1Dans un contexte où les préoccupations liées à la longévité et à la santé environnementale émergent avec force, nous nous proposons ici d’aborder les rapports entre l’environnement et la santé – au sens large du terme – des individus. Il s’agit alors d’explorer la notion de territoire tel qu’il est vécu et habité, qu’il soit à l’échelle de la ville, du quartier, du logement ou encore de la chambre, dans le cas d’une vie en établissement. Cette réflexion s’articule autour d’interrogations qui nous habitent chacun depuis de nombreuses années, avec des regards propres à chaque discipline, et qui sont à la fois à la source de nos travaux de recherche et le socle de notre pratique professionnelle d’accompagnement de projet : comment la santé (selon la définition de l'Organisation Mondiale de la Santé décrite dans l’introduction) est-elle impactée par l’environnement dans lequel l’individu évolue ? Quels sont les mécanismes d’appropriation qui permettent à un individu de faire d’un espace son territoire, celui qui sera un support et une ressource tout au long de sa vie ? Comment les configurations spatiales contribuent-elles à soutenir l’autonomie fonctionnelle et décisionnelle des individus ; notamment lorsqu’ils avancent en âge ? Comment les individus font-ils face et s’adaptent-ils à leur environnement avec l’arrivée des difficultés liées à l’âge ?

2L’allongement de l’espérance de vie et l’accompagnement du quatrième âge ont eu comme effet premier la transformation des hospices en maison de retraite avec l’espoir sous-jacent que les retraités s’y installeront de leur plein gré, pour ensuite faire place aux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) marqués par des modes successives – hôtelières, puis hospitalières et pour finir résidentielles – et dont on se préoccupe aujourd’hui du devenir. Dans ce contexte, le domicile reprend de son importance jusqu’à se poser la question d’un EHPAD « hors les murs », qui viendrait se greffer à l’habitat et pour lequel on ferait se déplacer les services d’aide et de soins en vue de maintenir les personnes au domicile le plus longtemps possible. Ces propositions domiciliaires rencontrent toutefois des résistances majeures en termes d’aménagements architecturaux. Face à certains risques liés à la perte d’autonomie fonctionnelle, il n’est pas rare de proposer des aménagements, parfois de façon prospective, en vue de compenser les déficits liés à l’âge. Les personnes qui avancent en âge voient ainsi apparaître des mains courantes dans leurs couloirs, des barres d’appuis dans leurs salles de bains, des douches à l’italienne en remplacement de leur baignoire, des lits médicalisés dont on omettra la possibilité qu’il soit double afin d’y accueillir le conjoint. Ces résistances ou inadaptations questionnent ces solutions préconisées actuellement quant à leur usage et leur utilité au regard des personnes destinataires. Elles nous invitent aussi à étudier ce qui motive un individu à rester chez soi et sur les attributs qui font qu’il est chez lui et qu’il s’y sentira chez lui.

3Après avoir exploré les interrelations entre la santé et l’environnement sur un plan théorique, nous avons choisi d’aborder la dimension du territoire vécu. Nous avons donc analysé ce que disent des personnes souvent très âgées, à propos de leur quartier, de leur logement ou de leur chambre pour celles qui vivent en établissement quand on les interroge sur le sentiment d’habiter et/ou sa permanence malgré les difficultés rencontrées. Il s’agit alors de décortiquer pour comprendre, comprendre la manière dont le présent est vécu par ces personnes, les marges de manœuvre qu’elles ont et ce, toujours pour être en capacité d’agir et d’inclure.

Environnement, santé et qualité de vie

Transactions individu-environnement et déterminants de santé

4Dans leurs travaux sur la santé humaine positive, Ryff et Singer donnent une définition du bien-être qui dépasse la vision hédoniste, à l’aide de six dimensions : (1) la maîtrise relative de son environnement, (2) les relations sociales positives, (3) l’autonomie, (4) l’épanouissement personnel, (5) l’acceptation de soi et (6) le sens de la vie (Ryff & Singer, 2016). Apparaissent alors dans cette perspective les liens entre la santé humaine et les interrelations que l’individu entretient avec son environnement qu’il soit physique ou social et dont les retombées peuvent être fonctionnelles, psychologiques, sociales ou spirituelles. Ces interrelations se traduisent par de véritables transactions dans le sens où les efforts fournis par l’individu pour interagir avec son environnement dans l’unité temporelle présente ne sont pas sans lien avec le bien-être que ce dernier lui procurera ou lui permettra de se procurer dans le futur. L’environnement se définit toujours en miroir du ressenti de l’individu qui y évolue, en conséquence de quoi il peut être considéré comme hospitalier ou bien comme hostile. Selon son hospitalité ou son hostilité perçue, il aura un impact plus ou moins important sur le bien-être et indirectement sur la santé de l’individu ou du groupe d’individus qui y est confronté.

5L’environnement est à la fois l’ensemble des éléments qui entourent un individu exerçant sur lui une pression plus ou moins contraignante pour subvenir à ses besoins, mais aussi son cadre de vie. Le cadre de vie est composé d’éléments objectifs (qualité de l’air, bruit, etc.), subjectifs (beauté d’un paysage, qualité d’un site, etc.), et est également un contexte social et sociétal plus large (ambiance, atmosphère, climat). Selon le modèle des déterminants de la santé (Barton & Grant, 2006) (Figure 2), les déterminants individuels de la santé (âge, sexe, facteurs héréditaires) sont imbriqués à une échelle plus grande avec des déterminants d’ordre social, économique et environnemental.

Figure 2. Carte des déterminants de la santé et du bien-être – version traduite de « The health map » (Barton & Grant, 2006)

6Si l’on perçoit bien aujourd’hui l’importance des relations individu-environnement par l’émergence du domaine de la santé environnementale, les évolutions morphologiques du cadre bâti issues de préoccupations sanitaires sont moins manifestes, malgré des collaborations entre professionnels de santé et architectes. Pour autant, ces interrelations identifiées depuis bientôt deux siècles, nous invitent à un décloisonnement disciplinaire, à concevoir des espaces dans une perspective salutogénique d’une part, et à évaluer l’impact de l’environnement d’un individu lorsque l’on s’intéresse à sa santé d’autre part.

L’évolution du cadre de vie au prisme des préoccupations sanitaires

7L’évolution de la conception des environnements de vie en lien avec la santé se fait en parallèle de celle des modèles de santé publique. On observe, depuis le début du xix^e siècle deux grandes (r)évolutions en santé publique dont nous ne sommes pas encore affranchis alors même que nous sommes à l’aube d’une troisième évolution, celle où la santé est pensée comme une ressource pour l’autonomie (Breslow, 2006).

8La première période marquante d’évolution concerne les maladies transmissibles et la mise en œuvre de stratégies environnementales hygiénistes dans l’optique d’éradiquer les sources de ces maladies en désenclavant les villes, par exemple, mais aussi en les assainissant. Elle s’initie au début du xix^e siècle avec l’industrialisation des villes en Europe occidentale, là où apparaît la première prise de conscience du risque sanitaire liée à la proximité entre les habitations et les activités industrielles. Ces villes sont le théâtre d'une succession de maladies épidémiques (tuberculose, choléra, peste) faisant plusieurs centaines de milliers de victimes. Scientifiques et médecins débattent des conditions de vie urbaine et dénoncent l'insalubrité des logements et des villes qu’ils suspectent d’être des foyers d’infection. Une démarche rationnelle dans l’inventaire des causes d’épidémie, de maladies liées à l’habitat, des pollutions et de l’absence d’hygiène est mise en œuvre (influence de l’air et de la lumière sur le bacille de la tuberculose ; ensoleillement comme facteur microbicide ; transmission du choléra par l’eau contaminée), marquant le début du courant hygiéniste social, politique, médical et urbanistique (Bourdelais, 2001). Une grande politique d’aménagement reposant sur les théories hygiénistes permet le développement des réseaux d’égouts, le traitement des eaux usées, le ramassage des déchets, la ventilation et l’éclairage naturel dans les logements. Par ailleurs, conséquence directe de la constitution d’un prolétariat urbain, les préoccupations sanitaires et sociales sur les conditions de vie des ouvriers donnent lieu aux premières réflexions architecturales sur le logement social, renforcées par la première loi sur les logements insalubres en 1850. Bien que cette loi définisse succinctement la notion d’insalubrité (« Sont réputés insalubres les logements qui se trouvent dans des conditions de nature à porter atteinte à la vie et à la santé de leurs habitants » – article 1 de la loi sur le logement insalubre), elle donne aux locataires la possibilité de se plaindre de leur logement auprès de leur bailleur. Ceci qui constitue une avancée significative dans l’avènement d’un droit à la santé environnementale.

9Alors que les considérations hygiénistes transforment les villes (tracés haussmanniens) et les bâtiments d’habitation collective avec le mouvement moderne en architecture (appartements ensoleillés, ventilés, sanitaires, électricité et eau courante à tous les étages, etc.), les découvertes médicales au début du xx^e siècle sont nombreuses (vaccins, pénicilline, cortisone, etc.). Ce qui se solde par un gain de trente cinq années d’espérance de vie en un siècle selon l’INED.

10À la fin du xx^e siècle, l’amélioration des conditions de vie, la disparition des grandes épidémies, l’allongement significatif de l’espérance de vie et les progrès médicaux laissent la place aux maladies chroniques et aux affections de longue durée : cancers, diabètes, démences et maladies cardiovasculaires, qui sont les principales causes de décès dans les pays développés et pour lesquelles il n’existe pas toujours de traitement curatif. Il s’agit là de la seconde période d’évolution en santé publique où ces maladies, chroniques et non transmissibles, sont davantage liées à notre style de vie qu’à notre environnement de vie. Comme nous l’avons constaté lors de la pandémie de Covid-19, les stratégies de santé publique n’ont plus pour seul objectif l’éradication de maladies infectieuses et transmissibles, et s’orientent également vers des stratégies compensatoires de ces maladies par des traitements symptomatiques qui ne sont pas sans lien avec le mode de vie. Dans cette (r)évolution, l’architecture est pensée dans sa dimension thérapeutique, devant contribuer à soigner les personnes, soit par des compensations physiques (repères sensoriels et cognitifs, suppression des barrières physiques, accessibilité, etc.), soit en facilitant le travail du corps soignant (ergonomie des lieux). Les orientations architecturales des lieux de soins, qu’ils soient en centres hospitaliers généraux ou psychiatriques se focalisent davantage vers des lieux de soins de ville, sectorisés, et ambulatoires.

11La troisième période de transformation de notre rapport à la santé vers la notion de bien-être, celle qui est actuellement en construction, se focalise davantage sur la prévention et les facteurs environnementaux contribuant à améliorer les conditions de vie des individus quel que soit leur état de santé, en amont même de l’apparition d’une pathologie. Elle nous invite aujourd’hui à entamer une réflexion architecturale sur les moyens environnementaux à mettre en œuvre pour contribuer à ce que nous ayons des modes de vie sains, en adéquation avec nos besoins et nos aspirations. Cette dernière évolution est d’autant plus intéressante qu’elle ne se limite pas au cadre bâti et qu’elle se prolonge à l’architecture paysagère.

12Cette dernière évolution – qui s’inscrit dans une démarche écologique plus large – inviterait à concevoir des moyens d'accompagnement plus satisfaisants face à la dégradation de la salubrité sociale à laquelle nous assistons au sein des établissements médico-sociaux depuis plusieurs décennies. Nous entendons par-là la médicalisation, la mécanisation, la protocolisation des établissements qui se solde d’une part par la réduction de soins relationnels au profit d’actes techniques, et d’autre part par l’appauvrissement et la standardisation des espaces que les personnes peinent à s’approprier. Contrairement à l’insalubrité du cadre bâti qui touche généralement exclusivement les plus démunis, il semble qu’il soit difficile pour la majeure partie de la population d’échapper à cette insalubrité sociale.

13Ces évolutions en santé publique couplées au vieillissement de la population, nécessite une transformation des systèmes de santé et du regard porté sur la maladie, se dégageant du modèle pathogénique centré sur la cause de la maladie ou des incapacités et les moyens pour les compenser, voire les guérir lorsque cela est possible, pour s’orienter vers un modèle salutogénique principalement axé sur la recherche de moyens permettant de conserver les personnes atteintes d’une pathologie chronique ou aiguë dans un état de santé leur garantissant une qualité de vie acceptable.

Vers une perspective salutogénique de l’aménagement de l’espace

14L’aménagement de l’espace pour les personnes en situation de handicap physique, cognitif ou sensoriel, dont le vieillissement cumule parfois plusieurs de ces composantes, a traversé plusieurs courants dont certains ont connu plus ou moins de succès.

15Les troubles cognitifs liés au vieillissement constituent un prototype intéressant et représentatif de ces courants de pensée concernant l’adaptation des espaces de vie. L'analyse de la littérature sur la conception architecturale pour les personnes atteintes de démence recense cinq approches qui peuvent être catégorisées comme suit : (1) thérapeutique (Zeisel, Hyde & Levkoff, 1994), (2) réhabilitative (Fleming & Bowless, 1987), (3) fondée sur les besoins (Morgan & Stewart, 1999), (4) expérientielle (Davis, Byers, Nay & Koch, 2009) et (5) fondée sur les usages de l’espace et les droits humains (Charras, Eynard & Viatour, 2016). Tour à tour, ces différents modèles ont marqué des périodes au cours desquelles les approches des troubles cognitifs liés au vieillissement ont évolué en partant du modèle biomédical, en passant par le modèle social du handicap, puis par le modèle de l’accompagnement centré sur la personne, pour en arriver aujourd’hui à des modèles davantage centrés sur l’expérience individuelle prônant l’adaptation de la société au vieillissement et l’inclusion de l’individu dans la société.

16L’évolution de ces modèles invite à réfléchir aux adaptations architecturales de façon plus approfondie encore en adoptant une démarche consistant à comprendre la manière dont l’architecture peut contribuer à un paradigme salutogénique, dont l’objectif est de favoriser la santé, le bien-être et le maintien de l’indépendance plutôt que de se contenter de compenser la perte d’autonomie. En somme, comment l’architecture permettra-t-elle à l’individu de mieux maîtriser son environnement, de mieux gérer les activités qu’il y entreprend, et de donner du sens à son quotidien en vue de son épanouissement avec les conditions de santé qui lui sont inhérentes ? Aborder le paradigme salutogénique nécessite, en effet, de prendre du recul par rapport à la maladie et de se défaire des stigmates liés à la pathologie pour aborder la personne sous l’angle de la normalité et de ce qui contribue au développement de sa santé physique, psychologique et sociale malgré son état de santé.

17Le paradigme salutogénique tel que décrit par Antonovsky partage les préoccupations des défenseurs de l’approche curative mais aussi celles des défenseurs de l’approche préventive (Antonovsky, 1996). Ainsi, la logique sous tendue par la salutogénie se fond naturellement avec le courant actuel d’une société inclusive et respectueuse d’autrui, dont la prévention transparaît majoritairement dans la politique de santé publique.

18Une approche salutogénique de l’architecture nécessite de l’aborder sous l’angle du sentiment de cohérence tel que le définit Antonovsky. Pour que l’architecture puisse contribuer au sentiment de cohérence, celle-ci doit renforcer les comportements favorisant la santé dans toutes les dimensions de sa définition. Le sentiment de cohérence est la somme des ressources et des résistances contribuant à une démarche salutogénique, et elle se définit par l’association de la compréhension d’une situation par son contexte et ses circonstances, de la capacité de l’individu à gérer son quotidien, et du sens que l’individu en tire.

19Au-delà d’une approche déterministe, il faut bien comprendre que l’individu est acteur de sa santé et de son bien-être par les relations qu’il entretient avec son environnement et son adaptation à un contexte constamment en mouvement. Comme le suggère Antonovsky, il existe des mouvements indépendants de la volonté de l’individu qui impacteront son état de santé (hétérostasie). Toutefois au-delà de la distinction que suggère ce même auteur entre l’homéostasie (capacité de l’individu à maintenir l’équilibre de son milieu intérieur) et ce qui relève de l’hétérostasie, nous pouvons faire l’hypothèse que les transactions individu-environnement font que ces deux phénomènes sont interdépendants. Les facteurs environnementaux susciteront une recherche active d’équilibre de la part de l’individu pour contribuer à son bien-être, dont l’équation comprend les attributs de l’environnement, sa perception de la situation et ses aptitudes à y faire face. De ce point de vue, l’environnement se révélera plus ou moins capacitant en fonction de ses propres attributs ainsi qu’en fonction des attributs de l’individu qui y fait face. Ces transactions individu-environnement détermineront la valeur plus ou moins favorable qu’a l’environnement pour contribuer à l’équilibre interne physiologique et psychologique de l’individu. On parlera alors de valeur homéostatique de l’environnement, dont les attributs capacitants se révéleront lors des interrelations avec l’individu.

20Après avoir exploré les interrelations entre le cadre de vie et la santé, nous souhaitons explorer plus particulièrement la manière dont l’environnement tel qu’il est perçu ou pratiqué – le territoire en somme – évolue avec l’avancée en âge et réciproquement la manière dont celui-ci renforce, soutient ou au contraire restreint la qualité de vie des individus.

Le rapport au territoire et son évolution avec l’avancée en âge

21Les êtres humains ont besoin de se loger et de s’approprier un territoire. Ils existent en habitant l’espace. Selon Besse, habiter requiert à fois de la permanence dans l’environnement physique et la possibilité de l’investir, de le transformer, de l’arranger à notre manière, de lui laisser une empreinte (Besse, 2013). Par ses habitudes, l’individu s’installe dans l’environnement, se le rend familier, s’ancre en lui. Par ces opérations d’appropriation de l’espace, les individus transforment l’espace en territoire qu’ils veulent utiliser conformément à leurs intérêts pratiques et symboliques (Segaud, 2010). Ce territoire varie selon chacun et existe à différentes échelles ; il est possible d’habiter simultanément le monde, son pays, sa ville, son quartier, sa maison, sa chambre, son corps. Le rapport à l’espace investi varie tout au long de la vie et se modifie avec l’âge.

Quand le périmètre du territoire investi se rétrécit

22Les années passant, le territoire physique et subjectif, vécu au quotidien tend à se rétrécir. Il devient plus complexe de sortir de chez soi, de participer à la vie de la collectivité ou d’explorer des territoires inconnus. Le rétrécissement du périmètre du territoire habité semble s’imposer peu à peu à tous avec le corps qui vieillit dans un environnement rarement adapté. Nous avons souhaité ici explorer les mécaniques de cette évolution du rapport à l’environnement et ses retentissements sur les personnes qui avancent en âge, sur la base de paroles d’habitants âgés recueillies dans le cadre d’un reportage « Habiter sa ville, habiter sa vie1 ».

23En ce qui concerne les facteurs de rétrécissement du territoire, plusieurs points ressortent :

• La perte de capacités motrices est une grande source de difficulté pour continuer à investir un territoire élargi : « Depuis que j’ai fait la polyarthrite, je fais plus rien du tout ».
• La diminution des facultés sensorielles limite également considérablement la possibilité d’une pratique sécurisée de l’espace : « Je vois pas grand-chose, j’ose plus trop sortir, j’ai peur de me perdre. Il faut plus trop que je m’éloigne. »
• S’occuper d’un conjoint qui requiert une présence permanente tend également à rétrécir considérablement son territoire : « Vous voyez je peux pas partir tranquille. Voilà alors, je suis un peu bloquée pour sortir ».
• Le moment où l’impossibilité de continuer à conduire s’impose représente une perte importante : « Ce qui change beaucoup, c’est la voiture, ce qui change beaucoup. […] Moi, ça m’a fait… un vide, pour ainsi dire ». Beaucoup expriment le fait que conduire est un gage de maintien du territoire élargi : « Le jour où j’ai plus ma voiture, alors là je suis condamné à rester ici ».

24Face à cela, les individus élaborent chacun à leur manière des stratégies qui leur permettent de maintenir ce territoire autant que faire se peut :

• L’usage d’une aide technique permet à certains de maintenir leur mobilité, parfois dans un territoire étendu : « Avec mon chariot (motorisé), j’ai été jusqu’à Palavas moi avec ». D’autres, à l’inverse, préféreront sacrifier ce territoire pour préserver leur dignité, et ne pas montrer à leur entourage qu’ils ont désormais besoin d’une aide pour se déplacer : « Parce qu’avec le déambulateur, je pourrai marcher mais j’ai honte, non non non… j’aurais trop honte si des amis qui me voient avec le…, non non non, quelle déchéance ! ».
• La possession d’un téléphone portable permet de sécuriser les sorties : « À chaque fois elle me téléphone, avec le téléphone je suis bien ».
• L’usage des transports en commun – lorsqu’ils existent et qu’ils sont accessibles facilement depuis le logement – peut se substituer au véhicule personnel mais cela nécessite de changer ses habitudes : « Pour aller faire le marché, maintenant, je prends le caddie. Maintenant, je regarde question de poids, pour pas trop être chargée ».
• L’optimisation des déplacements permet de limiter la fatigue que génère chaque sortie : « Je vais d’abord chez le pédicure, après quand je sors, je m’assois dans les bancs publics. Là, je me repose cinq minutes, même un quart d’heure, et après, il me reste plus qu’à aller chez le coiffeur. C’est pour ça, je prends en même temps rendez-vous pour aller chez le pédicure qui est ici ».
• Avoir un chien semble être une bonne manière de continuer à sortir : « Je sors pour promener mon chien, c’est une obligation, heureusement d’ailleurs que j’ai un chien, sans quoi, je sais pas si je sortirai ».
• Avoir un jardin, enfin, est pour certains à la fois une forme de compensation à l’impossibilité de sortir : « Je suis enfermée ici, sans être enfermée, vous voyez parce que… je sais pas moi, je suis en plein air » et une justification du fait de ne plus sortir : « Je sors pas beaucoup, j’ai le jardin à m’occuper, c’est du travail », un espace qui confère encore un rôle et qui maintient à la fois l’estime de soi et le rapport au monde extérieur.

25Dans tous ces témoignages, la question de l’aménagement de l’espace public ressort comme déterminant dans le maintien d’une pratique d’un territoire élargi. La présence d’assises dans l’espace public permet de continuer à se déplacer seul : « Pour aller chez le pédicure, je m’arrête trois fois. Je m’assois sur les bancs publics là. ». Placées de manières judicieuses, elles offrent une destination prisée de certains : « Tous les matins, je sors, 80 % à la mer, j’ai ma place préférée, elle est à Palavas, en face de la mairie, il y a un petit muret. Je m’assois là et je regarde passer les gens ». Pour autant, la piétonisation des centres-villes – si elle offre une plus grande accessibilité à une majorité d’individus, y compris âgés – semble exclure ceux qui ne peuvent plus s’y rendre qu’en automobile : « Si je pouvais aller en ville avec ma voiture, je le ferai ! Moi, j’aimerais bien aller à la Comédie et à l’Esplanade, mais je peux pas ! ».

26Peu à peu alors, pour toutes ces raisons et malgré les différentes stratégies déployées, le domicile devient l’endroit le plus investi, le lieu de tout le quotidien, avec un rétrécissement qui atteint quelques mètres seulement parfois : « Mon territoire ? d’une porte à l’autre » ; « Je suis tout le temps assis dans mon fauteuil ». Pour autant, les personnes interrogées, comme une grande majorité de français, expriment avec force la volonté de rester dans leur logement, malgré toutes les difficultés rencontrées : « Moi, je partirai d’ici qu’entre quatre planches, je veux pas aller ailleurs ».

Continuer d’habiter son logement en vieillissant

27S'il n'est plus toujours le lieu de l'indépendance quand on vieillit, le logement reste par excellence le lieu de l'autonomie, lieu de souveraineté et de liberté. On peut même dire qu'il est le lieu du moi, ce chez moi qui porte bien son nom. Notre logement est à la fois le lieu où nous sommes et celui qui nous aide à exprimer notre identité. Nous organisons notre habitation à partir d’un point central qui est nous-même. Ici, il n’est pas question d’esthétique mais de capacité à montrer qui nous sommes par le simple fait d’habiter.

28Nous avons choisi ici d’illustrer nos propos par une évocation de ce que disent des personnes souvent très âgées, très différentes les unes des autres par leur culture, leurs relations familiales et amicales, leurs moyens financiers, leur territoire, de la maison ou de l’appartement qu’elles habitent, souvent depuis longtemps, mais pas toujours. Pour cela, nous avons utilisé les témoignages que nous avons pu recueillir lors de nos contacts professionnels avec de nombreuses personnes du grand âge et nous avons visionné et analysé le film documentaire intitulé « J’y suis, j’y reste » qui a été le support et l’illustration d’une recherche menée par Marie Delsalle, psycho-sociologue et Pierre Rapey, consultant, sur les motivations des personnes âgées à rester chez elles. Cette recherche a été initiée en 2012 par Leroy Merlin Source sous la direction de Pascal Dreyer en partenariat avec AG2R la Mondiale2.

29Parler de son logement et de la vie qu'on y mène, c'est parler de soi, de son choix d'être venu y habiter ou du fait d'y avoir toujours habité. Pour certains d’entre eux, ils y ont vécu avec leurs parents ou s’y sont installés à la mort de ceux-ci. C’est donc le lieu d’une certaine permanence identitaire : on est d’ici. Les objets qu’on voit et qu’on regarde, tout au moins certains d’entre eux, ont toujours été là. « Je sais où sont mes affaires. Ailleurs, il faudrait réapprendre ». Ils occupent l’espace : « Je me sens bien dans n'importe quelle pièce ». Néanmoins, une fille remarque : « Il faudrait supprimer les cloisons entre les pièces ». Même si nombre d’entre eux pensent en effet qu’« on a besoin de plus de place quand on est vieux car notre corps est plus encombrant », les différentes pièces, marquées chacune par le poids des usages, leur paraissent préférables à un espace plus grand, plus pratique sans doute, mais qui représente difficilement un chez soi. « Si les coins se substituent aux pièces, coin entrée, coin lit, coin séjour, coin nuit, coin repos, coin fenêtre, coin cuisine, coin fauteuil, etc., il reste néanmoins illusoire, dans un si petit et unique espace, de vouloir restituer les caractéristiques du logement dans son entier » (Eynard & Salon, 2006).

30L’espace du chez-soi se prolonge à l’extérieur. Être d'ici, être connu même si on est seul chez soi, avoir des relations, aller les uns chez les autres est important. « Je vais jouer à la belote chez les copines ». « Je vais voir les vaches », dit une personne qui vit dans un village, alors qu’une citadine dit vouloir « rester en contact avec le monde tel qu’il est ».

31Le sentiment de liberté, la conscience de soi, de sa chance (« vivre vivante dans son cadre »), l'estime de soi, la volonté (sortir, monter et descendre les escaliers, s’obliger à le faire) sont des éléments caractéristiques de ces personnes qui mesurent à la fois leur chance et les risques éventuels qu’elles acceptent ou qu’elles poussent quelquefois à leurs limites : monter sur un escabeau pour aller dans sa baignoire ou fermer ses volets, descendre un escalier très raide avec deux cannes représente un risque que leur famille ou les professionnels trouvent déraisonnable. Néanmoins, « bravant les risques vitaux qui leur demanderaient de renoncer à la maîtrise de leur vie selon leur identité et leurs valeurs, les personnes âgées organisent minutieusement leurs moindres faits et gestes visant le maintien de leur mode de vie » (Piguet, Droz Mendelweig & Bedin, 2017).

32La plupart de ces personnes sont conscientes que, comme le dit l’une d’entre elles, « quand on est vieux, il faut savoir s’arranger », autrement dit s'adapter, accepter l'adaptation, limitée, de son logement. « J'achète le bois mais je ne le coupe plus ». Une négociation raisonnable permet de rester dans son logement : accepter de supprimer la baignoire et de la remplacer par une douche à l’italienne, mais pour autant, refuser catégoriquement de supprimer ses tapis (une suggestion de l’ergothérapeute), tout en acceptant de les fixer au sol. « Le monde peut se réduire, il faut être humble », dit une personne consciente de sa chance de pouvoir sortir et rencontrer ses amis.

33La solitude est bien présente pour la plupart de ces personnes, mais elle est, sans doute en partie, compensée par la fierté de pouvoir encore habiter dans son logement. « Ça ne se fait plus d'aller habiter chez ses enfants ! ». En couple, c’est plus facile : « Ça nous permet de rester là plus facilement ».

34Être obligé de compter sur les autres est le prix à payer pour rester chez soi. Le sentiment vis-à-vis des professionnels est ambigu : « C’est parce que je ne peux plus le faire que je le fais faire ». Un couple de frère et sœur ne montre pas leur façon d’habiter leur logement à leur aide à domicile. Ils attendent son départ assis dans leur fauteuil et ne lui dévoilent pas leur propre usage de leur appartement. Leur aide à domicile dit : « Je ne veux travailler qu'à domicile car je n'aime pas avoir quelqu'un sur le dos », sans se rendre compte que les personnes qu’elle accompagne éprouvent la même réticence.

35Le confort tel qu'on le conçoit maintenant n'est pas très important pour ces personnes. Pouvoir garder ses habitudes, son mode de vie et en décider seul, en ne courant que des risques qu’elles jugent modérés est un motif de satisfaction qui renforce l’estime de soi. Un ergothérapeute remarque : « Les conseils qu'on peut donner pour une personne ne sont pas forcément bons pour les autres ».

36Permanence identitaire, risques plus ou moins mesurés pour garder l’estime de soi, négociations avec les autres et avec soi-même, changements longuement préparés, perception du confort lié aux usages de chacun, tous ces éléments montrent que leur vision d’elles-mêmes et du monde qui les entoure est une construction qui n’appartient qu’à elles.

L’aménagement du logement : entre adaptation et considérations symboliques

37Que ce soit dans l’espace public de la ville ou l’espace privé du logement, l’aménagement joue un rôle important dans le maintien de l’habité, de l’indépendance et plus largement de la santé. En 2013, dans son rapport relatif à l’adaptation de la société au vieillissement, Luc Broussy souligne à quel point le logement, par sa localisation autant que par ses caractéristiques, détermine la qualité de vie au grand âge. Il conditionne à la fois la capacité des personnes à se mouvoir de façon autonome, et le maintien des relations sociales. Si le logement n’est plus adapté (car isolé, construit en étages, etc.), il peut tout aussi bien être un facteur aggravant de fragilité, devenir générateur d’exclusion et annoncer un type particulier de dépendance. Ainsi, face à cette prise de conscience, le logement ou plutôt son adaptation, se retrouve placé au cœur de la stratégie de prévention de la perte d’indépendance, pensé comme un véritable levier d’action.

38Cette vision s’est forgée notamment à partir d’études sur les effets de l’adaptation du logement menées depuis les années quatre-vingt-dix, principalement en Europe du Nord. Avec l’avancée en âge, le logement devient de plus en plus important en termes de support à l’autonomie, d’inclusion sociale et de bien-être (Wahl, Brenner, Mollenkopf, Rothenbacher & Rott, 2006). Un logement inaccessible représente un problème de santé potentiel dans la mesure où il menace l’indépendance et le bien-être subjectif des personnes âgées (Iwarsson & Isacsson, 1997). A contrario, des adaptations dans le logement favoriseraient le maintien en activité, la vie dans son domicile et la participation sociale (Pettersson, Löfqvist & Malmgren Fänge, 2012). Depuis quelques années, de nombreuses recherches mettent en évidence des liens entre adaptation du logement et santé (Laborde & Grudzien, 2016) et il en ressort notamment que la probabilité d’être en bonne santé est réduite de 70 % pour les personnes âgées déclarant vivre dans un logement non aménagé selon leurs besoins et de 40 % pour celles déclarant ne pas sortir autant qu’elles le voudraient.

39Pour autant, et malgré cette volonté affichée, le développement de dispositifs en ce sens, que ce soit l’intégration d’ergothérapeutes dans les services d’aide à domicile, la création d’espaces de démonstration d’aide techniques ou la mise en place d’aides financières pour adapter le logement, on ne compte aujourd’hui que 6 % de logements adaptés à l’avancée en âge sur l’ensemble du parc selon le rapport « Adaptation des logements pour l’autonomie des personnes âgées » de l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) et de la Caisse nationale de l’assurance vieillesse (CNAV).

40Il semble alors essentiel de s’intéresser à ce qui semble être un refus ou une réticence de la transformation du domicile par les personnes malgré les bienfaits potentiels qu’ils peuvent en retirer. Certains y voient une forme de déni, un décalage entre le danger réel causé par la situation de désadaptation, et la perception de l’environnement quotidien. Dans l’étude SADEER (Morestin & Cauvin, 2011), 77 % des personnes visitées ont estimé que leur logement est adapté, voire assez adapté alors que 90,5 % d’entre elles ont fait l’objet de préconisations d’adaptation de leur logement, préconisations justifiées par l’existence d’un risque lié à l’usage de tout ou une partie de ce lieu.

41Une autre étude intitulée « Les leviers pour lever les freins psychologiques à l’aménagement du logement » menée en 2018 par Silver Valley (avec le soutien de la CNAV) met en avant plusieurs types de freins : psychologiques, économiques, liés à la mise en œuvre des adaptations ou encore à la réglementation. Parmi les freins psychologiques, on retiendra notamment l’atteinte de l’estime de soi, les freins d’usage, la peur du bouleversement du logement3.

42Les propos recueillis dans le reportage « J’y suis, j’y reste » nous éclairent sur ces dimensions souvent peu perçues par les professionnels lorsqu’ils prescrivent certaines adaptations : « On a enlevé tous les tapis, toutes les descentes de lits, on me disait que c’est ça qui m’embêtait, c’est pas vrai ! Pff, non… J’ai une canne mais je me tiens au meuble quand même, voyez ? Y en a partout. ». L’encombrement du domicile, souvent perçu comme source de risque de chutes par les professionnels est au contraire perçu comme une ressource et une sécurité pour nombre de personnes : « C’est encombré chez moi, je vais doucement là. […] Je me tiens bien, vous comprenez, j’ai beaucoup de choses pour me tenir, pour me relever ». L’environnement familier est celui qui soutient, dans tous les sens du terme, physiquement et psychiquement. Le domicile est un lieu à son image, un support à son identité et sa transformation pourrait être vécue comme une atteinte à cette identité : « Ici, c’est un peu fou et je m’y retrouve très très bien […] Les ergothérapeutes, ils ont voulu me faire enlever mon tapis et j’ai dit : ah non, ça, mon tapis, je le garde, mais par contre, je l’ai fixé ».

43Certains de ces aménagements peuvent être vécus comme une intrusion, quelque chose qu’on n’a ni demandé, ni souhaité et qui s’impose à soi, s’installe et dénature le domicile : « Celle qui me fait la toilette, quand je me suis cassé le bassin, un jour je la vois arriver avec un fauteuil, alors j’ai fait ahhh… j’ai rien demandé… alors le SSIAD m’a apporté et y a le fauteuil dans la baignoire ». Par ailleurs, le recours aux aides techniques pour l’adaptation de l’habitat peut représenter un risque de stigmatisation des personnes dans les difficultés qu’elles rencontrent. Pour ne pas abîmer l’image domestique du lieu, certains utilisent des stratégies de camouflage de l’aide technique, comme cette serviette fleurie posée sur la planche de bain (Figure 3), qui en plus de masquer le besoin d’adaptation (valeur esthétique), est sans doute un élément de confort lors de la toilette. D’autres choisiront de trouver d’autres bénéfices que celui de la diminution du risque pour se convaincre de réaliser des aménagements : « On va mettre un bac à douche là […] Quand je suis fatiguée et qu’il fait chaud comme ça, que je puisse m’asseoir sur un siège que je mettrai dans la douche, que je puisse me passer une douche froide sur les jambes, ça ça m’aiderait bien ».

Figure 3. Photographie illustrant une stratégie de camouflage de l’aide technique : une serviette fleurie posée sur la planche de bain.

44Finalement, on observe que les aménagements les plus adaptés, c’est-à-dire ceux qui préservent l’autonomie sont ceux que les personnes ont choisis elles-mêmes, eut égard à ce qui relève de symbolique dans leur espace et l’usage qu’elles en ont : « J’ai enlevé la baignoire, j’ai mis une douche c’est mieux quand même. C’est moi qui ai décidé, parce qu’il faut y penser à la fin ». Il pourrait être salutaire à cet égard que les professionnels puissent intégrer dans leur analyse du domicile l’ensemble des dimensions du fonctionnement de l’humain et notamment la sphère psychologique (les émotions, les sensations, la perception, le vécu, l’histoire, les représentations, les attentes, etc.), afin de sortir de prescriptions d’adaptations certes fonctionnelles mais totalement inadaptées aux caractéristiques des personnes qui y vivent et aux usages qu’elles en font ou qu’elles attendent d’en faire.

Se sentir chez soi en EHPAD

45Si la volonté exprimée par la majorité des Français et par les pouvoirs publics est de pouvoir vieillir et mourir chez soi, les réalités du maintien à domicile ne garantissent pas nécessairement le meilleur accompagnement et ne permettent pas à tous d’en bénéficier (Guthleben, 2004). Selon une étude du PUCA (Plan Urbanisme Construction et Architecture) sur l’offre d’habitat et les choix de vie au grand âge (Amyot, Barre, Chaillou, Eynard, Piou. & Semard, 2018), les facteurs qui déclenchent un déménagement volontaire dans un logement plus ou moins institutionnel sont : l’inquiétude par rapport à des problèmes de santé, l’insécurité ressentie par l’absence d’une présence proche, le sentiment de vulnérabilité, la survenue d’une rupture dans les parcours de vie (décès du conjoint), le désir de garder le contrôle de sa vie et de ne pas être à la charge de ses enfants, ou encore l’inadaptation du logement. Selon la DREES, fin 2015 en France, 728 000 personnes sont hébergées en établissement, soit 10 % des personnes âgées de plus de 75 ans et 1/3 des personnes âgées de plus de 90 ans. Autant de personnes qui, entrées par choix ou faute de mieux, se voient privées de leur statut d’habitant, réduit à celui de résident dans le meilleur des cas, du simple fait de leur besoin d’accompagnement. « Être simplement logé, être seulement un résident, c’est perdre beaucoup de son pouvoir d’habiter » (Besse, 2013), c’est-à-dire son autonomie, la capacité de faire des choix qui concernent sa vie, alors même que cela représente un élément structurant de la qualité de vie et donc de la santé des individus.

46Nous avons analysé dans le texte ci-dessous le verbatim des entretiens menés en 2018 dans le cadre d’un travail réalisé par Patrick Plantard, cadre supérieur de santé du CHU de Nîmes4. Quand on demande à des résidents d’EHPAD s’ils se sentent chez eux dans leur chambre et au-delà dans les espaces communs, leurs réponses sont diverses, mais leur point commun est de nous dire en creux ce qu’est le chez soi pour eux, d’après l’expérience qu’ils en ont eu. Ils nous disent aussi comment l’institution et les professionnels les aident ou non dans ce travail d’appropriation, difficile ou impossible :

• « Ma chambre, oui, à peu près » ;
• « Mon chez-moi, c’est juste ma chambre » ;
• « Je me sens presque chez moi » ;
• « Je me sens chez moi, par moments » ;
• « Maintenant, je me sens chez moi (dans sa chambre) car je fais ce que je veux quand j’en ai envie. Par contre, je n’ai plus envie de grand-chose ».

47Même imparfaite, même peu aménagée, la chambre reste :

• Le lieu où l’on est tranquille, où l’on peut exister sans être obligé de répondre aux questions qu’on entend dans les espaces communs : « Où allez-vous, Madame X ? » ; « Ne restez pas là » ; « Vous ne voulez pas aller à l’animation ? » ou de justifier tous ses gestes. Mais comme le dit une résidente, « je fais ce que je veux quand je peux décider », ce qui montre bien l’ambiguïté de la notion de liberté en institution.
• Un lieu où l’on peut se créer des rituels ; « je peux sortir à 11 heures ou à minuit pour fumer une cigarette, j’ai mon frigo avec mon eau ».
• Un lieu d’où l’on peut sortir si on a encore la capacité ou l’autorisation d’aller et venir (« on me donne ma liberté d’aller et venir »), un lieu où l’on peut revenir après avoir rencontré d’autres personnes.
• La chambre peut aussi être un lieu de repli si on n’a pas eu la chance de trouver sa place dans un groupe de voisins.

48Un cas particulier est celui des couples qui partagent une chambre, à condition que le fait de vivre à deux dans 20 m² ne provoque pas des tensions insupportables. Comme le précise Besse, pouvoir habiter un espace requiert de trouver la bonne distance entre soi et les autres ; trop loin c’est l’indifférence, trop près, c’est la promiscuité qui rend le lieu inhabitable. La chambre est alors le lieu où ce couple existe dans le regard des autres, le lieu de leur intimité, et donc un lieu en principe sacré, ce qui n’est pas forcément le cas quand une personne vit seule dans sa chambre. Des rituels antérieurs à l’entrée en établissement peuvent s’y poursuivre ; petits rangements, lecture du journal à tel ou tel endroit, arrangement du mobilier, l’ambiance domestique s’y recrée facilement, pour autant que l’institution comprenne l’importance de laisser ces couples libres de recréer ce chez soi qui est pour eux un chez nous. Un exemple : ce couple dont l’épouse pouvait faire des petits lavages dans le lavabo de la salle de bains, et qui y avait installé un petit étendage. L’usage qu’ils font des meubles qu’ils ont apportés correspond à ce qu’ils ont toujours fait, par exemple se servir d’une bergère à l’assise assez basse pour lacer ses chaussures, ce qui est exactement à l’opposé de ce que préconisent les professionnels.

49Le fait de se retrouver seul(e), sans son conjoint décédé ou habitant encore à la maison fait apparaître le séjour comme provisoire (« Je suis en convalescence ») ou comme la dernière demeure. Certains résidents font pourtant le deuil de cette vie d’avant en renouant des liens amoureux ou en les souhaitant : « J’aimerais bien avoir une compagne ». L’absence des enfants, même s’ils viennent de temps à autre, est aussi symbolique de la perte de la maison ou de l’appartement familial. Le fait de ne plus pouvoir les recevoir tous ensemble est une souffrance : « C’est moins facile qu’à la maison pour être tous ensemble ». D’autres membres de la famille ne peuvent plus venir : « Je n’ai plus jamais vu mon frère ».

50Mais la chambre et l’établissement en général peuvent aussi être perçus comme un lieu frustrant, qui ravive les regrets :

• « Ma chambre, ce n’est qu’une chambre, ce n’est pas ma maison, il n’y a pas plusieurs pièces » ;
• « On n’a qu’une maison, celle où on a vécu avec son mari » ;
• « Ce n’est plus la maison où on s’occupait de ses enfants » ;
• « Je ne peux pas cuisiner ce que je veux manger » ;
• « C’est bien pour moi, c’est ce que mon fils me dit, mais je ne suis pas chez moi, je ne peux pas faire ce que je veux, pas sortir quand je veux, c’est très net, si je veux sortir, je dois aller demander l’autorisation à l’infirmière ou au médecin, on est très surveillés » ;
• « Ici, c’est plus beau mais je suis toute seule » ;
• « On nous impose toujours quand il faut faire les choses » ;
• « Ça sentait de bonnes odeurs chez moi, ici ça sent le propre » ;
• « Le travail me manque » ;
• « J’avais un petit chien, là c’est interdit par le règlement » ;
• « Je faisais pousser des plantes dans mon jardin, ici je ne peux le faire que dans ma chambre ».

51Aucun résident n’est semblable à l’autre, et certains d’entre eux n’arriveront jamais à s’habituer à ce nouveau lieu. C’est peut-être une question de caractère ou d’attitude devant la vie, si on reprend les idéaux types identifiés par Valentine Trépied : « s’accepter caractérise les personnes qui se comportent comme de véritables entrepreneurs de leur existence et elles maintiennent coûte que coûte des formes d’autonomie. Se résigner définit le comportement de celles qui souffrent d’un profond décalage ente leur identité personnelle et la définition que les autres adoptent à leur égard. S’abandonner renvoie à l’expérience de la dépendance dans toutes les dimensions de leur personnalité et de leur existence » (Trépied, 2015).

52Néanmoins, l’institution et les professionnels qui accompagnent les résidents peuvent élaborer un projet d’établissement et de vie qui permette à chacun de se sentir à l’aise dans ce nouveau lieu. Cela passe par une réflexion sur la place de chacun des usagers du lieu, résidents, familles, professionnels et par la reconnaissance des très nombreux conflits d’usage qu’on peut observer dans les établissements. La question essentielle est la suivante : les résidents habitent-ils sur le lieu de travail des professionnels ou ceux-ci viennent-ils travailler chez les habitants du lieu ? Les témoignages de résidents nous alertent sur quelques points essentiels pour que ce nouveau lieu puisse constituer un nouveau territoire, dans lequel l’épanouissement reste possible.

Se sentir libre et utile

53Ainsi ce résident interrogé sur le point de savoir s’il se sentait chez lui dans l’établissement : « Je suis libre de moi-même, je fais ce que je veux, vu que je travaille, je débarrasse la vaisselle, je fais un peu de ménage, je participe à l’organisation, je remonte les chariots des petits-déjeuners et des repas avec les équipes ». Le sentiment d’utilité provoque un sentiment de liberté qui le soutient et le motive. Il sort de sa chambre pour aller travailler, il a un but. On peut retrouver ce sentiment d’être utile, et donc de jouer un rôle dans la société quand, d’une manière plus classique, l’institution organise des ateliers de confection d’objets qui seront donnés ou vendus au profit de personnes qui en ont besoin.

Ne pas se sentir constamment surveillé

54Pouvoir aller et venir librement n’est pas si fréquent en établissement et il semble plus facile d’installer des digicodes un peu partout plutôt que de faire en sorte que la vie des résidents ne soit pas seulement rythmée par les heures du lever, de la toilette, des repas et du coucher, avec de rares moments d’animation organisée. Un directeur d’établissement entièrement ouvert alors même que la grande majorité des résidents accueillis présentent des troubles cognitifs sévères nous disait la chose suivante : « Certains établissements font tout pour que les personnes ne puissent pas fuguer. Personnellement, je préfère faire tout pour qu’ils aient envie de rester ». Quand on participe à des tâches, à des conversations, à des moments de rencontres informelles, cela rythme le temps et cela structure la journée. Et on se sent encore chez soi quand on sort de sa chambre pour participer à la vie de la maison.

55Rôle et place sont intimement liés : « Il y a la place que j’occupe quand je plie du linge comme dans ma maison, ça j’ai bien trouvé l’endroit où on peut se trouver presque comme chez soi. C’est bien car j’ai l’impression de me sentir utile comme à ma maison, Et on est avec une collègue pour travailler, c’est mieux comme ça, on parle bien, on se rappelle d’avant et du bon temps ».

56Un rôle proposé par l’institution s’en trouve légitimé et cela peut aider une personne à se sentir chez elle ou au moins à sa place. Pour autant, ce rôle doit lui permettre de se sentir utile et pas seulement occupée. Plier du linge, mettre le couvert, accompagner les professionnels pour aller chercher le chariot des repas sont des activités nécessaires et donc appréciées. Les gestes domestiques quand ils sont possibles reconnectent les résidents avec leur vie d’avant et l’espace est alors le support du sentiment d’utilité.

57Cette autre résidente souligne néanmoins la difficulté d’avoir une place dans l’espace collectif car cela dépend de la reconnaissance de cette personne par le groupe quand celui-ci est informel et apparemment spontané : « Non je ne me sens pas chez moi (dans les espaces collectifs) car ces endroits sont pris par les autres. Ce sont les autres qui disent ce qu’on fait de ces endroits. Donc je n’y vais pas et je reste tranquille dans ma chambre ». Renouer le lien social et pratiquer une activité ensemble demandent autre chose qu’un lieu dédié à cet usage. Comme dans tout groupe humain, certaines personnes décident qui va être admis à occuper un morceau d’espace, les places sont souvent limitées et il faut être accepté : un fauteuil n’en vaut pas un autre et il est quelquefois difficile de changer de place librement. Cela explique sans doute que certaines personnes lorsqu’elles sortent de leur chambre élisent provisoirement domicile dans un lieu plus retiré, à l’abri des regards ou au contraire, dans des lieux stratégiques. Ces déplacements deviennent des rituels et nous avons pu observer des personnes atteintes de troubles cognitifs et vivant dans des unités protégées sortir de la salle de séjour et s’installer dans le couloir en disant : « Quand on est vieux, on aime bien s’installer dehors, au soleil ».

58Pour sentir qu’on fait partie d’un groupe, il faut aussi que le lieu s’y prête. À cet égard, le hall d’entrée est souvent comparé à la place du village ou au souvenir que l’on en a : « On retrouve l’âme de notre enfance ». Mais la vraie place de village manque beaucoup à ceux qui vivaient en centre bourg ou ville et qui n’avaient qu’à sortir de chez eux pour voir du monde ou retrouver des amis. Le problème se pose quand il s’agit de reconstruire un établissement vétuste et à l’étroit dans la ville. Pour que le nouvel établissement soit conforme à ce qu’on en attend en termes de normes professionnelles, et parce que le prix du foncier en centre-ville est trop élevé, on reconstruit en banlieue ou en dehors du village et les résidents s’y sentent à l’écart : « Ici, on a la liberté d’aller et venir, mais où voulez-vous qu’on aille, à part le parc et le hall ? » C’est sans doute pour cette raison que les activités les plus appréciées sont les sorties à l’extérieur, théâtre, cinéma, matchs, courses au centre commercial, passer un moment dans un café, permettent de renouer avec la « vraie vie ».

59La différence paraît encore plus marquée aux yeux des résidents qui sont passés de l’ancien établissement à celui qui a été reconstruit : « C’était plus vieux et plus petit, par contre, c’était plus sympathique qu’ici car on a l’impression d’être à l’hôpital ». Et en contrepoint, cette réflexion d’une autre résidente découvrant le nouvel établissement : « C’était beau comme à l’hôpital ! ».

60Tous ces témoignages laissent entendre que de nombreuses conditions sont nécessaires pour qu’on puisse se sentir presque comme chez soi en EHPAD, au moins dans sa chambre. Si certaines de ces conditions sont devenues presque évidentes, au moins théoriquement, depuis quelques années, et notamment le fait de pouvoir meubler sa chambre à sa convenance, comme on l’a fait dans son domicile antérieur, toutes ces personnes qui ont bien voulu nous dévoiler un peu leur sentiment à ce sujet, nous ont parlé de bien d’autres conditions qu’elles jugeaient nécessaires. Elles les ont exprimées avec plus ou moins de force ou de résignation, mais les mêmes mots sont revenus. La liberté d’aller et venir sans devoir en justifier à chaque instant la raison, le pouvoir de décider ce qu’on veut faire, l’envie de se sentir encore utile et considérée, le besoin de rencontrer d’autres personnes en dehors de l’établissement, les contacts avec la famille, toujours trop rapides et quelquefois rares, tous ces désirs et regrets s’expriment sans fard. Mais sont-ils entendus ? Et peuvent-ils l’être ?

Repenser l’adaptation à l’aune d’une vision élargie des besoins

61Les réflexions exposées tout au long de ce chapitre nous permettent de questionner – et nous l’espérons – d’éclairer les débats en cours sur la nécessité d’adapter l’environnement (et l’accompagnement) afin de faire émerger une société plus inclusive (voir par exemple le chapitre prospectif du Conseil de la CNSA, paru en 2018, « Pour une société inclusive ouverte à tous »), où chacun, quel que soit son âge, son handicap, son besoin d’accompagnement puisse exercer pleinement sa citoyenneté et déployer son être au monde.

62Si cette nécessité, celle de l’adaptation – l’action d’adapter une chose à une autre – apparaît comme une évidence, il semble exister une incertitude sur ce à quoi il faudrait adapter l’environnement et l’accompagnement. Aux besoins des individus, très certainement. Cependant, il existe un écart important entre la perception professionnelle des besoins et celles des individus pour eux-mêmes. Alors que les professionnels auraient tendance à se focaliser sur les aspects techniques et la satisfaction des individus qu’ils accompagnent, sur les liens sociaux et les activités, les personnes qui avancent en âge valoriseraient davantage le respect, le confort, le sentiment d’être à la maison, l’ambiance familiale (Dröes et coll., 2006).

63Au sein des établissements, nous observons actuellement une oscillation très grande, pour ne pas dire une injonction paradoxale des pouvoirs publics à d’une part renforcer la logique gestionnaire, celle de l’optimisation des ressources, avec chaque jour davantage de médicalisation, de technicisation, de protocolisation de l’accompagnement, et d’autre part, simultanément, développer une logique domiciliaire où l’individu serait acteur de sa vie en fonction de sa singularité. Dans ce contexte, une approche élargie de la notion de santé pourrait offrir de nouvelles perspectives. Repenser les environnements dans une perspective salutogénique requerrait de ne pas limiter la réflexion à la satisfaction des besoins en matière de soins, d’activités de la vie quotidienne, de participation sociale, comme le propose la nomenclature Serafin^. Il conviendrait sans doute d’élargir cette vision des besoins à celles de tous les êtres humains en se fondant par exemple sur les dimensions de la qualité de vie telles que conceptualisées par Griffin, à savoir : les réalisations et les succès effectifs, l’autonomie, la liberté et la jouissance d’un bien-être matériel minimal, la compréhension de nous-mêmes et du monde qui nous entoure, la possibilité d’apprécier la beauté et les joies de la vie quotidienne, l’établissement de relations personnelles authentiques avec d’autres personnes (Griffin, 1988).

64Dans la même lignée et pour aller plus loin, il nous semble qu’il y aurait du sens et de la cohérence à viser une adaptation des environnements qui se fondent au-delà des besoins des corps (ceux des personnes qui avancent en âge, ceux des personnes qui les accompagnent) sur les besoins de l’âme. Établis par la philosophe Simone Weil en prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain en 1949, les besoins de l’âme sont « des besoins qui sont à la vie de l'âme ce que sont pour la vie du corps les besoins de nourriture, de sommeil et de chaleur » (Weil, 1949). Parmi ces besoins, certains offrent un support intéressant pour repenser l’action envers les personnes qui avancent en âge, à domicile ou en institution, qu’il s’agisse d’offre d’habitat ou d’offre d’accompagnement, et notamment :

• La liberté à savoir la possibilité de choix, et la liberté d’opinion, comme un besoin absolu pour l’intelligence.
• La responsabilité, le sentiment d’être utile et même indispensable.
• L’égalité, comme la même quantité de respect et d’égards envers tout être humain, quelles que soient ses différences.
• La sécurité, pour que l’âme ne soit pas durablement sous le poids paralysant de la peur ou de la terreur.
• Le risque, pour que l’âme ne soit pas paralysée par une sorte d’ennui, avec cette précision : « La protection des hommes contre la peur et le risque n’implique pas la suppression du risque : elle implique au contraire la présence permanente d’une certaine quantité de risque dans tous les aspects de la vie sociale ; car l'absence de risque affaiblit le courage au point de laisser l'âme, le cas échéant, sans la moindre protection intérieure contre la peur. » (Weil, 1949).

65Il s’agit en somme de considérer le besoin d’habiter comme un besoin fondamental à satisfaire, inhérent à l’existence humaine et que cela nécessite d’avancer sur la question du partage des responsabilités et du consentement à la prise de risque pour sortir de la logique sécuritaire, celle du risque zéro, de la prévention des risques actuellement prégnante dans le secteur médico-social.

66Il s’agit de permettre aux individus, même lorsqu’ils entrent dans le grand âge de continuer à apprécier les moments goûteux de l’existence, ce que Françoise Héritier nomme le sel de la vie. Il nous semble alors qu’une refonte de l’action sociale et médico-sociale, mais aussi de la production du cadre bâti à destination des personnes qui avancent en âge soit possible, en les considérant non plus comme des bénéficiaires, des usagers, des résidents, mais les principales parties prenantes, des êtres humains à part entière, aux besoins qui ne sauraient être réduits au maintien de leur intégrité physique. Il s’agit de considérer à égalité d’importance le maintien de l’intégrité psychique des individus, de viser au-delà de la préservation des capacités fonctionnelles ou cognitives, ce qui donne du goût à la vie, ce terreau émotif que l’on constitue et conforte par les expériences successives de la vie, qui constitue une personnalité et érige la façon dont nous réagissons au monde.

67Peut-on alors parler de « vieillissement réussi » ? Cette formulation ne risque-t-elle pas de suggérer que le vieillissement devrait répondre à certaines règles pour être réussi ? Elle laisse penser aussi que les caractéristiques de la réussite du vieillissement sont les mêmes pour tout le monde, alors qu’elles sont en réalité très subjectives, à supposer que le vieillissement comme tout autre âge de la vie puisse être évoqué en termes de réussite. Il nous semble ainsi préférable de considérer que chaque personne peut trouver un équilibre avec son environnement, et que celui-ci soit respectueux de ses aspirations, de sa culture et de sa manière d’appréhender les relations avec le monde extérieur. Vieillir devrait permettre d’affirmer ses choix dans la continuité de ceux qui ont présidé à sa vie, sans se conformer à un modèle.

68Cela nécessite une attention constante pour débusquer les représentations sociales sous-jacentes aux pratiques actuelles, très « médico-centrées », pour que le vieillissement puisse être pensé dans sa dimension dynamique et interpersonnelle, pour que la santé s’élargisse et dépasse enfin l’absence de maladie ou de pathologie. Cela nécessite également de repérer les paradoxes et d’appeler les institutions à davantage de cohérence, à une meilleure compréhension des mécanismes, afin que les solutions et dispositifs pensés en haut lieu puissent être effectifs sur les territoires et ne mettent pas en échec les personnes en charge de leur mise en œuvre. Voilà nous semble-t-il ce qui constitue les prérequis pour une perspective intéressante, à savoir cheminer vers ce qui pourrait quasiment s’ériger en valeur – comme condition de l’existence humaine –, une société inclusive.