Troisième partie : l’entrée dans les profondeurs
p. 177-180
Texte intégral
En ce qui touche ma rêverie, ce n’est pas l’infini que je trouve dans les eaux, c’est la profondeur.
(Bachelard, L’Eau et les Rêves)
1Dans son introduction à l’anthologie des récits de pêcheuses, Uncommon Waters, Holly Morris écrit :
La beauté [de la pêche] repose précisément dans le fait qu’elle touche chacun de ses pratiquants passionnés au plus profond d’eux-mêmes et qu’elle nous relie, à ce niveau, au monde naturel. Pêcher semble être le plus évocateur des sports, ce qui explique peut-être pourquoi, à travers la littérature, c’est devenu une métaphore puissante et souvent utilisée de la vie1.
2Trop souvent utilisée, peut-être… Comme le remarquait Jeremy Paxman2, l’époque contemporaine, notamment à travers la littérature américaine et ses adaptations cinématographiques, a vu fleurir les œuvres mettant en évidence le côté « métaphysique » de la pêche. On ne peut que se réjouir du fait que ce loisir soit ainsi considéré comme quelque chose de sérieux, digne de devenir une « métaphore puissante » de la vie, mais cette médaille a aussi son envers. Considérer la pêche dans un rapport métaphorique à la vie, en la limitant au rôle de comparant, est nécessairement réducteur. À trop vouloir l’assimiler au cours de l’existence, on en oublie de considérer l’acte en lui-même, et de tenter de le comprendre. Essayons plutôt, comme le propose Bachelard, de passer d’une rêverie de surface à une rêverie de profondeur pour mesurer « la “matérialité” de certaines images de l’eau3 » et de la pêche :
Alors la force poétique, qui était insensible dans une poésie des reflets, apparaît soudain ; l’eau s’alourdit, s’enténèbre, s’approfondit et se matérialise. Et voici que la rêverie matérialisante, unissant les rêves de l’eau à des rêveries moins mobiles, plus sensuelles, voici que la rêverie finit par construire sur l’eau, par sentir l’eau avec plus d’intensité et de profondeur4.
3La prose poétique bachelardienne nous guidera pour passer de l’autre côté du miroir, pour pénétrer dans le monde des profondeurs, et la psychanalyse fournira un certain nombre d’outils utiles à la compréhension de l’activité, et de l’acte d’écrire qui veut en rendre compte. C’est pourquoi l’organisation de la dernière partie de cette étude repose sur des concepts qui nécessitent quelques explications préalables.
4Les différentes sortes de « pulsions » que je vais évoquer dans la suite ont été définies par Freud dans de nombreux ouvrages ou articles, mais ceux-ci présentent la difficulté de ne pas les articuler d’une manière constante, la pensée du fondateur de la psychanalyse ayant évolué. Sa première théorie sur le sujet, qui se dégage dans les textes des années 1910-1912, distingue une opposition entre « pulsions d’auto-conservation » et « pulsions sexuelles », les secondes s’« étayant5 » sur les premières pour s’en séparer ensuite :
[…] les premières satisfactions sexuelles sont éprouvées en étayage sur les fonctions corporelles nécessaires à la conservation de la vie6.
5Pour résumer cette conception de façon simple, on peut reprendre un exemple souvent donné : la faim est une pulsion d’auto-conservation, dont la tension doit se résoudre par un apport de nourriture. Ainsi, lorsque le bébé se nourrit au sein de sa mère, l’acte de succion est d’abord motivé par une pulsion de conservation, qui est celle de s’alimenter pour vivre. Mais une deuxième pulsion s’étaye sur la première, d’ordre sexuel : le plaisir de la succion, indépendant du but originel, et ce plaisir se retrouvera sous d’autres formes, dans la sexualité infantile, comme dans l’acte de sucer son pouce. Les pulsions sexuelles se définissent alors par des buts (et par des objets) différents de ceux qui caractérisent les pulsions d’auto-conservation7, aussi bien que les pulsions de conservation de l’espèce : la sexualité humaine qui peut, sous sa forme instinctive, se confondre avec un besoin de conservation de l’espèce, ne se résume pas, dans ses manifestations les plus diverses, à une fonction génitale qui assurerait ce but initial.
6Cette première classification des pulsions sera dépassée, à partir d’Au-delà du principe de plaisir8, par une autre opposition entre « pulsions de vie » et « pulsions de mort ». Les premières, désignées sous le terme d’« Éros », regroupent les pulsions précédemment envisagées : pulsions sexuelles, pulsions d’auto-conservation, pulsions de conservation de l’espèce, qui tendent à unifier et à produire d’autres unités9. Les pulsions de mort, au contraire, souvent assimilées à des « pulsions de destruction » (et que l’on a pris l’habitude de nommer « Thanatos » par souci de symétrie, bien que Freud n’emploie jamais ce terme10), tendent à l’anéantissement, à la dislocation et au retour à un état inorganique de repos absolu11. Nous savons que ce concept de « pulsions de mort », introduit tardivement par Freud et avec beaucoup de précautions, entraîne dans la théorie psychanalytique un certain nombre de contradictions, et qu’il est, pour cette raison, très controversé et considéré comme peu pertinent par de nombreux psychanalystes mêmes. Je l’utiliserai en ayant conscience de ce problème, et de la façon la plus consensuelle possible : Christiane Gariépy-Boutin, qui présente une synthèse de la question, souligne « la vaste hétérogénéité de ce concept », tout en précisant que « tous s’entendent cependant à reconnaître une tendance à délier, défaire, anéantir » mais que « c’est le mécanisme à la base de cette propension qui ne rencontre pas de réponse propre à emporter l’adhésion12. »
7Nous allons retrouver en permanence la confrontation des pulsions dans l’activité de la pêche à la ligne. Les trois premiers chapitres qui constituent cette dernière partie reposent sur ces différents concepts, sans chercher toutefois à reproduire l’un ou l’autre des systèmes d’opposition proposés par Freud (qui a continué lui-même à les utiliser en parallèle), car ils ont pour nous chacun leur intérêt : le premier tourne autour de l’une des pulsions de l’Éros, celle de la conservation de l’espèce ; le deuxième, toujours lié à l’Éros, a trait à la sexualité, et à ce qui lui fournit son énergie : la libido. Le troisième aborde les pulsions de mort qui sont mises en jeu sous différentes formes dans la pêche. Le quatrième et ultime chapitre dépassera la théorie des pulsions pour évoquer le concept de « sublimation », en faisant au préalable un détour par un domaine étranger à la psychanalyse, celui de la religion et de la spiritualité.
Notes de bas de page
1 « […] the beauty of it [fishing] lies precisely in the fact that it touches each of its impassioned adherents in a place deep inside the self and connects us, at that level, to the natural world. Fishing seems to be the most evocative of sports, which perhaps explains why throughout literature it has become a powerful and often used metaphor of life. » (H. Morris, Uncommon Waters, introduction, p. xiv)
2 Voir la citation chapitre 6, note 70.
3 G. Bachelard, L’Eau et les Rêves, p. 30.
4 Ibid.
5 « Étayage : Terme introduit par Freud pour désigner la relation primitive des pulsions sexuelles aux pulsions d’auto-conservation : les pulsions sexuelles, qui ne deviennent indépendantes que secondairement, s’étayent sur les fonctions vitales qui leur fournissent une source organique, une direction et un objet. » (J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p.148)
6 S. Freud, « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse : 1. D’un type particulier de choix objectal chez l’homme », Revue française de Psychanalyse, 1936, 9, no 1, p. 2-10 (Beiträge zur Psychologie des Liebeslebens, 1. Über einen Besonderen Typus des Objektwahl beim Manne, 1910) cité dans Vocabulaire de la psychanalyse, ibid., p. 149.
7 « […] toute sa théorie [celle de Freud] de la sexualité montre ce qui les différencie profondément dans leur fonctionnement, et, précisément, dans leur but, à savoir ce qui conduit pour l’une et l’autre à la satisfaction. » (J. Laplanche et J.-B. Pontalis, ouvr. cité, p. 55)
8 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 2010 (Jenseits des Lustprinzips, Leipzig, Verlag, 1920).
9 L’Éros est le « principe fondamental des pulsions de vie, tendance des organismes à maintenir la cohésion de la substance vivante et à créer de nouvelles unités. » (J. Laplanche et J.-B. Pontalis, ouvr. cité, p. 225).
10 « Thanatos […] son emploi souligne le caractère radical du dualisme pulsionnel en lui donnant une signification quasi mythique. » (ibid., p. 484)
11 Une note de Freud, à la fin du chapitre 6 d’Au-delà du principe de plaisir, fait le point sur l’évolution de sa théorie et sur les modifications qu’elle a engendrées dans la terminologie (p. 146-147).
12 C. Gariépy-Boutin, « Enquête sur la pulsion de mort », Revue canadienne de psychanalyse, vol. 26, no 1, 2018, p. 57-98, p. 83.
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