Le sujet de la littérature
p. 247-249
Texte intégral
1En 1931 déjà, dans sa thèse complémentaire, Albert Farmer faisait remarquer que Pater ne possédait aucun système critique révolutionnaire, qu’il avait étudié peu d’auteurs, bien qu’il lui arrivât de remarquer ce que d’autres avaient négligé. Nous sommes donc devant le paradoxe qu’un auteur que l’on crédite d’avoir élevé la critique d’art à la dignité de l’art pour l’art voit ses textes littéraires quasiment ignorés. De Pater on ne retient que le styliste, le « parfait prosateur » (Paul Bourget), aux dépens du penseur. Ses textes critiques sur la littérature ne constituent certes pas un système ou une théorie dont il a montré l’impossibilité et le danger dès 1866, mais un questionnement incessamment ranimé et maintenu sur la littérature et les écrivains, empruntant de multiples voies. Chez Pater, la littérature est nécessairement matière à méditation, elle ne relève pas des « questions résolues1 » de poésie politique ou de la philosophie telle qu’il l’entend, elle se laisse aborder avant tout comme activité de création, mettant en jeu le sujet qui la rédige. Elle n’est pas seulement le produit d’un style défini par la tension de l’intellect et de l’âme. Elle est avant tout le rapport du sujet au monde des représentations, soit au symbolique, mais également au réel, à ce qui ne cesse de lui échapper et dont témoigne l’entreprise romantique. Elle n’est pas séparable du sujet dont elle n’est, pas plus que l’art pictural ou musical, un attribut, une qualité, voire un passe-temps. Comme les autres arts, elle est l’expression d’un rapport, rapport au rapport avons-nous écrit, à partir des analyses de « Style ». Que ce rapport soit structurellement voué à la Versagung, telle est la découverte de la psychanalyse. Chez Pater, la traduction du monde en impressions puis en mots est encore de l’ordre d’une possibilité heureuse. Anne Henry n’a pas tout à fait tort d’écrire qu’il soutient les thèses de l’Einfülhung au moment où elles cessent de pouvoir l’être, mais ses écrits viennent contredire ou du moins remettre en cause l’idée de l’adéquation des mots aux choses et de la traduction inentravée en la poussant jusqu’à ses apories. La littérature n’est pas séparable d’un sujet divisé, dont le rapport au monde s’effectue via des « data » réduites aux « spectra » des mots. Il n’est donc pas infondé de parler de sujet de la littérature chez Pater. Le terme est à prendre dans plusieurs sens, y compris thématique, lorsque les poètes romantiques ont imposé de nouveaux thèmes, lorsque la vie moderne offre sa richesse dont se saisit un Gosse. Mais le sujet de la littérature est aussi celui qui la rédige sous toutes ses formes, le « savoir supposé sujet » lacanien dont la place dans le texte a fait l’objet d’une réflexion attentive qui permet à Pater de distinguer l’absence apparente de Flaubert de la scène énonciative du masque mériméen ou du vertige des dénégations lambiennes. Si la notion d’auteur en vient à constituer un problème pour les victoriens, Pater lui apporte la réponse d’une présence qui se manifeste à chaque fois de façon unique, parce que l’auteur est avant tout un sujet dont le rapport au langage est unique. Du sujet de la littérature, il faut parler en termes de mot, comme l’indique l’étymologie, de motus et de silence. Ce que manifeste le style, c’est l’ipséité et l’inscription dans la communauté inavouable.
2La littérature est référable à un sujet pleinement inscrit dans le temps, dans un développement scandé comme le montre exemplairement « Post-scriptum » où la romance revient périodiquement ranimer la littérature frappée de sclérose pour lui donner les accents d’une nouveauté qui n’est jamais que reprise, ressourcement à un Abgrund dont la Grèce fait métaphore. Que la romance conduise au mouvement romantique ou à l’euphuisme, elle ouvre sur l’expérience de la renaissance, sur cette traversée de l’être dans l’instant esthétique d’une venue en présence. Être et temps, temps et être, sont les grandes déterminations de la critique patérienne et l’on peut dire que leur nouage effectué dans La Renaissance s’est toujours poursuivi, que le sujet patérien est temporel, qu’il est le sujet de la survivance mais aussi de l’anticipation, de la recherche du « nouveau » à travers la refondation poétique. Dans cette perspective, le portrait littéraire devient le genre privilégié chez Pater car c’est bien la notion de sujet qui lui permet de nouer l’être et le temps. Nous avons montré la nature et la fonction particulière que le sujet prendra chez lui. Le portrait littéraire patérien ne relève déjà plus de l’hagiographie beuvienne destinée à créer l’histoire littéraire à partir des Grands Hommes, il est le genre privilégié pour exprimer l’ipséité du sujet patérien. Pater part des écrits d’un auteur dont il suit les vicissitudes, de façon dépassionnée, presque comme un analyste attaché à suivre les signifiants de l’analysant, pour élaborer les voies de la mélancolie coleridgienne, de la survivance de l’animisme wordsworthien, du retrait de Lamb ou de la folie du réalisme rossettien. Le portrait s’infléchit alors vers l’exploration des symptômes sans pour autant virer à la pathographie décadente car le mal qui afflige les artistes est aussi le remède. La pratique poétique a la vertu de réinscrire l’artiste dans le rythme humain, dans la dialectique entre Éros et Thanatos dont Coleridge ou Rossetti donnent l’exemple.
3Héritier du romantisme, Pater l’est lorsqu’il sonde à son tour le bouleversement des conditions spirituelles qui résonne dans ses essais. Le romantisme a constitué une cassure qui a entre autres condamné l’idée d’une histoire littéraire qui serait de l’ordre de la continuité ou de l’évolution. L’histoire littéraire qu’il fonde est l’histoire dont Pater nous donne la loi à travers la romance : une histoire faite de scansions, de seuils de retournement, de renaissances infinies. Le romantisme est surtout l’expérience d’une faille en l’homme qui ne va pas cesser de s’amplifier, de se creuser, jusqu’à la psychanalyse qui en est à la fois l’exploratrice et la négatrice lorsqu’elle entreprendra de la figer en scène primitive au risque du sujet de l’inconscient. À cet égard, tant Pater que la psychanalyse appartiennent bien à l’ère de la subjectivité issue de l’autonomisation des sociétés européennes. Si la psychanalyse n’a pas toujours été sensible à sa position dans l’histoire, Pater a très tôt repéré et opposé le rapport confiant des auteurs du xviie et du xviiie siècle à un Autre non trompeur au rapport malheureux des désillusionnés du xixe à l’évanouissement de l’Autre de l’Autre. Il les a explorés sans s’exempter des effets du second, offrant à la faille subjective romantique, qui marque le passage de l’hétéronomie à l’autonomisation, la critique qu’elle mérite : une série de « pauses exquises ».
Notes de bas de page
1 « Il se peut que la bonne poésie politique, celle qui émeut toujours, ne soit rédigée qu’à partir de questions tranchées ou au-delà de toute contestation pour ses auteurs et ses lecteurs », Pater, « Coleridge » (TE 65).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Énergie et mélancolie
Les entrelacs de l’écriture dans les Notebooks de S. T. Coleridge. Volumes 1, 2 et 3
Kimberley Page-Jones
2018
« Étrangeté, passion, couleur »
L’hellénisme de Swinburne, Pater et Symonds (1865-1880)
Charlotte Ribeyrol
2013
« The Harmony of Truth »
Sciences et poésie dans l’œuvre de Percy B. Shelley
Sophie Laniel-Musitelli
2012