1, 2016, p. 240-241.
4 À ce sujet, voir D. Chauvin, « Le mythe littéraire de l’Apocalypse », Supplément aux Cahiers Évangile (Lire l’Apocalypse), no 112, juin 2000, p. 97-110 ; id., « Apocalypse », dans P. Brunel (éd.) Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Éditions du Rocher, 1998, p. 106-127.
5 D. Chauvin, « Cités bibliques, l’espace et le mythe », Iris (Paysages urbains : espace et mémoire), no 17, 1999, p. 12.
6 J.-P. Engélibert, Apocalypses sans royaume. Politique des fictions de la fin du monde, xxe-xxie siècles, Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature, Histoire, Politique », 2013, p. 10-11.
7 M. Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1963, p. 73.
8 Les notions « au moment où » et « juste après » sont de François Hartog, prises dans R. Agnese et F. Hartog, art. cité, p. 22.
9 A. Gounelle, « eschatologie », disponible en ligne sur <http://andregounelle.fr/vocabulaire-theologique/eschatologie.php> (consulté le 9 décembre 2020).
10 R. Bégin, « L’horreur post-apocalyptique ou cette terrifiante attraction du réel », Cinémas, no 20 (2-3), 2010, p. 169.
11 J.-P. Engélibert, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris, Éditions La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 2019, p. 79.
12 C. Meurée, « Et après ? Tentative de reconstitution d’un sujet apocalyptique », Interférences littéraires (Le sujet apocalyptique), no 5, 2010, p. 8. Disponible sur <https://www.academia.edu/3676132/Et_apr%C3%A8s_Tentative_de_reconstitution_d_un_sujet_apocalyptique> (consulté le 9 décembre 2020).
13 J.-P. Engélibert, Fabuler la fin du monde, ouvr. cité, p. 80.
14 Ibid., p. 77.
15 C. Chelebourg, Les Écofictions. Mythologies de la fin du monde, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, coll. « Réflexions faites », 2012, p. 10.
16 G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992, p. 408, cité aussi par Christian Chelebourg, ibid.
17 P. Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Wildproject, coll. « Tête nue », 2015, p. 60.
18 D. Viart, « Situer Volodine ? Fictions du politique, esprit de l’histoire et anthropologie littéraire du “postexotisme” », Écritures contemporaines 8, La Revue des lettres modernes (Antoine Volodine : fictions du politique), 2006, p. 29.
19 C. Meurée, « Le complexe de Cassandre au cinéma. Interférences temporelles de la révélation », dans A. Join-Lambert, S. Goriély et S. Févry (éd.), L’Imaginaire de l’apocalypse au cinéma, Paris, L’Harmattan, coll. « Structures et pouvoirs des imaginaires », 2012, p. 83-99.
20 F. Kermode, The Sense Of An Ending. Studies In The Theory Of Fiction with A New Epilogue, New York, Oxford University Press, 2000 [1967], p. 96 (« The moments we call crises are ends and beginnings »). Traduction par nos soins.
21 N. Frye, The Great Code. The Bible and Literature, New York, Harcourt Brace Jovanovitch, 1983 ; traduit par Catherine Malamoud, Le Grand Code. La Bible et la littérature, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1984.
22 J.-P. Engélibert, Fabuler la fin du monde, ouvr. cité, p. 82.
23 G. Anders, La menace nucléaire, trad. fr. par Christophe David, Paris, Le Serpent à plumes, 2006 [1981], p. 294.
24 J.-F. Chassay, Dérives de la fin : sciences, corps et villes, Montréal, Le Quartanier, 2008, p. 9.
25 B. Andrieu, Les cultes du corps : éthique et sciences, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 225.
26 A. Boulard, Un monde à habiter : imaginaire de la crise environnementale dans les fictions de l’Anthropocène, thèse de doctorat en littérature comparée, Université d’Angers, 2016, p. 38.
27 Jean-François Chassay, ouvr. cité, p. 12-13.
28 J.-P. Engélibert, Fabuler la fin du monde, ouvr. cité, p. 227.
Auteur
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Christos Nikou
Christos Nikou est docteur en littérature comparée de l’Université Paris-Sorbonne. Il enseigne au département d’études internationales et européennes de l’Université du Pirée (Grèce). Il est membre du personnel enseignant à distance de l’Université ouverte hellénique et président de la délégation hellénique de La Renaissance Française.
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