Conclusion générale
p. 217-218
Texte intégral
1Grâce aux diverses expérimentations réalisées à travers le projet MarchAlp, nous avons pu éclairer l’avant-bataille de Marignan d’une manière complétement inédite.
2L’un des objectifs de cette étude était de reproduire en laboratoire les conditions de la traversée des Alpes par les hommes en armes du roi François Ier en prémices à la bataille de Marignan. Nous avons cherché les indicateurs biomécaniques permettant de mieux comprendre la pénibilité du port de l’armure pour la marche selon différentes inclinaisons reproduisant la marche en montagne. Nous avons recréé les conditions de marche avec et sans armure en dénivelé avec trois inclinaisons (plat, montée et descente) et différentes vitesses de marche. Nous avons analysé les paramètres patiaux temporels des pas, la cinématique angulaire des membres inférieurs et les mesures physiologiques de consommation d’oxygène. Nos résultats montrent que le port de l’armure entraine une augmentation de la charge à déplacer et une élévation du centre de gravité de l’individu à pied qui rend l’équilibre plus précaire. De plus, l’armure occasionne une gêne respiratoire conséquente et peut entraver fortement les déplacements des membres inférieurs chez les chevaliers. Néanmoins, elle permet la mise en place des adaptations nécessaires pour conserver une marche fonctionnelle en milieu montagnard à forte déclivité. La locomotion devient cependant plus couteuse énergétiquement (jusqu’à 40 % d’augmentation) et nécessite un aguerrissement des porteurs d’armures afin de mettre en place les coordinations motrices modifiées des patrons de marche.
3Du point de vue de la démarche scientifique globale mise en œuvre à travers MarchAlp, la montagne confirme l’hypothèse qu’elle est bien un milieu probant de l’expérimentation, même en histoire. L’intemporalité naturelle du cadre en fait un laboratoire privilégié des corps et des équipements. En évoluant en armure dans un tel milieu, nous avons comme pénétré dans le tableau de Breughel pour nous mêler à la foule des marcheurs : s’armer, marcher, chevaucher, endurer, se désarmer... dans la pente, dans les rochers, sur la neige, sous le soleil et sous l’orage… Faire, ou refaire partie du paysage fut une expérience jouissive, épuisante et stressante, dans tous les cas une extraordinaire source d’enseignements. On peut en conclure que le corps armé est bien un lieu possible de l’expérimentation historique, qui permet de produire des données analysables, de retrouver les gestes et les contraintes du passé, en l’occurrence ceux de 1515. À travers tous ces aspects, c’est l’appréhension sensible de la notion de performance, en tant qu’objet scientifique, qui s’opère et confirme les ressentis, dans la chair et dans l’esprit : repousser les limites individuelles et collectives, vivre l’incroyable, écrire l’histoire avec son corps… Cette histoire appliquée, qui fait usage du vivant et du matériel à travers l’archéologie expérimentale, favorise des manières différentes de faire de la science, qui passent par l’agir, non pour simplement revivre ou ressentir, mais bien pour comprendre. L’objectivation des faits par la montagne et par le corps équipé permet de sortir tant des exagérations du récit « héroïque » et « publicitaire », que des a priori sur « l’anecdotique » du récit historique. Ce faisant, une telle approche confirme le fait que la montagne, loin d’être un espace archaïque et figé, fut de longtemps un espace d’innovation, de transition et de performance. Ce fut vrai en 1515 pour François Ier, pour ses hommes, ses chevaliers et ses canons, obligés de repousser leurs limites, comme ce fut vrai à notre échelle, en 2019. Ainsi, nous pourrions faire nôtres les mots de cet autre scientifique marcheur qu’était Alexander von Humboldt pour exprimer l’apport informel produit par notre expérience totale du franchissement. Dans une lettre à Caroline von Wolzogen, le 14 mai 1806, il écrivait que, grâce à son expérience du terrain, et en particulier de la montagne, il avait « gagné de nouveaux organes de perception.
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